L’une des choses qui paraissent les plus évidentes en regardant votre documentaire, c’est jusqu’à quel point on ne peut pas penser les États-Unis sans passer par la guerre. Cette dynamique est-elle aujourd’hui bouleversée ou réinvestie sous une autre forme par le visage hyper-impérial projeté par l’administration Trump ? Ou bien percevez-vous des lignes de continuité qui prolongent cette histoire ?

Il y a effectivement quelque chose de troublant. Les États-Unis ont été en guerre quasiment sans interruption depuis leur création, et pourtant, les Américains n’ont pas le sentiment d’être une nation guerrière ni d’être à ce point impliqués dans les conflits armés.

À chaque fois que je posais la question ainsi à mes interlocuteurs : « l’Amérique était en guerre tout le temps », ils marquaient un temps d’arrêt, un peu surpris que le regard extérieur soit celui-là. Puis ils en convenaient parce que, pour eux, les guerres amérindiennes ne sont pas des guerres. Il y a évidemment eu des guerres de toute nature au cours de ces 250 ans d’histoire.

Ce chiffre dans le documentaire est effectivement extraordinaire : 400 guerres en tout…

Le chiffre officiel est de 140 et le musée militaire présente la liste complète de ces guerres reconnues. Cependant la communauté des historiens s’accorde plutôt sur le chiffre de 400. D’abord parce qu’il y a des dizaines de guerres amérindiennes et des opérations militaires de subversion, qui n’ont jamais été reconnues, et qui peuvent être considérées comme des actes de guerre. 

Ce qui frappe aujourd’hui, quand on se rend aux États-Unis, c’est évidemment la place de cette identité militaire. Les Américains le vivent comme si c’était naturel et universel, alors que c’est un phénomène extrêmement américain. 

À quels symboles pensez-vous en particulier ?

Par exemple, la place des vétérans. La phrase qu’on entend le plus aux États-Unis c’est : « thank you for your service ». Dès qu’il y a un ancien combattant, il reçoit des remerciements — que ce soit pour monter dans un avion, parce qu’on fait monter d’abord les anciens combattants, ou pour bénéficier d’une réduction pour aller au cinéma ou au football américain, il y a cette phrase rituelle.

Ce qui frappe aujourd’hui, quand on se rend aux États-Unis, c’est la place de l’identité militaire.

Pierre Haski

La place du drapeau et de l’hymne national aussi : j’ai été très surpris d’apprendre, d’après l’un des intervenants du documentaire, que cela datait de la Seconde Guerre mondiale, que ce n’était pas le cas auparavant, et qu’il n’y avait pas cette fibre patriotique qui faisait qu’on chantait l’hymne national avant les matchs de sport. Or aujourd’hui, on a l’impression que c’est un rituel qui existe depuis toujours, totalement ancré. Les gens chantent la main sur le cœur, ils pleurent. C’est un moment de sublimation collective fort.

Je pense aussi à un troisième phénomène spectaculaire aux États-Unis : les reconstitutions de batailles. Dans le documentaire, nous avons beaucoup joué sur cela :  plutôt que de montrer des images d’archives connues ou archi-connues de la Seconde Guerre mondiale ou d’autres guerres, on a préféré donner la place à ces reconstitutions qui montrent à quel point tout cela est encore vivant aujourd’hui. 

C’est assez frappant et assez stupéfiant : les Amérindiens reconstituent leur propre défaite pour un public de touristes, la bataille de Guam — une bataille clef du Pacifique — est reconstituée dans le Kansas avec des milliers de figurants, des milliers de spectateurs et des avions qui passent en rase-motte. 

La guerre fait donc partie de la vie. 

Comment l’expliquez-vous ?

La Seconde Guerre mondiale est le moment le plus magnifique de l’histoire américaine. La génération qui l’a gagnée a été surnommée la « Greatest Generation ». Ce sont les plus beaux, ceux qui ont gagné une victoire totale contre des ennemis clairement identifiés : le nazisme et le militarisme japonais. Depuis ce moment, ils ont eu des semi-victoires (la Corée) et de véritables défaites (le Vietnam, l’Afghanistan ou l’Irak). Il y a donc un doute et une usure qui s’est emparé des États-Unis face au fardeau de « gendarmes du monde ». 

