Après plus d’un an de gouvernement de Milei, en quoi le nouveau président argentin a-t-il surpris ?

Marcelo Duclos

J’ai été très surpris quant à moi par le Milei politique, par sa gestion du pouvoir. C’était une inconnue : d’une part, exercer le pouvoir était à l’opposé des principes libertariens et anti-étatiques qu’il défendait ; d’autre part, il partait d’une inexpérience presque totale — il n’était député que depuis deux ans. Nous connaissions déjà le Milei économiste et ceux d’entre nous qui soutenaient logiquement ce projet politique avaient confiance dans un processus qui, aujourd’hui, produit des résultats. En ce qui concerne le fonctionnement du programme économique, je n’étais pas du tout surpris : nous avions 4 000 ans de preuves empiriques qui indiquaient clairement ce qu’il fallait faire et ne fallait pas faire.

Marcelo Duclos est un économiste et journaliste argentin. Il est également co-auteur, avec Nicolás Márquez, du best-seller Milei, la revolución que no vieron venir (Milei, la révolution qu’ils n’ont pas vue venir), Hojas del Sur, 2024.

Dans mon cas, la surprise vient de l’articulation de la transition, qui a été particulièrement réussie. Nous connaissions tous le b.a-ba : pas de déficit budgétaire, pas d’impression de billets de banque pour financer le fisc, avoir une économie ouverte, etc. Mais l’articulation de la transition vers ce modèle sans que la bombe à retardement laissée par les prédécesseurs n’explose, n’était pas une opération facile.

Le Milei politique a donc été pour moi une surprise totale : j’ai même du mal à le croire tant la façon qu’il a eu de gérer le pouvoir pourrait même convaincre les kirchneristes. Milei est comme un poisson dans l’eau.

Le Milei politique a été pour moi une surprise totale.

Marcelo Duclos

Pablo Avelluto

En ce qui me concerne, je ne sais pas : ni s’il est bon homme politique, ni s’il est un bon économiste.

Pablo Avelluto est un journaliste et éditeur argentin. Il a été ministre de la Culture (2015-2019) du gouvernement de Mauricio Macri (droite).

Je pense que c’est un politique comme il y en a eu d’autres dans l’histoire, avec des traits messianiques, autoritaires d’une certaine manière, un discours très agressif envers ceux qui ne sont pas d’accord avec lui — quelle que soit leur position, de la gauche ou du libéralisme. Il est clair qu’il a mis en place un leadership très fort. Sur le plan économique, il serait stupide de ne pas reconnaître qu’il a réussi à faire baisser le taux d’inflation très élevé de l’Argentine ; et bien qu’aujourd’hui notre taux d’inflation soit encore très élevé, il est certainement beaucoup plus bas qu’il ne l’était lorsqu’il est arrivé. Il a remis de l’ordre dans le pays à cet égard.

En même temps — et cela concerne la question de savoir s’il est un bon économiste — les conséquences du réajustement massif qu’il a apporté à l’économie existent et sont également visibles.

Je pense que, comme l’a dit Marcelo, il existe une tension entre le Milei libertarien — qui se définit comme la taupe venue pour détruire l’État de l’intérieur — et le Milei président. Je ne pense pas quant à moi qu’il faille détruire l’État ; il doit effectivement être modernisé, réformé, rendu plus efficace et certainement réduit à bien des égards — mais je ne partage pas ses idéaux libertariens.

Sa politique économique n’est d’ailleurs pas non plus une politique strictement libertarienne. C’est une politique plutôt hétérodoxe. Il existe une sorte de contrôle des changes, probablement pour des raisons justifiées par l’impossibilité d’aller vers une libertarianisation totale. Mais l’Argentine a connu d’autres processus d’euphorie financière au cours de son histoire et ils se sont tous, tôt ou tard, mal terminés. Bien sûr, il y a des gens pour croire que, cette fois-ci, cela ne sera pas le cas. D’autres, plus sceptiques ou plus pessimistes comme moi, ne voient pas de signes indiquant que ce qui s’est passé dans les années 1970, à l’époque de la dictature militaire, ou ce qui s’est passé avec la fin de la convertibilité, ou ce qui s’est passé dans le gouvernement de Macri en mars-avril 2018 avec la grande dévaluation, ne se reproduira pas.

Il existe une tension entre le Milei libertarien — qui se définit comme la taupe venue pour détruire l’État de l’intérieur — et le Milei président.

