Nous avons demandé à onze personnalités des deux côtés de l’Atlantique de noter les deux affirmations suivantes de 0 (pas du tout d’accord) à 5 (tout à fait d’accord) :
Q1 : Avec Donald Trump les États-Unis sont désormais nos adversaires / les adversaires de l’Europe
Q2 : La première question est pertinente
Leurs réponses laissent apparaître un constat clair : la présidence impériale de Donald Trump marque une rupture. Néanmoins, les points de vue divergent quant à la profondeur du fossé qui sépare désormais les deux rives de l’Atlantique et à l’attitude à adopter face à la Maison-Blanche.
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Rosa Balfour

(Q1) 3/5 | (Q2) 5/5
À tout le moins, il ne fait guère de doute que les États-Unis ne sont plus les amis de l’Europe qu’ils ont été pendant quatre-vingts ans et les alliés sur lesquels on peut compter pour remplir ses engagements envers l’OTAN.
La diplomatie des gangsters visant à faire pression sur le président ukrainien Volodymyr Zelensky pour qu’il approuve un vague plan de « paix », la répétition des arguments du Kremlin, le vote aux Nations unies aux côtés de la Russie et d’autres États jusqu’à récemment qualifiés d’« États voyous » par le président américain, indépendamment de leur orientation politique, et la récente annonce du retrait du soutien américain à l’Ukraine indiquent que les États-Unis se positionnent comme un adversaire de l’Europe.
Cependant, il convient de faire preuve d’une certaine prudence avant de tirer des conclusions hâtives. Il n’est pas si facile de renverser en quelques jours, voire quelques semaines, quatre-vingts ans de politique étrangère, qui était ancrée dans l’intérêt national des États-Unis, et les relations économiques, sécuritaires et culturelles profondément intégrées. Les institutions, les entreprises et les élites politiques américaines sont attachées à la relation transatlantique et certaines pourraient repousser les instincts de Donald Trump. En effet, un tel revirement pourrait nuire à certains des objectifs supposés de l’administration Trump, tels que la lutte contre la montée en puissance de la Chine sans le soutien ou l’accord de partage des charges avec l’Europe. L’Europe doit se préparer à une confrontation avec les États-Unis tout en gardant la porte ouverte à un éventuel partenariat différent.
Les institutions, les entreprises et les élites politiques américaines sont attachées à la relation transatlantique et certaines pourraient repousser les instincts de Donald Trump.
Rosa Balfour
Timothy Garton Ash

(Q1) 3/5 | (Q2) : 5/5
Il est clair que l’administration Trump est devenue un adversaire de l’Union européenne, et plus largement de l’Europe libérale à laquelle appartiennent également des pays comme le Royaume-Uni, la Norvège et la Suisse.
Mais la moitié des États-Unis et au moins la moitié de l’establishment républicain, ne sont pas d’accord avec Trump — sur l’Ukraine, sur Poutine, sur la nécessité d’alliés européens. Ce n’est qu’au bout de quatre ans que nous verrons si les États-Unis dans leur ensemble sont devenus durablement un pays autoritaire compétitif plutôt qu’un pays démocratique libéral chez eux et une grande puissance nationaliste transactionnelle à l’étranger.
La probabilité reste encore que les Américains redonnent les rênes aux démocrates — avec un d minuscule comme avec un D majuscule — mais beaucoup de dégâts peuvent être causés entre-temps.
Il est clair que l’administration Trump est devenue un adversaire de l’Union européenne, et plus largement de l’Europe libérale.
Timothy Garton Ash
Cependant, même dans le scénario le plus optimiste, l’Europe devra assurer sa propre sécurité et défendre ses valeurs et ses intérêts. Quoi qu’il arrive, nous avons besoin d’une Europe plus forte et plus indépendante : en bref, d’une Europe puissance. Cela commence, de toute urgence, par assurer la défense de l’Ukraine tant sur le plan militaire qu’économique — ce qui ne peut se faire qu’en confisquant les actifs russes gelés.
Nous devons élaborer une stratégie pour procéder par étapes, de la défense immédiate à la dissuasion durable pour l’Ukraine, même s’il n’y a pas d’accord de paix officiel entre la Russie et l’Ukraine à court terme. Avec un peu de chance, une Europe plus forte se retrouvera finalement dans un partenariat stratégique plus égalitaire avec des États-Unis post-Trump. Quoi qu’il en soit, ce que j’appelle la période post-Mur, de la chute du Mur de Berlin le 9 novembre 1989 au début de la guerre totale en Ukraine le 24 février 2022, est clairement terminée. Une nouvelle période a commencé, dont le caractère dépendra de ce que nous, Européens, ferons maintenant.
Jean-Marie Guéhenno

