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Le 28 juin 1919, en même temps que le traité de Versailles, Woodrow Wilson, David Lloyd George et Georges Clemenceau signent un traité tripartite souvent oublié : le traité de garantie 1. Les États-Unis et le Royaume-Uni s’engagent auprès de la France à une intervention militaire immédiate à ses côtés en cas d’agression allemande. Cette première alliance atlantique réalisait les aspirations stratégiques de la France en quête d’une alternative à l’alliance franco-russe morte avec la révolution bolchevique d’octobre 1917.
C’était, pour Clemenceau, la garantie de la paix en Europe et pour la France. La non-ratification du traité de Versailles par les États-Unis en mars 1920, sur ordre du Président Wilson rend le traité de garantie caduc. Avec sa disparition, un impact immédiat et dévastateur sur le désordre qui mène à la Seconde Guerre mondiale et sur la conception par la France de sa relation à l’Alliance atlantique se fait sentir.
Trop souvent oubliée et négligée, voici son histoire.
Le Pacte de garantie : aux origines de la première alliance transatlantique
Le 14 décembre 1918, un mois après la signature de l’armistice du 11 novembre, le président des États-Unis arrive à Paris où il s’installe pour six mois afin d’y négocier en personne les traités de paix avec les puissances défaites. La création d’une Société des Nations (SDN) est sa priorité. Dès son pacte négocié et approuvé le 19 février 1919, Wilson repart pour un court voyage à Washington aux fins de le présenter aux sénateurs et aux citoyens américains. Le 14 mars 1919, il est de retour à Paris et le Premier ministre David Lloyd George lui rend immédiatement visite pour une raison impérieuse : il vient de soumettre au cabinet britannique la proposition que les États-Unis et le Royaume-Uni offrent à la France une garantie spéciale en cas d’agression allemande. Plus tard dans l’après-midi, Wilson et Lloyd George rencontrent Georges Clemenceau à l’hôtel Crillon, siège de la délégation américaine à la négociation des traités de paix, et proposent officiellement à la France une alliance militaire avec leurs deux pays, qui prendrait le nom de Pacte de garantie. Ce traité spécial assurait qu’en cas d’agression allemande, la Grande-Bretagne et les États-Unis s’engageraient immédiatement aux côtés de la France sans attendre les délibérations de la SDN.
Wilson y voyait plusieurs avantages. Au début de janvier 1919, il avait fait inclure dans le Pacte de la SDN une clause par laquelle chacun des États membres s’engageait à préserver l’intégrité territoriale des autres États contractants en cas d’agression extérieure. Clemenceau désirait même une SDN plus puissante qui aurait disposé en propre de forces de police internationale maritimes et terrestres, mais Wilson s’y opposa. La France, qui ne pouvait plus compter sur son ancienne alliance avec une Russie devenue bolchévique, acceptait de se reposer sur les membres de la SDN pour garantir sa sécurité. Mais au cours du voyage de Wilson à Washington, les républicains rejetèrent vigoureusement la clause de solidarité automatique inscrite dans le Pacte. Pour obtenir la ratification du Sénat, Wilson accepta de la supprimer. Le Conseil de la SDN — composé de neuf membres dont cinq permanents : les États-Unis, la France, l’Italie, le Japon et le Royaume-Uni — déciderait à l’unanimité et au cas par cas quelle sanction appliquer en cas d’agression, ce qui revenait à garantir un droit de veto aux États-Unis, mais aussi à chacun des états-membres du conseil.

La France perdait la garantie qui était contenue dans la clause de solidarité automatique. Mais elle s’assurait, avec l’offre des États-Unis et du Royaume Uni, leur solidarité directe en cas d’agression allemande. En échange, Wilson demanderait que la France soutînt son projet amendé de Société des Nations et qu’elle abandonne son idée d’un État tampon sur la rive gauche du Rhin.
