En 2025, l’Ukraine sera au cœur de l’agenda. Si personne ne peut dire ce qui se passera, une chose a véritablement changé depuis la victoire de Donald Trump : l’idée s’est imposée que la guerre prendra probablement fin en 2025 — la question reste de savoir de quelle manière. Comment vous préparez-vous à une année aussi incertaine ?
Sergii Marchenko
Je ne parlerai pas de scénarios de victoire potentielle — ce n’est pas de mon ressort. Je me concentrerai sur la recherche de moyens pour attirer les fonds supplémentaires nécessaires pour couvrir tous les besoins futurs éventuels.
À cet égard, ma réponse est claire : nous sommes déjà dans la troisième année de guerre, et nous avons tiré de nombreuses leçons au cours de ces dernières années.
C’est en 2022 que nous avons cherché à établir des ponts, à financer notre armée et notre budget.
Je me souviens très bien de l’assemblée annuelle du FMI et de la Banque mondiale en avril 2022. Notre message principal était le suivant : « S’il vous plaît, soutenez-nous. Nous avons besoin de trois mois pour survivre, de cinq milliards par mois. » Nous avons fait ce calcul précautionneusement, car il était essentiel d’obtenir des fonds pour remporter la victoire. Nous n’avions pas fait de planification au-delà de trois mois. Bien sûr, nous n’avons rien reçu à ce moment-là, mais nous avons été clairs dans notre message et avons envoyé des signaux très importants à nos partenaires et alliés.
L’Union européenne et les États-Unis, en particulier, nous ont donné les engagements et assurances nécessaires pour financer notre budget. Mais à l’époque, c’était un véritable cauchemar au quotidien : concrètement, je n’arrivais pas à imaginer comment nous pourrions tenir jusqu’à la fin de la semaine. La stabilité financièrement suppose que l’État dispose de suffisamment d’argent dans ses caisses : si, un jour, les retraités avaient découvert que leur pension n’avait pas été versée sur leur compte, cela aurait provoqué une panique générale. Ils auraient compris que l’État ne remplissait plus ses obligations, que le système financier était en crise et que le gouvernement était devenu instable. Heureusement, nous avons réussi à éviter ce scénario catastrophique dans la guerre.
Chaque jour, nous trouvons des moyens de garantir que les aides nécessaires aux citoyens les plus vulnérables de l’Ukraine soient versés.
Nous avons aussi entrepris d’importantes démarches concernant à la fois les services publics et la gestion de notre dette.
Certains de nos partenaires nous ont demandé pourquoi nous avions agi de la sorte. La réponse est simple : parce que nous nous étions engagés à le faire. Nous avons été des partenaires fiables par le passé. Notre ratio dette/PIB était inférieur à 50 %. Nous étions dignes de confiance ; nous voulions préserver ces conditions pour l’avenir.
C’était plus facile en 2023, bien sûr : cette année-là, nous avons reçu 42 milliards de dollars américains pour couvrir nos besoins. En 2024, nous avons suffisamment de ressources pour répondre à toutes nos obligations. Nous avons déjà discuté de l’année à venir. Cela nous permet de planifier les risques potentiels et de déterminer comment les limiter.
Si, par exemple, nous avons subitement besoin d’acheter davantage d’équipements militaires, nous saurons exactement quelles ressources nous pouvons utiliser pour acquérir les munitions nécessaires. Nous saurons quelles actions entreprendre. Je reste donc calme et réaliste.
Le budget de 2025 restera donc un budget de guerre ?
Oui, le budget de l’an prochain restera un budget de guerre. Toutefois, si un scénario se concrétise et que nous nous rendons compte en juin que nous pourrions avoir moins de dépenses militaires, nous nous en réjouirons.
Je suis très prudent avec de telles estimations car, le jour d’après, nous pourrions avoir des besoins plus importants. Peut-être plus des obus d’artillerie, des missiles ou des munitions — mais il se peut aussi que nous devions allouer davantage de fonds pour soutenir les vétérans de guerre et protéger notre population. Pour le budget de l’année prochaine, nous avons gelé toutes les dépenses sociales et les salaires parce que nous n’avons pas d’autre choix : notre objectif premier est de maintenir la stabilité budgétaire.
Ce n’est qu’après la guerre que nous devrons nous demander : pouvons-nous, oui ou non, réduire notre déficit de manière significative ?
Josep Borrell, l’Union est-elle prête au retour de Trump à la Maison-Blanche ?
