« Se préparer à l’Empire » : Curtis Yarvin, prophète des Lumières noires
Restaurer l’empire — avec des geeks aux commandes. Inaugurer une nouvelle ère — celle des Lumières noires. Transformer l’État en startup et enfermer les individus jugés inutiles. Mélangeant Matrix et Aristote, le blogueur néo-réactionnaire Curtis Yarvin veut mettre fin à « l’expérience démocratique ratée des deux derniers siècles » et instaurer une nouvelle monarchie. Cela pourrait prêter à sourire mais l’auteur a l’oreille du premier cercle de Trump : il faut le prendre au sérieux.
Nous le traduisons et le commentons.
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- Le Grand Continent •
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- © Peter Duke
Derrière des raisonnements historiques cavaliers et souvent incohérents, Curtis Yarvin imagine une société où les chefs d’entreprise du numérique règnent en maîtres absolus des destinées du monde, où les citoyens ordinaires sont dépossédés de leurs droits et où les individus jugés non productifs sont enfermés dans des caves, distraits par une réalité virtuelle. Le « techno-monarchisme » de Curtis Yarvin conduit à une justification du pouvoir sans limite des oligarques du numérique et de l’eugénisme au nom du bien commun.
De tels raisonnements pourraient prêter à sourire si le vice-président des États-Unis J. D. Vance ne citait pas Curtis Yarvin comme une référence, et si ce dernier n’était pas au cœur d’une galaxie réactionnaire qui compte influer sur la future administration Trump, de Peter Thiel à Elon Musk, et faire encore plus basculer vers des politiques radicales un parti républicain que Yarvin a toujours considéré comme « progressiste ».
Curtis Yarvin naît en 1973 d’un père diplomate américain, dont les parents étaient des Juifs communistes américains, et d’une mère protestante. Après une scolarité dans des écoles progressistes d’élite, il étudie la science informatique à l’université Brown puis à Berkeley avant de rejoindre une entreprise numérique. En 2002, il crée une plateforme de serveurs informatiques décentralisée Urbit puis en 2013 une entreprise visant à la développer, Tlön Corp, avec des investissements de Peter Thiel.
Curtis Yarvin commence à publier sur des blogs sous le pseudonyme de Mencius Moldbug 1, dont notamment un manifeste intitulé « The Mencius vision » en 2007 sur le blog 2 Blowhards, où il défend le « formalisme » en se réclamant d’auteurs comme Jouvenel, Kuehnelt-Leddihn, Leoni, Burnham et Nock 2. Il lance à cette période son propre blog, Unqualified Reservations, sur lequel il développe sa théorie « néo-réactionnaire » qu’il définit comme « l’union de deux forces : l’esprit d’ingénierie moderne, et le grand héritage historique de la pensée pré-démocratique de l’Antiquité, de la période classique et de l’ère victorienne » 3. Il crée enfin une page Substack appelée Grey Mirror en 2020, où il développe l’idée que la démocratie serait une expérience politique ratée à laquelle il faut mettre fin.
Il fait partie des premiers commentateurs identifiés comme néo-réactionnaires, avant que le terme ne se popularise et soit revendiqué par d’autres blogueurs, à l’instar d’Anomaly UK, du professeur britannique Nick Land, inventeur du concept de « Lumières sombres » (Dark Enlightenment) et de Michael Anissimov. Cette galaxie est influencée par des penseurs réactionnaires comme Hans-Hermann Hoppe, professeur émérite à l’université du Nevada et auteur du livre Democracy : The God That Failed en 2001, qui a profondément influencé Curtis 4 ; ou Steve Sailer, éditorialiste associé au suprémacisme blanc. Ils se réfèrent également à des penseurs plus classiques, comme Thomas Carlyle (1795-1891), historien écossais conservateur, connu entre autres pour son histoire de la Révolution française et Julius Evola (1898-1974), essayiste italien traditionaliste, aristocratique et impérialiste, favorable au fascisme italien et par la suite source d’inspiration des mouvements néo-fascistes d’après-guerre.
L’imaginaire de Curtis Yarvin est un étonnant mélange de références classiques et de culture geek contemporaine. S’inspirant de Matrix, il invite — dans un article intitulé « Un argumentaire contre la démocratie : dix pilules rouges » — ses lecteurs à prendre une « pilule rouge » en référence à celle qui, dans le film, permet de prendre conscience des illusions imposées par la Matrice aux êtres humains, et, dans le monde de Curtis Yarvin, permettrait de dissiper un certain nombre d’idées reçues sur les bienfaits de la démocratie. Cette utilisation métaphorique du film Matrix a été également reprise par Elon Musk en mai 2020.
Yarvin se surnomme également le « seigneur sith » de la pensée néo-réactionnaire, suggérant ainsi qu’il œuvre à l’édification d’un Empire, de la même manière que le personnage de fiction Palpatine instaure un Empire galactique à la suite d’un coup d’État dans la série de films Star Wars, grâce à sa maîtrise du côté obscur de la Force.
Cette critique radicale de la démocratie et l’invitation à créer un empire-startup réactionnaire, issue des rangs d’ingénieurs informaticiens de la Silicon Valley pourrait prêter à sourire si elle n’avait pas une influence directe et grandissante sur l’administration Trump qui est depuis hier aux commandes de la première puissance mondiale.
En effet, non seulement Curtis Yarvin est un gourou de la techright et de l’altright — le site Breitbart le place en haut de ses influences intellectuelles 5 — mais il est également influent auprès de figures de l’administration Trump, dont J. D. Vance qui le cite régulièrement, comme dans le podcast conservateur Jack Murphy Live, où il mentionne Curtis Yarvin comme une source pour justifier la nécessité de supprimer un grand nombre de fonctionnaires dans l’hypothèse d’une seconde administration Trump 6. Cette influence se construit par l’intermédiaire de Peter Thiel, qui le considère comme un « historien intéressant », et qui l’a fait participer aux côtés de J. D. Vance aux conférences du mouvement national-conservateur de Yoram Hazony — également architecte des rapprochements entre droites identitaires européennes.
