Doctrines de la Russie de Poutine

« Démembrer l’Ukraine » : dans la tête de Sergueï Narychkine, négociateur clef de Vladimir Poutine

Pour négocier sur l’avenir de l’Ukraine, Poutine a envoyé l’un de ses anciens collègues du KGB : Sergueï Narychkine.

Homme clef du premier cercle du Kremlin, il préside la Société historique russe.

Son obsession récurrente : le démembrement total de l’Ukraine. Et une méthode : puiser dans les sources historiques que lui fournissent les extrêmes droites européennes.

Nous le traduisons.

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Le Grand Continent
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© Sergei Savostyanov/TASS/Sipa USA

Le possible dénouement de la guerre en Ukraine vient de réactiver un genre noble mais un peu oublié de la presse internationale : le profil des diplomates et autres autorités envoyés négocier un accord de paix.

Côté russe, on annonce déjà que Vladimir Poutine, bien déterminé à négocier cet accord dans les conditions les plus favorables pour son pays, se prépare à envoyer des « poids lourds » de la diplomatie nationale. 

Parmi eux, Iouri Ouchakov est tout sauf un inconnu  : ambassadeur aux États-Unis entre 1998 et 2008, c’est un fin connaisseur des milieux et pratiques diplomatiques d’outre-Atlantique  ; il officie depuis la fin de ces fonctions comme conseiller du président de la Fédération de Russie en matière diplomatique. Une personnalité moins attendue a également été sollicitée  : Kirill Dmitriev, né en Ukraine soviétique, PDG du fonds souverain Russian Direct Investment Fund. En envoyant un homme venu du monde des affaires, familier des sphères du pouvoir économique des États-Unis — il a étudié à Stanford et à la Harvard Business School avant de travailler pour Goldman Sachs et McKinsey — la Russie montre qu’elle compte bien trouver une langue commune avec ses nouveaux homologues de l’équipe de Donald Trump.

À côté d’une série de fins connaisseurs des États-Unis, Vladimir Poutine dépêchera également son ancien collègue du KGB Sergueï Narychkine, directeur des services de renseignement extérieur de la Fédération de Russie, qui a participé, comme Iouri Ouchakov, aux précédentes étapes de négociations avec l’Ukraine. 

Pour mieux saisir la disposition d’esprit de ces figures que la Russie envoie négocier l’avenir de l’Ukraine, il faut lire ce qu’en disait il y a quelques jours, le 13 février, ce même Sergueï Narychkine — qui est également l’un des proches de Poutine qui avait à plusieurs reprises accueilli Marine Le Pen à Moscou — dans le cadre d’une intervention devant la très officielle Société historique russe, dont il est le président depuis 2012.

Dans ce discours jusqu’ici inédit en français, il en ressort clairement que, si la Russie de Poutine renoue avec des pratiques diplomatiques du XIXe ou du premier XXe siècle, elle entend accorder à peu près autant d’importance à la souveraineté nationale qu’elle le faisait à l’époque. 

Narychkine l’énonce clairement  : les revendications des vautours ultranationalistes des pays à l’Est de l’Europe — dont il cite un florilège dans son intervention de la Hongrie d’Orbán à la Moldavie en passant par l’extrême droite roumaine — ne sont pas sans fondement historique. L’Ukraine étant, administrativement, une construction somme toute récente et arbitraire, et même une « souveraineté avortée » selon Narychkine, rien ne s’opposerait, du point de vue de la Russie, à ce que s’opère un redécoupage de ses frontières et une redistribution de ses territoires entre la Bulgarie, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie et, bien sûr, la Russie — ce qui aboutirait à sa disparition pure et simple.

Fondé sur les revendications territoriales des extrêmes droites d’Europe de l’Est, ce « deuxième partage de l’Ukraine » pour reprendre les mots de Vladislav Sourkov ferait écho au « plan de Medvedev » d’un éclatement de l’État-nation ukrainien entre les pays voisins.