Josep Borrell
J’avais parié sur la victoire de Kamala Harris : j’ai perdu. J’espérais que Kamala gagnerait, mais c’est Donald Trump qui sera investi en janvier 2025.
J’ai déjà travaillé avec l’administration Trump. Lorsque je suis arrivé à Bruxelles, Trump était à la Maison Blanche. Mon interlocuteur n’était pas Blinken, mais Pompeo.
D’une manière ou d’une autre, nous devrons collaborer et travailler avec l’administration américaine.
Sur la question de l’Ukraine, il y a toutefois un point d’interrogation majeur car c’est une dimension vitale pour l’Union. Nous avons fourni à l’Ukraine un soutien d’environ 140 milliards d’euros parce que ce sont les Ukrainiens qui se battent sur le champ de bataille. Le pays doit rester fonctionnel : l’État doit continuer à agir, à payer les salaires, à verser les pensions et à assurer les services publics. L’Ukraine doit également mettre en œuvre les réformes nécessaires pour devenir membre de l’Union — ce qui constitue un autre champ de bataille. Et tout cela doit se faire simultanément.
Kiev a besoin d’un soutien financier, non seulement pour acheter des armes, mais aussi pour assurer le fonctionnement de son État. Du côté européen, nous avons fait preuve d’une remarquable unité dans le soutien à l’Ukraine. Dans l’ensemble, nous sommes ses plus grands soutiens. La question clef est de savoir si les Américains continueront à la soutenir de la même manière qu’ils l’ont fait, en particulier en termes d’assistance militaire.
C’est aussi le moment de dire à mon collègue et ami, monsieur le Ministre Marchenko, que notre soutien à l’Ukraine n’est pas seulement dû à notre amour pour ce pays ou à notre générosité. C’est là quelque chose qu’il faut expliquer à l’opinion publique européenne. Défendre l’Ukraine, c’est aussi nous défendre.
Imaginez un instant que la guerre se termine parce que l’Ukraine ne peut plus se défendre.
Imaginez le scénario : des chars russes à Kiev ; un changement de régime ; l’armée russe à la frontière polonaise ; la Russie contrôlant 40 % du marché mondial du blé. C’est une menace qui existe déjà mais qui pourrait devenir beaucoup plus grave.
Les Européens doivent comprendre pourquoi nous soutenons et devons continuer à soutenir l’Ukraine. J’ai essayé de rendre cela clair, mais il y a encore beaucoup de travail d’éducation à faire pour aider les gens à comprendre pleinement ce qui est en jeu. Nous vivons dans des démocraties, et sans le soutien du peuple, les gouvernements ne peuvent pas mettre en œuvre les politiques nécessaires.
Nous avons besoin du soutien de nos populations pour continuer à soutenir l’Ukraine.
Pour continuer à soutenir l’Ukraine, l’Union doit aussi être présente à la table des négociations. Certains affirment que Donald Trump parlera directement avec Vladimir Poutine et le président Zelensky et que l’Union sera tenue à l’écart de la conversation. Pensez-vous que ce sera le cas ?
Si vous n’êtes pas assis à la table, c’est que vous êtes sur le menu. Or le véritable risque, c’est que les Ukrainiens se retrouvent sur le menu. Un accord peut-il être conclu entre le président Trump et le président Poutine, en contournant à la fois les Européens et l’Ukraine, tout en recherchant le soutien de la Chine et du Sud global ? De nombreuses personnes dans le monde souhaitant la fin de cette guerre, c’est un scénario possible.
Mais les Ukrainiens accepteraient-ils un tel accord ?
Justement : quel est l’état d’esprit actuel en Ukraine à cet égard ? On a l’impression que les choses ont évolué et qu’il y a désormais des nuances qui n’existaient peut-être pas il y a six mois…
Sergii Marchenko
Le climat est bien meilleur aujourd’hui qu’il ne l’était il y a un an. 2023 a été une année pleine d’attentes : or lorsque les citoyens espèrent une victoire et sont ensuite déçus, c’est un scénario difficile. L’année dernière, nous nous sommes sentis très frustrés parce que nous n’avions pas de direction claire. Nous avons pris conscience qu’il ne s’agissait pas d’une guerre conventionnelle.