Les fantasmes de Curtis Yarvin ne sont donc plus les élucubrations inoffensives d’ingénieurs passionnés de science-fiction et d’histoire médiévale : ils constituent l’imaginaire politique d’un nombre croissant de membres et de soutiens majeurs de l’administration Trump. Pour l’historien David Bell, les grands milliardaires américains se nourrissent de ces pensées néo-réactionnaires et « derrière leur promotion du libertarianisme, de la conquête spatiale ou de « l’antiwokisme », ont un objectif fondamental : renverser la démocratie américaine ».
L’entretien avec le New York Times que nous traduisons a été réalisé quelques jours avant l’investiture de Donald Trump. Passant en revue les différentes « thèses » de Yarvin, il est un point d’entrée clef vers son univers, ses références et les principales idées qu’il défend. Il met également en scène la manière dont Yarvin présente ses arguments et répond aux critiques, en utilisant des détours et des digressions mais sans dévier de son but ultime — porter l’ombre au cœur du pouvoir.
Si j’ai bien compris, l’un de vos principaux arguments est que l’Amérique devrait surmonter sa « phobie des dictateurs » et que la démocratie américaine est un leurre. Il faudrait dépasser la démocratie et avoir un dirigeant monarque, PDG ou dictateur. Pourquoi la démocratie est-elle si mauvaise ? Pourquoi un dictateur résoudrait-il le problème ?
Permettez-moi de répondre à cette question d’une manière relativement accessible aux lecteurs d’un journal mainstream. Vous avez probablement entendu parler d’un homme nommé Franklin Delano Roosevelt (FDR). Je cite parfois les dix derniers paragraphes du premier discours inaugural de FDR, dans lequel FDR dit essentiellement au peuple américain : « donnez-moi le pouvoir absolu ou je le prendrai de toute façon ».
FDR a-t-il vraiment pris ce niveau de pouvoir ? Oui, il l’a fait. J’ai envoyé ce texte à certaines personnes que je connais et qui sont impliquées dans la transition vers la nouvelle administration.
Dans son discours inaugural du 4 mars 1933, Franklin Delano Roosevelt demande en effet que le Congrès soit prêt à lui confier des pouvoirs exceptionnels, compte tenu de la crise dans laquelle se trouve le pays et le monde. Il dit précisément : « Mais au cas où le Congrès ne parviendrait pas à adopter l’une de ces deux solutions, et au cas où l’urgence nationale serait toujours critique, je ne me soustrairai pas à la tâche évidente qui m’attendra alors. Je demanderai au Congrès le seul instrument restant pour faire face à la crise : un pouvoir exécutif étendu pour mener une guerre contre l’urgence, aussi grand que celui qui me serait accordé si nous étions effectivement envahis par un ennemi étranger » 7. Curtis Yarvin se réapproprie, tout au long de ses publications en général et de cet entretien en particulier, la figure de Franklin Delano Roosevelt comme outil de justification de l’autoritarisme — en s’éloignant parfois assez largement de la véracité historique.
Nommez-en un.
Marc Andreessen. Je lui ai envoyé un article qui contient un extrait du journal de Harold Ickes, le secrétaire à l’intérieur de FDR. Cet extrait de journal décrit une réunion du cabinet en 1933. Au cours de cette réunion, Frances Perkins, secrétaire au travail, présente une liste de projets. FDR prend personnellement la liste, examine les projets et déclare que tout est « merdique », humiliant ainsi Frances Perkins. Cela donne l’image d’un FDR agissant comme un chef d’entreprise.
FDR était-il un dictateur, et que signifie être un dictateur ? Que signifie vraiment ce terme péjoratif ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que les Américains de tous bords — démocrates, républicains et tous ceux qui se situent entre les deux, à l’exception de quelques républicains de droite — vénèrent fondamentalement FDR, or FDR a géré le New Deal comme une startup.
Marc Andreessen, fondateur du premier navigateur web en 1993, Mosaic, milliardaire et investisseur, auteur en 2023 d’un « Manifeste techno-optimiste », est une figure centrale de la tech right américaine. Il explique, dans un entretien avec Bari Weiss de The Free Press que « les entreprises [d’IA] sont nées woke. Elles sont nées comme des machines de censure […] » 8. Lors d’une interview avec le podcasteur Joe Rogan en novembre 2024, il explique également que « sous la présidence de Joe Biden, la technologie est devenue maléfique ». Il a logiquement apporté son soutien à Donald Trump en 2024, alors qu’il avait pourtant soutenu Barack Obama en 2008.
Votre argument, au fond, est que nous aurions déjà eu l’équivalent d’un dictateur dans l’histoire américaine, et qu’il n’y aurait donc pas lieu d’en avoir peur aujourd’hui.
Si vous regardez l’administration de George Washington, vous voyez que ce qui est mis en place ressemble à une start-up. Cela ressemble tellement à une startup que ce type, Alexander Hamilton, qui est clairement un techbro, dirige l’ensemble du gouvernement. Il est en quelque sorte le Larry Page de cette république.
Pour faire court, qu’on appelle Georges Washington, Abraham Lincoln et FDR des « dictateurs » ou non, ce qu’ils étaient, c’était des PDG nationaux. Ils étaient des PDG nationaux et dirigeaient le gouvernement comme une entreprise, de façon très verticale.
Pourquoi la démocratie est-elle si mauvaise ?