Derrière les circonvolutions historiques prétendument « scientifiques » et « professionnelles » d’un Narychkine, qui n’avance en réalité que des éléments connus de tout écolier ukrainien — et de toute personne ayant accès à Wikipedia —, on constate que l’objectif de la Russie de Vladimir Poutine demeure inébranlable. Il s’agit, encore et toujours, de détruire l’Ukraine en tant qu’État indépendant. Ce que Vladimir Poutine n’a pas réussi à faire politiquement — puisqu’il a échoué à faire de l’Ukraine un second Bélarus — il entend bien le faire par les armes, les cartes d’état-major et les traités de paix.

Chers collègues, bonjour,

C’est un immense plaisir pour moi de vous accueillir ici, au siège de la Société historique russe. Notre table ronde d’aujourd’hui porte un titre ô combien évocateur  : « De Kharkov à Užgorod  : histoire des conflits et des compromis territoriaux ».

Tous ici nous savons, et nous ne sommes pas les seuls à le savoir, que le territoire de la République socialiste soviétique d’Ukraine ne s’est constitué qu’à l’époque de l’URSS. Jusqu’alors, l’Ukraine n’existait tout simplement pas en tant qu’entité administrative unifiée. Les éphémères formations quasi-étatiques qui l’avaient précédée, comme la Rada centrale [1917-1918] ou la dictature du hetman Skoropadskij [1918], avaient vu le jour au sein de frontières bien plus réduites. La République socialiste soviétique d’Ukraine comprenait pour sa part une marqueterie de territoires ayant appartenu à plusieurs États voisins, tous rattachés historiquement à une base territoriale russe.

Quelques jours avant l’invasion à grande échelle de l’Ukraine du 24 février 2022, Sergueï Narychkine avait été l’un des protagonistes essentiels de la grande mise en scène de Poutine visant à effacer l’Ukraine des esprits.

Après un discours fleuve où Poutine avait annoncé, le 21 février, « l’indépendance et la souveraineté de la République populaire de Donetsk et de la République populaire de Lougansk », le rôle joué par Narychkine était de présenter devant le Conseil de Sécurité de la Fédération de Russie l’option d’une annexion de ces territoires. En pratique, cette séquence était l’une des dernières pierres de l’édifice narratif préalable à l’invasion militaire à grande échelle.

Après la chute de l’Union soviétique, les nouvelles autorités de Kiev, au lieu de saisir leur chance de bâtir pas à pas un nouvel État en partant de rien, ont préféré se concentrer sur leur enrichissement personnel sur le dos du peuple ukrainien, flirter avec le néonazisme, pour finalement se placer sous la suzeraineté des Anglo-Saxons et servir de bélier tourné vers la Russie. Le pays tout entier a été conduit à la catastrophe  : l’effondrement de sa souveraineté apparaît désormais inévitable.

Aussi entend-on de plus en plus de voix, tout particulièrement en Europe de l’Est, affirmer que, dans ce contexte de démembrement inéluctable de l’Ukraine, les territoires qui l’ont composée doivent revenir aux pays voisins. 

S’appuyer sur des références européennes reprenant la propagande du Kremlin est devenu une constante dans le premier cercle de Poutine pour décrédibiliser la position de l’Union européenne et chercher des relais chez les régimes ou les personnalités politiques alignées sur la propagande du Kremlin — ou du moins opportunément complaisantes vis-à-vis de Poutine. 

Dans son interview de janvier, Nikolaï Patrushev l’exprimait lui aussi en des termes similaires : « nous n’avons rien à débattre avec Londres ou Bruxelles. Il y a bien longtemps que la direction de l’Unione européenne, par exemple, a perdu le droit de parler au nom de certains de ses membres — la Hongrie, la Slovaquie, l’Autriche, la Roumanie et d’autres pays résolus à œuvrer pour la stabilité de l’Europe et à occuper une position équilibrée vis-à-vis de la Russie. »

Nos collègues de la Société historique russe ont préparé une petite sélection de citations récentes en ce sens, je vous propose de les écouter.

« L’Ukraine a été un territoire disputé pendant de nombreux siècles  : c’est ce qui la distingue de la Hongrie. »

Victor Orbán, président de la Hongrie, le 17 octobre 2024.

« Si cette guerre se termine par une perte de souveraineté pour l’Ukraine, car c’est aussi cela qui est en jeu, alors, au nom du seul parti hongrois endossant cette position, permettez-moi de déclarer que nous revendiquons la Transcarpatie. »

László Toroczkai, président du parti hongrois d’extrême-droite « Notre Patrie », le 28 janvier 2024.