C’est là notre intuition de départ :  cette fatigue américaine, ces images terribles de Kaboul, qui rappellent celles de Saïgon — donc une répétition en plus dans la théâtralisation de la défaite — et cette interrogation : quand est-ce qu’on change d’air ?

Nous n’imaginions pas, en démarrant le tournage il y a plus d’un an, qu’on serait aujourd’hui dans un virage complet, et non pas tant sur la place du militaire dans le dispositif, mais sur la vision du monde que développe le nouveau président. Le film s’achève sur une phrase clef, celle de Marco Rubio, prononcée lors de sa déposition au Sénat pour sa confirmation — publiée dans le Grand Continent — où il dit : « L’ordre de 1945 est non seulement obsolète, mais il est devenu une arme utilisée contre nous. Nous devons en construire un autre. »

Nous ne sommes plus simplement dans ce ballet entre isolationnisme internationalisme, entre néocons et internationalistes à la Reagan. Nous sommes entrés dans une ère nouvelle.

J’ai employé le terme de « troisième voie » parce que c’est celui qui me semble le plus approprié pour décrire une situation qui ne correspond pas aux typologies existantes et qui reste encore à définir et à analyser concrètement. Il s’agit d’une manière de maintenir l’hégémonie américaine sans le dispositif mis en place en 1945, comme les alliances, le multilatéralisme, le soft power

Nous sommes dans une hégémonie basée sur le rapport de force.

Nous n’imaginions pas, en démarrant le tournage il y a plus d’un an, qu’on serait aujourd’hui dans un virage complet, et non pas tant sur la place du militaire dans le dispositif, mais sur la vision du monde que développe le nouveau président.

Pierre Haski

La résurgence du discours militaire et du hard power est une singularité de cette administration. Lorsqu’on entend des personnalités comme le Secrétaire de la Défense ou le Vice-Président dire « Les États-Unis doivent apprendre à faire la guerre », « Les États-Unis doivent comprendre ce que c’est la guerre » — vu d’Europe, cela peut paraître contre-intuitif.  Dans quelle mesure il s’agit d’un basculement par rapport à l’histoire que vous racontez ?

Trump lui-même est dans une contradiction sur ce sujet, comme il l’a montré durant son premier mandat. Il l’a même dit, y compris dans son discours d’investiture, lorsqu’il parle des « guerres que nous ne mènerons pas », ce qui est aussi une phrase très intéressante. Il a une ambivalence vis-à-vis de la chose militaire.

D’abord, il n’a pas été militaire lui-même. Il a eu des conflits avec les anciens combattants, d’une manière brutale avec John McCain — estimant qu’un prisonnier, c’était un loser. Il a eu maille à partir avec la hiérarchie militaire lors de son premier mandat et le premier geste qu’il a fait en arrivant à la Maison Blanche, c’est de changer la hiérarchie actuelle, ce qui est totalement inhabituel puisqu’on estime que les dirigeants militaires ne sont pas soumis à ce jeu de chaises musicales qui accompagne chaque changement d’administration à Washington. 

Dans le même temps, il sait qu’il a à sa disposition l’armée la plus puissante du monde et d’autres outils. Je pense que c’est là que Trump a une doctrine plus large que simplement « on utilise l’armée ou on ne l’utilise pas ». C’est évident notamment avec la technologie, qui est aujourd’hui le deuxième pilier du déploiement de la puissance américaine 

Le Pentagone d’aujourd’hui est le premier laboratoire de cette imbrication entre le militaire et le numérique.

Tout à fait. D’ailleurs, le message d’adieu de Joe Biden était un avertissement à ce sujet, avec ce parallèle extraordinaire avec Eisenhower qui avait, lui, mis en garde dans son message d’adieu contre le « complexe militaro-industriel » en 1961.

