« Bruxelles pourrait tout à fait remplacer les États-Unis en Ukraine » : pourquoi le Kremlin craint le soutien européen à Kiev

En Europe on peine à croire que l'Ukraine pourrait poursuivre la guerre sans l'aide de Washington.

Le Kremlin semble en réalité craindre le soutien européen et mise sur la divine surprise de la convergence entre Poutine et Trump.

Nous traduisons un entretien clef pour comprendre une hypothèse centrale pour la Russie à ce stade des négociations.

Auteur
Guillaume Lancereau
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© Mikhail Metzel via AP

L’Ukraine et l’Europe doivent composer avec une nouvelle donne géopolitique. Donald Trump et son équipe démontrent chaque jour, ne serait-ce qu’à travers les litanies anti-européennes déroulées par J.D. Vance à Munich ou l’agressivité publique du président et du vice-président contre Zelensky, la naïveté ou l’optimisme aveugle de celles et ceux qui, hier encore, voulaient voir dans les États-Unis des alliés indéfectibles de l’Europe. Dans les semaines qui viennent, Washington pourrait bien cesser tout soutien militaire et financier à l’Ukraine, laissant à l’Europe seule la charge des affaires du continent.

Face à ce revirement, le monde des experts semble largement médusé, oscillant entre deux positions : «  tout cela était prévisible, si ce n’est prévu, déjà écrit  » — comme si le présent se déroulait aussi linéairement que le passé dans un manuel d’histoire — ou, à l’inverse, la sidération et le scandale, comme si rien n’avait annoncé les derniers événements.

En réalité, cette situation n’est guère différente en terrain russe, où les analystes soupèsent les différentes options  : règlement de la question ukrainienne sans l’Ukraine et aux conditions de Moscou  ; percée russe décisive au cours des négociations  ; enlisement de la guerre et frappe nucléaire de la Russie  ; fin de l’aide états-unienne mais poursuite de la guerre avec le soutien de l’Europe. Il ressort clairement des différents scénarios évoqués que personne n’a d’idée claire de la suite des événements, d’autant plus que chacune et chacun attend d’observer les réactions internationales, à commencer par celles de la Chine et de l’Iran.

Oleg Barabanov, de l’Académie des sciences de Russie, spécialiste des relations internationales et de la politique de sécurité de l’Union européenne en poste à l’Institut d’État des relations internationales de Moscou, a livré le 26 février une longue interview au quotidien Argumenty i fakty, que nous traduisons ci-dessous. Son propos souligne une série de points importants qui vont du réalignement idéologique de la Russie et des États-Unis — souligné une nouvelle fois hier par le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov qui se félicitait hier encore dans un entretien : « la vision des États-Unis coïncident aujourd’hui largement avec la nôtre » — au rôle diplomatique que semble appelé à jouer Steve Witkoff dans les négociations avec la Russie. Surtout, cet entretien confirme que les sphères de l’expertise russe n’excluent pas un scénario qui divisent pour l’instant les Européens : celui dans lequel l’Ukraine poursuivrait la guerre, soutenue en cela par l’Europe. De fait, l’Union européenne se trouve devant les États-Unis en termes de soutien financier de l’Ukraine et de livraisons d’armes.

Selon Barabanov, il n’y aurait guère que sur le plan du renseignement satellitaire, nécessaire à l’identification des cibles à viser, que l’Europe serait radicalement inférieure aux États-Unis. Cette décision entraînerait cependant des dépenses considérables, que les dirigeants européens ne sont peut-être pas prêts à engager, d’autant plus qu’une guerre longue et coûteuse risquerait, souligne l’expert russe, de favoriser la montée de partis anti-système. Mais la Russie n’y aurait-elle pas avantage  ? L’une des grandes questions des mois à venir consistera donc à savoir si le Kremlin veut tirer toutes les conséquences de cette stratégie.

Au cours des négociations, Donald Trump maintient une pression constante sur l’Ukraine tout en conservant une attitude incroyablement constructive vis-à-vis de la Russie. Comment l’expliquez-vous  ?

Il faut ici souligner plusieurs dimensions. Tout d’abord, il y a la personnalité de Trump lui-même. D’un côté, il est agacé depuis longtemps par Zelensky, qui l’a entraîné dans une procédure de destitution et a constamment balancé entre lui et Biden lors de la présidentielle de 2020. De l’autre, il a gardé de son premier mandat un souvenir positif des échanges qu’il a eus avec Poutine. Autrement dit, l’aspect psychologique pourrait avoir joué en faveur du président russe, chez qui Trump ne voyait pas un ennemi, contrairement à Zelensky.