Ce n’est pas que la démocratie soit mauvaise. Simplement, elle est très faible. Le fait qu’elle soit très faible se voit au fait que des politiques très impopulaires comme l’immigration de masse persistent malgré de fortes majorités qui s’y opposent.
Quand vous dites à des lecteurs du New York Times que la démocratie est mauvaise, ils sont un peu choqués. Mais lorsque vous leur dites « le populisme est mauvais », ils sont d’accord. Si vous voulez dire que la démocratie n’est pas un bon système de gouvernement, il suffit de faire le lien avec le populisme. Dites que les politiques et les lois devraient être définies par des experts avisés, des juges, des avocats et des professeurs. Vous vous rendrez alors compte que ce que vous soutenez en réalité, c’est l’aristocratie plutôt que la démocratie.
Curtis Yarvin dessine les contours d’un « gouvernement des éclairés », où les décisions ne seraient pas prises par la majorité, mais par ceux qui passent pour les plus qualifiés. Il est en cela proche de Richard Hanania, avec qui il débattait en février 2024, et qui est lui-même proche de Peter Thiel. Richard Hanania, auteur de Les Origines du wokisme, promu par l’Institut Claremont en Californie, défend la « tech right » qu’il définit comme « un mouvement qui croit en l’exploitation de la technologie et de l’innovation pour rendre le monde meilleur, s’opposant à ce que l’humanité soit freinée par un égalitarisme déplacé ou une tradition irréfléchie ».
L’accélération réactionnaire théorisée par Lorenzo Castellani dans nos pages trouve une formule politique : non plus l’influence des géants de la tech sur le gouvernement, mais l’exercice direct du pouvoir par les chefs d’entreprises du numérique.
Vos idées ont été reprises par des personnes occupant des positions de pouvoir au sein du parti républicain. Je pense qu’on a probablement exagéré la mesure dans laquelle vous et J. D. Vance êtes amis, mais il vous a nommé publiquement et a fait référence à des « idées de dé-wokification » qui sont très similaires aux vôtres. Vous avez participé au podcast de Michael Anton, qui a été choisi par Trump pour occuper un poste élevé au département d’État, et vous avez discuté avec lui de la manière d’installer un César américain. Peter Thiel, un important donateur républicain, a déclaré que vous étiez un penseur intéressant. Si des personnes occupant des postes de pouvoir vous disaient qu’elles veulent ce que vous préconisez, quelles mesures prendraient-elles pour transformer la démocratie américaine en une sorte de monarchie ?
Ma réponse honnête serait que ce n’est pas encore le moment. Vous savez, personne ne devrait lire cet article, paniquer, et penser que je suis sur le point de devenir le dictateur secret de l’Amérique. Je ne pense même pas aller à l’inauguration.
Curtis Yarvin a développé et diffusé ses théories sur le podcast de Michael Anton, qui va devenir le nouveau directeur du policy planning — l’équivalent d’un think tank interne au Secrétariat d’État américain — poste occupé par le passé par Georges Kennan, théoricien du containment et par Jake Sullivan de 2011 à 2013. Michael Anton exerce également une influence sur les droites radicales — il a été l’enseignant de Sarah Knafo au Claremont Institute 9.
Avez-vous été invité ?
Non, pas du tout. Je suis un outsider, un intellectuel, et mes idées circulent principalement par l’intermédiaire de collaborateurs et de jeunes individus qui s’engagent activement en ligne et nagent dans cette sorte de soupe, qui existe essentiellement sur Internet. Pour distinguer mes idées plus radicales des évolutions actuelles à Washington, je dirais qu’il y a un effort évident pour rétablir la Maison Blanche en tant qu’organe d’autorité qui gouverne la branche exécutive.
Le problème, c’est que si vous allez à Washington et que vous dites à toute personne professionnellement impliquée dans les affaires de Washington que cela fonctionnerait très bien, voire mieux, sans Maison Blanche du tout, elle vous répondra probablement que le pouvoir exécutif travaille pour le Congrès. Par conséquent, il y a des électeurs qui croient avoir voté pour une révolution. Ils ont élu Donald Trump, peut-être le PDG le plus compétent du monde…
Votre argument est qu’il ne peut pas, de la manière dont le système est établi, changer les choses.
Il peut bloquer des choses. Il peut perturber. Il peut créer le chaos et la turbulence ou autre chose. Mais il ne peut pas vraiment changer ce qui est.
Vous ne pensez pas que vous exagérez l’inefficacité d’un président ? On pourrait citer l’abrogation de l’arrêt Roe comme directement attribuable à la présidence de Donald Trump. On pourrait dire que la réponse du Covid-19 est attribuable à Trump.
Je pense que la réponse Covid est un exemple légèrement meilleur. Il est certain que de nombreux aspects de la réponse au Covid étaient différents parce que Donald Trump était président. Je vais vous raconter une histoire drôle. En 2016, mon fils et ma fille allaient dans une école progressiste à San Francisco, où ils apprenaient le mandarin.
Vous avez mis vos enfants dans une école progressiste !
On ne peut pas isoler les enfants du reste du monde. À l’époque, mon épouse et moi-même avons adopté le simple expédient de ne pas parler de politique devant les enfants, ce que je recommande à tout le monde. Mais tout le monde en parlait à l’école.
Mon fils est rentré à la maison un jour avec une question très concrète : « Papa, quand Donald Trump construira un mur autour du pays, comment pourrons-nous aller à la plage ? ». Je me suis rendu compte qu’il l’avait pris au pied de la lettre, comme tout le monde. J’ai répondu que si l’on voyait quoi que ce soit dans le monde réel changer au cours des quatre prochaines années, à la suite de cette élection, j’en serais surpris.