Pablo Avelluto

N’oublions pas non plus que les moments d’euphorie engendrent généralement une certaine mélancolie par la suite, comme cela s’est produit à d’autres occasions, ou pire, une certaine colère sociale. En d’autres termes : il y a sans aucun doute une promesse d’amélioration de l’économie, mais il y a aussi des signes de détérioration de celle-ci — en particulier dans de nombreuses variables sociales. Je dirais qu’à ce niveau, de mon point de vue, nous ne sommes pas encore fixés : les dés ont été jetés — mais ils ne sont pas encore retombés. Je comprends que d’autres soient plus optimistes et je respecte leur point de vue ; en ce qui me concerne, je ne le suis pas autant.

Et qu’en est-il du Milei politique ? 

Son style de leadership me préoccupe. Je suis d’accord avec Marcelo pour dire que Milei a rapidement appris à maintenir un gouvernement qui ne comptait qu’une poignée de députés et quelques sénateurs, en obtenant des lois et des approbations qui étaient très importantes pour lui au cours d’une année. Mais je ne peux pas passer sous silence les régressions. En particulier sur ce que je pense être le véritable programme de Milei. Il ne s’agit pas seulement de la réforme économique, de l’extinction du peso et de la dollarisation, mais de ce que les miléistes appellent la guerre culturelle — sur laquelle Milei, comme d’autres forces d’extrême droite ailleurs dans le monde, s’appuie. C’est ce qu’ils ont finalement en commun, malgré de nombreuses différences dans les programmes économiques, comme c’est le cas entre Trump et Milei, ou entre Milei et Vox, ou entre Orbán et Meloni. Ils ne sont unis que par ce qu’ils perçoivent comme un déclin de l’Occident et de ses valeurs. 

La tendance autoritaire de Milei s’intègre à la montée d’une extrême droite structurée au plan international. Milei menace-t-il la démocratie en Argentine ?

Marcelo Duclos

On ne peut complètement ignorer la rhétorique ou les façons de faire, surtout dans le cas d’un président. Mais il y a une chose qui va au-delà : la traduction concrète des politiques publiques et de ce que fait l’Etat. Si l’on parle, comme cela vient d’être — et comme je l’ai lu dans de nombreux médias étrangers — d’un Milei au style autoritaire, il faut regarder de plus près. 

Milei est un président avec des caractéristiques très particulières qu’il ne m’appartient pas de juger.

Plusieurs libéraux avant Milei ont essayé de s’imposer en Argentine. Tous complètement inconséquents, sans aucun impact sur l’opinion publique. Maintenant que nous avons un président qui est devenu l’une des personnes les plus influentes du monde, en tant que libéral libertarien qui écrivait des articles sur l’école autrichienne dix ans avant Milei sans avoir aucun impact, je ne peux pas maintenant venir jouer au sommelier avec lui, en disant ce que j’aime et ce que je n’aime pas. 

Ce qui m’intéresse, c’est que — sans exagération — Milei a révolutionné le monde. 

En mars, je présenterai mon livre Milei, la revolución que no vieron venir (Milei, la révolution qu’ils n’ont pas vue venir)… au Japon. Tout simplement parce qu’ils sont très intéressés par le sujet là-bas.

Aujourd’hui, nous avons un président qui est devenu l’une des personnes les plus influentes du monde.

Marcelo Duclos

Autre exemple : on dit que Milei serait contre la presse et contre les journalistes. Mais il faut regarder les faits de plus près. Le président a réduit le financement public des médias : il ne s’agit pas d’une attaque contre la presse, comme on l’a lu dans de nombreux milieux ; il s’agit simplement d’un privilège qui a été supprimé. Nous, les journalistes, nous étions habitués à survivre grâce à une infrastructure artificielle. Désormais, les journalistes et les médias vont devoir s’adapter : comme les kiosquiers, les marchands de légumes, les bouchers, qui n’ont aucun privilège.

Milei répond constamment aux journalistes. Et il le fait dans un style différent de tous les autres présidents. D’une certaine manière, je m’en réjouis. Mais je pense que la presse traditionnelle n’a pas compris ce qui est en train de changer. Elle n’a pas accepté, par exemple, le rôle central des réseaux sociaux qui ont horizontalisé absolument tout, en rupture avec le discours unilatéral du journalisme. Cela permet que des articles de journalistes connus puissent être concurrencés par des publications moins établies. Une révolution est en train de se produire dans le monde des médias et c’est une bonne chose. 

On ne peut donc pas dire que ce gouvernement soit contre la presse. À cet égard, les gouvernements kirchneristes précédents avaient bien davantage de problèmes avec les journalistes. 

En ce qui concerne la comparaison historique que Pablo Avelluto a faite avec les années 1970 et 1990, pensez-vous que la situation sera différente cette fois-ci ?

