1 — Généalogie d’une colère
Le 7 juillet 2020, Hristo Ivanov et deux autres militants du parti d’opposition « Bulgarie démocratique » conduisent leur petit bateau à moteur vers une plage de Bourgas, sur la Mer Noire. En plein jour, leur petite embarcation longe la marina qui s’étend devant la luxueuse résidence d’Ahmed Dogan, président d’honneur du Mouvement pour les droits et les libertés. Le bateau s’approche de la plage caillouteuse et Ivanov en descend, dans une mise en scène un peu pataude, un drapeau bulgare à la main. La plage sur laquelle il vient de débarquer est officiellement un terrain public, auquel tout citoyen bulgare est en droit d’accéder. Il entend faire exercice de ce droit.
La scène qui suit, retransmise en direct sur les réseaux sociaux, voit l’intervention de trois hommes en bermuda et lunettes noires. Le premier, talkie-walkie en main, invite fermement les activistes à quitter les lieux : le terrain, insiste-t-il, est privé. Ivanov insiste pour que les gardes s’identifient, mais ils refusent. Ivanov parlemente, plante maladroitement son drapeau qu’il cale avec une pierre, mais bientôt les gardes les bousculent et les repoussent. Plongés dans l’eau jusqu’à la taille, Ivanov et ses collègues attendent, vingt minutes durant, l’arrivée de la police — leur caméra toujours en train de filmer. Lorsque les deux agents en uniforme débarquent, les activistes regagnent la plage et voient leur identité contrôlée ; à l’arrière-plan, le drapeau bulgare est désormais à terre. Lorsque la vidéo s’achève, Ivanov est sur la berge. Les gardes se tiennent en ordre dispersé à quelques pas de distance, l’un d’eux échange dans le fond de l’image avec les policiers.
Le lendemain, le président socialiste Roumen Radev révélera que les gardes qui avaient rejeté à l’eau Ivanov et ses collègues étaient des membres du Service de sécurité nationale, un corps public chargé de la protection des élus. Or Ahmed Dogan n’occupait plus de mandat électif depuis plusieurs années.
L’incident de la plage de Bourgas a lancé, au milieu de l’année 2020, une séquence de protestations inédite contre la corruption en Bulgarie. Dans le viseur des manifestants : le Mouvement pour les droits et les libertés (DPS), parti historique de la minorité turcophone, mais surtout le premier ministre sortant Boïko Borissov (Citoyens pour le développement européen de la Bulgarie, GERB) et son allié objectif, le procureur général Ivan Gechev. Le mois de juillet 2020 voit s’accumuler les scandales et les révélations. De l’été 2020 à avril 2021, des manifestations contre le gouvernement se tiennent quotidiennement, alors que le cabinet Borissov refuse catégoriquement de démissionner. Les motions de défiance au parlement échouent et Gechev lance même une investigation contre le président Radev, bientôt invalidée par la Cour suprême. Borissov propose même, sans succès, l’adoption d’une réforme constitutionnelle et électorale qui favoriserait son propre parti. À partir de septembre, et alors que la pandémie bat son plein, les manifestations deviennent plus intenses et plus violentes. Début 2021, la position de Borissov apparaît intenable, sa popularité dans l’opinion s’est effondrée. Il ira pourtant jusqu’au terme de son mandat, ne remettant sa démission qu’au lendemain des élections législatives prévues le 7 avril 2021.
Ces élections d’avril 2021 devaient être, pour la Bulgarie en proie à un mouvement d’une ampleur nouvelle, l’occasion d’une relance démocratique. Trois ans et demi et bientôt huit élections plus tard, avril 2021 est surtout le premier épisode d’une crise politique sans équivalent dans l’Europe post-communiste. Une crise au cours de laquelle les élites de l’« ancien monde » menées par Boïko Borissov ont su, jusqu’à ce jour, se rendre incontournables. Une crise au cours de laquelle les partis anti-corruption ont montré les limites de leur capacité d’influence, dans un monde politique où les compromis sont devenus toxiques. Une crise qui confirme, et aggrave, la perte de confiance généralisée dans le système politique bulgare — et où plusieurs forces politiques de premier plan misent, dans un long et douloureux jeu d’usure, sur la déception apparemment inévitable des espoirs nés des manifestations de l’été 2020.