Aujourd’hui, la situation est beaucoup plus prévisible. Nous comprenons que si nous ne pouvons pas lancer une campagne à grande échelle — parce que nous tenons beaucoup à nos troupes et à notre population, et que nous n’avons pas les mêmes effectifs que la Russie — nous devons trouver les moyens de mener une campagne défensive. Nous avons investi massivement dans les fortifications, dépensant plus d’un milliard d’euros pour renforcer les lignes de front à l’Est de l’Ukraine. Nous avons également alloué des fonds importants à la construction de nos industries militaires, la majorité de notre budget militaire étant désormais consacrée aux drones.
Bien sûr, des questions subsistent quant à la mobilisation. Mais malgré ces défis, nous sommes confiants dans notre capacité à compenser les pertes ; malgré les doutes sur la capacité de l’Ukraine à mobiliser suffisamment de personnes, nous pouvons encore le faire. Nous sommes tout à fait capables de mobiliser les ressources nécessaires pour protéger notre pays.
La majorité des hommes ne sont pas encore enrôlés dans l’armée, ce qui signifie qu’il existe encore un potentiel. C’est évidemment une réalité brutale : lorsque vous parlez de personnes comme de la main-d’œuvre, cela peut sembler un peu étrange — car je suis moi-même un homme qui pourrait très bien être appelé à servir demain. Mais si nous voulons protéger l’Ukraine, nous devons trouver des moyens de convaincre les gens de s’engager et leur fournir des instructions claires sur la meilleure manière de l’emporter. Il ne s’agit pas seulement d’être utilisé, comme la Russie utilise son peuple. La façon dont la guerre se déroule aujourd’hui est une réalité douloureuse.
L’un des facteurs clefs aujourd’hui est notre capacité à utiliser efficacement des chars ou des véhicules blindés mais aussi à dominer dans les airs grâce aux drones et à d’autres technologies robotiques sur le terrain. L’impact de la guerre des ondes électromagnétiques est également crucial. Telle est notre nouvelle réalité. Et nous sommes de mieux en mieux préparés à l’accepter et à rester aussi forts que nécessaire.
Malgré toutes les atrocités de la guerre, les immenses pertes humaines et les attaques constantes contre nos villes — qu’il s’agisse de frappes de drones en provenance de Russie ou d’attaques de missiles contre nos infrastructures énergétiques — nous tenons. Nous avons réussi à limiter les coupures de courant à Kiev même si nous sommes toujours confrontés à des interruptions qui peuvent durer jusqu’à six heures dans la ville. On peut s’y adapter, mais c’est loin d’être idéal — surtout lorsqu’on doit s’occuper d’une famille. Ce n’est pas quelque chose que l’on s’attend à endurer dans un monde civilisé.
Il n’y a pas d’autre Ukraine en Europe. Nous le savons. Ceux qui vivent aujourd’hui en tant qu’immigrés en Europe se rendent compte que, même s’ils se trouvent dans un environnement stable et sûr, ils ne sont pas chez eux. Ils peuvent trouver des opportunités, acquérir de l’expérience et travailler dur, mais ils ne pourront vraiment s’épanouir que dans leur propre pays. Bien sûr, certaines personnes ont un niveau d’éducation élevé et peuvent s’adapter facilement à des endroits comme New York, Paris ou Londres, mais la majorité des Ukrainiens préfèrent vivre dans leur région. Il n’y a pas d’autre Ukraine pour les Ukrainiens. Nous n’avons d’autre choix que de nous battre.
Pensez-vous que le retour de Trump, pour brutal qu’il soit, puisse être un changement finalement pas si négatif pour l’Ukraine, en rupture avec les tergiversations qui avaient pu caractériser l’administration Biden malgré son soutien sans faille ?
Si vous faites référence aux autorisations d’utiliser des armes étrangères pour cibler des sites russes, nous aurions bien sûr préféré disposer de telles autorisations en 2023. Aujourd’hui, au moins, nous avons la possibilité de détruire des installations militaires en Russie. Mais les Ukrainiens s’adaptent vite : nous comprenons que notre sécurité ne doit pas dépendre uniquement de nos partenaires ; nous devons également en assumer la responsabilité nous-mêmes.
C’est pourquoi nous avons déjà lancé plusieurs projets cruciaux pour produire nos propres missiles et missiles de croisière. Nous fabriquons actuellement des drones à longue portée capables de frapper des cibles situées à plus de 1 000 kilomètres à l’intérieur du territoire russe. Voilà le genre de solution que nous recherchons.