Pour moi, la différence entre la ferveur de ce qui se passe aujourd’hui et celle des années 1970 et 1990 n’est pas une question d’opinion ou d’espoir. C’est une question de faits.

Dans les années 1970 comme dans les années 1990, la question fiscale a été sous-estimée, la question du déficit a été négligée et les organisations internationales comme le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, lorsqu’il y a eu des réformes — surtout dans les années 1990, ont commencé à couvrir le déficit.

José Alfredo Martínez de Hoz, ministre sous la dictature, raconte dans ses livres comment, avec un héritage compliqué, ils se sont retrouvés dans une situation dans laquelle ils étaient face à ce qui était possible et ce qui était souhaitable. Il raconte également qu’après l’avoir rencontré, Hayek lui a dit que cela allait mal se terminer. S’ils procédaient à l’ajustement fiscal et aux corrections nécessaires, le mal-être social allait pousser les gens à soutenir la guérilla. Par conséquent, le gouvernement de l’époque a opté pour le possible — et non pour le souhaitable.

Nous savons tous comment cela s’est terminé. Milei a pratiquement comblé la brèche économique en un an, mais parce que la question fiscale est en train d’être corrigée. Lors de sa campagne présidentielle en 2013, Menem avait déclaré que nous avions commis une erreur en ne comblant pas le déficit. Mauricio Macri a fait la même erreur que Martínez de Hoz en optant pour le gradualisme.

Mais aujourd’hui, l’Argentine commence à sortir de la récession : tous les indicateurs montrent que l’activité augmente, que les salaires se redressent. La raison en est qu’elle a commencé par faire passer la pilule amère directement dans la première moitié du mandat du gouvernement. C’est pourquoi il me semble que ce gouvernement finira différemment. Le motif déclencheur de 1976, de 1983, des années 1990 ou de l’échec de Mauricio Macri a été réalisé dès le premier instant avec Milei. Ce n’est donc pas de l’espoir, c’est quelque chose d’un peu plus solide. 

Milei a commencé à faire passer la pilule amère directement au cours des six premiers mois de son gouvernement. 

Marcelo Duclos

Vers quel type de pays Milei est-il en train d’emmener l’Argentine ? Quel type de démocratie est-il en train de créer lorsqu’il déclare publiquement une haine profonde pour l’État qu’il veut démanteler ?

Pablo Avelluto 

Pour répondre à cela il faudrait précisément qu’il soit possible d’avoir un débat. Or les possibilités de débat nécessitent la volonté des parties de débattre — c’est-à-dire de respecter la position de l’autre. Ce que nous faisons actuellement avec Marcelo n’est pas facile à faire avec Milei.

Milei n’est pas un démocrate, parce qu’il n’y a plus de débat possible avec lui. Il a une sorte de certitude permanente, souvent inspirée par ses positions idéologiques, qui proviennent de l’influence de sa pensée religieuse mystique.

Lorsque vous instaurez une culture basée sur l’insulte, l’humiliation et le mépris à l’égard de quiconque n’est pas d’accord avec vous — qu’il s’agisse d’un journaliste, d’un citoyen ordinaire ou d’une organisation — vous ouvrez la porte à des positions autoritaires. Mais je ne pense pas que Milei ait inventé cela en Argentine non plus. Malheureusement, nous avons une longue tradition de ce type dans notre pays et dans notre culture politique. Ce qui est nouveau avec le président actuel, c’est la fréquence et la justification que beaucoup de gens trouvent pour ce qu’il fait et dit.

Milei rejette le pluralisme. Et certaines personnes, comme Marcelo, considèrent que cette position est juste. Je pense quant à moi qu’elle détériore la coexistence démocratique. Cette position nous conduit nécessairement à une polarisation de plus en plus extrême. L’insulte, l’humiliation, la stigmatisation, des choses dont Milei lui-même se considère également victime — et dans de nombreux cas, il l’a été — nous conduisent à interrompre les possibilités d’une conversation civilisée. Rien ne devrait, pour moi, permettre que cela devienne une pratique politique tolérable en termes démocratiques.

D’un autre côté, il y a quelque chose que Marcelo a dit tout à l’heure et avec lequel je suis d’accord. Il s’agit de l’idée que Milei doit être compris d’un seul bloc. Nombreux sont ceux qui pensent qu’il y aurait un Milei qu’ils aiment et un autre qu’ils n’aiment pas. Je pense quant à moi que Milei est un tout.

Milei ne mène pas l’Argentine sur la bonne voie en termes de coexistence démocratique.

