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Dimanche 2 mars, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a déclaré que la reconfiguration de la politique étrangère américaine initiée par Trump « s’aligne largement » sur la vision russe des valeurs occidentales et de ce que devrait être l’ordre mondial. Comment expliquez-vous ce nouvel alignement entre la Maison-Blanche et le Kremlin ?
Tout s’est passé très rapidement. Pour moi, l’un des principaux déclencheurs du changement à la Maison-Blanche est la politique intérieure des États-Unis. Il y a eu des promesses et une vision très claire que Trump a exposées pendant la campagne et maintenant il semble que son administration soit en quelque sorte piégée par les engagements qu’elle a pris — ce qui les pousse aujourd’hui à agir comme ils le font.
La réalité est beaucoup plus compliquée — non seulement en termes de politique intérieure américaine mais aussi dans le paysage géopolitique plus large.
Je ne pense pas que ce à quoi nous assistons soit bénéfique à un moment où la Russie s’affaiblit, où les sanctions fonctionnent et où Moscou pourrait bientôt chercher une issue à la guerre. Il semble maintenant qu’elle se prépare à la prochaine vague d’attaques contre l’Ukraine… Ce qui s’est passé à la Maison-Blanche entre Trump et Zelensky a également servi de sonnette d’alarme pour l’Europe.
Après la réunion des dirigeants européens à Londres le 2 mars, on constate une volonté claire de contribuer davantage à la défense européenne et de renforcer la coopération. La France est profondément engagée dans la défense de l’Europe et le renforcement de ses capacités de défense mais au-delà de Paris, dans nombreuses capitales européennes, on assiste au réveil d’une forte volonté politique.
Dans nombreuses capitales européennes, on assiste au réveil d’une forte volonté politique.
Lauri Hussar
Et je ne parle pas que de l’Union mais de l’Europe au sens large. Des pays comme la Norvège sont très engagés dans le développement de la défense et de l’armée, et le Royaume-Uni joue également un rôle crucial : la brigade britannique en Estonie et les troupes françaises stationnées là-bas démontrent à quel point nos alliés sont déterminés à sécuriser l’alliance et la frontière orientale de l’Union et de l’OTAN.
L’Europe peut-elle et va-t-elle soutenir l’Ukraine sans les États-Unis ?
Depuis janvier, il n’y a pas eu de contributions majeures de la part des États-Unis.
Rien n’est définitif : ce à quoi nous assistons est davantage une phase qu’un arrêt complet du soutien américain. Attendons de voir comment la relation entre l’Ukraine et les États-Unis évolue : d’après ce que j’ai compris, le terme utilisé a été « pause », et non « arrêt ». Je me souviens également qu’en 2024, il y a eu une période de près de six mois pendant laquelle les États-Unis n’ont fourni aucune aide militaire à l’Ukraine. Ce n’est donc pas la première fois que Washington interrompt son assistance militaire. Grâce au Speaker Mike Johnson, le programme d’aide de 61 milliards de dollars avait été soumis au vote du Congrès américain et l’Ukraine avait eu la possibilité de stabiliser la situation et, dans certaines zones, a même pris l’initiative en première ligne.
Regardons vers l’avenir et concentrons-nous sur les mesures que nous pouvons prendre nous-mêmes. En Europe, on parle depuis longtemps de la nécessité de donner la priorité à la défense et à la sécurité. Cependant, il y a eu plus de discussions que d’actions concrètes. Maintenant, cela commence à changer. Il y a une réelle volonté d’agir, et je constate un engagement fort de la part des États européens.
L’Europe est beaucoup plus forte qu’on ne le pense parfois.
Lauri Hussar
Un signe positif est que l’industrie de la défense européenne est prête à augmenter sa production. Je suis convaincu que le secteur de la défense européen peut surpasser la Russie à tous les niveaux. Avec les bonnes stratégies de marchés publics, la production et l’innovation peuvent être considérablement augmentées.
Les décisions qui ont été prises, et celles qui restent à prendre, sont cruciales. Elles doivent être mises en œuvre rapidement.
L’Europe est beaucoup plus forte qu’on ne le pense parfois. Mais nous devons coopérer, travailler ensemble et nous rappeler pourquoi nous faisons cela. Nous partageons les mêmes valeurs, la même conception de la liberté. Nous avons tant de choses en commun qui méritent d’être défendues.
Cet effort n’est pas seulement nécessaire, il en vaut la peine.
Privilégier les achats américains pour maintenir l’engagement des États-Unis a longtemps été la stratégie des pays européens. Existe-t-il désormais un consensus au sein de l’Union pour donner la priorité aux marchés publics européens de défense ?