Nous ne voulons pas dépendre de nos partenaires à long terme, car nous savons que les réalités politiques peuvent changer du jour au lendemain. Pour nous, il est préférable de préparer notre propre réponse à l’agression russe plutôt que d’attendre que des armes avancées comme l’ATACM ou d’autres systèmes sophistiqués soient utilisés pour cibler des sites russes. Cette capacité demeure cruciale aujourd’hui — elle pourrait changer la donne sur la scène mondiale.
On a beaucoup parlé de la puissance dissuasive de l’OTAN et de l’Union mais la réalité est que 10 000 Nord-Coréens se battent actuellement sur notre continent et qu’il y a encore beaucoup de lignes rouges que nous n’avons pas encore définies. Avons-nous vraiment tout fait ? Pensez-vous que l’histoire sera clémente avec « l’Occident » sur cette phase ?
Josep Borrell
Nous aurions certainement pu faire plus. Et je ne pouvais pas, en effet, imaginer que des troupes nord-coréennes se battraient dans notre voisinage — pas plus que Poutine ne pouvait imaginer je pense que la guerre allait durer près de trois ans. Cette guerre a été conçue pour deux semaines et les Russes ont été poussés à continuer à croire que dans deux semaines tout serait terminé. La Russie perd environ 30 000 personnes par mois. Ils les remplacent. Ils envoient environ 30 000 nouveaux soldats sur la ligne de front chaque mois et ils les perdent. C’est une longue hémorragie — combien de temps la Russie pourra-t-elle continuer à supporter un tel volume de pertes ?
On dit que la Russie a la capacité infinie de continuer à envoyer des hommes et à en perdre. Ce n’est pas tout à fait vrai. La capacité n’est pas infinie, en particulier parce que les classes moyennes de Moscou et des grandes villes n’ont pas été touchées par la guerre. Elles ne seront pas envoyées sur le champ de bataille parce que la conscription en Russie est très faible : 70 % des troupes sont composées de personnes attirées par un salaire.
Il est toujours intéressant de consulter les dépôts sur les comptes courants publiés par la Banque centrale de Russie : répartis géographiquement, on constate que dans les régions pauvres de la Russie, il y a une explosion des dépôts en espèces. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit du paiement des soldes des soldats. D’une certaine manière, cela modifie la structure socio-économique de la Russie : de grosses sommes d’argent sont injectées dans les régions pauvres parce que des personnes ont été envoyées au front et que leurs veuves et leurs familles sont indemnisées. C’est un aspect bien sombre de l’histoire, mais c’est ainsi que les choses fonctionnent.
La durée de vie moyenne d’un soldat russe est d’environ trois semaines. 30 000 pertes de plus par mois — cela tiendra jusqu’au moment où la classe moyenne commencera à être affectée. Il n’est donc pas facile de dire que la stabilité du régime russe est infinie et que la Russie peut continuer à envoyer des troupes au front. Rien n’est infini.
Pour les Ukrainiens aussi, il faut comprendre ce que cela veut dire de se battre sur le front : les Ukrainiens font eux aussi face à un nombre important de pertes.
Certains suggèrent que Trump pourrait adopter une approche consistant à dire moins d’argent et d’armes à l’Ukraine dans le but de vous pousser à négocier. Dans un tel scénario, pensez-vous que vous pourriez y être contraints ? Croyez-vous qu’une telle stratégie serait envisageable, ou bien qu’elle ne serait tout simplement pas acceptée par les Ukrainiens.
Sergii Marchenko
Recevoir un message indiquant que nous ne bénéficierons plus du soutien des États-Unis serait bien évidemment extrêmement difficile. Je ne pense pas pour autant que cela se produira. Car il faut se le demander : ce message s’adresse-t-il à nous ou aux autres alliés de Washington dans l’OTAN ? Car imaginez la situation : les États-Unis décident de retirer tout soutien militaire à l’Ukraine et une nation européenne décide de nous soutenir malgré cette décision. C’est une question intéressante : la majorité des armes dans le monde sont produites aux États-Unis ou par des entreprises américaines. Autrement dit : il serait relativement facile de couper l’approvisionnement en équipements militaires à l’Ukraine, malgré la volonté des dirigeants européens de soutenir notre pays.
Je ne connais pas la réponse à cette question. Bien sûr, nous essayons de nous adapter, d’accommoder le peuple ukrainien, de reconstruire tant bien que mal, mais cela pourrait être extrêmement douloureux pour nous. Même nos propres drones dépendent de composants européens, d’équipements technologiques américains, comme nos navires. Cela représenterait une autre réalité brutale à affronter : que ferons-nous dans ce cas ? Nous ne pouvons pas nous battre avec des bâtons, il nous faut des armes modernes. C’est pourquoi je ne sais pas exactement comment cette situation pourrait évoluer. Mais mon point est qu’il est possible que cette question ne dépende pas uniquement des Ukrainiens : les autres alliés de l’OTAN ont également un rôle clef à jouer pour empêcher un tel scénario.