Pablo Avelluto

Le programme de Milei est absolument révolutionnaire — c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il est peu probable qu’il puisse le mettre en œuvre dans son intégralité. Les programmes révolutionnaires s’accommodent mal des institutions constitutionnelles, de la démocratie, de la séparation des pouvoirs. Nos institutions démocratiques, notre constitution, sont conçues pour l’alternance, pas pour un leadership messianique.

Pensez-vous qu’il pense vraiment pouvoir faire tout ce qu’il dit ?

Je prends Milei au mot. Je ne pense pas qu’il y ait de spéculation, de stratégie ou de calcul politique de sa part ; il me semble très sincère et très transparent à chaque fois qu’il donne son avis. Il pense vraiment ce qu’il dit. Le problème auquel nous sommes confrontés est que ces processus qui tentent de refonder l’Argentine par la révolution, non seulement, comme je l’ai dit précédemment, en matière économique, mais aussi en matière culturelle comme sur les questions de genre, dans la construction de l’idée de la famille, finissent nécessairement par se heurter au cadre institutionnel. Celui-ci n’est pas fait pour les révolutions — il est plutôt le produit des révolutions.

C’est pour cela que le président a fait un usage extrême du veto, des décrets de nécessité et d’urgence, se donnant le pouvoir de légiférer depuis le pouvoir exécutif, en outrepassant le parlement. Il a annoncé qu’il allait nommer les membres de la Cour suprême par décret, comme l’avait déjà fait le gouvernement Macri. Ce fut une erreur à l’époque et ce le serait à nouveau aujourd’hui. 

Enfin, je reviens sur ce que disait Marcelo à propos de la presse. Dans ce contexte que je viens de décrire, il n’est pas facile de pratiquer le journalisme ou de défendre une position publiquement lorsqu’en retour on n’a pas, ce qui serait absolument légitime, une réfutation lorsqu’il y a des erreurs, ou une contre-argumentation lorsqu’il y a des points de vue et des opinions différents. Ce qui revient, inexorablement, c’est l’insulte. 

Marcelo Duclos

Milei a des principes. C’est assez particulier pour un président : peu ont des principes. En général, ils disent une chose et son contraire le lendemain. Ils s’adaptent. 

Il est anarcho-capitaliste, comme moi. Je comprends donc son rejet de l’État, car l’État, ce n’est pas nous tous. Et c’est une bonne chose. Cette symbiose entre un État et son peuple génère quelque chose que nous ne voulons pas. Pensez à la croix gammée : c’était le parti, le gouvernement et l’État. C’est la synthèse du fascisme que le péronisme a voulu personnifier en Argentine.

Contrairement à de nombreux hommes politiques, notre président a des valeurs. Mais il faut bien comprendre que l’anarcho-capitalisme n’est pas sa valeur suprême, ce n’est pas sa feuille de route gouvernementale. Il ne s’agit pas de démanteler l’État, d’aboutir à l’anarcho-capitalisme, de jeter la clef, de quitter le poste présidentiel, et c’est tout. Non, Milei va rester quatre ans au pouvoir — ou huit si l’opinion le décide. Et ce qu’il propose, c’est le contraire de ce que Pablo a dit. Ce que Milei propose, c’est précisément un retour à la Constitution. Tout ce qu’il a fait est conforme à la Constitution. La révolution de Milei consiste à essayer de balayer culturellement et législativement tout ce qui a entravé la Constitution pour revenir à ce qu’était la puissance argentine. En 1895, l’Argentine avait le PIB par habitant le plus élevé du monde. Tout ce qui a suivi n’a été qu’un énorme cauchemar.

La révolution de Milei consiste à essayer de balayer culturellement et législativement tout ce qui a entravé la Constitution afin de revenir à ce qu’était la puissance argentine.

Marcelo Duclos

Je demande à Pablo de me citer une seule initiative de Milei qui soit contraire à l’esprit de la Constitution. 

Pablo Avelluto 

Le veto et le DNU [décret de nécessité et d’urgence] que Milei a imposés sont contraires à l’esprit de la Constitution de 1853. 

Marcelo Duclos

La Constitution ne dit rien concernant l’ensemble de la structure de l’État. Les super-pouvoirs que Milei demande servent à privatiser des entreprises et à fermer des agences.

Pablo Avelluto 

Le fait est que Milei demande des super-pouvoirs — et ceux-là sont précisément contraires à l’esprit de la Constitution que vous dites vous-même défendre. Mais je ne vais pas vous convaincre et je n’ai pas l’intention de le faire.

Marcelo Duclos

Le président utilise cet outil pour ajouter du pouvoir ou en retirer.