L’auteur fait référence à une affaire de 2019, au cours de laquelle Donald Trump aurait cherché à contraindre l’Ukraine à enquêter sur son rival Joe Biden et révéler des secrets compromettants, en vue de l’élection présidentielle de l’année suivante. Une fois cette affaire rendue publique, la présidente de la Chambre des représentants s’en était emparée pour lancer une procédure d’impeachment contre Donald Trump.

Il y a ensuite un enjeu financier. Trump ne veut pas seulement interrompre les dépenses destinées à l’Ukraine, mais entend forcer Kiev à compenser ces pertes. Étant donné que Zelensky refuse justement de rembourser le moindre centime, c’est là une nouvelle source de conflit entre eux. De plus, Trump considère le conflit ukrainien comme l’un des facteurs dans la guerre commerciale qui pourrait s’ouvrir avec l’Europe. À ses yeux, l’Union est avant tout un concurrent commercial direct des États-Unis. Lui léguer la lourde charge économique du conflit en Ukraine ou de la reconstruction du pays serait un moyen supplémentaire d’affaiblir son concurrent.

Enfin, il y a le facteur temps. Trump n’a que quatre ans pour mener à bien les réformes qu’il projette en matière de politique intérieure et étrangère des États-Unis. Pour commencer à les mettre en œuvre, il a naturellement l’intention de se débarrasser du fardeau ukrainien. Or les trois années passées ont bien montré que la multiplication des sanctions contre la Russie ne suffisait pas à ralentir et mettre un terme au conflit. Faire pression sur la Russie de cette manière ne fonctionne pas. Il a donc choisi la démarche opposée qui, elle, porte ses fruits. Moscou a répondu positivement, les négociations ont commencé et on a aussitôt vu s’installer une atmosphère de dialogue constructif, portée par l’espoir d’un cessez-le-feu avant l’été.

La situation politique interne des États-Unis joue-t-elle un rôle dans ce revirement  ? Après tout, le parti démocrate, qui a activement soutenu la guerre, a qualifié Trump de dictateur et a tout fait pour le ruiner, voire le faire emprisonner.

Bien sûr, tout cela a aussi joué un rôle. De fait, Trump utilise en permanence le conflit ukrainien contre ses adversaires. Il ne manque jamais une occasion d’accuser Biden d’être responsable du déclenchement de la guerre et soutient au contraire que, s’il avait été président, celle-ci n’aurait jamais eu lieu.

Un autre facteur de première importance est le fait que Poutine et Trump se soient révélés si proches en matière idéologique, sur le plan des valeurs. La Russie a adopté une ligne de défense résolue des valeurs conservatrices — non pas seulement des valeurs russes, mais, au sens large, des valeurs européennes. Cela nous a valu de nombreux alliés en Occident, y compris aux États-Unis, où Trump a commencé son mandat en mettant un coup d’arrêt à tout l’agenda libéral. Pour tout ce qui touche aux valeurs, le président américain est aussi en rupture nette avec les élites occidentales. Dans ce contexte, Poutine lui apparaît comme un allié naturel.

Un facteur de première importance est le fait que Poutine et Trump se soient révélés si proches en matière idéologique, sur le plan des valeurs.

Oleg Barabanov

L’un des membres les plus étonnants de l’équipe des négociateurs de Trump est son représentant au Moyen-Orient, Steve Witkoff. Les médias américains lui donnent un rôle de premier plan dans les négociations côté américain, alors qu’il ne s’agit pas de sa zone de compétence. Pourquoi  ? 

L’un des éléments d’explication est le succès inattendu de Witkoff au Moyen-Orient  : il a fortement contribué à l’établissement de la trêve entre Israël et le Hamas, alors que cette mission était extrêmement complexe — on sait qu’Israël ne voulait pas mettre un terme à son opération à Gaza, tandis que le Hamas refusait de libérer les otages. Pourtant, Witkoff y est parvenu. De fait, la trêve est toujours en vigueur, ce qui montre qu’il a su négocier un accord qui satisfait les deux parties.

Ensuite, Witkoff a été envoyé par Trump à Moscou pour organiser l’échange du citoyen russe Aleksandr Vinnik contre le ressortissant américain Marc Fogel. Il a sans doute profité de cette occasion pour échanger avec Poutine et, à nouveau, le facteur psychologique a pu jouer. Witkoff a peut-être fait bonne impression côté russe en tant que négociateur. Au total, les Américains et les Russes ont perçu les apports constructifs de son intervention, ce qui explique sa participation aux négociations actuelles.

