‘Retranslatio Imperii’ : la tentation impériale après « le deuxième partage de l’Ukraine » selon Vladislav Sourkov

Selon Vladislav Sourkov, longtemps éminence grise du Kremlin, avec la guerre en Ukraine, Vladimir Poutine a ouvert à l’échelle planétaire une nouvelle ère impériale.

Depuis, toutes les grandes puissances se projettent dans un espace « sans frontières ».

« La Turquie intervient en Syrie conformément aux meilleures traditions de la Sublime Porte ; la Chine tisse doucement ses Routes de la soie à travers tous les continents ; Trump revendique le Groenland, le Canada, le canal de Panama… ».

Nous le traduisons et le commentons ligne à ligne.

Auteur
Guillaume Lancereau
Trad.
Guillaume Lancereau
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© TASS/SIPA

Vladislav Sourkov, que les lecteurs français connaissent dans la figure fictive du « mage du Kremlin », a longtemps été « l’éminence grise du Kremlin », en charge notamment de la question ukrainienne au cours de la période charnière qui à partir de 2013 vit à la fois Maïdan, l’annexion illégale de la Crimée, la guerre du Donbass et les accords de Minsk. 

Depuis 2020, et pour des raisons qui restent obscures, il a été écarté des hautes sphères du pouvoir, en ayant été même, semble-t-il, assigné à résidence en 2022. Il s’est alors réinventé en tant que publiciste-idéologue, en publiant régulièrement des articles en son nom. Dans un débat public russe qu’il a toutes les raisons de trouver asséché et asséchant, Vladislav Sourkov entend proposer un discours alternatif, porter sur les événements en cours un regard ample qui en restitue la signification secrète, proposer des mots d’ordre analytiques et des mots clefs mobilisateurs pour la politique de demain. Le « mage du Kremlin » se veut, en somme, le « sage » de la société russe à venir, faisant le pari qu’il y aura une place pour une sorte de philosophe grand-russe par ces temps incertains.

Sa dernière publication, plus dense que celle que nous avions reprise dans le dernier volume de la revue chez Gallimard, cherche à définir les conséquences stratégiques planétaires qui suivront « la seconde partition de l’Ukraine », à savoir le traité qui permettra d’annexer des territoires ukrainiens à la Russie.

L’argument est simple : l’ensemble des puissances contemporaines se projettent désormais dans un espace « sans frontières ». De Donald Trump avec le Groenland, le Panama et le Canada, à Erdogan avec la Syrie des pulsions impérialistes apparemment enterrées ressurgissent partout dans le monde, avec des succès inégaux, mais une tendance commune : l’imitation de Poutine et de la Russie. 

Pour ce conseiller déchu, il faut donc révéler aujourd’hui le sens caché de l’opération qu’il a initiée à l’intérieur des imposants murs de briques rouges du Kremlin. 

Par une opération d’alchimie théologico-politique, la Russie de Poutine a-t-elle rendu la forme impériale contemporaine ? Non pas une translatio imperii, mais — comme avec une nouvelle traduction d’un vieux Dostoïevski —, une retranslatio imperii.

Il y aura deux conséquences stratégiques au second partage de l’Ukraine qui s’annonce aujourd’hui — le premier ayant été effectivement consacré par les accords de Minsk.

Le moment politiquement le plus sensible du texte de Vladislav Sourkov est celui-ci. En évoquant le « second partage de l’Ukraine », une prochaine négociation permettant à la Russie d’avaler une partie du territoire ukrainien, il admet, de nouveau publiquement, que les accords de Minsk de 2014 ont eu valeur, aux yeux de Poutine et de la Russie, de « première partition de l’Ukraine ». 

Ce n’est pas la première fois que l’ancien conseiller du président de la Russie révèle la supercherie du narratif russe. Dans une très courte interview publiée il y a un an sur une chaîne Telegram russe, il avait déjà affirmé, contre la position du Kremlin, que la reprise de la guerre en Ukraine n’était pas liée à la non-application de Minsk 2 par Kiev, un argument pourtant central de la propagande russe. 

Une dizaine d’année plus tard il ne reste plus grand-chose de la mauvaise foi des personnes qui affirment en 2015, à la manière de Viktor Litovkin, directeur de la section militaire de l’agence de presse russe TASS, que le conflit en Ukraine de l’Est était « une guerre civile entre le pouvoir nationaliste [de Kiev], qui a pris la tête du pays après un coup d’État, et les milices du Donbass, qui refusent de vivre dans un pays qui les prive du droit de parler leur propre langue ». Vladimir Poutine lui-même proclamait, en 2018 encore  : « le conflit ne peut être résolu que par des échanges entre Kiev et les représentants des républiques populaires de Donetsk et de Lugansk », excluant du même coup l’idée qu’une quelconque « partition » de l’Ukraine aurait eu lieu. 