2 — Une classe politique triplement clivée
Depuis avril 2021, six élections législatives ont déjà eu lieu en Bulgarie : trois en 2021 (en avril, juillet et novembre), une en octobre 2022, une en avril 2023, et une en juin 2024. Le prochain scrutin a lieu ce dimanche 27 octobre — c’est le deuxième cette année. Chacune de ces élections a été suivie, de manière immédiate ou à distance de quelques mois, par l’échec de toute formation gouvernementale ou l’écroulement de la coalition au pouvoir. Dans l’intervalle, la Bulgarie a connu huit gouvernements — six gouvernements techniques et seulement deux gouvernements de plein exercice — dont aucun n’a su se maintenir pendant plus d’un an.
Cette instabilité politique durable prend sa source dans les multiples clivages qui parcourent l’espace politique bulgare. Le premier, et de loin le moins prégnant dans la séquence présente, est le clivage droite-gauche. L’ancienne opposition qui prévalait jusqu’en 2017 entre le centre-droit et les socialistes s’est en effet fortement atténuée avec l’effondrement de ces derniers dès les élections d’avril 2021 — ceux-ci étant heurtés de plein fouet, aux côtés du GERB et du DPS, par les accusations de corruption qui pèsent sur l’ensemble de la classe politique en place. Les électeurs de la gauche urbaine se reportent alors massivement vers les partis anti-corruption — de gauche et surtout du centre — ou s’abstiennent. De fait, la politique bulgare connaît, durant toute la séquence 2017-2024, un glissement continu vers la droite, étonnamment peu commenté. L’importance du conservatisme social et des positions anti-immigration s’accroît, tandis que la part des députés issus de partis nominalement marqués à gauche tombe en 2023 sous la barre des 10 %.
Le clivage entre partis anti-corruption et partis traditionnels acquiert au contraire une importance de premier plan à partir de l’été 2020. Malgré leur perte de crédibilité, les formations qui s’étaient partagé l’essentiel du pouvoir jusqu’en 2021 — le GERB (droite), le DPS (libéral) et, dans une moindre mesure, les socialistes — peuvent toujours s’appuyer sur une implantation locale solide et l’appui de certains oligarques de leur camp. Cette inertie construite sur sur un large réseau d’élus leur confère, malgré leur impopularité, une capacité de résistance aux demandes de moralisation de l’action publique. À l’inverse, les mouvements réformistes ont pu bénéficier à leurs débuts d’une dynamique très forte dans l’opinion, qui leur a permis de s’imposer au sein dans la population urbaine et éduquée. Mais leur implantation locale est faible et leur capacité à se maintenir sur le long terme est incertaine. Depuis 2021, trois partis ou coalitions anti-corruption ont tour à tour pris l’avantage. En juillet 2021, le mouvement populiste Il y a un tel peuple (ITN) du chanteur et présentateur télévisé Slavi Trifonov a pris la première place devant le GERB, pour s’effondrer dès le scrutin suivant après s’être révélé incapable de former un gouvernement. En novembre 2021, c’est autour du parti libéral Continuons le changement (PP), fondé par les économistes et entrepreneurs Kiril Petkov et Asen Vasilev — formés à Harvard — de prendre l’avantage. En perte de vitesse en 2023, PP s’allie avec Bulgarie Démocratique pour former l’alliance de centre-droit PP-DB, qui s’engage dans une brève mais toxique coalition avec le GERB. À ces trois formations, il faut encore ajouter trois autres forces qui ont joué un rôle important dans les mouvements de 2017 : le parti Bulgarie Démocratique de Hristo Ivanov, acteur de premier plan dans les premiers mois de la contestation ; la gauche anti-corruption, qui n’obtient des sièges en son nom propre qu’en 2017 avant de s’allier aux socialistes ; enfin le mouvement d’extrême droite ultranationaliste Văzrazhdane (« Renaissance »), dont les scores ont augmenté sur l’ensemble de la période pour atteindre 15 % dans les dernières enquêtes. Tous ces partis, malgré leurs différences idéologiques majeures, ont acquis une part importante de leur capital politique dans l’opposition à la classe politique sortante.
