De la Liberté mobilise principalement des penseurs européens — ce qui peut sembler paradoxal, étant donné que les États-Unis se considèrent depuis longtemps comme la « terre de la liberté ». Pensez-vous que ces perspectives européennes puissent encore enrichir les débats américains sur cette question et, plus encore, qu’elles puissent toujours être entendues aux États-Unis ?
La dernière question est la plus simple : manifestement, oui — puisque le livre est lu aux États-Unis. Ces auteurs ne sont donc pas inaudibles.
Cela étant dit, vous avez raison de souligner que la culture européenne, en tant que telle, est de moins en moins significative dans le contexte américain. Le fait qu’une idée soit d’origine européenne ne lui confère plus de prestige particulier aux États-Unis. Si je mobilise des penseurs européens dans cet ouvrage, ce n’est donc en aucun cas pour leur notoriété. Bien au contraire, j’ai choisi des auteurs qui ne sont ni particulièrement prestigieux ni très connus.
Ce qui m’intéresse avant tout, c’est d’introduire une conception différente de la liberté. Et, pour cela, il est utile de dérouter le lecteur, de le surprendre, de l’amener à explorer des voies inattendues. Il est également précieux de partir de notions fondamentales comme l’empathie ou la corporéité — des terrains où les penseurs européens sont, en général, plus à l’aise que leurs homologues américains. Dans la tradition américaine de la liberté, nous avons tendance à tout abstraire, y compris l’existence individuelle, y compris le corps, dans une quête de clarté et de pureté conceptuelle. À l’inverse, les penseurs que je mobilise, tels qu’Edith Stein ou Simone Weil, restent ancrés dans l’expérience du corps. Cette approche m’a été extrêmement précieuse.
Le fait qu’une idée soit d’origine européenne ne lui confère plus de prestige particulier aux États-Unis.
Timothy Snyder
Comment expliquez-vous ce déclin relatif du prestige de la culture européenne aux États-Unis ?
Les causes sont d’abord démographiques. Les États-Unis sont de moins en moins composés de populations d’origine européenne. Et même pour celles qui le sont, ces populations vivent aux États-Unis depuis un nombre croissant de générations : leurs liens concrets avec l’Europe sont donc, dans la plupart des cas, assez fragiles, voire ténus.
Un autre facteur déterminant est la fin de la Guerre froide. Pendant cette période, les États-Unis se sont engagés de manière réfléchie avec l’Europe. Il s’agissait d’un véritable affrontement d’idées, auquel participaient activement des Européens. Et ces derniers jouaient même souvent un rôle de premier plan dans ces discussions. À cette époque, connaître le français, l’allemand ou le russe était donc essentiel pour prendre part au conflit.
Or cette période s’est terminée il y a 35 ans. Depuis, les États-Unis se sont lancés dans un projet global beaucoup plus confus qui, selon leur propre perception, ne nécessite aucun engagement profond avec une culture particulière. Par exemple, ils peuvent considérer la Chine comme un rival, mais cela ne les pousse pas pour autant à apprendre le mandarin. De même, ils peuvent considérer le Moyen-Orient comme une région importante, sans que cela n’encourage l’apprentissage de l’arabe. Tout cela a conduit à une forme d’éclatement des priorités. Il n’y a plus cette attention ciblée sur une région ou une culture spécifique, même de la part du gouvernement — et cela ne s’améliorera pas avec la nouvelle administration.
Votre ouvrage plaide pour une intégration des libertés négative et positive. À quel moment ces deux conceptions ont-elles commencé à diverger aux États-Unis, et comment expliquer cette divergence ?
La liberté négative se définit comme la résistance à une contrainte extérieure : c’est la liberté que l’on acquiert lorsqu’on est opprimé et que l’on se rebelle, ou que l’on est emprisonné et que l’on s’évade. Elle est évidemment essentielle, mais elle ne peut être comprise sans la liberté positive. Cette dernière repose sur l’idée que ce qui rend l’oppression ou l’emprisonnement inacceptables, c’est qu’ils s’exercent sur un être humain doté de certaines capacités et d’un potentiel à réaliser : ce n’est pas le fil barbelé en lui-même qui est un problème, mais le fait qu’il entrave un individu. Mais, justement, couper ce fil ne suffit pas : il reste à déterminer ce qui est nécessaire pour faire de cette personne un être réellement libre.