En ce sens, ma réponse est que nous faisons partie intégrante de ce processus qui n’a rien de mécanique : nous sommes en partie dépendants des décisions des grandes puissances, mais il va de soi que nous essayons d’exercer un fort effet de levier pour accroître le soutien à l’Ukraine.
Alors qu’Emmanuel Macron suggère que « l’Europe est mortelle » et que Mario Draghi affirme que nous devrions changer radicalement si nous voulons éviter la lente agonie, l’Europe semble engluée dans un champ lexical du déclin voire de la mort. Cela signifie-t-il que nous sommes en train de disparaître ?
Josep Borrell
Je ne partage pas cette vision du déclin — mais je suis réaliste. Pendant des années, depuis la crise de l’euro, les Européens ont entrepris un long et discret processus de désarmement. Lentement mais sûrement — parce qu’aucune guerre ne se profilait à l’horizon — nous avons réduit au strict minimum nos capacités militaires et la base industrielle nécessaires au soutien de nos armées. Les capacités de nos armées se sont réduites comme peau de chagrin — au strict minimum. Quand la guerre est arrivée et que nous avons dû soutenir l’Ukraine, nous nous sommes soudainement rendus compte à quel point nous étions faibles et complètement impréparés pour une guerre conventionnelle. Nous avions envoyé de petits contingents de troupes dans les pays africains pour les aider à combattre les guérillas, mais une guerre classique à grande échelle dépassait à la fois nos perspectives et nos capacités. Nous devions donc commencer rapidement à les reconstruire.
Cela prend du temps, mais nous pouvons y arriver. Il ne faut pas adopter ce point de vue pessimiste selon lequel l’Europe manquerait à coup sûr tous les trains de l’histoire. Ce n’est pas toujours le cas. Nous avons fait des erreurs, bien sûr : nous sommes clairement passé à côté de la révolution numérique par exemple et nous devons sans aucun doute investir beaucoup plus. Mais avec de la volonté politique, nous en avons la capacité. Nous restons l’une des sociétés les plus riches du monde, avec la meilleure combinaison de liberté politique, de prospérité économique et de cohésion sociale que l’humanité ait jamais connue.
Et le reste du monde a besoin de l’Europe. Le reste du monde considère l’Europe comme un pôle nécessaire dans cet ordre multipolaire. Si l’Europe devait être moins présente ou disparaître en tant qu’acteur mondial, le monde deviendrait profondément déséquilibré et plus exposé aux guerres. Je pense que nous devons, pouvons et devons jouer un rôle de modération et d’équilibre sur la scène mondiale, en tirant parti de toutes nos capacités et en prenant conscience des enjeux actuels.
On dit souvent que la guerre en Ukraine a été un « réveil » pour les Européens. Pour moi, c’est littéralement le cas : je me souviens très bien lorsque mon téléphone a sonné à 5 heures du matin et qu’une voix à l’autre bout du fil m’a dit : « Ils bombardent Kiev ». Je n’oublierai jamais ces mots : « ils bombardent Kiev ». C’était un signal d’alarme.
Mais être réveillé est une chose, se lever en est une autre. On peut se réveiller et choisir de rester inerte. La question est de savoir si nous nous sommes vraiment réveillés. Certains, sans doute, ont continué à dormir. Il nous manque un sentiment d’urgence, une véritable prise de conscience d’une menace existentielle.
Au temps de la pandémie, le virus a été perçu comme une menace existentielle parce que les gens mouraient de manière visible. C’était indéniable. Face à cela, nous avons agi — nous nous sommes tournés vers les marchés financiers pour obtenir des fonds et nous avons mobilisé nos ressources technologiques, scientifiques et économiques. La menace était évidente, et notre réponse l’était aussi.
Aujourd’hui, nous n’avons pas la même urgence parce que les morts ne meurent pas dans notre voisinage immédiat. Devons-nous attendre que les gens commencent à mourir près de nous pour réagir ? Ou pouvons-nous développer une capacité d’anticipation et de préparation à ces menaces ? Telle est la question politique cruciale à laquelle mes successeurs devront répondre.