De surcroît, il faut tenir compte du fait que, dans le cadre de cette navette diplomatique, il n’est pas inutile pour les Américains d’avoir des interlocuteurs différents selon qu’ils discutent avec la Russie — en l’occurrence, à travers Witkoff — et avec l’Ukraine — à travers Keith Kellogg.

J’ajouterais enfin que Kellogg, à en juger par ses derniers commentaires, est un Américain aux opinions assez arrêtées et traditionnelles sur la Russie. En d’autres termes, il nous voit exclusivement comme un adversaire, et non comme une opportunité, à la différence de Trump. Quoi qu’il en soit, il ne fait pas partie du cercle rapproché du président américain, c’est la raison pour laquelle on lui a confié ce dossier moins prioritaire.

Poutine apparaît comme un allié naturel de Trump.

Oleg Barabanov

N’avez-vous pas le sentiment que Trump place aux postes clefs les personnes qui lui sont le plus loyales à titre personnel ?

Il me semble que c’est bel et bien le cas — ce qui n’est pas étonnant vu son expérience catastrophique en termes de recrutement lors de son premier mandat. À l’époque, l’establishment américain était parvenu à l’entourer de ses propres représentants, dont certains ont ouvertement admis qu’ils avaient saboté des décrets du président.

C’est ce qu’a décrit dans ses Mémoires l’ancien conseiller à la sécurité nationale de Trump, John Bolton, aujourd’hui en conflit ouvert avec le président. Il raconte que, lorsque Trump donnait un ordre, on lui assurait qu’il serait exécuté, en ajoutant qu’il existait toutefois des difficultés spécifiques, des complications juridiques, qui exigeaient un « certain délai » pour être résolues. Ainsi, la mise en œuvre traînait en longueur. Trump, accaparé par une série de nouveaux problèmes, oubliait sa requête précédente, qui allait se perdre dans les limbes. Six mois plus tard, lorsque celle-ci lui revenait, il congédiait un haut responsable — dont le successeur répétait la même tactique — il a ainsi changé cinq fois de chef du Pentagone.

D’où la création du très médiatisé DOGE d’Elon Musk, dont la tâche est justement de purger toute l’administration américaine des fonctionnaires déloyaux. La deuxième conséquence est ce que vous évoquiez plus tôt. Désormais, Trump s’entoure de fidèles : soit des gens qui sont alignés idéologiquement sur ses vues, soit des amis de toujours, comme ce même Witkoff, qu’il connaît depuis les années 1980.

La partie américaine confirme qu’elle est désormais prête à lever une partie des sanctions contre la Russie après la mise en œuvre d’un cessez-le-feu. Une levée totale des sanctions est-elle envisageable  ?

Je ne pense même pas qu’un cessez-le-feu amène à lever la partie la plus importante des sanctions, qui sont pour Trump un instrument trop précieux de pression sur la Russie. Si des négociations s’ouvrent à ce sujet, elles s’étaleront sûrement sur des années et des années, sans compter que les Américains s’en serviront pour obtenir des concessions de notre part sur d’autres dossiers qui engagent leurs intérêts. Je pense que les responsables du Kremlin en ont parfaitement conscience et que c’est la raison pour laquelle ils ne focalisent pas leur attention sur cette partie-là de la discussion.

Il est ainsi possible que les systèmes de paiement soient rétablis et que les cartes bancaires russes fonctionnent à nouveau à l’étranger.

Oleg Barabanov

Quelles sont les sanctions qui peuvent être levées dans l’immédiat  ?

Tout d’abord celles qui empêchent les entreprises américaines de mener des activités en Russie. L’entourage de Trump a mentionné l’intérêt qu’il y aurait à reprendre ces activités et les premières mesures pourraient donc porter sur les restrictions bancaires et financières qui entravent les échanges entre les deux pays. Il est ainsi possible que les systèmes de paiement soient rétablis et que les cartes bancaires russes fonctionnent à nouveau à l’étranger.

Doit-on craindre que les démocrates rétablissent les sanctions s’ils reviennent au pouvoir dans quatre ans  ? 

Si, d’ici-là, la paix est revenue en Ukraine, on voit mal quelles raisons ils auraient de le faire. Néanmoins, l’Occident a démontré plus d’une fois dans l’histoire récente qu’il était toujours capable d’inventer des prétextes.

Vous avez raison de souligner que la fenêtre d’action pour obtenir un accord est limitée. Pour l’instant, Trump contrôle complètement la situation, puisque le Congrès est entre ses mains, mais il est possible que dans deux ans, avec les élections de mi-mandat, les républicains perdent leur courte majorité, ce qui interdirait de stabiliser législativement des conditions de négociation avec la Russie.