Et dans ce cas, l’absence d’oppression ne suffit pas pour définir la liberté. Il faut un engagement moral en faveur de la liberté, mais aussi la création concrète et politique des conditions permettant aux individus de devenir des êtres libres. Autrement dit, la liberté négative est une composante de la liberté positive, mais seulement une partie de celle-ci.
D’un point de vue philosophique ou psychologique, défendre la liberté négative revient à ne jamais se poser la question de ce que l’on défend, mais uniquement de ce à quoi l’on s’oppose. Sur le plan politique, cela se traduit souvent par une hostilité envers l’État, perçu comme la source principale de l’oppression. On en vient alors à penser que réduire la taille de l’État accroît la liberté — ce qui est une erreur. La question n’est pas celle de la quantité, mais de la qualité : l’État contribue-t-il ou non à rendre les individus plus libres ? Il peut, certes, le faire en s’abstenant de les opprimer, mais aussi en leur fournissant des biens et services qu’ils ne peuvent obtenir par eux-mêmes, comme l’éducation, les infrastructures ou l’accès aux soins. Ainsi, ne considérer que la liberté négative conduit à une forme d’irresponsabilité morale, car on évite la question essentielle de l’identité et des valeurs que l’on défend. Politiquement, cela mène souvent à un affaiblissement excessif de l’État, qui le rend dysfonctionnel. Une fois qu’il est délégitimé, c’est la cohésion sociale elle-même qui est menacée, ouvrant la voie à des inégalités extrêmes et à une polarisation politique destructrice.
L’absence d’oppression ne suffit pas pour définir la liberté. Il faut un engagement moral en faveur de la liberté, mais aussi la création concrète et politique des conditions permettant aux individus de devenir des êtres libres.
Timothy Snyder
Cette divergence entre libertés négative et positive trouve ses racines dans notre histoire politique. Dans le monde anglo-américain, nous sommes les héritiers d’une tradition britannique impériale de la liberté, qui présente le défaut commun à toutes les traditions impériales : elle tend à occulter les structures de pouvoir qui permettent à certains d’être libres. Dans les récits britanniques du XIXe siècle, la liberté est souvent dépeinte comme un idéal élégant et noble, où l’individu, dans sa dignité, est laissé en paix par l’État pour mener sa vie. Ce que ces récits ne questionnent pas, c’est comment cet individu — souvent un gentleman britannique — est devenu propriétaire, s’est enrichi et a acquis la capacité de philosopher sur la liberté. La réponse tient à la possession de terres, au contrôle du travail d’autrui et à la domination sur d’autres pays.
De manière analogue, aux États-Unis, la conception négative de la liberté découle largement de l’histoire de l’esclavage. Un propriétaire de plantation, possédant des esclaves et prospérant grâce à ce système, percevait naturellement sa propre condition comme une forme de liberté. Il ne considérait pas la situation des esclaves, ni celle des femmes ou des autres exclus du système. Il se contentait de se définir lui-même comme un homme libre.
Ce sont ces traditions historiques qui ont ancré la conception de la liberté négative dans les mentalités. Ceux qui la défendent occultent les conditions historiques et sociales qui l’ont rendue possible. Ce qui nous ramène à deux questions essentielles : comment crée-t-on un individu libre, et comment y parvenir sans oppresser autrui ? C’est, selon moi, le point de départ d’une discussion sérieuse sur la liberté.