Le troisième clivage essentiel sépare les atlantistes des russophiles. Il est, pour l’essentiel, indépendant des deux premiers. Car les deux partis les plus cliblés par les accusations de clientélistes, le DPS et le GERB, siègent à Strasbourg au sein des groupes du centre-droit traditionnel : le DPS parmi les rangs de Renew Europe, et le GERB dans ceux du Parti populaire européen. Une attitude souvent décrite comme opportuniste et motivée par l’accès aux fonds européens, mais qui semble avoir, jusque-là, arrimé l’essentiel de la classe politique historique à l’Union. Les socialistes ont adopté sur ces questions une position plus ambiguë : globalement favorable à l’intégration européenne, le Parti socialiste bulgare (BSP) prend position de manière constante contre les sanctions imposées vis-à-vis de la Russie depuis 2022, arguant de leur inefficacité et des risques pour la sécurité énergétique du pays. La position de la gauche traditionnelle bulgare, héritière du parti communiste historique, rappelle en cela celle d’une partie importante de la gauche moldave, slovaque ou est-allemande. Dans le camp réformiste, le conflit est tout aussi flagrant entre l’alliance PP-DB, atlantiste et membre du groupe Renew ; Văzrazhdane, principal allié de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) en Europe de l’Est et toujours en bons termes avec Russie Unie ; et ITN qui, malgré un atlantisme de façade, apparaît plus sensible aux discours de repli national et s’est désormais joint au groupe CRE de Giorgia Meloni. Un autre parti nationaliste, Velichie (« Grandeur »), est parvenu à obtenir des sièges dans le dernier parlement, occupant une niche politique proche de celle de Văzrazhdane.
Le double clivage réformiste-clientéliste et atlantiste-russophile est l’une des principales causes du blocage qui persiste depuis 2021. Partageant une orientation pro-européenne, le GERB et le DPS d’une part, PP-DB d’autre part s’opposent frontalement sur les questions de moralisation de la vie publique. À l’inverse, ITN et PP-DB, partageant un même agenda anti-corruption, ont vu leur seul gouvernement commun s’effondrer après qu’ITN eut pris sur la question des relations avec la Macédoine du Nord des positions nationalistes et anti-européennes. La collaboration entre les réformistes et le BSP, quant à elle, est plombée par la position d’équidistance adoptée par certains socialistes entre Washington et Moscou. Quant aux partis ultranationalistes, dont certains sont pourtant directement issus des manifestations contre la corruption, ils constituent pour les centristes des alliés inacceptables. L’extrême droite pourrait, à la rigueur, soutenir sans participation un gouvernement de droite mené par le GERB, qui a déjà pratiqué de telles alliances par le passé — mais cette configuration ne s’est pas encore présentée.