C’est également aux Américains de répondre.
Ils doivent définir comment ils envisagent l’avenir de la coopération et de l’alliance. En ce sens, cette question est peut-être encore plus pertinente pour eux.
Du côté européen, ce que j’ai entendu et vu est très convaincant : les dépenses de défense augmentent, la production se développe et la collaboration se renforce. C’est un signal fort, et nous devons agir rapidement pour en tirer parti.
Dans le même temps, les États-Unis doivent réfléchir à ce qui est vraiment important pour eux. Nous ne pouvons pas prendre cette décision à leur place, c’est à eux de le faire. Cependant, ils ont tellement investi dans la défense de l’Europe au fil des années, en travaillant aux côtés des alliés européens et en étant les chefs de file de l’OTAN pendant des décennies que je ne pense pas qu’ils pourraient tout simplement renoncer à cela.
Je suis convaincu que la coopération se poursuivra, car notre histoire commune et nos intérêts partagés l’emportent de loin sur nos différences.
La Russie et les États-Unis développent un récit qu’on pourrait résumer comme suit : Poutine et Trump voudraient la paix en Europe quand l’Ukraine et ses partenaires européens chercheraient la guerre — comment contrer ce narratif ?
Je pense que l’opinion publique européenne est fortement en faveur de l’Ukraine. En France, les deux tiers de la population soutiennent le combat du peuple ukrainien. Le même sentiment se reflète en Estonie et dans toute l’Europe car les gens comprennent clairement ce qui se passe et qui est l’agresseur.
Le président Zelensky a eu l’occasion de souligner que depuis 2014 la Russie a violé le cessez-le-feu plus de vingt fois. Ce seul chiffre devrait nous arrêter. En Estonie, nous ne le savons que trop bien.
On ne peut pas faire confiance à Poutine, tout ce que lui et son régime disent est un mensonge. Les méthodes qu’il utilise sont les mêmes que celles de l’ancien agent du KGB qu’il est. C’est le fondement de son pouvoir. Il ne cherche pas seulement à contrôler la Russie : il tente d’imposer son influence au monde.
Depuis 2014 la Russie a violé le cessez-le-feu plus de vingt fois. Ce seul chiffre devrait nous arrêter.
Lauri Hussar
Il nous faut reconnaître cette réalité, y résister et rester fermes dans la défense de nos principes et de nos valeurs. Nous devons également reconnaître la véritable nature du régime en Russie et travailler ensemble pour nous y opposer.
Dans ce combat, la coopération est essentielle.
Comment envisagez-vous la voie vers un cessez-le-feu et un accord de paix ?
L’Estonie est l’un des rares pays à avoir signé un traité de paix avec la Russie à nos conditions.
En 1920, le traité de Tartu a été rendu possible grâce à la force militaire de l’Estonie, aux sanctions internationales et à l’isolement de la Russie soviétique. Le régime soviétique avait un besoin urgent de paix pour rompre son isolement car il n’avait pas d’autre option viable.
Nous avons également compté sur le soutien de nos alliés, tels que la flotte britannique, qui a joué un rôle crucial en aidant l’Estonie. En fin de compte, nous avons signé le traité de Tartu selon nos conditions — ce précédent historique reste d’actualité.
Rien n’a fondamentalement changé.
Si nous voulons une paix durable entre l’Ukraine et la Russie, nous devons continuer à soutenir l’Ukraine, à appliquer des sanctions et à construire une coalition internationale forte qui puisse servir de garantie de sécurité future pour l’Ukraine.
Nous devrions commencer nos journées non pas en lisant ce qui s’est passé pendant la nuit aux États-Unis, mais en réfléchissant à ce que nous devons faire ici.
Lauri Hussar
En outre, l’Europe détient plus de 300 milliards d’euros d’actifs russes gelés. Ces fonds devraient être utilisés, non seulement pour l’aide militaire, mais aussi pour la reconstruction de l’Ukraine, comme une forme de compensation par anticipation pour les destructions causées par la Russie.
Il s’agit d’une étape cruciale : elle fournit des ressources importantes pour soutenir l’Ukraine à la fois dans sa défense et sa reconstruction.
Donald Trump est-il en train de provoquer un schisme d’Occident ?
Prenons les choses avec un peu de recul : les problèmes vont et viennent, et la plupart sont rhétoriques — souvent liés, comme je le disais, à la politique intérieure des États-Unis.
Il n’est guère besoin, en fait, de nous attarder sur Trump ni de trop nous inquiéter à son sujet.
Nous devons nous concentrer sur nous-mêmes.