(Q1) 5/5 | (Q2) 4/5
Trump et Poutine partagent la même vision impériale : ils considèrent que leur sécurité doit reposer sur des rapports de domination. La construction européenne est un obstacle à cette ambition car elle peut les empêcher d’installer leur domination, pays par pays.
Ce différend géopolitique n’est pas une version plus aiguë des tensions entre alliés qui ont émaillé l’histoire des relations transatlantiques. Le différend entre les États-Unis et l’Europe ne porte pas seulement sur le partage du fardeau ou des choix de politique — Viet-Nam, Irak… — il révèle une opposition fondamentale sur les valeurs qui nous rassemblent. D’un côté, une vision du monde qui célèbre le nationalisme, la force et l’autorité du chef, ignore les valeurs de justice, de solidarité et d’humanité, bouscule les institutions, et rejoint les mouvements fascistes des années 1930.
De l’autre, une vision du monde qui rejette le nationalisme destructeur qui a conduit à deux guerres mondiales et valorise le droit et les institutions pour gérer les conflits ; cette opposition est existentielle pour l’Europe non seulement parce qu’elle remet en cause les fondements de sa sécurité — pour la majorité des Européens, la construction européenne n’aurait pas été acceptable sans le lien transatlantique — mais aussi parce que la construction européenne est d’abord une construction juridique qui repose sur la conviction partagée que les rapports entre nations doivent être réglées par le droit.
Trump et Poutine partagent la même vision impériale.
Jean-Marie Guéhenno
La question posée est cruciale car la réponse qui lui est donnée doit conduire les européens à réduire le plus rapidement possible leurs liens de dépendance avec les États-Unis, en particulier pour leur sécurité et leurs infrastructures essentielles. Ils doivent se préparer dès maintenant à une aggravation du différend avec les Américains, en particulier sur la politique de sanctions contre la Russie, où ils risquent une collision frontale avec Washington.
Leur situation sera d’autant plus inconfortable que dans leur soutien à l’Ukraine comme dans la dissuasion face à la Russie, ils ne peuvent se substituer du jour au lendemain aux États-Unis, et doivent donc faire semblant de croire que ceux-ci sont toujours leur allié.
Cette hypocrisie nécessaire brouille le message européen. Elle empêche de donner une réponse claire à une autre question cruciale, que le succès même de la construction européenne a progressivement fait oublier : qu’est-ce qui nous distingue des États-Unis ? Si cette question reste sans réponse, le reste du monde verra de plus en plus l’Union comme un grand marché d’abord préoccupé de sa prospérité — indifférente à ce qui ne la concerne pas directement, timide et pâle copie des États-Unis.
Le succès même de la construction européenne a progressivement fait oublier une question cruciale : qu’est-ce qui nous distingue des États-Unis ?
Jean-Marie Guéhenno
Sylvie Kauffmann

(Q1) 4/5 | (Q2) 4/5
Sont-ils désormais des adversaires de l’Europe ? Nous ne savons pas encore si c’est un tournant définitif mais depuis le retour de Donald Trump : oui, ils se comportent en adversaires.
Ils adoptent les positions de notre ennemi numéro un, la Russie ; ils refusent de confirmer la validité de leurs engagements militaires au sein de l’OTAN ; en matière de valeurs, ils contestent le modèle démocratique européen alors que nous étions supposés unis autour du même modèle ; en matière commerciale ils ont un comportement hostile. Cela dit, ils n’ont pas quitté l’Alliance atlantique ni retiré leur dispositif sur le continent européen.
Le monde ne se limite pas aux États-Unis et il faut interroger nos autres partenaires, alliés et non alliés, sur la manière dont ils voient cette rupture.
Sylvie Kauffman
La question est pertinente, mais elle ne doit pas être exclusive.
Elle est pertinente car la relation transatlantique structure notre politique extérieure depuis quatre-vingts ans et que la plupart des pays européens ont laissé s’établir une relation de dépendance vis-à-vis des États-Unis pour leur sécurité. Mais le monde ne se limite pas aux États-Unis et il faut interroger nos autres partenaires, alliés et non alliés, sur la manière dont ils voient cette rupture.
Charles Kupchan