Comme les autres passages cités, cette affirmation de László Toroczkai, président du parti d’extrême-droite hongrois Mouvement Notre patrie (Mi Hazánk Mozgalom) selon laquelle, si l’Ukraine perdait à l’issue de la guerre son statut d’État, la Hongrie allait « revendiquer » la Transcarpatie fait partie des nombreuses justifications à ceux qui plaident à Moscou pour un démembrement pur et simple de l’État ukrainien.

L’oblast ukrainien de Transcarpatie, rattaché à l’Ukraine soviétique après la Seconde Guerre mondiale, abrite une importante communauté magyarophone.

« L’Ukraine d’aujourd’hui est un État inventé de toutes pièces  : la République socialiste soviétique d’Ukraine. » 

Călin Georgescu, candidat d’extrême-droite aux élections présidentielles en Roumanie.

« L’Ukraine existe dans des frontières qui sont tout sauf naturelles. Elle doit donc céder ses territoires  : la Transcarpatie à la Hongrie, la Galicie à la Pologne, la Bucovine à la Roumanie, le Donbass et la Crimée à la Russie. Tous ces territoires appartiennent à d’autres pays. »

Andrei Marga, ancien ministre des Affaires étrangères et de l’Éducation nationale de la Roumanie, le 17 septembre 2022.

« Les étapes nécessaires au rétablissement de la paix en Ukraine exigent notamment la reconnaissance des réalités historiques liées aux territoires qui se sont trouvés temporairement sous le contrôle de Kiev. Je ne parle pas seulement ici des territoires de la Russie, mais aussi de ceux de la Roumanie. »

Diana Șoșoacă, ancienne sénatrice roumanie, députée européenne, le 5 février 2025.

En Roumanie, l’Alliance pour l’unité des Roumains (Alianța pentru Unirea Românilor) milite pour l’annexion des régions frontalières avec l’Ukraine — la Bessarabie, la Bucovine du Nord et le raion de Hertsa. 

Il y a un an, en janvier 2024, le cofondateur du parti Claudiu Târziu déclarait : « Nous ne serons pas vraiment souverains tant que nous n’aurons pas rétabli l’État roumain dans ses frontières naturelles. La Bessarabie doit retourner à la maison. Le nord de la Bucovine ne peut pas être oublié, le sud de la Bessarabie… la Transcarpatie, tout ce qui faisait et fait partie de la nation roumaine doit retourner dans ses frontières nationales ».

« Je souhaite adresser une remarque à certains représentants politiques de l’Union Européenne, de Roumanie et d’ailleurs, qui s’apprêtent déjà à démembrer l’Ukraine. Tout d’abord, ces terres que vous évoquez sont historiquement moldaves, au moins pour une partie d’entre elles. Des centaines de milliers de Moldaves y vivent encore aujourd’hui, sur leurs terres, où ils parlent leur langue, la langue moldave. »

Igor Dodon, ancien président de la République de Moldavie, président du Parti des socialistes de la République de Moldavie, en février 2025.

« Rien n’est plus logique que l’unification de la Bulgarie et de la Macédoine en un seul État, ainsi que le retour de la Bessarabie du Sud à la Bulgarie. L’Ukraine est en cours de désintégration. Lors du futur congrès de paix qui décidera du sort de la soi-disant souveraineté ukrainienne, de cette souveraineté avortée, la Bulgarie devra revendiquer la Bessarabie bulgare. »

Kostadin Kostadinov, président du parti ultranationaliste bulgare Renaissance, le 10 janvier 2025.

« Certaines figures politiques polonaises pensent qu’un accord a été signé entre Trump et Poutine. Nous assisterons peut-être à une désintégration de l’Ukraine. L’ouest de l’Ukraine retient également leur attention, peut-être pour construire une quelconque union, peut-être pour s’emparer de Lviv et d’autres villes d’Ukraine de l’Ouest  : il faut avoir conscience que des plans de ce genre existent aussi. »

Tomasz Szmydt, juge de Varsovie, désormais en asile politique en Biélorussie, le 10 février 2025.