Nous devrions commencer nos journées non pas en lisant ce qui s’est passé pendant la nuit aux États-Unis, mais en réfléchissant à ce que nous devons faire ici : nos contributions à la défense et à la sécurité, la manière dont nous renforçons la coopération entre les pays.
Soyons clairs : l’Europe est une puissance.
Pendant longtemps, lorsque nous parlions de l’Union, nous nous concentrions sur le marché unique et les questions économiques. Désormais, il faut aller plus loin.
L’Europe est une puissance, et nous devons le reconnaître et l’accepter. D’autre part, les États-Unis restent notre allié le plus puissant et le plus important. Celui avec lequel nous devons coopérer et travailler en étroite collaboration pour garantir la paix et la sécurité dans le monde libre.
Voilà ce qui compte vraiment.
Les présidents de la République italienne et de la République française ont appelé les Européens à réagir contre le risque d’une « vassalisation heureuse ». Partagez-vous cet appel ?
Il est clair aujourd’hui que nous devons nous concentrer sur notre défense.
Nous devons renforcer encore davantage notre coopération et adopter une perspective plus large, non seulement au sein de l’Union mais aussi avec tous les membres et alliés de l’OTAN.
Nous devons travailler en étroite collaboration avec ceux qui sont prêts à nous soutenir. Il est essentiel de rassembler ceux qui poursuivent le même objectif : défendre le monde libre.
C’est pourquoi la coopération entre les nations partageant les mêmes idées est la première étape, et peut-être la plus importante.
Il est essentiel de rassembler ceux qui poursuivent le même objectif : défendre le monde libre.
Lauri Hussar
La prochaine étape doit consister à accélérer le développement de notre industrie militaire.
L’Europe dispose d’immenses capacités de production. Les entreprises de défense en Allemagne, en France et dans toute l’Europe sont prêtes à augmenter leur production si les approvisionnements nécessaires et les décisions politiques sont là.
Il est largement reconnu qu’avec suffisamment de volonté politique, l’Europe peut surpasser la Russie à tous les égards. C’est un facteur clef pour dissuader l’agression. En démontrant que nous sommes pleinement capables de sécuriser nos pays et notre continent, nous envoyons un message fort.
Quel rôle l’opinion publique jouera-t-elle selon vous dans cette nouvelle phase ?
Nous devons travailler au sein de nos sociétés pour défendre la démocratie. Pour cela, notre rôle est d’expliquer pourquoi c’est nécessaire, pourquoi c’est important, et de veiller à ce que nos concitoyens européens en comprenne tous les détails. Le soutien des gens à ce processus est essentiel.
Mais nous devons également défendre la démocratie contre les menaces extérieures, y compris les ingérences par le biais des réseaux sociaux. Ce qui s’est passé en Roumanie est profondément préoccupant. Des ingérences commises par le biais de plateformes telles que TikTok et d’autres réseaux sociaux sont avérées. Il ne s’agit pas simplement de quelques centaines de milliers d’euros qui influencent la démocratie, mais d’un problème bien plus vaste. Nous savons exactement d’où proviennent ces ingérences.
C’est pourquoi nous devons veiller à ce que nos démocraties restent intactes. Toutes les activités hostiles sur les réseaux sociaux doivent être étroitement surveillées.
Actuellement, les réseaux sociaux fonctionnent sans règle, comme le Far West, et ce déséquilibre crée un véritable problème car ils sont utilisés à des fins hostiles. Nous devons reconnaître cette réalité et y faire face.
L’un des principes fondamentaux de la démocratie est l’égalité des droits pour tous.
Lorsque certains acteurs manipulent les plateformes techniques pour amplifier leur influence, en particulier à des fins non démocratiques et malveillantes, la démocratie doit se défendre. Il ne s’agit pas seulement d’une question de liberté d’expression, mais aussi de souveraineté.
Si une plateforme permet à des acteurs extérieurs de promouvoir techniquement certains candidats, comme on l’a constaté en Roumanie — où un candidat a été directement poussé par l’algorithme contre les autres — alors on ne peut plus parler de démocratie.
Lauri Hussar
On a vu sur X Elon Musk soutenir le candidat roumain qui a bénéficié de l’effet des réseaux sociaux. La pression des États-Unis sur l’Union concernant sa régulation numérique s’intensifie. La Commission européenne peut-elle et doit-elle défendre l’autonomie de l’Europe dans l’espace numérique ?
Je le crois. Nous devons nous tenir fermement du côté de la démocratie et des principes démocratiques.
L’un des principes les plus fondamentaux est que chacun doit avoir des droits égaux et être traité équitablement.