Par ailleurs, j’imagine tout à fait une situation où, n’étant pas parvenus à obtenir de résultats concrets dans ces négociations au cours de ces délais extrêmement courts, qui se comptent en mois plutôt qu’en années, la dynamique constructive actuelle glisse vers une stratégie de pression sur la Russie, avec de nouvelles sanctions et d’autres mesures du même genre.

Pour l’heure, Zelensky refuse d’accepter les conditions américaines et, dans l’ensemble, s’efforce de saboter les négociations en laissant entendre qu’il pourrait poursuivre la guerre sans les États-Unis, en s’appuyant uniquement sur les pays européens. Est-ce vraiment une possibilité  ?

Il peut toujours essayer. Il est clair que, si les États-Unis renonçaient à toute forme d’aide, cela serait une très mauvaise surprise pour les Européens. Toutefois, Bruxelles pourrait tout à fait, d’un point de militaire comme financier, remplacer les États-Unis en Ukraine. 

À mon sens, il n’y a que deux éléments fondamentaux, dans l’aide américaine, que l’Europe ne peut pas fournir dans les mêmes proportions  : la communication satellitaire — notamment le fameux système Starlink de Musk — et le renseignement spatial.

Bruxelles pourrait tout à fait, d’un point de militaire comme financier, remplacer les États-Unis en Ukraine.

Oleg Barabanov

Or l’accès en temps réel aux informations fournies par les satellites de reconnaissance et la prise de décision militaire sur ce fondement influence fortement le cours du conflit. Sur ce plan, les États-Unis sont irremplaçables, car les systèmes européens ne disposent pas de la même capacité, quantitativement comme qualitativement. 

Cela ne signifie pas pour autant que les forces armées ukrainiennes s’effondreraient à la seconde où elles cesseraient de bénéficier du soutien américain en matière de communication satellitaire et de renseignement. Il me semble donc que Zelensky a les moyens de poursuivre la guerre sans l’aide des États-Unis s’il décide de s’engager sur cette voie. Bien sûr, la situation se dégraderait plus vite pour les forces ukrainiennes et cette décision entraînerait des difficultés financières pour l’Europe, qui pourraient par la suite porter au pouvoir des représentants de l’opposition hors-establishment — mais c’est l’affaire de plusieurs années, non de quelques mois.

Washington et Moscou ont indiqué qu’elles mettaient sur la table l’ensemble des relations bilatérales, bien au-delà de la seule question ukrainienne. Quels sont les autres sujets au cœur des discussions  ?

Les relations russo-américaines sont, en effet, loin de se limiter à l’Ukraine.

Le point le plus important sur lequel un accord a d’ores et déjà été trouvé est le retour au fonctionnement normal des missions diplomatiques. Sous Barack Obama, les Américains ont commencé une véritable guerre diplomatique, en expulsant des représentants et en saisissant des propriétés diplomatiques de la Fédération de Russie. Nous avons réagi en faisant de même avec eux. Aujourd’hui, les parties se sont mis d’accord pour mettre fin à cette situation et rétablir progressivement les représentations diplomatiques.

D’autres discussions ont porté sur les enjeux de sécurité. Ici, l’une des questions les plus cruciales est sans doute celle de la dissuasion militaire. Trump défend l’idée que la Chine devrait obligatoirement être signataire des traités relatifs aux armes nucléaires car, jusqu’à présent, la Russie et les États-Unis ont été les seuls à procéder à des réductions de leur arsenal nucléaire, contrairement aux autres puissances nucléaires, ce qu’il considère comme injuste.

Les relations russo-américaines sont loin de se limiter à l’Ukraine.

Oleg Barabanov

Les perspectives de coopération économique avec la Russie sont aussi au cœur des intérêts américains, notamment la participation d’entreprises américaines à des projets russes susceptibles de générer du profit. Je pense que c’est précisément la raison pour laquelle la question de la levée des sanctions a été abordée.

Il n’est pas jusqu’à la question de l’Arctique qui n’ait été évoquée  : différents médias ont rapporté que des diplomates spécialistes de la région avaient pris part aux négociations. L’Arctique est un terrain potentiel de conflit, autant que de coopération. La question du plateau continental n’est pas encore réglée, tout comme celle du déploiement de troupes et de l’exploitation des ressources. Le principal problème est que, même dans les périodes les plus favorables, la coopération n’a jamais été très active dans cette région. Mais cette situation pourrait être amenée à évoluer.

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