Aujourd’hui, le « complexe techno-industriel » évoqué par Biden occupe cette place.

Cela signifie que la base du pouvoir et du déploiement de la puissance américaine n’est pas simplement militaire. Trump finira, comme tout le monde, par accepter que le déploiement militaire reste un outil qui fonctionne. C’est Dominique de Villepin qui disait à propos de la France : « le bouton militaire est le seul bouton qui marche sur le bureau du président. » Ce n’est pas très aimable, mais ce n’est pas totalement faux. On peut le dire aussi du bureau du président américain, parce que c’est un outil qui effectivement a une efficacité, est rodé, peut-être plus que n’importe quelle autre armée au monde — en tout cas, c’est celui qui a été le plus expérimenté. 

Le mot « empire » est très présent, y compris dans la manière dont vous cadrez le récit. Il existe toute une partie de l’historiographie qui travaille sur les États-Unis au XXe siècle et qui considère que l’utilisation du mot « empire » à l’état pur est compliquée. On parle alors d’« empire souterrain », d’« empire qui se cache ». Il y a tout un appareillage qui sert à montrer que des guerres impériales ont lieu, qu’il y a une forme d’usage du militaire qui paraît impérial — mais en même temps, le discours officiel américain n’assume pas jusqu’au bout cette logique. Aujourd’hui, cette conception arrive à un point de rupture. Comment l’avez-vous traité ?

Beaucoup de choses que nous avons tournées ont pris encore plus de sens avec l’élection de Trump. 

Le président McKinley — pour être honnête, je n’avais jamais entendu parler de lui avant de me plonger dans cette histoire — m’a intéressé à cause de la conquête des Philippines en 1897. J’étais en train de faire des recherches sur ce personnage et tout d’un coup, Trump annonce rebaptiser un mont d’Alaska qu’Obama avait débaptisé. Il lui rend le nom de McKinley, qui est son héros — McKinley qu’on avait surnommé le « premier président impérialiste » des États-Unis, McKinley qui a aussi construit sa carrière politique sur les droits de douane et les tarifs.

Trump finira, comme tout le monde, par accepter que le déploiement militaire reste un outil qui fonctionne.

Pierre Haski

Il le dit d’ailleurs dans son discours d’investiture

Oui, c’est frappant. Nous avons donc développé dans le film, au lendemain de l’investiture, la partie sur McKinley, car la veille, on ne le traitait que sous l’angle des Philippines — qui est déjà un épisode fascinant, parce que c’est la première opération militaire américaine hors du continent. En 1897, pour bloquer la route de l’Espagne qu’ils essaient de chasser de Cuba, les États-Unis ont coulé la flotte espagnole à Manille et se sont retrouvés pris dans une guerre. Ils font alors la conquête des Philippines et deviennent, en quelque sorte, une puissance coloniale accidentelle.

Nous avons également remarqué un deuxième point. Nous avions simplement mentionné la guerre de 1812 contre les Anglais, qui étaient encore présents dans les territoires du Nord, donc ce qui est aujourd’hui le Canada. Mais nous n’avions pas développé ce passage. Et tout à coup, Trump  déclare : « Je veux faire du Canada le 51ᵉ État des États-Unis » et il se met à surnommer Trudeau « le gouverneur de la province du Canada ». Nous avons donc développé ce passage pour montrer à quel point la pensée et les références de Trump sont celles du XIXe siècle.

En d’autres termes, non seulement il se place, du point de vue des représentations, avant 1945 et la construction de cet ordre mondial actuel, plutôt finissant, mais il va bien au-delà, dans la période de conquête impériale du XIXe siècle.

En 1812, les Américains attaquent les forces britanniques et proposent au Canada (qui ne s’appelle pas encore le Canada) de devenir le 14e État de l’Union. Ils perdent cette guerre, et le Canada voit le jour des années plus tard, à la frontière nord des États-Unis. Quand, deux siècles plus tard, Donald Trump dit « Je veux que le Canada soit le 51ᵉ État », ce n’est pas l’expression d’une lubie de quelqu’un qui se réveille un jour en disant « je vais conquérir le Canada » : il s’agit d’une référence à quelque chose qui a existé dans la pensée américaine à une période antérieure.