Pablo Avelluto

Il n’en a retiré aucun ; au contraire, il en a pris beaucoup. Il a pris des pouvoirs législatifs. Il a pris des pouvoirs qui ne sont pas dans la Constitution. 

Marcelo Duclos

Mais la moitié des ministères ont été fermés. On entendait dire que ce n’était pas possible…

Pablo Avelluto 

…et nous avons aussi contracté une énorme dette. Cette année, nous avons le record d’endettement le plus élevé de notre histoire.

Marcelo Duclos

Une chose est la dette qu’on a déjà ; une autre chose de continuer avec le déficit pour générer encore plus de dette…

Pablo Avelluto 

La dette de l’Argentine n’a pas diminué d’un dollar. Au contraire, elle a augmenté à cause de la reconduction de la dette. Nous n’avons pas un dollar à la Banque centrale : nous avons des réserves négatives.

Marcelo Duclos

Nous avons plus de réserves que lorsque Milei est arrivé au pouvoir. Cela étant dit, on ne peut pas tout changer d’un coup de baguette magique du jour au lendemain. Nous n’avons pas explosé avec l’hyperinflation, nous n’avons pas eu de défaut de paiement ; l’Argentine commence à sauver ses dettes, le risque-pays diminue. Remettre en cause la trajectoire économique de l’Argentine me paraît insensé.

Un homme qui traite de « gauchistes de merde » tous ceux qui ne sont pas d’accord avec lui est pour moi un autoritaire.

Pablo Avelluto

Revenons à la question politique et à la méthode. Vous avez mentionné la violence…

Je voudrais revenir sur cette question : ni Pablo ni moi n’avons un membre de notre famille actuellement détenu ou disparu — comme c’est le cas au Venezuela, par exemple. Nous vivons tranquillement tous les deux au sein de notre famille. Au Venezuela, lorsque des jeunes sortent manifester, ils disparaissent ou reviennent dans un sac avec une balle dans la tête tirée par les services de renseignement. C’est un État autoritaire. 

D’un autre côté, même des choses terribles se produisent dans un État supposé avoir de bonnes manières. Cela n’a rien de personnel contre Pablo, mais pendant la pandémie, Rodríguez Larreta — qui était à l’époque chef du gouvernement de Buenos Aires et avec qui Pablo a travaillé — avait envoyé aux concierges des immeubles des consignes pour signaler aux administrateurs les personnes qui sortaient deux fois pour promener le chien ou qui recevaient de la visite pour leur anniversaire, comme cela m’est arrivé… Qu’est-ce qu’il y a, aujourd’hui, qui s’inscrirait dans l’autoritarisme d’État ?

Pablo Avelluto 

Un homme qui traite de « gauchistes de merde » tous ceux qui ne sont pas d’accord avec lui est pour moi un autoritaire. On peut être en désaccord — mais on ne peut pas dire cela. Vous qui avez passé votre temps à souligner l’arrivée du fascisme en Argentine au cours du XXe siècle, vous devriez le savoir. Ceux qui font de telles choses sont des autoritaires, qu’ils soient de gauche ou de droite, peu importe. Ceux qui insultent les dissidents, ceux qui insultent ceux qui ne partagent pas leurs choix, ceux qui insultent ceux qui ne sont pas d’accord avec leurs idées, qu’il s’agisse de dirigeants politiques d’autres pays ou de citoyens de notre propre pays, sont des autoritaires.

Marcelo Duclos

Je ne veux pas changer votre avis non plus mais, en ce qui mon concerne, je préfère rester du côté de celui qui dit « gauchistes de merde » plutôt que de celui qui envoie en prison une dame parce qu’elle fréquente un salon de coiffure pendant la pandémie — et qui est plus tard décédée d’une crise cardiaque. 

Pablo Avelluto 

Vous dites cela alors que Milei supprime les médicaments des retraités. 

Marcelo Duclos 

Nous venons d’un désastre total généré par le kirchnerisme, qui a cassé le système des retraites — avec, en plus, un gouvernement entier qui s’est consacré à avoir un déficit galopant. Il faut lancer des audits et des contrôles pour évaluer la situation et agir en conséquence : c’est le processus logique lorsqu’on arrive dans un système cassé comme l’est le système des retraites argentin détruit par le kirchnerisme. 

C’est vrai qu’il faut maintenant remplir un formulaire pour savoir si la personne bénéficie de la retraite minimale. Si elle a une capacité contributive, elle devra payer un peu plus. Ces questions sont malheureusement désagréables, mais elles sont la conséquence désastreuse d’un gouvernement qui a décidé d’accorder des pensions gratuites à tout le monde — et pas seulement aux personnes dans le besoin.