Dans l’une de vos récentes newsletters, vous avez qualifié J.D. Vance de « normie ». Que voulez-vous dire par là ?
(rires appuyés) J’admire J. D. Vance pour sa remarquable capacité, en tant que dirigeant, à incarner un grand nombre d’Américains. Sa capacité à établir un lien avec les « flyover Americans » de son milieu est significative. En outre, ce qui est remarquable chez lui, c’est qu’il a fréquenté Yale et la faculté de droit de Yale, ce qui renforce sa capacité à établir des liens et à communiquer efficacement. Il parle couramment la langue du New York Times, contrairement à Donald Trump.
Un aspect auquel je crois fermement, et que je n’ai pas abordé lorsque j’ai discuté de la monarchie, est que pour tout ce qui ressemble à une monarchie américaine, il est absolument essentiel d’être le président de tous les Américains. Je pense que la nouvelle administration pourrait améliorer de manière significative son approche des Américains progressistes en évitant la diabolisation et en disant plutôt : « Vous voulez faire de ce pays un meilleur endroit. Vous avez peut-être été mal informé à certains égards, mais vous n’êtes pas une mauvaise personne ». Cela représente environ 10 à 20 % des Américains, soit un nombre considérable, souvent appelé la classe NPR [du nom de la National Public Radio]. Il ne s’agit pas de mauvaises personnes ou d’individus malveillants qui veulent faire du mal. En réalité, ce sont des êtres humains, et nous sommes tous des êtres humains. Les êtres humains peuvent soutenir de mauvais régimes.
J’aimerais rebondir sur ce que vous venez de dire sur le fait que l’administration ferait mieux de tendre la main aux progressistes et que nous sommes tous des êtres humains. C’est une position assez différente de celle que vous exprimez souvent dans vos écrits, où vous suggérez par exemple que les personnes travaillant dans des endroits comme le New York Times devraient toutes perdre leur emploi. Vous avez eu l’idée d’un programme intitulé « RAGE : Mettre à la retraite tous les employés du gouvernement » (Retire All Government Employees). Vous avez également des idées sur le traitement des membres non productifs de la société, qui consistent essentiellement à les enfermer dans une pièce pour toujours. Votre pensée a-t-elle évolué ?
Vous mentionnez des choses différentes. Ma pensée n’a absolument pas changé ; certains aspects sont parfois plus mis en avant que d’autres. Par exemple, lorsque je parle de RAGE, mes deux parents ont travaillé pour le gouvernement fédéral. Ils étaient des fonctionnaires fédéraux de carrière.
Le journaliste évoque ici une des propositions les plus radicales de Curtis Yarvin. S’interrogeant sur ce que l’on pourrait faire des habitants non-productifs de San Francisco, il suggère d’incarcérer les personnes qui n’auraient pas les capacités cognitives requises pour contribuer à l’économie dans un « isolement permanent, enfermé comme une larve d’abeille dans une cellule qui est fermée sauf en cas d’urgence. Cela rendrait fou n’importe qui, sauf que la cellule contient une interface de réalité virtuelle immersive qui lui permet de vivre une vie riche et épanouissante dans un monde complètement imaginaire » 10 ; on reconnaît là l’inspiration de la série de films Matrix. L’obsession de Curtis Yarvin pour l’intelligence est donc le premier pas vers une justification de l’eugénisme — adossée à une vision raciale de la répartition des intelligences au sein de l’humanité.
D’un point de vue freudien, c’est dans le mille…
C’est vrai. Toutefois, lorsqu’il s’agit de savoir comment traiter ces institutions étatiques, je les vois comme une entreprise qui fait faillite. Les personnes qui ont détenu le pouvoir puis l’ont perdu doivent être traitées avec délicatesse et respect. Gagner signifie que ces personnes sont désormais les vôtres. Lorsque vous comprenez le point de vue du nouveau régime sur l’aristocratie américaine, il ne peut s’agir de passer tous les professeurs à la baïonnette ou de les jeter dans un fossé. Au contraire, il faut reconnaître que ces personnes étaient des gens normaux au service d’un régime qui se livrait à des activités bizarres et folles.
À quel point pensez-vous que J. D. Vance est investi dans la démocratie ?
Cela dépend de ce que vous entendez par démocratie. Le problème se pose lorsque les gens assimilent la démocratie au bon gouvernement . L’utilisation de ce mot est assez délicate. Je dirais que quelqu’un comme J. D. Vance, malgré la connaissance limitée que j’ai de lui, croit essentiellement au bien commun et que le gouvernement doit servir le bien commun.Je pense que les gens comme J. D. et ceux de la scène intellectuelle plus large qui l’entoure, qui est très variée, seraient tous d’accord sur ce principe. En ce qui concerne ce que vous entendez par démocratie dans ce contexte, je sais que si la démocratie va à l’encontre du bien commun, elle est mauvaise. Si elle va avec, elle est bonne.
Je pense que Peter Thiel serait d’accord avec ce que vous venez de décrire.
Je pense qu’un progressiste pourrait être d’accord avec cela.
Je me souviens d’une enquête de BuzzFeed datant de 2017 qui publiait des courriels entre vous et le provocateur d’extrême droite Milo Yiannopoulos. Dans ces courriels, vous mentionniez avoir regardé la soirée électorale de 2016 avec Peter Thiel et l’avez qualifié de « pleinement éclairé ». Que signifiait l’expression « pleinement éclairé » dans ce contexte ?
Pour moi, « pleinement éclairé » signifie en fait pleinement désenchanté. Lorsque je pense au type de personnes que je connais, dans la Silicon Valley, je me demande si elles ont été exposées à mes idées. Oui, c’est possible. Sont-ils d’accord pour que l’Amérique soit une monarchie ? J’en doute, mais je n’en ai aucune idée.