La liberté négative fonctionne bien dans un contexte impérial. Elle a prospéré dans l’Antiquité grecque et romaine, tout comme aux États-Unis dans un contexte esclavagiste. Et même après la disparition des empires et l’abolition de l’esclavage, cette conception s’est maintenue. Aux États-Unis en particulier, l’histoire joue un rôle clef. Si vous êtes propriétaire d’esclaves, la seule entité capable de mettre fin à votre pouvoir est l’État : il est donc naturel que vous le définissiez comme un ennemi et la liberté comme l’absence d’État puisqu’il était le seul à pouvoir affranchir vos esclaves. Cette vision a persisté après l’abolition de l’esclavage.
Une erreur majeure a été commise dans les années 1980 et 1990, aux États-Unis comme au Royaume-Uni : on a interprété la chute du communisme comme la preuve que la liberté négative avait toujours été la meilleure conception. C’est, à mon sens, une incompréhension totale. Le communisme, en réalité, n’a pas grand-chose à voir avec la distinction entre liberté positive et négative. Mais il est intéressant de voir que, dans les années 1980, l’État-providence américain s’est affaibli, et qu’il a continué à décliner dans les années 1990. Pendant ce temps, au Canada et en Europe, cette dynamique a été beaucoup moins marquée.
On a interprété la chute du communisme comme la preuve que la liberté négative avait toujours été la meilleure conception. C’est, à mon sens, une incompréhension totale.
Timothy Snyder
Cela dit, l’Europe commet une autre erreur : elle ne traite pas ces questions en termes de liberté. J’affirme, pour ma part, que les infrastructures, l’éducation ou la santé sont essentielles à la liberté, car elles permettent aux individus de devenir des êtres autonomes, imprévisibles, capables d’exercer pleinement leur libre arbitre. Mais en France, en Allemagne ou en Europe continentale en général, ces enjeux sont plutôt abordés sous l’angle de la solidarité, de la justice ou de l’égalité. Je ne conteste pas cette approche, mais je pense qu’elle repose sur un malentendu conceptuel : elle ne reconnaît pas ces éléments comme des composantes de la liberté elle-même.
Il n’y a donc pas eu, à proprement parler, de divergence fondamentale entre les traditions européennes et anglo-saxonnes. Il existe une forte tradition anglo-américaine de la liberté, mais fondée sur une conception erronée. Et, en parallèle, l’Europe met en place des pratiques qui garantissent la liberté, sans toutefois les désigner comme telles.
La distinction proposée par Edith Stein entre Leib et Körper constitue l’un des passages clefs dans De la liberté. En quoi l’accent mis sur le corps vécu permet-il de contrecarrer les effets déshumanisants de la culture numérique sur l’engagement civique ?
Le monde de la liberté négative repose sur un modèle issu de la physique classique. C’est un cadre conceptuel séduisant car il est simple et élégant. Dans cette perspective, l’individu est assimilé à un objet physique prévisible : ses intérêts sont quantifiables, ses désirs mesurables, et sa liberté se définit par l’absence de contraintes extérieures. On peut le représenter comme une boule de billard : il est contraint par les obstacles qu’il rencontre et libéré dès lors que l’on supprime ces entraves. Cette conception est attractive car elle est à la fois compréhensible et intuitive.
Mais ce qu’elle ignore, c’est précisément ce qui nous rend humains. Nos intérêts ne sont pas déterminés par une rationalité abstraite ; ils sont façonnés par ce que nous valorisons dans le monde. Or ces valeurs ne sont pas quantifiables. Elles sont propres à chacun et nous rendent fondamentalement imprévisibles. C’est précisément pour cette raison que la liberté doit être pensée aussi en termes positifs : il ne s’agit pas seulement de lever des obstacles, mais de créer les conditions qui permettent aux individus de s’épanouir et de devenir pleinement eux-mêmes. La liberté ne peut se limiter à un jeu de forces mécaniques ; elle suppose un développement, un épanouissement qui se déploie dans le temps.