« Lviv doit revenir à la Pologne. Vous [les Ukrainiens] l’avez reçue des mains de l’URSS sans le moindre fondement, je vous le rappelle. »

Kaja Godek, activiste polonaise de la fondation réactionnaire Życie i Rodzina (« Vie et Famille »), le 28 novembre 2023.

Je vous remercie. Pour l’essentiel, ces débats ont été suscités par le cours même des événements. On voit de plus en plus de gens très éduqués, très réfléchis, prendre part aux discussions sur les futures frontières de certains pays d’Europe de l’Est. Dans cette perspective, il me semble que le système complexe des possibles politiques en la matière exige une analyse historique précise, tenant compte des grandes tendances qui ont conduit certains espaces frontaliers à faire partie de cet État avorté qu’est aujourd’hui l’Ukraine.

Par exemple, comment se fait-il qu’il y ait des Hongrois à Mukačevo  ? Ce n’est tout de même pas Staline qui les y a installés. La Transcarpatie faisait partie du royaume de Hongrie depuis le XIe siècle. Ce n’est qu’au lendemain de la défaite austro-hongroise dans la Première Guerre mondiale que cette région a brièvement été intégrée à la Tchécoslovaquie, avant son transfert à la République socialiste soviétique d’Ukraine en 1945, au terme de négociations avec le gouvernement tchécoslovaque. Je répète que les autorités soviétiques n’ont donc effectué aucun déplacement de population hongroise vers ce territoire, mais qu’elles se sont contentées de se rattacher un territoire avec les populations qui y vivaient. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, quelques jours avant l’effondrement de l’URSS, le 1er décembre 1991, un référendum a eu lieu en Transcarpatie en vue de lui accorder un statut d’autonomie. Près de 80 % des électeurs ont soutenu cette proposition, mais Kiev a préféré faire comme si la volonté populaire ne s’était pas prononcée.

Les revendications territoriales les plus constantes ont toutefois été celles de la Pologne en direction de ses soi-disant « confins orientaux ». Cette insistance lui a d’ailleurs valu le titre de « hyène de l’Europe », une expression du Premier ministre britannique Winston Churchill. Dans le contexte actuel, la Pologne lorgne sur Lviv — et non sans fondement  ! L’ancienne ville de Lemberg est encore réputée pour ses splendides échantillons d’architecture polonaise.

La Galicie et la Volhynie ont quant à elles été incorporées à la République socialiste soviétique d’Ukraine en 1939, au sortir de la campagne de l’Armée rouge en Pologne. Jusqu’à cette date, le gouvernement nationaliste polonais s’était efforcé d’assimiler ces territoires avec une application toute particulière. Des dizaines de milliers de vétérans polonais y avaient été installés, les fameux « osadniki » [colons polonais], bénéficiant d’importantes parcelles agricoles. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui expliquent la profonde hostilité des nationalistes ukrainiens d’aujourd’hui à l’égard des Polonais — une hostilité réciproque  : vous n’ignorez pas que l’un des grands symboles de la mémoire historique polonaise reste le massacre de Volhynie [massacre de Polonais par des troupes nationalistes ukrainiennes entre 1942 et 1945].

Enfin, certaines parties des territoires de la Bessarabie et de la Bucovine du Nord, rattachées à la République socialiste soviétique d’Ukraine après 1940, intéressent encore aujourd’hui la Roumanie, bien que ces territoires soient parfois revendiqués par des Moldaves. Cela n’a pas empêché le Parlement roumain de 1991 de déclarer invalides les résultats du référendum sur l’indépendance de l’Ukraine, du moins pour ses sections concernant la Bucovine du Nord, les régions de Herța et de Hotin et le sud de la Bessarabie.

Comme vous le voyez, cher collègues, l’histoire de la constitution des frontières en Europe de l’Est offre un horizon particulièrement large à la discussion scientifique professionnelle. 

Je le répète  : à la discussion scientifique professionnelle, mais à une discussion dont les conclusions pourraient se révéler utiles et fournir un point d’appui à l’élaboration future de décisions juridiques internationales. Je souhaite de tout mon cœur qu’avec notre table ronde d’aujourd’hui, au sein de la Société historique russe, nous donnions à cette discussion un point de départ de qualité, une impulsion professionnelle.

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