Milei a gagné les élections en faisant le pari de l’honnêteté brutale. Qu’est-ce que cela nous apprend sur le paysage politique argentin ?

Pablo Avelluto 

Cela nous dit beaucoup de choses sur l’Argentine. Tout d’abord, Milei n’est pas le premier phénomène autoritaire dans notre pays au cours de notre histoire. Ce n’est pas quelqu’un qui serait arrivé d’Autriche en soucoupe volante, avec ses idées anarcho-capitalistes, après avoir lu Rothbard ou Hoppe.

Il faut comprendre le contexte. Face aux tensions de la macroéconomie que nous connaissions depuis de nombreuses années, Milei est arrivé à un moment en soulignant que les espoirs et les promesses de la démocratie, qui avaient été fondés sur l’idée qu’avec la démocratie on pouvait manger, éduquer et soigner, n’avaient pas été remplis. Les niveaux de corruption étaient extrêmement élevés et la promesse qu’une caste malfaisante allait payer les coûts de cet ajustement, maintenant qu’il n’y avait plus d’argent, était extrêmement attrayante — au même titre que la tronçonneuse, la dollarisation, le dynamitage de la banque centrale. C’est un fait qui a été largement sous-estimé par la classe politique et les médias.

Je suis tout à fait d’accord sur ce point. Cependant, la « caste » a fini par être, dans une large mesure, les retraités. Et une bonne partie de la « caste » a confortablement rejoint le gouvernement de Milei, qui ne comprend pas de personnalités politiques inconnues en Argentine. Au contraire, il s’agit de personnes aux carrières longues, souvent liées à ce que Milei dénonçait justement comme étant « la caste » — à laquelle il disait vouloir mettre fin. Les privilèges des uns ont été supprimés, ceux des autres maintenus, y compris en matière fiscale. Milei a sans doute été l’héritier et le promoteur d’une réalisation importante en Argentine : la prise de conscience de l’importance du déficit. Il s’agissait d’un élément très important, dont les Argentins avaient fait l’expérience dans leur économie nationale.

Il y avait un consensus important, et je pense qu’il existe encore aujourd’hui. Il n’y a pas de projet politique — qu’il soit progressiste, conservateur, plus à droite, qu’il soutienne Milei ou non — qui puisse se baser sur le fait de dépenser plus que ses entrées d’argent. Il est également vrai que l’émergence d’un leadership nouveau et fort comme celui de Milei a complètement désarticulé l’ensemble de la scène politique traditionnelle en Argentine. 

Milei est un tournant dans l’histoire, comme l’ont été d’autres dirigeants argentins — indépendamment de leur bilan.

Pablo Avelluto

Diriez-vous que c’est toujours le cas ? 

Oui, pour l’instant, tous les dirigeants qui jouissent de l’image la plus positive dans notre pays font partie du gouvernement de Milei. On pense à Patricia Bullrich, Victoria Villarruel — avec qui, cela dit, le président a quelques frictions et tensions.

Pour trouver le premier leader de l’opposition, il faut descendre très bas dans la liste. Après le mandat de Milei, le système politique devra être renouvelé, nécessairement. Pour battre Milei, il faudra non seulement  être meilleur que lui mais surtout proposer autre chose qu’un retour au passé. En ce sens, je pense que Milei est un tournant dans l’histoire, comme l’ont été d’autres grands dirigeants argentins — indépendamment de leur bilan. Le défi consiste à construire de nouveaux leaderships plus démocratiques qui fonctionnent comme un contrepoids au penchant de Milei pour l’extrême droite, le populisme et l’anarcho-capitalisme. 

Le président argentin a raison lorsqu’il dit que nous sommes la première expérience nationale anarcho-capitaliste de l’histoire. Mais beaucoup d’autres pays ont résolu leurs problèmes de compétitivité, d’inégalité, d’accès aux biens et aux services, avec des outils et des politiques très différents de ceux proposés par Milei.

Ce processus relève de la responsabilité de l’opposition. Il est possible que, cette année, après les élections, Milei soit en mesure d’augmenter sa force au Parlement afin d’obtenir un soutien plus important pour ses initiatives législatives. Mais il faut qu’il y ait autre chose, car c’est ainsi que fonctionne la démocratie. Sans ce contrepoids, la tentation autoritaire deviendra beaucoup plus forte. 