Le lien avec l’univers mécanique est ici direct. Dans un monde régi par une logique purement instrumentale, l’individu est réduit à un module interchangeable, intégré à un réseau où il n’a rien d’unique. L’idée sous-jacente est qu’il ne possède aucune singularité essentielle, et que, dans la mesure où il en a une, il doit tendre vers la version la plus probable — c’est-à-dire la plus banale — de lui-même. Comme le disait Václav Havel, l’individu devient ainsi une version prévisible et conventionnelle de lui-même. Les réseaux sociaux exacerbent cette tendance en mettant en avant ce qui est le moins intéressant en nous : notre âge, notre genre, nos revenus, quelques pulsions superficielles. À partir de ces éléments, ils fabriquent une caricature de nous-mêmes, à laquelle nos cliques finissent par nous conformer.
La liberté ne peut se limiter à un jeu de forces mécaniques ; elle suppose un développement, un épanouissement qui se déploie dans le temps.
Timothy Snyder
Progressivement, nous devenons ainsi plus prévisibles, donc plus manipulables. Et c’est là tout l’enjeu : plus nous sommes prévisibles, plus il est facile de nous cibler par la publicité, de diriger nos comportements de consommation, et d’influencer nos décisions. C’est pourquoi j’évite d’employer le mot technologie pour parler des réseaux sociaux. Une technologie, par définition, est un outil qui nous permet d’agir, qui accroît nos capacités humaines. Mais si un dispositif nous affaiblit, nous rend moins aptes, moins humains, alors ce n’est plus une technologie au sens propre, mais autre chose.
Comment contrer cette dynamique ?
Ceux qui prônent une vision mécaniste du monde ont déjà pris le contrôle du discours sur la liberté. Il est donc essentiel de redéfinir celle-ci dans une perspective plus riche, qui intègre l’humain, les valeurs, la vie et même la mort.
Pour cela, il faut agir concrètement. Il est impératif de créer des espaces où les jeunes ne soient pas rivés aux écrans, et cela nécessite une action éducative ou politique. Un exemple clef est celui de l’usage des téléphones portables dans les écoles : nous devons libérer les enfants de cette emprise numérique et leur permettre de vivre pleinement leur enfance. À la maison, il devient de plus en plus difficile de soustraire les jeunes aux écrans, tant ceux-ci sont omniprésents. L’école doit donc devenir un espace préservé, où les enfants peuvent interagir directement avec d’autres êtres humains et apprendre comme de véritables êtres humains.
En tant que professeur, je mets ces principes en pratique depuis près de vingt ans. Depuis 2006, je n’autorise aucun ordinateur dans mes cours. Cette règle a eu des effets profondément bénéfiques : mes étudiants apprennent mieux et, surtout, ils retiennent davantage. L’un des grands problèmes des écrans est qu’ils modifient notre rapport à la mémoire. Lorsqu’un individu utilise un écran, son cerveau tend à externaliser l’information : il considère que, puisque celle-ci peut être retrouvée facilement sur un appareil, il n’a pas besoin de l’enregistrer lui-même. Cette illusion d’apprentissage est trompeuse : ce qui semble acquis sur le moment disparaît rapidement, parfois en quelques minutes, et presque certainement en quelques années.
Bref, si nous voulons restaurer une forme de civisme, nous devons commencer par restaurer une liberté à la fois physique et intellectuelle — une liberté incarnée dans un rapport direct au monde et aux autres, et non sur une existence réduite à des interactions virtuelles et prévisibles.
Ces dernières années, on a assisté à une étrange fusion techno-césariste, qui s’est nourrie des idées libertariennes. Il semble que le libertarianisme soit passé d’une défense absolue de la liberté négative à une négation même de la liberté, au point de transformer le sens de ce mot. Comment expliquez-vous ce glissement, tant sur le plan philosophique que lexical ?
Si l’on se situe à gauche, au centre gauche, au centre, dans le mouvement écologiste ou même dans le camp conservateur traditionnel, il y a de quoi être préoccupé par cette évolution. Si l’on perd le mot « liberté », on perd aussi le concept. Et si l’on perd le concept, on perd la chose même. Il ne s’agit donc pas seulement d’un simple malentendu, mais de la possibilité d’une perte majeure.