Ce sur quoi ils sont d’accord n’est pas une croyance, mais une incrédulité. Lorsqu’une personne vivant dans la bulle progressiste ou libérale — quel que soit le nom qu’on lui donne — regarde la droite, ou même la nouvelle droite, ce qui est le plus difficile à voir, c’est que ce qui est réellement partagé n’est pas une croyance positive, mais une absence de croyance. Nous n’adorons pas les mêmes dieux. Nous ne considérons pas le New York Times et Harvard comme divinement inspirés, ni leurs procédures comme conduisant toujours à la vérité et à la sagesse. Nous ne croyons pas que le mode de fonctionnement du gouvernement américain fonctionne vraiment bien ou qu’il soit parfait à tous égards.
Il s’agit d’un désenchantement par rapport à la croyance en ces anciens systèmes. La réponse à ce désenchantement ne devrait pas être un appel à l’action selon mes recommandations, mais plutôt une plus grande ouverture d’esprit et une capacité à regarder autour de soi et à remettre en question nos hypothèses. Nous supposons souvent que notre science politique est supérieure à celle d’Aristote parce que notre physique est supérieure à celle d’Aristote. Et si ce n’était pas le cas ?
Curtis Yarvin considère que la pensée progressiste est le résultat d’une croyance qui n’a d’autre fondement que la foi. Cette idée rejoint un concept fondamental de la pensée néo-réactionnaire, celui de « la cathédrale », méta-institution qui réunirait les grands médias traditionnels et les élites des universités de l’Ivy League et qui contrôlerait le degré d’ouverture de la fenêtre d’Overton, c’est-à-dire la définition des idées qui sont considérées comme acceptables ou non dans une société. L’idée qu’il faut se débarrasser des illusions progressistes est centrale dans la vision de Curtis Yarvin.
S’inspirant du film Matrix, il invite dans un article intitulé « Un argumentaire contre la démocratie : dix pilules rouges » ses lecteurs à prendre une « pillule rouge », qui, dans le film, permet de prendre conscience des illusions imposées par la Matrice aux êtres humains, et, dans le monde de Curtis Yarvin, permettrait de dissiper un certain nombre d’idées reçues sur les bienfaits de la démocratie. Cette utilisation métaphorique du film Matrix a été également reprise par Elon Musk en mai 2020. Le concept de « cathédrale » est enfin utilisé en France par l’économiste Gilles Saint-Paul, qui, dans une pièce de doctrine que nous avons publiée, réaffirme avec vigueur la position libérale, contre les pressions de ce qu’il appelle le « complexe administrativo-médiatico-universitaire ».
Cependant, je pense que l’aspect que vous n’avez pas encore bien expliqué est la raison pour laquelle la présence d’un homme fort serait meilleure pour la vie des gens.
Je pense surtout qu’un gouvernement efficace est meilleur pour la vie des gens. Lorsque je demande aux gens de réfléchir à cette question, je les encourage à regarder autour d’eux et à identifier tout ce qui, autour d’eux, a été mis en place par une monarchie. Ces entités que nous appelons des entreprises sont essentiellement de petites monarchies. Par exemple, vous regardez autour de vous et vous voyez un ordinateur portable : cet ordinateur portable a été fabriqué par Apple, qui fonctionne comme une monarchie.
Si Apple dirigeait la Californie, ce serait une bonne chose ?
Si un MacBook Pro était fabriqué par le département informatique de Californie, on ne peut qu’imaginer le résultat. Je suis dans ce bâtiment et j’oublie de présenter mon meilleur argument en faveur de la monarchie, à savoir que les gens font confiance au New York Times plus qu’à n’importe quelle autre source dans le monde. Or comment le New York Times est-il géré ? Il s’agit d’une monarchie héréditaire et absolue de cinquième génération…
Vos idées, souvent décrites comme « néo-réactionnaires », semblent être de plus en plus populaires dans le monde de la Silicon Valley. Ne pensez-vous pas que ce monde réagit à vos idées parce que vous leur dites ce qu’ils veulent entendre — à savoir que si davantage de personnes comme vous étaient aux commandes, les choses iraient mieux ?
Ce qui est amusant, c’est que c’est presque le contraire de la vérité. Permettez-moi de vous donner une illustration très simple de cela : quelqu’un que je n’ai jamais rencontré, croyez-le ou non, c’est Elon Musk. Récemment, Elon a tweeté que la structure appropriée du gouvernement sur Mars devrait être non seulement une démocratie, mais en plus une démocratie directe. Permettez-moi d’examiner le raisonnement qui sous-tend la déclaration de Musk, car je le trouve extrêmement étrange. Un aspect bien établi de la monarchie est qu’un navire a toujours un capitaine, et qu’un avion a toujours un capitaine, surtout dans un environnement où la sécurité est essentielle. Il doit y avoir un responsable.
Dans le cas d’une colonie martienne, les citoyens vont-ils vraiment voter sur la manière de reconstituer les réserves d’oxygène ? Non, bien sûr. La colonie martienne qu’Elon établira sera une filiale de SpaceX, avec un responsable et une hiérarchie de commandement, tout comme SpaceX fonctionne.
Il y a une réalité de la gouvernance verticale dans laquelle quelqu’un comme Elon Musk évolue quotidiennement. Cet état d’esprit est en contradiction avec l’idéal démocratique avec lequel nous avons grandi. Et cela nous pose un problème de dissonance cognitive important — même pour quelqu’un comme Elon Musk.