Marcelo Duclos

Je voudrais faire une petite rectification : nous ne sommes pas en présence de la première expérience anarcho-capitaliste au monde. Nous avons le premier président anarcho-capitaliste, mais nous poursuivons un projet libéral classique. Car la feuille de route du gouvernement n’est pas anarcho-capitaliste. Il n’y a pas d’expérience anarcho-capitaliste, il y a un projet libéral classique. Certaines personnes ne voient pas que de nombreuses questions soulevées par le gouvernement relèvent du bon sens, voire de la social-démocratie pure et simple. Prenons, par exemple, la question des chèques pour les études que le président a mise en avant. La logique sous-jacente est qu’il peut être plus efficace de prendre la ressource, de la donner à la personne qui, de cette dernière, sans intermédiaire, choisisse l’établissement privé où elle souhaite aller. C’est ce qu’on appelle faire de la démocratie sociale.

En Argentine, il n’y a pas d’expérience anarcho-capitaliste, mais un projet libéral classique.

Marcelo Duclos

Marcelo, pour écrire votre livre, vous avez été en contact direct avec Milei. Pourriez-vous nous expliquer ce que représente le symbole de la tronçonneuse ? Qu’est-ce qu’elle véhicule au niveau politique et pourquoi les gens la soutiennent-ils autant ? 

Les gens soutiennent ce que fait le gouvernement parce que le retraité se rend compte que, pour la première fois, l’augmentation qu’il a reçue n’a pas été engloutie par son panier de courses ; parce que le travailleur sait que, pour la première fois, le propriétaire de l’entreprise ne pense pas à qui licencier, mais à qui embaucher. Nous vivons tous des moments plus difficiles car il fallait faire passer la pilule, mais nous comprenons tous que c’est la voie à suivre. Les gens comprennent que c’est ce système qui fonctionne. 

Milei va laisser un État national beaucoup plus large : il est le président le plus fédéral de l’histoire de la démocratie argentine. Pour la première fois dans l’histoire, il sera possible de commencer à rivaliser entre une province et une autre. On ne parlera donc plus de fédéralisme comme d’une répartition égale. C’est pourquoi il sera important que le gouvernement ait des maires, des gouverneurs. Pour l’instant, il n’a rien. Cet objectif me préoccupe beaucoup parce que Libertad Avanza n’a pas obtenu de bons résultats sans la candidature de Milei.

Si l’on dresse le bilan de la première année, quelles sont les limites du fameux « ¡Afuera ! » ? Pour l’instant, la grande dollarisation promise n’a pas eu lieu, la Banque centrale est toujours là. Que reste-t-il de la tronçonneuse ?

Le plus possible. L’Argentine va vers un projet vertueux de concurrence monétaire avec l’élimination du peso et de la Banque Centrale. C’est ce qui va se passer. Milei doit quitter le gouvernement en sachant que son ou sa successeur ne pourra plus faire appel à ces institutions pour financer les dépenses publiques. Milei le sait bien parce que, pour nous, libertariens, imprimer des billets de banque pour les donner à quelqu’un d’autre, c’est voler le travailleur, voler le retraité, voler la personne qui a un revenu fixe.

Ce n’est pas que j’aime le dollar, le dollar est nul. Mais si on le compare au peso argentin, c’est une panacée. L’euro est mauvais ; le dollar est pire que l’euro ; le peso est bien pire que tout. Heureusement, les monnaies privées et les monnaies virtuelles apparaissent — et les monnaies étalon-or reviendront à un moment donné parce que tout cela sera justifié. Les gens pourront avoir la monnaie qu’ils veulent et les prochains dirigeants ne pourront pas revenir là-dessus.

L’euro est mauvais ; le dollar est pire que l’euro ; le peso est bien pire que tout.

Marcelo Duclos

Pablo Avelluto

Milei utilise beaucoup la métaphore biblique de Moïse et du désert — une longue et difficile marche avant d’arriver finalement à bon port. Dans ce cas, lorsque les discours utopiques sont appliqués à la politique, on n’y arrive jamais et, par conséquent, la marche devient éternelle — ou risque de le devenir. Ma perception est que Milei a aujourd’hui un avantage certain, tant qu’il n’y a pas une ou plusieurs alternatives pour l’électorat, comme celle qu’il a été capable de construire en peu de temps.

Il invite les Argentins à partager son rêve, et beaucoup d’entre eux se joignent à lui, c’est vrai. Mais jusqu’à présent, ce ne sont que des rêves. La probabilité qu’ils se réalisent est faible. Cela crée un récit très puissant au service de son discours politique.

Ce discours politique dépasse les frontières de l’Argentine. Milei a beaucoup voyagé, il aime se projeter sur la scène internationale. Après un projet d’adhésion aux BRICS sous Fernández, on assiste à un alignement sur les États-Unis et Israël sous Milei. Quelle est la place de l’Argentine dans le monde aujourd’hui ? 