À mon sens, il existe des libertariens « innocents » — c’est-à-dire des personnes qui croient sincèrement que la seule menace pour la liberté est l’État, sans avoir poussé plus loin leur réflexion. J’en ai connu — certains sont ou étaient des amis. Mais il existe aussi des libertariens qui ne sont pas innocents, et ce, de deux manières.
D’abord, il y a ceux qui, à l’image d’Elon Musk, cherchent délibérément à démanteler l’État parce qu’ils perçoivent celui-ci comme un obstacle à leur propre richesse et à leur pouvoir. Ils ne se préoccupent absolument pas de savoir si l’État entrave ou non la liberté d’autrui. Ce qui les intéresse, c’est qu’il constitue un frein à leurs propres ambitions. Leur engagement libertarien est fondé sur un intérêt personnel direct. Ensuite, il y a les libertariens qui, au fil du temps, ont glissé d’une erreur intellectuelle relativement élégante vers une position où la liberté signifie en réalité l’opposition aux autres. Ce glissement est à la fois psychologiquement et philosophiquement explicable.
Lorsqu’on adopte une vision strictement négative de la liberté et que l’on considère que le seul problème est l’État, on ne se pose jamais la question fondamentale de son propre être. C’est là le cœur du problème : on ne peut être véritablement libre si l’on se définit uniquement par son opposition à l’État. Cette posture conduit à une attitude réflexe et stérile où l’on se contente de répéter, comme un algorithme simpliste : « l’État est mauvais, l’État est mauvais, l’État est mauvais ». Mais cela ne dit rien de positif sur soi-même. Cela n’offre aucune vision constructive de la liberté, aucun projet d’émancipation. Cela ne pose jamais la question essentielle : qu’est-ce qui me rend libre ? Comment cette liberté se manifeste-t-elle dans le monde ? Ces interrogations restent sans réponse, car elles sont systématiquement projetées à l’extérieur, sur un ennemi désigné.
On ne peut être véritablement libre si l’on se définit uniquement par son opposition à l’État.
Timothy Snyder
Il n’y a ainsi aucune responsabilité à assumer pour devenir un être libre, puisque toute l’action se résume à s’opposer à quelque chose. Dès lors, si l’on ne conçoit pas la liberté comme un processus de développement, d’épanouissement, de dépassement de soi, on finit inévitablement par se limiter à une posture purement réactionnaire. Ce vide conceptuel entraîne ensuite une dérive inquiétante. Si l’on conçoit la liberté comme une simple opposition, pourquoi la limiter à l’État ? Pourquoi ne pas s’opposer aussi aux migrants, aux personnes de couleur, aux femmes, ou à toute autre minorité ? Dans les deux cas, il s’agit d’une politique du « eux contre nous ». L’État est perçu comme une menace, mais mon voisin l’est aussi — car l’État le subventionnerait, ou aurait permis son arrivée dans mon pays. Ce type de discours glisse ainsi facilement d’une critique du pouvoir public vers une hostilité à l’égard des individus perçus comme des Autres. Il existe donc une véritable passerelle idéologique et politique entre le libertarianisme et le fascisme, et nous en sommes les témoins directs : le plus célèbre des libertariens américains vient, en effet, de reprendre à son compte des références à Hitler.
Avec la prolifération de la désinformation qui sape le débat public, quelles stratégies concrètes proposez-vous pour rétablir une base factuelle partagée, selon vous essentielle à la liberté ? Pensez-vous que l’histoire, en tant que discipline, puisse jouer un rôle dans ce processus ?
Nous sommes confrontés à une tentative concertée de remplacer la réalité fondée sur nos sens et notre mémoire par une réalité imposée par des récits façonnés par ceux qui ont le pouvoir de les diffuser. Dans ce monde de désinformation, les règles habituelles — cohérence logique, intégrité de la mémoire — n’ont plus cours. Peu importe que ces choses ne soient pas vraies, ce qui compte, c’est que nous y croyions.