Pour la France, c’était plus qu’une compensation : se constituait une alliance tripartite, l’alliance atlantique qu’elle avait espérée.
Au lendemain de l’armistice, alors que Paris se prépare à accueillir la conférence de la paix, Louis Aubert, diplomate, et plus proche collaborateur d’André Tardieu, bras droit de Clemenceau pour la conférence, avec qui il avait dirigé le Haut-Commissariat de la France aux États-Unis de 1917 à 1918 2, suggère une stratégie : mettre en place une nouvelle alliance qui viendrait remplacer l’alliance franco-russe, une alliance franco-américaine et accessoirement atlantique « étant donné l’importance que représentent pour la France l’entrée dans les affaires du monde deux générations plus tôt qu’elle ne l’aurait fait si la guerre n’était survenue ». Dans sa note pour Clemenceau — qui la lit et l’annote — Aubert parie sur « la possibilité d’amener graduellement les États-Unis à l’idée d’alliance sous couvert de la Société des Nations » 3.
Et voilà que cette offre arrive sans même que la France l’ait demandée.
Officiellement, Clemenceau réclamait, en soutien du Maréchal Foch qui voyait la sécurité de la France dans le contrôle du Rhin, la création d’un État allemand sur la rive gauche du fleuve, ou son occupation permanente. À la veille du retour de Wilson à Paris, Tardieu avait négocié avec le colonel House, le conseiller diplomatique de Wilson, la création d’une république temporaire sur la rive gauche du Rhin. De retour à Paris, Wilson désavouait son collaborateur. D’accord avec Lloyd George, il se refusait à une Alsace-Lorraine à l’envers qui entraînerait l’Allemagne et les Allemands dans un désir de revanche perpétuel. C’était un non ferme et définitif, en compensation duquel les deux alliés offraient à Clemenceau ce pacte de garantie. Plus tard nombreux sont ceux qui écriront que Clemenceau dût céder à Wilson en n’obtenant pas un État tampon, ou l’occupation permanente de la rive gauche du Rhin. Clemenceau, quant à lui, indiqua que les résultats du traité étaient ce qu’il avait toujours recherché, depuis le début, c’est-à-dire l’alliance avec les États-Unis d’Amérique et l’Empire britannique.
Dès qu’il reçut l’offre de Lloyd George et de Wilson, le 14 mars 1919, Clemenceau partagea l’information avec Tardieu et Louis Loucheur, son ministre de l’Armement. Après leur avoir rappelé l’opposition irréductible des États-Unis et de l’Angleterre à l’occupation permanente de la rive gauche du Rhin, il leur dit : « il faut donc choisir : ou la France sur la rive gauche du Rhin dans sa solitude, ou la France ramenée à la frontière de 1814, c’est-à-dire avec l’Alsace Lorraine et une partie, sinon toute la Sarre, et l’Amérique et l’Angleterre alliée avec nous. 4 » Clemenceau estimait que cela valait la peine de prendre un risque car, si le pacte de garantie était ratifié, il « suffisait à exclure la guerre » 5. Jamais l’Allemagne n’attaquerait plus la France si la solidarité militaire américaine et anglaise intervenait immédiatement. C’était une OTAN avant la lettre qui protégerait la France non de la Russie soviétique, mais de l’Allemagne.
Compte tenu de la distance géographique entre l’Angleterre — et plus encore entre les États-Unis — et la France, il y aurait toujours une période, en cas d’attaque allemande, où la République devrait se défendre seule. Pour cette raison, Clemenceau revendique et obtient, après de longues et laborieuses négociations, une occupation temporaire de la rive gauche du Rhin — pour une période de quinze ans — après laquelle l’évacuation de la Rhénanie pourrait encore être reportée si les garanties contre une agression allemande étaient insuffisantes, par exemple si le pacte de garantie n’était pas ratifié par le Sénat américain.