Le passé est de fait très présent dans tous les discours trumpistes sur « l’hémisphère » américain…

En effet, on pourrait dire la même chose du Groenland. L’Alaska a été acheté à la Russie, tout comme la Louisiane à la France, à une époque où cela se faisait, où on pouvait acheter des territoires. On se faisait alors un « Monopoly » entre puissances qui pouvaient s’entendre. Cette histoire d’« empire » est donc intéressante en ce que, au XIXe siècle, la notion d’empire est évidemment totalement présente.

Les Américains ne reconnaissent pas ce mot d’« empire », ils ne se sont jamais véritablement considérés comme un empire, même si, de fait, ils l’ont été. Le propre d’un empire, c’est de ne pas avoir de frontières totalement définies. 

Les États-Unis se sont construits en étendant leurs frontières en permanence : une fois qu’ils sont arrivés au Pacifique, ils sont partis ailleurs. Mais aujourd’hui, Trump réhabilite cette notion, tout comme Poutine ou Xi Jinping sont les émanations de leurs empires passés. C’est une des dominantes, je pense, de la politique internationale aujourd’hui que d’avoir cette résurgence d’empires — on pourrait rajouter Erdogan en Turquie, ou même Orban en Hongrie — qui sont des empires qui ont mal fini et dont les appétits de puissance sont en train de renaître.

L’Amérique est donc conforme à la tendance du jour. Il se trouve que cette tendance est aussi liée à un pouvoir politique autoritaire.

Le propre d’un empire, c’est de ne pas avoir de frontières totalement définies.

Pierre Haski

Dans la culture politique française, le fait que les États-Unis aient toujours été une puissance voulant exercer une hégémonie par la force est très présent. Il l’est beaucoup moins en Allemagne. Ce qui se joue aujourd’hui n’est-il pas une sortie du refoulement ?

Pendant longtemps, et dans ma jeunesse, on utilisait le mot « impérialiste », qui est un peu tombé en désuétude. À l’époque de la guerre du Vietnam, on manifestait dans les rues de Paris contre l’impérialisme américain. 

Mais « impérialisme » et « impérial », ce n’est pas pareil. 

À l’époque, on ne voyait pas les États-Unis comme une puissance « impériale ». On les voyait comme une puissance « impérialiste » qui voulait étendre sa domination — pas nécessairement conquérir le territoire. C’était peut-être ce qui la distinguait des puissances coloniales européennes. Aujourd’hui, un glissement s’opère.

Peut-être est-ce effectivement le refoulé qui ressort. Toujours est-il qu’une partie de l’histoire américaine, incontestablement, est remise au goût du jour par Donald Trump, dans la manière dont il parle et dont il émet ses objectifs. Y compris même sur Gaza, parce qu’il pourrait très bien imaginer faire de Gaza son terrain de jeu sans posséder ce territoire, or il le dit : il veut que ce soit sous domination américaine, sous propriété américaine. C’est une dimension totalement nouvelle dans l’approche politique américaine.

Le documentaire sort aujourd’hui dans les deux langues, en français et en allemand. Comment l’Allemagne perçoit-elle ce basculement ?

La phase actuelle vient bousculer une perception qu’on sous-estime totalement en France. Nous avons une conscience construite par le général de Gaulle qui pourrait à peu près se résumer comme : « notre défense ultime, c’est nous-mêmes ». En l’occurrence, c’est la force de dissuasion française qui est notre protection et nous vivons derrière cette certitude. Le reste de l’Europe a évidemment comme défense ultime les États-Unis depuis 1945 pour les pays à l’ouest, et depuis 1989 pour les anciens pays du bloc soviétique. 