Prenons un exemple : l’idée que les États-Unis vont envahir Gaza et en expulser tous les habitants. C’est faux, cela n’arrivera pas. Pourtant, cette idée s’inscrit dans un imaginaire qui est martelé chaque jour. De même, l’affirmation selon laquelle Donald Trump aurait remporté l’élection de 2020 est factuellement fausse. Mais ce mensonge n’est pas une simple contre-vérité : il est un élément d’un cadre narratif plus vaste que Trump veut imposer à ses partisans.
À cela s’ajoutent les algorithmes qui ne fonctionnent pas selon un principe de vérité, mais selon ce que nous voulons entendre. Or ce que nous voulons entendre est souvent ce qu’il y a de plus prévisible, et parfois de pire en nous. En nous laissant aspirer par ces récits construits sur mesure, nous perdons notre autonomie. Nous croyons suivre notre propre chemin, alors que nous nous laissons guider par des histoires que d’autres ont fabriquées pour nous.
La première chose à faire pour contrer cette dynamique est de réaffirmer une idée qui, aujourd’hui, peut sembler naïve : croire en la vérité. Je le dis souvent devant de larges publics, et je constate toujours une certaine perplexité. Après des décennies de French Theory, affirmer que la vérité existe peut sembler presque enfantin. Pourtant, abandonner cette idée, même en admettant que la vérité est une construction humaine, revient à se livrer aux manipulateurs d’émotions. Et ce faisant, on alimente une dynamique proprement fasciste, où l’émotion l’emporte sur la raison et où l’impulsion remplace l’action réfléchie.
Il faut donc d’abord affirmer que certaines choses sont vraies et d’autres ne le sont pas. Ensuite, il faut produire des faits. Nous avons assisté à un double processus : d’abord, l’érosion de la « factualité » dans l’espace public, puis la disparition de repères factuels qui permettent d’interrompre le flot des discours imposés. Les faits jouent le même rôle que des pavés sur une route accidentée : ils nous forcent à ralentir, à prêter attention à notre environnement.
Le plus célèbre des libertariens américains vient de reprendre à son compte des références à Hitler.
Timothy Snyder
Or les faits ne surgissent pas spontanément. Ils nécessitent un immense travail de production et de vérification. Ceux qui les détruisent le savent très bien, ce qui explique leur méfiance envers la presse et la science. Supprimer ces sources de factualité, c’est supprimer cette « friction utile » qui nous permet de voir la réalité telle qu’elle est. Si nous voulons préserver la démocratie et garantir la liberté, nous devons donc recréer des faits en permanence. Cela passe par le soutien au journalisme, qui doit être traité comme une profession honorable et rémunérée à sa juste valeur. Cela concerne également la recherche scientifique et, bien sûr, l’éducation.
C’est ici que l’histoire joue un rôle central. Apprendre l’histoire, c’est apprendre à être un arbitre du factuel. Contrairement à une vision simpliste, l’histoire ne consiste pas à lire un document et à le prendre pour vérité. La méthode historique est un processus de reconstruction rigoureux, qui nous permet de découvrir une vérité en croisant des sources, en analysant les intentions et en reconstituant un récit plausible. C’est ce que l’intelligence artificielle ne peut pas faire : elle se contente de juxtaposer des affirmations opposées et de conclure que « la vérité se trouve sans doute au milieu » — ce qui est absurde et profondément réducteur.
L’histoire nous apprend également à distinguer ce qui est possible de ce qui ne l’est pas. Le discours libertarien et celui des géants technologiques reposent sur une promesse fallacieuse : « tout est possible ». C’est faux. Tout n’est pas possible, ne serait-ce que parce que certaines choses sont contradictoires. Et lorsqu’on se rend compte que ces promesses étaient illusoires — qu’on ne vivra pas éternellement, que notre bien-être ne s’améliore pas — on nous sert un nouveau discours : « rien d’autre n’était possible ».