Au total, chacun des trois principaux alliés voient ses priorités satisfaites : à l’Empire britannique la majeure partie des colonies allemandes et des fortes réparations imposées à l’Allemagne qui pourront en partie être reversées à ses dominions — Australie, Nouvelle Zélande, Afrique du Sud et Canada ; aux États-Unis la SDN, qui les place au centre de la diplomatie mondiale ; enfin à la France le retour de l’Alsace-Lorraine, une partie des réparations et, grâce à cette alliance atlantique, la sécurité militaire.
Pour Louis Aubert les conséquences sont claires : « une alliance entre Grandes Puissances même strictement limitée en son principe à un objet défensif, tend toujours à donner naissance à un groupe politique qui prend l’habitude de se concerter sur toutes les grandes questions. Autour de l’alliance défensive franco-russe, petit à petit, par rayonnement, l’Entente s’est formée. » La nouvelle entente franco- anglo-américaine dominera la politique internationale pendant un demi-siècle. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit des deux plus grandes puissances mondiales, avec qui la France a partout « dans les deux hémisphères, un voisinage direct d’intérêt. » Ce sont les deux plus grandes puissances maritimes et libérales « hostiles par conséquent à toute domination du continent par l’Allemagne. C’est leur appui qui permettra le mieux à la France et à ses amis slaves de résister au pangermanisme, qu’il prenne des dehors socialistes ou militaires. »
L’entrée de l’Amérique dans les affaires de l’Europe ne serait, pour lui, que bénéfique. Il continue : « Sa force énorme et candide peut renouveler les affaires de notre continent, mais comme il n’est de pays avec qui la France en ce qu’elle a de démocratique ait le plus d’affinités, ce renouvellement ne peut que nous être favorable. Appuyée sur l’alliance anglo-américaine, il est permis désormais à la France de reprendre en Europe, dans le monde, sa liberté d’allure et, pour la première fois depuis cinquante ans, de recommencer à y être elle-même. » 6
Les parlements français et britanniques ratifient les deux traités, de Versailles et de garantie, ce dernier à l’unanimité par la Chambre des Communes.

Reste le Sénat américain, passé dans le camp républicain, aux élections de novembre 1918. Lorsque Woodrow Wilson y présente le traité de Versailles, le 10 juillet 1919, il a conscience de l’enjeu. Il lui faut obtenir le soutien des deux tiers de la Chambre haute pour voir le Traité ratifié et son legs à l’humanité, la Société des Nations, entériné.
Wilson a la possibilité de se concilier une majorité républicaine qui redoute de voir les États-Unis ligotés par des engagements internationaux. Pour apaiser leurs craintes, il peut démontrer à ses opposants, qu’il a pris en compte leur désir de limiter aux alliés du temps de guerre, la France et l’Angleterre, les garanties d’assistance militaire. C’était ce que souhaitait l’ancien président Theodore Roosevelt, tout juste décédé en janvier 1919, et ce que veulent encore la majorité des chefs républicains (Cabot Lodge, Elihu Root et Philander Knox) et même une majorité des 16 sénateurs « irréconciliables », opposants irréductibles à la Société des Nations ; ils plaident pour le maintien en temps de paix de l’alliance en vigueur contre l’Allemagne 7, ils voient en la France et l’Angleterre un bouclier devenu nécessaire contre une éventuelle agression allemande. Car en cas de victoire de l’Allemagne, les États-Unis, confrontés à un empire belliqueux contrôlant les rivages atlantiques de l’Europe, devraient consentir un effort d’équipement militaire gigantesque pour assurer la sécurité de leur propre continent. Ils sont donc prêts à intégrer une « alliance des alliés » et approuvent le traité particulier avec la France pour assurer sa sécurité 8. En revanche, ils ne veulent pas d’une organisation qui entraînerait les États-Unis à intervenir aux quatre coins du monde.