Il y a une différence d’approche radicale. Des pays comme l’Allemagne, ont vécu avec cette idée que les États-Unis ne pouvaient pas les laisser tomber parce qu’ils ne les avaient pas laissé tomber dans le passé. C’est grâce à eux que le mur est tombé. C’est grâce à eux que l’Allemagne a été réunifiée. C’est grâce à eux que les pays de l’Est se sont libérés. Cette certitude absolue, que nous n’avons pas de ce côté du Rhin, se manifeste violemment aujourd’hui, avec la découverte d’un Trump qui tourne le dos à ces alliances.

« Impérialisme » et « impérial », ce n’est pas pareil. 

Pierre Haski

Il y a deux ans, j’étais à un déjeuner avec une Première ministre d’un pays d’Europe du Nord. Nous étions quelques journalistes et n’arrêtions pas de lui poser des questions sur l’autonomie stratégique. À un moment, elle s’est énervée. Elle nous a coupé la parole et nous a dit : « mon travail, c’est de faire en sorte que les Américains restent en Europe pour nous protéger ». On ne pouvait pas la blâmer parce que c’est le fruit de son histoire et de sa géographie. Mais j’ai du mal à imaginer ce qu’elle ressent aujourd’hui, lorsqu’il n’y a plus de certitude que les Américains sont là pour protéger son pays. 

L’avez-vous constaté dans les réactions au documentaire ?

Oui. Il a été mis en ligne le mardi 4 mars, sur YouTube, sur la chaîne francophone et la chaîne allemande d’Arte. À la surprise générale, il y a quatre fois plus de visionnages du film sur la chaîne allemande que sur la chaîne française. On parle de chiffres importants puisqu’on approche le million de visionnages en une semaine. Une partie de l’explication, c’est que le choc Trump, l’effet Trump, est beaucoup plus important en Allemagne qu’en France — et que les Allemands sont à la recherche de tout ce qui peut les aider à donner du sens à ce qui leur arrive.

Une pédagogie gaulliste, en somme.

Oui. L’historien allemand qu’on interviewe dans le film a une phrase marquante : « la pax americana a été bonne pour nous. Elle n’a pas été bonne partout dans le monde, parce que les Américains ont soutenu des dictatures en Amérique latine ou en Asie. Mais pour nous, Européens de l’Ouest, cela a été une bénédiction. Elle nous a permis de nous développer dans la liberté, dans la prospérité, et c’est eux qui assuraient la sécurité. »

C’est cela qui donne toute la violence de ce qui est en train de se passer davantage dans les autres pays d’Europe qu’en France, grâce au général De Gaulle. 

Sommes nous en train de découvrir en Europe ce que les États-Unis faisaient ailleurs dans le monde ? On peut penser au discours de J.D. Vance à Munich qui a été perçu par Merz et par des personnes clefs au sein de l’État allemand comme un moment total de changement. En réalité, il s’inscrit dans une tendance générale à l’ingérence dans certaines parties du monde. 

En effet, nous découvrons le visage de l’Amérique que le reste du monde connaît depuis longtemps : le mépris, la manière un peu cavalière de traiter les relations politiques et l’ingérence quand c’est nécessaire, quand on a besoin de faire aboutir un objectif et en tendant le bras, et plus si nécessaire. 

C’est quelque chose que nous, en Europe, avions beaucoup moins eu l’habitude d’expérimenter parce que le soft power américain avait suffi d’une certaine manière pour nous conquérir. 

Quelques bases militaires aussi…

Quelques bases oui, mais ce ne sont pas les bases qui ont influencé le système politique ou les choix politiques des Européens. Je pense que le soft power — le cinéma d’Hollywood notamment — a quand même façonné l’Europe de l’après-guerre. Dans le documentaire, une historienne du cinéma raconte cette discussion entre Khrouchtchev et Kennedy où Khrouchtchev dit : « De toute façon, vous, vous n’avez pas besoin de faire de propagande, vous avez votre cinéma. Tout le monde rêve de vivre comme dans les films américains. Qui a envie de vivre dans les cuisines des films soviétiques ? »

Ce n’est pas faux.