Nous sommes aujourd’hui dans cette phase : celle de l’absence d’alternative. Le moment actuel rappelle l’Union soviétique sous Brejnev : on nous promettait une grande révolution technologique. À la fin, les gens se retrouvaient isolés, vivant dans de petits appartements mornes. Mais on leur répète que la révolution a bel et bien eu lieu et qu’ils vivent dans le meilleur des mondes possibles. L’histoire permet de briser ce récit. Elle nous montre que certaines choses sont possibles, que le changement est envisageable. Dire que « tout est possible » est une illusion. Dire que « rien n’est possible » est un piège. Mais affirmer que certaines choses sont possibles, en s’appuyant sur le passé pour éclairer l’avenir, est un acte profondément libérateur.
Le moment actuel rappelle l’Union soviétique sous Brejnev : on nous promettait une grande révolution technologique. À la fin, les gens se retrouvaient isolés, vivant dans de petits appartements mornes.
Timothy Snyder
En tant qu’historien de l’Europe du milieu du XXe siècle, les événements actuels vous amènent-ils à reconsidérer ou à mieux comprendre certains aspects de la période sur laquelle vous travaillez ? Y a-t-il des processus ou des dynamiques que vous repensez à la lumière du présent ?
Il y a une interaction dans les deux sens : les exemples du passé aident à éclairer le présent, mais l’actualité peut aussi affiner notre compréhension des dynamiques historiques. Je tiens cependant à ne pas trop les confondre. Cela dit, je suis frappé par certaines similitudes entre les milliardaires de la Silicon Valley et les bolcheviks les plus radicalisés.
Ce qui me frappe particulièrement, c’est cette croyance quasi messianique qu’il existerait un moment de rupture absolue où l’on pourrait échapper aux contraintes du temps et des structures existantes, et repartir à zéro. Cette posture de fanatique exalté m’aide à mieux comprendre la mentalité révolutionnaire des bolcheviks, d’autant qu’il existe un parallèle de fond : dans les deux cas, on observe un déterminisme technologique, une foi aveugle dans l’idée que le progrès technique peut, à lui seul, garantir la liberté.
Chez les bolcheviks, la technologie salvatrice était la production de masse. Ils pensaient qu’en industrialisant comme les Américains, en produisant à grande échelle, ils pourraient abolir la propriété privée et rendre les individus égaux. Chez les leaders des Big Tech, l’illusion repose sur la vitesse et la puissance du numérique : grâce aux transistors et à l’informatique, nous pourrions créer un monde alternatif où chacun serait libre. Mais dans les deux cas, il s’agit d’une dépendance intellectuelle excessive à une transformation technologique, perçue comme une solution magique.
Au fond, ce que ces deux idéologies partagent, c’est une conception purement négative de la liberté. L’idée est de nous libérer — de la propriété privée pour les bolcheviks, du monde physique pour les technophiles — sans réelle vision de ce qui advient ensuite. L’une des failles majeures du bolchevisme, selon moi, réside précisément dans ce vide conceptuel : une fois la propriété privée supprimée, que se passe-t-il ? Il ne suffit pas de décréter que tous seront égaux ; cela ne correspond pas à la nature humaine. De la même manière, pour certains patrons de la tech — je pense ici aux Musk et autres techno-césaristes —, l’émancipation numérique suppose que nous nous détachions du monde physique. Or une fois cette transition opérée, il s’avère que nous ne sommes pas libres, mais réduits à des consommateurs passifs, uniformisés et vulnérables, prêts à leur céder notre argent et notre attention.
Autour de Trump, ceux qui tiennent réellement le pouvoir forment une nouvelle oligarchie, une sorte de Politburo invisible, dont les membres ne sont pas censés être identifiés comme tels.
Timothy Snyder
Un autre parallèle troublant réside dans l’idée du « dépérissement de l’État ». La révolution bolchevique promettait un État transitoire, dirigé par une avant-garde, qui s’évanouirait une fois le communisme pleinement réalisé. Or, en pratique, lorsque l’État s’effondre, il est toujours remplacé par autre chose : en l’occurrence, par un comité restreint de dirigeants, le Politburo, qui centralise tous les pouvoirs. C’est précisément ce que nous observons aujourd’hui. Aux États-Unis, l’État est en train d’être affaibli de manière délibérée. Mais ceux qui tiennent réellement le pouvoir forment une nouvelle oligarchie, une sorte de Politburo invisible, dont les membres ne sont pas censés être identifiés comme tels.