Wilson considère également le pacte de garantie comme le seul engagement ferme des États-Unis : « En cas d’agression unilatérale de l’Allemagne contre la France, nous n’attendrons pas d’action concertée sous l’égide de la Société des Nations, pour nous porter immédiatement au secours de la France » 9. Wilson peut aussi dire aux républicains qu’il a intégré leurs autres demandes : la garantie de la doctrine Monroe, le droit de retrait de la SDN.
La « folie » de Wilson et la solitude de Clemenceau
Mais il ne tient pas ce langage, préférant se barricader dans un vocabulaire religieux. D’essence satanique, l’ancien système des relations internationales doit être abattu : « le monstre qui a recouru aux armes doit être enchaîné. » En apportant au monde une nouvelle alliance, il est le messager de la volonté divine : « Les voies sont tracées, le chemin ouvert. C’est la main de Dieu qui nous conduit. Tout retour en arrière nous est interdit. 10 » Il choisit aussi de différer la présentation du traité de garantie avec la France — il fallut les pressions répétées des sénateurs républicains pour que Wilson le leur soumette le 29 juillet 1919.
Jusqu’au 19 mars 1920, Wilson s’oppose aux réserves d’interprétation proposées par les républicains. La plus importante subordonnait toute intervention militaire américaine pour maintenir l’intégrité territoriale d’un autre État — découlant de l’article X du Pacte de la SDN — à l’approbation du Congrès, ce que prévoit toujours la constitution américaine. Les alliés français et anglais firent d’ailleurs savoir que ces réserves étaient pour eux tout à fait acceptables. Le Sénat comptait toujours une majorité pour ratifier le Traité assorti de ces réserves. Fin février 1920 pourtant, Wilson demanda aux sénateurs démocrates de rejeter le traité. La « réserve de Lodge », cherchant « à retirer à la SDN la virilité de l’article X », était, selon Wilson, une atteinte au cœur même du Traité. Pour lui, soit l’Amérique entrait dans le Traité sans peur d’assumer l’obligation morale du leadership mondial dont dorénavant elle disposait, soit elle se retirait du grand concert des puissances. L’un des sénateurs irréconciliables notait qu’en refusant tout compromis, Wilson étranglait son propre enfant : la presse jugea que Wilson était lui-même devenu un « irréconciliable ». Il avait par ailleurs admis qu’une éventuelle entrée en guerre des États-Unis demandait l’approbation du Congrès, mais si on exigeait de lui que cela soit écrit — c’est-à-dire que le nom du leader de la majorité républicaine au Sénat Cabot Lodge figure auprès du sien dans l’instrument de ratification — il ne pouvait l’accepter. Le 19 mars 1920, lors du vote final, le Traité incluant les réserves de Lodge semblait avoir rallié suffisamment de sénateurs démocrates pour atteindre la majorité des deux tiers. Il fallut tous les efforts de deux ministres envoyés par Wilson dans les couloirs du Sénat pour que seuls 21 démocrates (sur 44) désobéissent aux consignes du Président et votent avec 28 républicains pour l’adoption, 49 sénateurs au total contre 35. Sept votes manquèrent pour atteindre la majorité des deux tiers nécessaires à la ratification.
Dans son Woodrow Wilson and the Great Betrayal (1945), l’historien Thomas A. Bailey relevait ce « paradoxe majeur » : « L’homme qui avait contraint les Alliés à inscrire la Société des Nations dans le Traité les en détacha. L’homme qui plus que nul autre avait bâti ces arrangements les mit à bas… Par son action, il contribua puissamment à la ruine de la SDN et avec elle à celle des espoirs que lui et l’humanité avaient placés en une organisation qui préviendrait un deuxième conflit mondial. » 11
La cause de l’obstination fatale de Wilson à l’automne 1919 restera toujours matière à interrogation.