Ce serait un euphémisme de dire que le bilan des monarchies est pour le moins mitigé. L’Empire romain sous Marc Aurèle semble s’en être plutôt bien sorti — moins sous Néron. Vous citez souvent le monarque espagnol Charles III comme votre préféré. Mais Louis XIV déclenchait des guerres sans arrêt. Ces exemples ont tous existé avant l’ère de la démocratie. Même si l’on met de côté Hitler — j’ai dû mal à croire que je dis ça — et que l’on se « limite » à Mao, Staline, Pol Pot, Pinochet, Idi Amin Dada, on parle de personnes responsables de la mort d’environ 75 à 100 millions de personnes. Compte tenu de ces précédents historiques, avons-nous vraiment envie d’essayer la dictature ?
Votre question est la plus importante de toutes, car il est essentiel de comprendre pourquoi Hitler et Staline étaient si mauvais pour résoudre l’énigme du XXe siècle. L’histoire de l’ère de la démocratie au cours des 250 dernières années est complexe. On peut prendre du recul et dire qu’en Europe, depuis l’établissement de la civilisation européenne entre l’an —1000 et —1750 environ, nous n’avons pas connu ce niveau de chaos et de violence. Ainsi, on ne peut pas séparer Hitler et Staline de la révolution démocratique mondiale dont ils font partie.
Cette réponse de Curtis Yarvin est centrale pour comprendre son analyse du fascisme et du communisme, qu’il considère comme des émanations de la révolution démocratique globale de l’époque moderne. Dans son fameux article sur les « pilules rouge » qui révèlent la vérité et les « pilules bleu » qui préservent les illusions dans lesquelles on vit, Curtis Yarvin écrit que, si l’on prend la pilule bleu, on pense que « les désastres du fascisme et du communisme démontrent l’importance de la démocratie représentative » tandis que la pilule rouge amènerait à voir la réalité, c’est-à-dire : « le fascisme et le communisme sont mieux compris comme des formes de démocratie. La différence entre une démocratie unipartite et une démocratie multipartite est comme la différence entre une tumeur maligne et une tumeur bénigne » 11.
Je voudrais poser quelques questions très concrètes sur certains des sujets que vous avez abordés de façon très provocatrice. Je vais vous lire quelques exemples. Vous affirmez que le problème du nationalisme blanc est qu’il est stratégiquement stérile et qu’il n’offre pas de programme politique efficace. Pour moi, le problème du nationalisme blanc est son racisme — pas son manque de stratégie. En outre, vous affirmez qu’il est très difficile de prétendre que la guerre civile américaine a rendu la vie de quiconque plus agréable, y compris celle des esclaves libérés. Quand même ! Troisièmement, vous mettez sur le même plan le tueur d’Utoya Anders Breivik et Nelson Mandela…
Passons en revue chacun de ces exemples. Par exemple, si vous prenez Mandela, j’ai dit cela parce que la plupart des gens ne savent pas qu’il y a eu un petit contretemps lorsque Mandela a été libéré parce qu’il a dû être retiré de la liste des terroristes.
Le point le plus pertinent est peut-être que Nelson Mandela était en prison car il s’était opposé à un régime d’apartheid violemment raciste. Encore une fois, vous avez dit : « Si vous me demandiez de condamner Anders Breivik, mais d’adorer Nelson Mandela »…
Je préfère les condamner tous les deux. Et le fait est que, fondamentalement, lorsque vous regardez l’impact…
Quel rapport y a-t-il entre Anders Breivik, qui a tiré sur des gens lors d’une mission délirante pour débarrasser la Norvège de l’islam, et Nelson Mandela ?
Ils sont tous les deux des terroristes parce qu’ils ont violé les règles de la même manière, tuant des innocents. Nous valorisons le terrorisme tout le temps.
Gandhi, alors, est votre modèle ? Martin Luther King ?
Les actions non violentes sont plus compliquées. Je pourrais en dire plus sur chacun de ces deux exemples, mais passons à l’un de vos autres exemples. Je pense que la meilleure façon d’appréhender la période de la guerre civile américaine est d’aller sur Google et de rechercher des récits d’esclaves. Il faut lire des récits d’esclaves au hasard pour comprendre leurs expériences à cette époque. Le traitement des esclaves libérés après la guerre était extrêmement médiocre. Un historien a récemment publié une estimation, que je conteste car elle est trop élevée, suggérant qu’environ un quart de tous les affranchis sont morts entre 1865 et 1870.
Vous suggérez qu’il existe des exemples dans les récits d’esclaves où les esclaves libérés expriment des regrets d’avoir été libérés. Pour moi, c’est un autre exemple parfait de la façon dont vous lisez l’histoire de manière sélective. Si vous lisez d’autres récits d’esclaves, vous trouverez des discussions sur la brutalité horrible de l’esclavage. Cela peut-il justifier votre déclaration ? Soutenez-vous sérieusement que l’époque de l’esclavage était meilleure ?
La guerre elle-même n’était pas bonne non plus. Et si vous regardez les conditions de vie des Afro-Américains dans le Sud entre 1865 et 1875, elles étaient absolument désastreuses. Le système économique avait été détruit pour l’essentiel, ce qui a conduit à de très mauvaises conditions.
Mais l’abolition était une étape nécessaire pour traverser cette période et rendre les gens libres. Je n’arrive pas à croire que j’aie à défendre cela !
Le Brésil a aboli l’esclavage dans les années 1880 sans guerre civile. Si l’on considère le coût et la signification de la guerre, on constate qu’elle a entraîné une destruction massive pour toutes sortes de personnes, noires comme blanches.
Ce que je conteste dans ces deux citations, ainsi que dans la façon dont les gens réagissent à Breivik, c’est que les gens réagissent de façon très caricaturale au terrorisme. Quelle est la différence entre un terroriste et un combattant de la liberté ? C’est une question très importante dans l’histoire du XXe siècle. Avoir une opinion tranchée sur ce sujet semble très difficile.