Il ne s’agit pas d’une disparition du pouvoir, mais de son déplacement vers un cercle encore plus restreint et opaque.
Depuis la victoire de Donald Trump, le Parti démocrate semble désorienté, voire démuni. Pensez-vous qu’il ait les ressources nécessaires pour s’approprier pleinement la cause de la liberté telle que vous la définissez ?
Il faut d’abord préciser que l’opposition ne se résume pas au Parti démocrate. D’autres institutions peuvent jouer un rôle crucial pour résister au trumpisme, comme les syndicats — bien qu’ils soient aujourd’hui bien plus faibles qu’ils ne devraient l’être.
Il me semble aussi essentiel de distinguer deux périodes : novembre 2024 et le printemps 2025. Ce sont, à mes yeux, deux moments historiques très différents. En 2024, l’enjeu pour les démocrates était de gagner afin d’empêcher une catastrophe, mais faire campagne pour éviter un désastre n’est pas la même chose qu’organiser l’opposition. Par ailleurs, bien que ce ne soit pas une opinion très répandue, je ne suis pas convaincu que leur campagne ait été si mauvaise. Certes, il y aurait eu des ajustements à faire, mais ils affrontaient des obstacles considérables : le fait d’être sortants qui, en 2024, a joué systématiquement contre tous les candidats en place, et un environnement médiatique fortement biaisé en faveur de la droite. Malgré cela, ils ont obtenu un résultat très serré, Trump n’ayant même pas dépassé la barre des 50 %.
Le printemps 2025 ouvre une tout autre séquence. Je ne pense pas que l’essentiel soit de revenir encore et encore sur les raisons de la défaite. Ce qui compte, c’est que la situation a radicalement changé : l’ampleur du danger que représentent Musk et Trump crée de nouvelles opportunités politiques qui n’existaient pas auparavant. Désormais, Trump n’est plus un candidat s’opposant au système : il est le système et il tente de le démanteler. Cette dynamique crée des lignes d’attaque inédites. Il est possible d’exploiter l’inquiétude collective face à l’effondrement des institutions, face à la fragilité d’un État affaibli, face à une Amérique qui, loin d’avoir retrouvé sa grandeur, devient la risée du monde. Il y a aussi des préoccupations plus immédiates : personne n’aime voir des avions tomber du ciel ou constater l’effondrement des infrastructures essentielles.
La vraie question est donc la suivante : les démocrates et d’autres acteurs politiques seront-ils capables de s’adapter à cette nouvelle situation ? Paradoxalement, c’est une période prometteuse pour eux : ils peuvent attaquer tous azimuts. Qui a élu Elon Musk ? Pourquoi exerce-t-il un pouvoir si démesuré alors qu’il est massivement impopulaire ? Pourquoi détruit-il des éléments fondamentaux de la vie quotidienne alors que les citoyens y tiennent ?
Désormais, Trump n’est plus un candidat s’opposant au système : il est le système et il tente de le démanteler.
Timothy Snyder
Cela étant dit, je pense qu’il ne suffit pas de se contenter d’une opposition réactive. Il faut proposer une alternative positive. Et pour moi, cette alternative passe par une véritable réappropriation du concept de liberté. Si De la liberté est un ouvrage philosophique, il a néanmoins des implications politiques : la liberté peut être le socle qui fédère des idées issues de la gauche traditionnelle, du conservatisme modéré et du libéralisme, pour bâtir un projet institutionnel ambitieux et cohérent.
Il ne s’agit pas simplement de reprendre la notion de liberté comme un slogan tactique — ce que les démocrates ont tenté de faire. Il faut la redéfinir en profondeur, lui redonner toute sa richesse conceptuelle. Cela permettrait, par exemple, d’articuler dans un même discours l’idée qu’il est inacceptable que la technologie asservisse nos vies et que l’accès universel à l’assurance santé est une véritable libération. La liberté doit redevenir une notion englobante, un principe structurant capable de porter un projet de société.