(Q1) 0/5 | (Q2) 0/5
Non, sous Trump, les États-Unis ne deviennent pas l’adversaire de l’Europe.
À ce stade précoce du second mandat de Trump, il est très incertain de savoir comment ses politiques envers l’Europe évolueront. Un scénario optimiste consisterait dans un partenariat transatlantique continu, avec un rééquilibrage dans lequel l’Europe en fait plus. Un scénario plus sombre impliquerait une érosion de ce partenariat et un retrait stratégique effectif des États-Unis de l’Europe.
La question principale est de savoir si le partenariat transatlantique survivra ou non et, si oui, sous quelle forme.
Charles Kupchan
Pour autant, même dans ce second scénario, les États-Unis ne deviennent pas l’ennemi de l’Europe : il n’y aura pas de rivalité militarisée entre les deux côtés de l’Atlantique. Il s’agit simplement de laisser les États-Unis et l’Europe suivre leur propre voie.
C’est ainsi que je formulerais la question — et non en termes de transformation des États-Unis en adversaire de l’Europe. La question principale est de savoir si le partenariat transatlantique survivra ou non et, si oui, sous quelle forme.
Nicholas Mulder

(Q1) 3/5 | (Q2) 1/5
Les États-Unis sont une grande puissance qui cherche à maximiser son intérêt national à une époque où son hégémonie mondiale s’affaiblit : tout comme qu’ils n’ont jamais été un allié totalement fiable qui avait à cœur les intérêts de l’Europe, ils ne seront pas non plus un adversaire catégorique.
Les administrations américaines ont longtemps contraint les États européens à se conformer à leurs politiques, notamment en matière de sanctions économiques et de contrôle des exportations. Le fait que cette force soit maintenant utilisée pour mettre fin à la guerre russo-ukrainienne et saper l’UE devrait réveiller l’Europe qui se trouve depuis trop longtemps dans une relation inégale et abusive de dépendance structurelle. Les États-Unis doivent être considérés comme un pays avec lequel l’UE a des intérêts communs importants (commerce, finance et investissement), tandis qu’elle doit poursuivre sans relâche et défendre énergiquement ses propres intérêts (énergie, souveraineté économique et numérique, équité sociale, démocratie) dans d’autres domaines.
Tout comme qu’ils n’ont jamais été un allié totalement fiable qui avait à cœur les intérêts de l’Europe, ils ne seront pas non plus un adversaire catégorique.
Nicholas Mulder
La question de l’alliance par opposition à l’antagonisme est trop simple : toutes les alliances sont également des structures qui contraignent autant qu’elles responsabilisent les partenaires. Cette réalité fondamentale de la politique internationale était bien comprise dans la politique européenne des XVIIIe et XIXe siècles, mais a été oubliée par les élites actuelles après des décennies de réflexion passive sur l’OTAN.
L’Europe devrait jouer le même jeu de puissance flexible que les États-Unis, si nécessaire en contrebalançant un rapprochement imminent entre les États-Unis et la Russie par un alignement beaucoup plus étroit entre l’Europe et la Chine. Ce n’est qu’en renforçant nos liens avec les grands États asiatiques — y compris la Chine — que nous pourrons obtenir un meilleur traitement de la part d’une Amérique unilatéraliste et déstabiliser le partenariat opportuniste et superficiel de convenance entre Pékin et Moscou.
À long terme, une Eurasie dans laquelle la Russie et la Chine ne sont pas alignées offrira un environnement stratégique plus prometteur pour l’Europe. Notre objectif devrait donc être de parvenir à un équilibre eurasien sur le continent. Mais il faudra se débarrasser de nombreuses idées préconçues sur les alliances européennes « normales » ; ce n’est qu’en élaborant une nouvelle base réaliste pour la puissance européenne qu’il sera possible de donner force à nos engagements normatifs supérieurs.
Joseph Nye

(Q1) 3/5 | (Q2) 4/5
Trump considère l’Europe comme un adversaire.
Trump est un problème, mais il n’est pas l’Amérique. Il a remporté moins de 50 % des voix, et l’atlantisme reste fort chez de nombreux républicains ainsi que chez les démocrates, qui pourraient bien reprendre la Chambre des représentants en 2026. Si la politique sera difficile pour les quatre prochaines années, elle changera lorsque les démocrates reviendront, et la majeure partie de la société civile américaine est pro-européenne.
La question est pertinente, mais le terme « ennemi » n’est pas le bon : si Trump dévalorise l’Europe, la plupart des Américains ne le font pas. La question devrait porter sur l’étendue du chevauchement des intérêts : même avec des divergences, le chevauchement reste important.
Il est difficile de trouver d’autres régions du monde qui partagent davantage leurs valeurs sur le long terme, c’est-à-dire au-delà des quatre prochaines années.
Trump considère l’Europe comme un adversaire.
Joseph Nye
Christine Ockrent