Certains pensaient que l’accident vasculaire dont il avait été victime le 2 octobre 1919 avait joué le rôle primordial. Mais ce point de vue était minoritaire. Très nombreux étaient ceux qui attribuèrent alors le comportement de Wilson à des racines psychologiques. C’était le cas de Churchill, Keynes, Cabot Lodge, Lansing, le secrétaire d’État de Wilson. Le travail de Freud et du diplomate américain William Bullitt était venu conforter cette approche 12.
Dans les semaines qui suivirent, l’Angleterre se retira du traité de garantie. À la veille de sa signature, Lloyd George avait glissé un mot sans que Clemenceau ne s’en avise : le traité de garantie entrerait en vigueur du côté britannique « seulement » si les États-Unis le ratifiaient 13. Lorsque ceux-ci firent défaut, la Grande-Bretagne déclina à son tour toute obligation de solidarité avec la France.
Le traité de Versailles entrait en vigueur formellement, amputé cependant de la présence américaine, prévue pour être centrale. Le traité de garantie, lui, était mort. À Paris, la presse soulignait l’échec du pari américain de Clemenceau. Le maréchal Foch prévoyait la guerre et confiait à un ami : « Si nous n’y prenons pas garde… notre armée sera en 1940 de qualité sensiblement inférieure à celle qu’elle était en 1914. » 14
Clemenceau, à la retraite depuis sa défaite à la présidence de la République en janvier 1920, ne renonçait pourtant pas à l’Alliance atlantique.
Il décida contre l’avis des gouvernements américain et français de faire un voyage aux États-Unis à la fin de 1922. Dès son arrivée à New York, puis à Boston, Chicago, Baltimore, Saint Louis, Washington, partout où il s’arrêta, Clemenceau parla devant des salles ou des stades bondés. Devant chaque auditoire, il abordait la question des relations entre la France et l’Allemagne. Il développait cette même idée « qu’après une terrible guerre qui avait quasi détruit les deux pays, le plus petit d’entre eux victorieux est en danger de devoir combattre encore avec le plus grand qui peut avoir envie de vouloir effacer l’humiliation de la défaite ».
Clemenceau faisait comprendre la situation de la France à des milliers d’Américains venus assister à ses meetings : « Imaginez les États-Unis saignés de 6 millions de ses travailleurs et de ses régions industrielles par un puissant ennemi. Que cet ennemi a été repoussé de l’autre côté du Rio Grande ou du Canada avec l’aide de l’Angleterre et de la France. Mais qu’ensuite elles s’en aillent et qu’elles vous disent de vous débrouiller par vous-mêmes, d’aller chercher le paiement du coût de la guerre chez l’ennemi, et avec cet argent de rembourser la France et l’Angleterre des prêts effectués durant la guerre pour maintenir les soldats sur les champs de bataille et nourrir le peuple afin de prévenir toute famine. 15 » Il exposait sans cesse que la paix dans le monde dépendait du rétablissement de relations cordiales entre la France, l’Angleterre et l’Amérique 16. Mais il sentait bien aussi, que du côté du gouvernement américain l’heure n’était pas à la relance de la solidarité avec la France. Alors, quand un jour le colonel House soumit son idée à Clemenceau de prendre l’initiative d’une rencontre avec Hindenburg — House savait l’estime que ce dernier portait au « Tigre », et réciproquement — Clemenceau ne dit pas non 17. Georges-Henri Soutou a montré comment au printemps 1919 Clemenceau avait, par l’intermédiaire de deux envoyés secrets à Berlin, repris contact avec les Allemands. Il avait conscience qu’une Allemagne viable économiquement était nécessaire à la reconstruction de la France et voulait aussi préparer celle-ci à l’absence éventuelle des Américains. Par ses contacts, Émile Haguenin et René Massigli, Clemenceau comprit que pour l’Allemagne, les pertes territoriales étaient moins importantes que l’atteinte à son potentiel économique. Et que la Silésie, productrice de 44 millions de tonnes de charbon, était plus importante pour elle que la Sarre, avec sa production de 13 millions 18. C’est pourquoi, lorsque Lloyd George proposa de soumettre le statut de la Silésie au référendum plutôt que de l’affecter automatiquement à la nouvelle Pologne, comme il était prévu dans le projet initial de traité soumis aux Allemands, Clemenceau le soutint. Là encore, en novembre 1922, prévoyant que son voyage américain pourrait avoir échoué, il n’avait pas dit non à une rencontre avec Hindenburg.