Vladislav Sourkov affirmait au Financial Times : « Je suis fier d’avoir participé à la reconquête. C’était la première contre-attaque géopolitique ouverte de la Russie contre l’Occident et une contre-attaque aussi décisive ».

La première conséquence naturelle de notre victoire sera le ralentissement de la poussée orientale (osternizacija) forcée de la Russie. 

Vladislav Sourkov emploie ici la dichotomie pseudo-technique d’osternizacija, par opposition à vesternizacija, fondée sur les racines allemandes Ost et West, que l’on retrouve dans certaines études d’histoire de la Russie médiévale et que l’on rendrait difficilement par le terme « orientalisation » (lequel existe bel et bien en russe sous la forme orientalizacija).

L’enjeu ne consiste pas ici à restaurer un occidentalisme vulgaire, mais bien à diminuer raisonnablement la pente asiatique du pays. Après tout, c’est bien vers l’Ouest que l’opération militaire spéciale, au sens géopolitique, élargit notre territoire, en ouvrant, si l’on peut dire, une nouvelle fenêtre sur l’Europe.

Dans un texte que nous présentions dans le troisième volume du Grand Continent chez Gallimard, publié à l’origine en russe sur le site pro-guerre Commentaires Actuels, Sourkov formulait une étonnante vision prophétique de l’avenir. Selon celle-ci, l’humanité future sera gouvernée par le « Grand Nord », union indissoluble des États-Unis, de l’Europe et de la Russie. Cette synthèse ne s’opérera, selon sa prédiction, que dans un futur lointain, lorsque ces ensembles continentaux auront saisi leur commune origine civilisationnelle et leur intérêt à bâtir un avenir commun.

Ce positionnement paraît aujourd’hui diverger avec celui mis en avant par le Kremlin à partir du travail de Karaganov.

L’instinct d’imitation entraîne une seconde conséquence stratégique. 

Sur le fond, l’argument même de Sourkov pourrait être contesté de bien des manières. Sous prétexte que la Russie a lancé une réforme de son système de retraite en 2019 et que le gouvernement d’Édouard Philippe a engagé un processus similaire en 2020, doit-on en conclure que la France aurait « imité » la Russie  ? À l’inverse, Vladimir Poutine est incapable de prononcer une allocution sans faire référence à « l’impérialisme » de l’OTAN, faire référence à l’Irak ou aux bombardements en Yougoslavie  : dès lors, qui « imite » qui  ?

Tout cela n’est, surtout, guère suffisant pour redonner une voix à Vladislav Sourkov, qui semble l’avoir perdue en même temps que ses titres. À chacune de ses interventions, le contraste se fait plus criant entre un idéologue calibrant son discours comme s’il s’adressait à la planète entière, pendue à ses lèvres, et un maître à penser déchu, écrivant dans des revues confidentielles, comme ici les Aktual’nye Kommentarii, émanation du Centre de la conjoncture politique, think-tank inauguré en 1992 comme un instrument de promotion de la diversité partisane en Russie, et depuis les années 2000 collaborateur lointain de l’administration présidentielle russe. Vladislav Sourkov n’en continue pas moins de s’époumonner, aux marges dans lesquelles le pouvoir l’a cantonné, laissant planer au-dessus de lui la triste question  : qu’advient-il d’une éminence grise lorsqu’elle n’est plus éminente  ? 

Les Russes, en tant qu’ethnos phare de l’Eurasie, enregistrent des succès considérables dans le domaine de la retranslatio imperii

Translatio imperii est une expression de l’historiographie et de la doctrine médiévale indiquant le transfert (translatio) de l’empire de l’Est (l’Empire romain siégeant à Constantinople) vers l’Ouest. Selon les auteurs du IXe siècle, la translatio imperii aurait eu lieu avec le couronnement de Charlemagne par le pape Léon III en l’an 800. En ajoutant le préfixe « re », Sourkov semble vouloir insister sur le caractère itératif de l’opération (« retranslation » est la traduction d’une œuvre qui a déjà été traduite dans la même langue) — Poutine aurait-il ainsi montré comment rendre contemporaine la forme impériale.