Vous vous appuyez souvent sur l’histoire de l’ère prédémocratique, qui coïncide avec la période où les femmes étaient traitées comme des citoyennes de seconde classe. Le statut des femmes à cette époque, que vous valorisez, n’a pas vraiment été abordé dans vos écrits. Pensez-vous que vos arguments tiennent suffisamment compte du fait que les monarchies et les dictatures ont historiquement tendance à ne pas être bénéfiques pour de larges pans de la population ?
Examinons plus précisément le droit de vote. Lorsque j’examine le statut des femmes dans un roman de Jane Austen, qui date de bien avant le droit de vote des femmes, cela semble plutôt bien. Les femmes dans les livres de Jane Austen semblent se porter bien.
N’êtes-vous pas prêt à reconnaître que certains aspects de la vie politique en monarchie offraient moins de liberté aux gens que la vie politique d’aujourd’hui ?
C’est très difficile. Tout d’abord, lorsque nous parlons de liberté, on confond souvent la liberté avec le pouvoir. La liberté d’expression est une liberté, tandis que le droit de vote est une forme de pouvoir. Vous partez du principe qu’en obtenant le droit de vote au début du XXe siècle en Angleterre et en Amérique, les femmes ont amélioré leur vie.
Pensez-vous qu’il est préférable que les femmes aient le droit de vote ?
Tout d’abord, je ne crois pas du tout au vote.
Votez-vous ?
Non. Je pense que voter procure un stimulus presque pornographique ; cela ressemble davantage à soutenir une équipe de football. La question la plus importante est : que signifie ce pouvoir pour vous ? Je pense que, pour la plupart des gens aujourd’hui, voter leur donne l’impression d’avoir un rôle. Cela leur donne le sentiment d’être pertinents, d’avoir de l’importance. Cependant, il y a quelque chose de profondément illusoire dans ce sentiment, qui entre en conflit avec la question très importante de savoir si nous avons un gouvernement qui est réellement bon et qui fonctionne vraiment, ce que nous n’avons pas actuellement.
La solution que vous proposez consiste à installer ce que vous avez appelé un monarque à la tête de l’État, ou une figure de PDG. D’après vous, investir un PDG conduirait à un gouvernement plus efficace, plus réactif et plus performant. Pourquoi semblez-vous avoir une telle confiance dans les capacités des PDG ? Cela ressemble à une manière de penser plutôt simpliste.
Ce n’est pas une façon simpliste de penser. Ayant travaillé dans des entreprises où opèrent les PDG, et ayant moi-même été PDG, je crois que j’en ai une meilleure idée que la plupart des gens. J’ai déjà mentionné l’exemple de ce qui se passerait si votre MacBook devait être fabriqué par le Département de l’informatique de Californie, ou si votre voiture, en particulier votre voiture électrique, devait être fabriquée par le Département des transports des États-Unis.
Cela nous amène à la question de l’efficacité. Quand je pense aux systèmes dirigés par des PDG, je pense que si vous preniez n’importe quel PDG d’une entreprise du Fortune 500 — qu’il soit bon ou mauvais — et que vous le mettiez à la tête de Washington, vous obtiendriez probablement quelque chose de bien meilleur que ce qui existe actuellement. Il n’est pas nécessaire que ce soit Elon Musk ; la médiane du niveau de performance est nettement meilleure.
Cependant, vous soulevez une question plus importante et plus intéressante : si l’Amérique a besoin d’un PDG qui sera efficace sur le plan économique, ce PDG est susceptible de considérer les êtres humains comme de pures unités économiques et d’agir en conséquence.
L’idée que les chefs d’entreprise de la technologie auraient des compétences supérieures à celles des politiciens actuels est liée au « culte du QI » qui domine, d’après l’historien Quinn Slobodian, le monde de la Silicon Valley et que Curtis Yarvin a contribué à diffuser. Curtis Yarvin a lui-même étudié adolescent dans le programme « Study of Mathematically Precocious Youth », mis en place par l’université John Hopkins pour les jeunes élèves dont le QI était particulièrement élevé. Or pour Yarvin, la démocratie consiste à « gâcher l’existence » des individus à haut QI. Il a notamment défendu le fait d’interdire le droit de vote à toute personne ayant un QI inférieur à 120. Les dirigeants seraient choisis non pas en fonction des préférences des électeurs mais de la mesure de leur quotient intellectuel. Pour Slobodian, ce culte des hauts QI a notamment pour point de départ le livre du psychologue d’Harvard Richard J. Herrnstein et de l’essayiste libertarien Charles Murray, The Bell Curve, paru en 1994, vendu à plus de 400 000 exemplaires, qui considère que l’intelligence est principalement génétique et qu’il existerait une « élite cognitive ».
Ce concept, initialement conçu comme une critique à l’encontre d’une classe détachée des aspirations du reste de la vaste majorité, a été réutilisé dans un sens positif par un certain nombre de blogueurs de la Silicon Valley, dont Curtis Yarvin. Le culte des capacités cognitives est un des points de convergence de cette internationale néo-réactionnaire, qui va de Dominic Cummings, l’ancien chef de cabinet de Boris Johnson à Stephen Hsu, en passant par Donald Trump lui même, qui affirmait dans un tweet de 2013 « Sorry losers and haters, but my IQ is one of the highest — and you all know it ! Please don’t feel so stupid or insecure, it’s not your fault » 12.
Une entreprise a des objectifs qui ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux d’un gouvernement dans la mesure où il s’agit de subvenir aux besoins de ses citoyens.