Mais l’invasion de la Ruhr décidée par Poincaré en janvier 1923 rendit impossible ce projet. Clemenceau la jugeait sévèrement et elle fut un échec. Elle mit la France en situation de faiblesse. Aussi, lorsqu’en 1924 House relança Clemenceau et lui écrivit que « le moment psychologique opportun approchait pour entreprendre son aventure en Allemagne », Clemenceau ne répondit-il pas. La rencontre avec Hindenburg n’était plus d’actualité 19.
La non-ratification par les États-Unis du traité de garantie continuait de faire des dégâts durables et de mobiliser l’attention publique.
Des dégâts durables
Car Foch ne s’était pas remis de l’acceptation par Clemenceau de cette proposition d’alliance atlantique : « l’heure décisive » 20 dans le long déroulé de la mise au point entre alliés des traités de paix, le moment où Clemenceau lâcha la revendication de l’occupation durable de la rive gauche du Rhin ou de la création sur cette rive gauche d’un état indépendant de la grande Allemagne contre des garanties illusoires : « rien ne subsistait donc des promesses qu’on nous avait faites et dont nous nous étions bien imprudemment contentés. Il ne resta que notre abandon. » 21
Cette condamnation de Foch parut après la mort du Maréchal et força Clemenceau à sortir de sa réserve — il s’était jusque-là contenté d’écrire une préface à l’ouvrage de Tardieu, La Paix, 1924. « Le Pacte de Garantie ne nous apportait rien de moins que la sanction suprême du Traité de Paix 22 répliqua-t-il dans un ouvrage paru également après sa propre mort. Avec les alliés anglais et américains il ne s’agissait pas moins que de continuer dans la paix la politique qui les avait amenés sur le champ de bataille » car le pacte de garantie « suffisait à exclure la guerre » comme le reconnut le ministre britannique des Affaires étrangères Lord Curzon 23 lors du débat de ratification parlement britannique à l’unanimité. Cette « invitation oblique » aux revanches de l’Allemagne était pour Clemenceau une « cruelle surprise ». Lui succéda la volonté des États-Unis de faire payer à la France — qui dans la guerre avait servi de bouclier — et à toutes les démocraties occidentales des engagements financiers que la France ne pourrait pas payer. Vilipendé par toute la classe politique française, trahi par Lloyd George et abandonné par les Américains Clemenceau, n’en gardait pas moins son cap : « la sécurité internationale offerte à la France qui l’avait accepté ne put se réaliser par l’incompréhension de quelques intelligences défaillante » 24. Sa certitude que même sans traité l’Angleterre — et aussi les États-Unis — serait encore un allié en cas d’agression allemande se révéla juste. Face à l’Allemagne, puis par la Russie soviétique, l’alliance atlantique était de l’intérêt et des valeurs communes des puissances anglo-franco-américaines.
Mais l’expérience douloureuse de l’abandon de l’alliance atlantique par un Président des États-Unis qui s’y était engagé, ne fut pas oubliée par les dirigeants de la France.
Avant de se confronter à Franklin D. Roosevelt, De Gaulle en avait observé les modalités et les conséquences. Entre 1918 et 1920, la France avait promu, réalisé, puis vu échouer à son détriment la première alliance atlantique.
Sources
- Voir aussi Patrick Weil, Le président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’Etat, Paris, Grasset, 2022
- Cf. Peter Jackson, La conception transatlantique de sécurité du gouvernement Clemenceau à la Conférence de Paix de Paris, 1919, Histoire, Économie et Société, Décembre 2019, Vol. 38, No. 4, VARIA (Décembre 2019), pp. 65-87.