Marcelo Duclos

Avant qu’il ne devenienne politicien, on a demandé à Milei ce qu’il fallait faire avec les produits de la campagne. Il a répondu qu’il ne le savait pas parce qu’il ne possédait pas de vaches ou de plantation et qu’il fallait demander à ceux qui possédaient tout cela. Cette réponse peut sembler superficielle ou anecdotique ; en réalité, elle parle beaucoup de commerce international. Le président ne pense pas avoir droit aux vaches des propriétaires de vaches. Il ne pense pas avoir droit aux têtes des personnes qui travaillent dans les entreprises. En tant que président, Milei estime qu’il a l’obligation d’ouvrir tous les marchés qu’il peut ouvrir au commerce avec l’Argentine. Le président pense qu’il faut conclure des accords de libre-échange avec tous les pays du monde qui sont disposés à le faire. Par conséquent, si le Mercosur n’autorise pas l’ouverture commerciale unilatérale pour chaque membre, l’Argentine partira du jour au lendemain — et cela n’aura pour nous aucune importance. 

Mais si l’Argentine quitte l’Accord de Paris et/ou le Mercosur, on dira probablement qu’elle s’éloigne du multilatéralisme — dans le sillage d’un Trump ?

Nous sortirons de tout ce qui ne nous convient pas. Nous n’avons pas une vision anti-environnementale ou climato-sceptique mais, sur ces questions, il y a beaucoup d’hypocrisie et beaucoup d’argent sans savoir à quoi il sert vraiment. 

Milei n’a absolument rien à voir avec Trump d’un point de vue conceptuel.

Trump est un pragmatique. Il s’entend bien avec Milei, et c’est une bonne chose pour nous d’avoir une relation de libre-échange avec les États-Unis. Mais quand Trump dit que si le Mexique ne fait pas telle ou telle chose, il lui imposerait un droit de douane de 100 %, pour moi, en tant que libéral, c’est une aberration. Il y a aussi des partisans de Milei qui pensent que nous sommes semblables à Bukele. C’est de la folie.

Pablo Avelluto

Dans le cas de l’Accord de Paris, il y a des conséquences graves que le gouvernement ne voit pas en ce qui concerne, par exemple, la possibilité de commercialiser nos produits. Nous vivons dans un monde où il existe des règles en matière d’environnement et d’empreinte carbone. Tant qu’elles existeront, il faudra s’adapter à certaines procédures en matière de production et de génération — ou non — de pollution. L’idéologie de Milei omet parfois les graves conséquences politiques et économiques de certaines décisions.

Au-delà de cela, je trouve la diplomatie de Milei problématique. Elle met en évidence des décisions ultra-minoritaires prises par le gouvernement dans les organisations internationales, avec beaucoup d’allers-retours, beaucoup de confusion, et à nouveau des interventions agressives, voire des insultes. Milei ne cherche qu’à s’associer au sort de son club politique à l’échelle mondiale — avec Netanyahou, Trump, Orbán, Meloni. Il y a un problème de méthode. En politique internationale, tout cela a un poids et des conséquences.

Que pensez-vous du triangle Milei-Trump-Musk ? 

Marcelo Duclos 

Quand on vient d’une autre stratégie géopolitique, en étant allié à des pays comme l’Iran sous le précédent gouvernement, cette nouvelle conjoncture ne peut que me sembler très bonne. Elle sera utile pour favoriser les investissements en Argentine.

Pablo Avelluto

Cette union entre le président des États-Unis, le méga-milliardaire le plus puissant du monde, et le président argentin est la traduction d’une chose : le terrain miléiste est la guerre culturelle. Et bien sûr, elle implique également d’autres dimensions telles que la recherche de régulation pour le développement de leurs affaires et de leur technologie. Mais le point de rencontre de toutes ces expressions de la droite dans différentes parties du monde est la réaction à la modernité.

Ce n’est pas un hasard si l’un des slogans qu’ils ont fait leur est « Dieu, patrie et famille ». Il n’y a rien de libéral là-dedans. Les libéraux devraient être gênés par de tels slogans. 

Le miléisme, comme d’autres expressions de la droite internationale, est le produit d’une fusion de traditions qui inclut des libéraux, des libertariens, des fascistes, des nationalistes, des catholiques opposés à Vatican II, des personnes qui défendent la dictature militaire. Cette convergence n’est pas automatique : il y a bien des libéraux qui ne sont pas miléistes. Mais ce qui m’inquiète, ce n’est pas que nous ayons des divergences avec Marcelo. Ce qui m’inquiète, c’est qu’on puisse appeler libéralisme le fait qu’un groupe essaye de s’imposer pour écraser les autres.