Aussi sont-ils toujours plus nombreux, ceux qui ne rêvent que d’imiter notre nation audacieuse, consolidée, guerrière et « sans frontières »  : 

  • La Turquie intervient en Transcaucasie et en Syrie conformément aux meilleures traditions de la Sublime Porte  ; 
  • Israël repousse implacablement ses voisins  ; 
  • La Chine tisse doucement ses « routes de la soie » à travers tous les continents  ; 
  • Les gnomes braillards des pays baltes s’efforcent d’enfourcher une Europe détraquée et de la lancer au combat  ; 
  • Trump revendique le Groenland, le Canada, le canal de Panama…

En somme, la Russie est entourée de sosies et de parodistes, déroulant un véritable défilé de tous les impérialismes possibles et imaginables, en miniature ou grandioses, provinciaux ou globaux, souvent grotesques, mais, plus souvent encore, sérieux.

La Fédération gouvernée par Vladimir Poutine aurait relancé le grand jeu des impérialismes par sa politique déterminée, dominatrice, va-t-en-guerre. Certains observateurs se sont émus du fait qu’une personnalité ayant occupé des fonctions aussi élevées puisse qualifier sans ambages la politique russe contemporaine d’« impérialiste ». De fait, Vladimir Poutine ne manque pas une occasion d’affirmer le contraire. Le 22 février 2022, deux jours avant l’invasion de l’Ukraine, le président russe déclarait au cours d’un échange avec le président de l’Azerbaïdjan Ilham Aliyev  : 

« Je tiens à préciser d’emblée que nous avons connaissance et que nous avions anticipé, pourrait-on dire, toutes les spéculations à ce propos, les spéculations affirmant que la Russie chercherait à restaurer un empire, dans ses frontières impériales. Ces allégations ne correspondent en rien à la réalité. Après l’effondrement de l’Union Soviétique, la Russie a reconnu toutes les nouvelles réalités géopolitiques et, comme vous le savez, nous travaillons sans relâche au renforcement de la coopération avec l’ensemble des pays, des États indépendants, apparus dans l’espace post-soviétique. Même dans des situations délicates, très délicates, comme, par exemple, le règlement du conflit au Haut-Karabakh, nous avons toujours agi avec circonspection, en tenant compte des intérêts de l’ensemble des parties impliquées dans ce processus, et avons toujours cherché à trouver des solutions mutuellement acceptables ».

C’est là, du moins, un versant du discours poutiniste, qui ne manque pas, par ailleurs, d’accents impérialistes, aussi impérialistes que la politique même du président russe. Ces accents viennent aussitôt tempérer la surprise que l’on pourrait ressentir à la première lecture de l’analyse de Sourkov. Celle-ci n’a plus grand-chose d’étonnant si on la rapporte, au hasard, à cette autre déclaration de Vladimir Poutine, le 28 novembre 2023, qui définissait cette fois le « Monde russe » comme « toutes les générations de nos ancêtres et de nos descendants qui vivront après nous. Le Monde russe, c’est la Rus’ Ancienne, la principauté de Moscou, l’Empire russe, l’Union soviétique  ; c’est la Russie contemporaine, qui restaure, renforce et démultiplie sa souveraineté en tant que puissance mondiale ». Dans ce cadre, s’émouvoir du mot « impérialisme » dans une publication de Sourkov, c’est s’étonner d’un secret de polichinelle  ; c’est l’équivalent structurel de la sueur froide qui monte au cou des lecteurs occidentaux lorsqu’un responsable politique russe ose prononcer le mot « guerre » — Vladimir Poutine parlait lui-même le 16 décembre dernier du « régime illégitime de Kiev contre lequel nous sommes en guerre » (my vojuem), autrement dit, il n’y a de secret pour personne.

Le trouble bipolaire qui caractérisait les relations internationales au temps de la confrontation entre deux empires, l’empire américain et l’empire soviétique, cède la place à un trouble multipolaire, que l’on est parfois tenté de prendre pour une guérison.

Dans la langue politique contemporaine, le mot impérialisme est inconvenant, presque obscène. Mais même si on écrivait « i…me » au lieu de « impérialisme », cela ne changerait rien au constat  : les empires renaissent et les empires s’affrontent. 

Pour la Nouvelle Année, souhaitons-nous la paix les uns aux autres. Et rappelons-nous les uns les autres ceci  : la paix n’est rien d’autre que la continuation de la guerre par d’autres moyens.

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