- Note confidentielle. Louis Aubert, l’opinion française et le Président Wilson, annotations de Georges Clemenceau, Archives du Service Historique de la Défense, GR6 N137.
- Louis Loucheur, Carnets Secrets, 1908-1932, présentés et annotés par Jacques de Launay, Bruxelles, Brepols, 1962, p. 71. 2
- Georges Clemenceau, Grandeurs et misères d’une victoire, Paris,Plon, 1930, 1re édition, p. 209.
- Louis Aubert à André Tardieu, 12 mai 1919, p. 10, Fonds Tardieu, PA-AP 166.
- Ralph A. Stone, The Irreconcilables : The Fight against the League of Nations (Lexington : University Press of Kentucky, 1970), 41. Lloyd E. Ambrosius, “Wilson, the Republicans, and French Security after World War I,” Journal of American History 59, no. 2 (1972) : 341–352. Priscilla Roberts, “The Anglo-American Theme : American Visions of an Atlantic Alliance, 1914–1933”, Diplomatic History, Summer 1997, Vol. 21, No. 3 (Summer 1997), pp. 333-364.
- William C. Widenor, Henry Cabot Lodge and the Search for an American Foreign Policy, UCP, 1980, pp. 295-297.
- Woodrow Wilson, The Papers of Woodrow Wilson, ed. Arthur S. Link et al., 69 vols. (Princeton, NJ : Princeton University Press, 1966–1993), vol. 61, p. 376. Si Wilson, pensait Lippmann, avait présenté la SDN comme un moyen de perpétuer la paix et le rapport de force qui découlaient de la victoire, le peuple américain l’aurait sans doute acceptée(W. Lippmann, U.S. Foreign Policy : Shield of the Republic, Little, Brown, 1943, p. 37).
- Discours au Sénat, 10 juillet 1919, PWW, vol. 61, p. 436.
- Thomas A. Bailey, Woodrow Wilson and the Great Betrayal, Macmillan, 1945, p. 277
- Patrick Weil, Un fou à la maison blanche, Le Président Wilson, l’ambassadeur Bullitt et Sigmund Freud, Odile Jacob, 2024.
- Antony Lentin, ‘Une aberration inexplicable’ ? Clemenceau and the abortive Anglo‐French guarantee treaty of 1919. Diplomacy & Statecraft, 8(2), 1997, 33. https://doi.org/10.1080/09592299708406042
- Archives du MAE, Papiers Charles-Roux, MAE/PA-AP 37/2.
- « Clemenceau plain talk », Nashville Tennessean, 23 novembre 1922.
- Crucy, F., art. cit.
- Bonsal, Stephen, « What Manner of Man was Clemenceau », World’s Work, février 1930, p. 72.
- Soutou, Georges-Henri, « La France et l’Allemagne en 1919 », in Bariéty, Jacques, Guth, Alfred, Valentin, Jean-Marie, La France et l’Allemagne entre les deux guerres mondiales, actes du colloque des 15-17 janvier 1984, Nancy, PUN, 1987, p. 9-19 et Ulrich, Raphaële, in Boyce, Robert, French Foreign and Defense Policy 1918-1940, Londres, Routledge, 1998 ; Aballéa, Marion, « Une diplomatie de professeurs au cœur de l’Allemagne vaincue. La mission Haguenin à Berlin (mars 1919-juin 1920) », Relations internationales, 150, 2012.
- Bonsal, Stephen, art. cit., p. 72.
- Le mémorial de Foch, mes entretiens avec le Maréchal par Raymond Recouly, Paris, les Éditions de France, 1929, p. 195.
- Idem, p. 196.
- Clemenceau, Grandeur et Misère, p. 2082.
- Idem, p. 209.
- Idem, p. 212.