Nous pensons habituellement que l’objectif d’une entreprise est de faire des bénéfices ou de vendre plus de produits, mais ce n’est pas tout à fait exact. Le véritable objectif d’une entreprise est de maximiser la valeur de ses actifs et d’augmenter le prix des actions. La vision du monde de personnages comme Charles Ier et Elon Musk est similaire dans la mesure où lorsque Charles Ier pense à son peuple, il le considère à la fois comme un atout économique et comme un atout humain. Il veut que son pays prospère et, pour y parvenir, il souhaite que les gens soient productifs, qu’il s’agisse de produire de la laine ou de tout ce que l’Angleterre exporte. Bien que ses sentiments à l’égard de sa société ne soient pas exactement ceux qu’un parent devrait ressentir à l’égard de ses enfants, ils répondent à un sentiment d’obligation réciproque. Ainsi, l’objectif d’un PDG n’est pas simplement d’engranger des bénéfices mais aussi de veiller à ce que son entreprise prospère.
Vous avez mentionné plus tôt que vous pensez que Trump, quels que soient ses objectifs ou ce qu’il dit, n’est pas susceptible d’accomplir quoi que ce soit de transformateur à cause de la bureaucratie gouvernementale bien ancrée. Cela étant dit, quelle est votre opinion sur Trump en général ?
Je pense que Trump rappelle, de manière intéressante, FDR.
Plus tôt dans notre conversation, j’ai parlé de FDR, et même si beaucoup n’apprécient pas cette comparaison, je pense que Trump partage certaines qualités avec lui. FDR avait un charisme et une confiance en soi énormes, combinés à la capacité d’être le centre de l’attention, de diriger, de couper court aux absurdités et de faire bouger les choses.
L’une des principales différences entre Trump et FDR — qui a freiné Trump — est que FDR venait d’une des grandes familles d’Amérique ; il était un aristocrate héréditaire. Trump n’est pas vraiment issu de la classe sociale supérieure américaine et je pense que cela a eu un impact négatif sur sa confiance en lui.
Ce contexte a entravé sa capacité à déléguer et à faire confiance aux personnes extérieures à sa famille, ce qui le limite en tant que leader de diverses manières. Cependant, un aspect encourageant que je vois est qu’il semble exécuter ses tâches avec un peu plus de confiance cette fois-ci. C’est presque comme s’il avait l’impression de savoir ce qu’il fait. Je pense que c’est très utile car l’insécurité est vraiment son talon d’Achille.
Quel est votre talon d’Achille ?
Quel est mon talon d’Achille ? Je pense que j’ai moi aussi des problèmes de confiance en moi.
Pensez-vous que votre insécurité se manifeste dans votre pensée politique ?
C’est une bonne question. Si vous regardez mes anciens travaux, je sentais que j’étais sur la bonne voie. Quand j’écrivais en 2007 et 2008, j’étais tout à fait sérieux — je le suis toujours.
Cependant, est-ce que j’aurais exprimé les choses de cette façon ? Aurais-je été moins « troll » ? J’ai essayé de devenir moins « troll » au fil du temps, mais si vous lisez mes derniers articles de blog, vous remarquerez que je ne peux pas résister à troller Elon Musk, ce qui explique peut-être en partie pourquoi je ne l’ai jamais rencontré.
Je dois dire que nous n’avons pas abordé de nombreux aspects de vos idées. Je suis encore sceptique à l’idée que détruire la démocratie, plutôt que d’essayer de l’améliorer, permettrait d’améliorer la vie de ceux qui souffrent le plus.
Je peux vous dire ce que je pense mais je ne peux vous obliger à me croire. Alors que les murs commencent à tomber et que l’on commence à explorer des idées en dehors de la bulle très étroite dans laquelle nous vivons actuellement, il est impossible de nier que la diversité des idées envisagées par des personnes intelligentes et réfléchies s’est considérablement réduite au XXe siècle.
S’il y a une chose que j’espère transmettre dans cette conversation, c’est que les gens peuvent sortir de la petite boîte dans laquelle ils ont grandi. Ils peuvent reconnaître que tout n’est pas parfait à l’intérieur de cette boîte.
Je ne demande à personne de devenir un nazi, un antisémite ou même un misogyne. Il y a des cas dans lesquels notre jugement du passé est entièrement correct. Mais il y a aussi des périodes entières de l’humanité qui regarderaient ce que nous faisons et diraient : « C’est fou ».
Sources
- Ces références à la culture populaire se mêlent à un imaginaire plus hétéroclite. Son pseudonyme en ligne est une combinaison de Mencius, penseur chinois confucéen du quatrième siècle avant Jésus Christ, connu pour avoir parcouru la Chine déchirée des Royaumes combattants à la recherche d’un sage-roi capable de restaurer la paix ; et un jeu de mot à partir de l’expression GoldBug, « punaise d’or », qui désigne les économistes qui accordent une importance fondamentale à l’or pour identifier des tendances économiques, où gold est substitué à mold (moisissure). Il utilise également abondamment des références à Aristote pour justifier l’ouverture d’un débat sur les bienfaits de la démocratie.
- 2blowhards.com : The Mencius Vision
- Page d’accueil du site Unqualified Reservations.
- « Conversation avec Curtis Yarvin », Rage, 29 septembre 2024.
- An Establishment Conservative’s Guide To The Alt-Right
- Voir la vidéo.
- « First Inaugural Address of Franklin D. Roosevelt », 4 mars 1933.
- « Marc Andreessen on AI, Tech, Censorship, and Dining with Trump », The Free Press, 10 décembre 2024.
- Publication de Sarah Knafo sur X.
- Mencius Moldbug, « Patchwork : A Political System for the 21st Century », 20 novembre 2008.
- Mencius Moldbug, « The Case Against Democracy : Ten Red Pills », Unqualified Reservations, 24 avril 2007.
- Donald Trump, Twitter, 9 mai 2013.