Évidemment, si on était Chilien ou Indonésien, ou autre, on avait un autre visage des États-Unis. Il y avait les deux : le soft power du cinéma mais aussi le hard power de la déstabilisation, de l’influence, de la corruption. C’est peut être cela aussi que nous découvrons aujourd’hui : une Amérique qui est capable de cette brutalité avec ses alliés — si tant est que le mot allié ait encore une place dans le vocabulaire de Donald Trump

C’est un feedback que j’ai souvent eu de la part de personnes originaires de « pays du Sud » : « qu’est ce que vous étiez naïfs ».

Le soft power américain avait suffi d’une certaine manière pour nous conquérir. 

Pierre Haski

À tous les niveaux du récit — social, politique, technique —, on constate l’omniprésence de la guerre, tandis qu’en Europe, c’est plutôt celle de la paix qui a façonné l’environnement dans lequel nous évoluons. Cela explique-t-il aussi le grand écart transatlantique actuel ?

L’Europe a voulu voir ce qu’elle avait envie de voir. 

Elle a voulu voir d’abord sa propre paix, c’est-à-dire le fait que la construction européenne s’est faite sur un projet de paix mettant fin à des siècles de conflit. On se complaisait dans cette approche forcément pacifique des relations internationales, dont nous espérions que nous étions le modèle qui allait s’étendre au reste du monde. Et lorsque Washington faisait autre chose à l’extérieur, on exprimait notre désaccord. Parfois on participait, parfois on ne participait pas. Mais cela ne dérangeait pas le modèle général qui était celui que les États-Unis nous permettaient de construire. 

Comment vous voyez évoluer à terme cette prise de conscience — peut-être définitive — d’une partie de l’Europe ?

Le choc est double : celui de la fin de cette alliance bienveillante avec les États-Unis — malgré toutes ces zones d’ombre, que ce soit sur le plan économique, sur le plan parfois politique ou du rôle international — et celui de la fin du projet d’une Europe dans un monde en paix. C’est beaucoup, surtout si on y ajoute le choc de la technologie — le rapport Draghi vient nous rappeler brutalement à quel point nous sommes à la traîne. Le choc climatique, évidemment, qui passe à l’as dans tous ces bouleversements du monde en ce moment. 

Cela fait beaucoup d’électrochocs pour une Europe qui était singulièrement assoupie. C’est, je pense, la dominante de notre époque pour l’Europe. 

Heureusement, il y a une tentative de sortir par le haut de cette crise absolue de modèles de pensées, d’investissements, et même de faire de la politique. 

On a l’impression que cela provoque un sursaut tardif, ambivalent. Mais on ne va pas bouder notre plaisir de voir ce sursaut advenir. Gideon Rachman dit dans sa dernière chronique que Trump n’aura peut-être pas le prix Nobel de la paix, mais qu’il devrait avoir le prix Charlemagne pour sa contribution à l’unité européenne. De ce point de vue là, c’est vrai, le résultat est assez spectaculaire. 

Le soft power — le cinéma d’Hollywood notamment — a façonné l’Europe de l’après-guerre.

Pierre Haski

De Trump à Charlemagne : on revient toujours à l’empire.

Bien sûr et, d’une certaine manière, l’Europe était l’anti-modèle. 

La construction européenne, c’était l’anti-empire puisqu’il n’y avait pas de pouvoir central qui imposait sa loi, que tout était basé sur le compromis, sur le droit, sur la négociation. 

Jacques Delors disait que la construction européenne, c’était une « machine à produire des compromis ». C’est le contraire de l’empire qui, au contraire, envoie des diktats au bout de son territoire. 

C’est une révolution culturelle à laquelle on est appelé à participer dans les processus de décision, y compris même dans les concepts sur lesquels on s’est fondé pendant des décennies. 

Il y a des pages blanches qui restent à écrire : pour les États Unis dans cette posture un peu hasardeuse dans laquelle est en train de foncer Donald Trump, et pour l’Europe dans les pires conditions, puisqu’elle le fait sur la défensive mais avec la conscience aujourd’hui que soit elle réussit cette transformation — soit elle sera simplement un vassal de l’Amérique.