(Q1) 3/5 | (Q2) 5/5
L’Europe ne peut plus compter sur l’alliance américaine à partir du moment où Donald Trump adhère aux arguments de Vladimir Poutine sur l’Ukraine et vote à l’ONU dans le même camp que la Russie, la Corée du Nord et l’Iran. La séance d’humiliation orchestrée à la Maison-Blanche par le président et le vice-président des États-Unis à l’encontre du président ukrainien en a été la cruelle démonstration.
C’est la bonne question même si on surestime sans doute la dimension stratégique de la « pensée » Trump alors qu’il fonctionne davantage à l’instinct entouré d’une équipe asservie et largement incompétente.
L’Europe ne peut plus compter sur l’alliance américaine à partir du moment où Donald Trump adhère aux arguments de Vladimir Poutine sur l’Ukraine.
Christine Ockrent
Gideon Rachman

(Q1) 3/5 | (Q2) 4/5
J’en suis arrivé à la conclusion, à contrecœur, que les États-Unis sous Trump sont désormais un adversaire des démocraties européennes. C’est très difficile à dire, car j’ai été très pro-américain toute ma vie et que j’aime et admire ce pays.
Mais la vieille Amérique a vécu — du moins pour l’instant.
Il est clair que les États-Unis ne sont plus un allié fiable, étant donné l’engagement incertain de Trump envers l’OTAN, ses droits de douane et les menaces et insultes qu’il a proférées à l’encontre d’alliés traditionnels tels que le Canada et le Danemark.
Il y a certes une différence entre ne pas être un allié fiable et être un adversaire, mais je pense que Trump a commencé à franchir cette ligne. Ses ambitions pour le Groenland menacent le territoire d’un allié de l’OTAN. Il est clairement plus favorable à Poutine qu’à Zelensky, ce qui met en danger la sécurité européenne. Et en s’alliant à l’extrême droite européenne, en particulier à l’AfD en Allemagne, il a clairement montré que son administration souhaite porter l’extrême droite au pouvoir dans toute l’Europe. C’est une menace pour la démocratie européenne. Pour l’instant, oui, les États-Unis agissent comme un adversaire de l’Europe.
J’en suis arrivé à la conclusion, à contrecœur, que les États-Unis sous Trump sont désormais un adversaire des démocraties européennes.
Gideon Rachman
Georges-Henri Soutou

(Q1) 3/5 | (Q2) 0/5
Les États-Unis nous lâchent soudain et dans la guerre d’Ukraine — dans le déclenchement de laquelle ils ont une part de responsabilité — et dans le développement idéologico-sociétal que certains appellent « wokisme », parti de Californie dans les années 1960 et diffusé dans le monde sous la pression des agences et des fondations américaines, et que maintenant ils nous reprochent !
Mais ce n’est pas la première fois : en 1919, après avoir imposé la SDN et une vision démocratico-libérale du monde, dès l’automne, en refusant de ratifier le Traité, le Sénat met tout l’édifice par terre et contribue ainsi de façon non négligeable aux problèmes des années 20 et 30.
On pourrait donner d’autres exemples. Depuis le début, les États-Unis balancent entre un unilatéralisme politique et idéologique et un multilatéralisme impérial.
La question n’est pas bien posée, car c’est aux Européens de ne pas se laisser aller aux modes d’Outre-Atlantique et de ne pas courir partout comme des poules décapitées quand Washington ne tient pas compte d’eux. Et ce quelle que soit la qualité de leurs relations, avec leurs hauts et leurs bas.
Depuis le début, les États-Unis balancent entre un unilatéralisme politique et idéologique et un multilatéralisme impérial.
Georges-Henri Soutou
Et le balancier reviendra : un jour ils ne se désintéresseront à nouveau plus de nous. Et, probablement, certains s’en plaindront !
Nathalie Tocci

(Q1) 5/5 | (Q2) 5/5
Les États-Unis de Trump ont l’intention de diviser les Européens, d’affaiblir la démocratie européenne, de détruire l’intégration européenne et peut-être aussi l’OTAN. Dans la mesure où je considère la démocratie libérale et l’intégration européenne comme essentielles à la paix et à la sécurité sur le continent, il est difficile de ne pas voir les États-Unis de Trump comme un adversaire qui peut représenter une menace existentielle.
La question est pertinente car les États-Unis ont les moyens d’exercer une influence sur l’Europe, dont le système immunitaire vis-à-vis de Washington est très faible.
Les États-Unis ont les moyens d’exercer une influence sur l’Europe, dont le système immunitaire vis-à-vis de Washington est très faible.
Nathalie Tocci
Après avoir été habitués à considérer les États-Unis comme un allié pendant quatre-vingts ans, sauter le pas psychologique pour les considérer comme un adversaire est une chose que les Européens refuseront de faire jusqu’au tout dernier moment — et peut-être même au-delà.