Si une plateforme permet à des acteurs extérieurs de promouvoir techniquement certains candidats, comme on l’a constaté en Roumanie — où un candidat a été directement poussé par l’algorithme contre les autres — alors on ne peut plus parler de démocratie.
De telles pratiques ne peuvent être tolérées. Lorsqu’un processus est contrôlé techniquement plutôt que motivé démocratiquement, on cesse d’être en démocratie.
L’Union a pris la bonne décision en s’attaquant à ces problèmes. Nous vivons dans une société de l’information où la force la plus puissante est l’information elle-même. Or si cette force a le pouvoir de façonner les sociétés, alors il existe d’innombrables moyens d’influencer l’opinion publique. Les réseaux sociaux en sont un. Lorsqu’ils sont utilisés à des fins préjudiciables, qu’ils ne sont pas régulés et qu’ils sont autorisés à déstabiliser les processus démocratiques, ils deviennent une menace sérieuse.
Je me souviens de ce qu’ils étaient dans notre Union il y a environ huit ou neuf ans. Depuis lors, avec l’introduction de nos lois sur le numérique, le paysage est devenu beaucoup plus clair. Non seulement il y a plus de transparence — mais notre vie numérique s’aligne également mieux sur les valeurs démocratiques.
Pendant longtemps, l’attitude dominante de l’Europe occidentale à notre égard était au fond la suivante : Écoutons-les, mais ne les prenons pas trop au sérieux.
Lauri Hussar
Le Kremlin et ses propagandistes affirment que les États baltes utilisent l’Europe pour préparer la guerre avec la Russie. Que répondez-vous ?
Je crois que les États baltes ne sont pas les seuls à reconnaître le problème : aujourd’hui, tous les pays démocratiques et les dirigeants de l’Union européenne reconnaissent pleinement la menace posée par la Russie.
Nous sommes depuis longtemps à l’avant-garde de cette question, agissant comme une sorte de lanceur d’alerte depuis 2007, exhortant à plusieurs reprises les autres à ne pas faire confiance à la Russie. L’ambition impériale de Poutine est de restaurer l’Union soviétique a toujours été claire. Les préoccupations que nous soulevions il y a deux décennies sont désormais des réalités indéniables et tangibles.
Pendant des années, le scepticisme, en particulier en Europe occidentale, a conduit beaucoup de gens à ignorer nos avertissements. L’attitude dominante était au fond la suivante : « Écoutons-les, mais ne les prenons pas trop au sérieux ».
Cet état d’esprit a complètement changé. L’année dernière, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a ouvertement admis : « Pays d’Europe centrale et orientale, vous aviez toujours raison au sujet de la Russie. Je suis désolée que nous ne vous ayons pas toujours écoutés, mais vous aviez raison ».
Aujourd’hui, il n’y a plus de division entre la plupart des pays européens sur cette question. Tout le monde reconnaît que la Russie est une puissance impérialiste qui cherche à reconstruire son empire.
Nous devons relever ce défi ensemble.
Comment voyez-vous le rôle de l’Estonie dans cette nouvelle phase ?
L’Estonie a joué un rôle crucial dans le soutien apporté à l’Ukraine, faisant de nous l’un de ses plus puissants alliés. Nous avons contribué à hauteur de plus de 1 000 euros par citoyen à l’aide militaire, soit un total de plus de 1,4 milliard d’euros. Cela représente environ 0,6 à 0,7 % de l’ensemble de l’aide militaire fournie à l’Ukraine — une contribution remarquable pour un si petit pays.
Nous augmentons actuellement nos dépenses militaires pour les porter à 4 % du PIB, et nous nous dirigeons vers les 5 %. Nous renforçons nos capacités de défense, approfondissons la coopération avec nos alliés et consolidons notre sécurité nationale.
Voilà comment je vois le rôle de l’Estonie : montrer l’exemple.
Lauri Hussar
Une diplomatie forte est également un élément clef de notre approche. Le rôle de l’Estonie a toujours été de montrer l’exemple. Même lorsque nous avons rejoint l’Union européenne, nous étions considérés comme le « meilleur élève de la classe », connus pour appliquer la législation européenne avec une diligence exceptionnelle, parfois avec une rigueur surprenante. Si cela a pu sembler difficile à l’époque, cette approche a jeté des bases solides pour notre développement.
Aujourd’hui, cette attitude proactive nous facilite beaucoup les choses par rapport aux autres États membres. Notre engagement reste le même : être à l’avant-garde de la sécurité et de la défense, renforcer nos liens diplomatiques et travailler en étroite collaboration avec nos alliés.
Voilà comment je vois le rôle de l’Estonie : montrer l’exemple.