Élection après élection, ces clivages croisés ont fait échouer chaque tentative de formation d’un exécutif stable. En avril 2021, le rejet par ITN des trois partis traditionnels et l’opposition frontale BSP-GERB privent le parlement de majorité. En juillet, les négociations entre les quatre partis d’opposition (ITN, BSP, DB, gauche anticorruption) échouent à nouveau, et le GERB refuse de prendre l’initiative. En novembre, une majorité n’incluant que des partis propulsés par l’élan anti-corruption est finalement atteinte ; mais le cabinet Petkov (PP, BSP, DB, ITN) tombe en août de l’année suivante à la suite des divergences entre ITN et ses partenaires. À partir de ce moment, les partis réformistes continuent de reculer, ramenant le parlement dans la position de pat observée quelques mois plus tôt. Au scrutin d’octobre 2022, toute majorité d’un camp comme de l’autre est bloquée par l’apparition de deux formations pro-russes : Văzrazhdane et l’éphémère « Réveil bulgare » de l’ancien général et ministre Stefan Yanev. Mi-avril 2023, un scénario identique se reproduit. La seule solution de sortie de crise arithmétiquement possible — un accord de gouvernement entre PP-DB et le GERB — est alors actée. Le répit est de courte durée : la coalition, dont l’avènement a durement entamé la crédibilité des réformistes, chute 9 mois plus tard. L’élection anticipée du 9 juin 2024 reconduit le blocage sous une forme encore dégradée, avec des partis réformistes fortement affaiblis et des nationalistes pro-russes renforcés.
Au clivage de l’offre politique répond un clivage de la demande, structurée par des démarcations sociales, culturelles et ethno-linguistiques persistantes. Décrédibilisée par des accusations de clientélisme, l’ancienne politique a certes vu sa base électorale s’effondrer entre 2017 et 2024 — le GERB perdant en sept ans la moitié de ses électeurs. Mais le parti de centre-droit conserve encore des réseaux locaux puissants qui lui permettent d’un peu mieux mobiliser ses électeurs là où il est en poste : sur la même période, dans les communes moyennes où les maires du GERB sont en poste depuis plus de deux mandats, le parti perd 48 % de sa base, contre 55 % dans les communes qu’il ne contrôle pas. Même dans les villes, et particulièrement à Sofia, la baisse des scores du GERB est certes importante, mais le parti continue de compter sur un socle de soutien non négligeable parmi les votants.
Au contraire, sur toute la période, les réformistes dépendent très largement de l’électorat urbain de Sofia et des huit autres villes de plus de 100 000 habitants, et peinent à s’implanter localement dans les autres espaces. La part des électeurs libéraux anti-corruption vivant dans une métropole ou dans la diaspora s’établit, élection après élection, entre 65 % et 75 %. Une tendance similaire s’observe, dans des proportions un peu moins grandes, pour ITN et la Văzrazhdane, tous deux issus des mouvements de 2020-2021.
Mais le cas le plus spectaculaire est sans doute celui du DPS, quasiment hégémonique dans la communauté turcophone de Bulgarie et de la diaspora. Dans les municipalités qu’il domine, souvent à plus de 80 %, le DPS n’a presque pas perdu de voix depuis 2017. Tandis que la participation au plan national diminue, cette tendance conduit mécaniquement à une hausse des parts de voix du parti — et contribue à rendre le bloc GERB-DPS inévitable dans la formation d’une majorité parlementaire.
3 — Un long et dangereux jeu d’usure
Tout se passe en effet comme si, depuis 2021, la politique bulgare voyait le duo GERB-DPS et les partis anti-corruption s’affronter dans un jeu démocratiquement exténuant. Son principal mécanisme : la démobilisation de l’adversaire par la fatigue électorale. Un jeu qui semble, pour des raisons structurelles, profiter au GERB et au DPS.
Les premières élections de 2021 avaient montré que, malgré l’enthousiasme qu’ils ont initialement suscité, les réformistes peinaient à s’imposer en dehors des zones urbaines. En l’absence nette de majorité pour leur camp, et faute de compromis avec le GERB, le salut des réformistes ne pouvait venir que de l’effondrement de la mobilisation des électeurs de Borissov. C’est ce qui se produit lors du scrutin de novembre 2021, où la participation tombe à 38,4 %. Incapable de pérenniser cet avantage passager du fait de leurs clivages internes, les partis anti-corruption perdent cependant apidement perdu leur élan. Dès lors, d’une élection à l’autre, la démobilisation de leur électorat fait refluer la vague qui avait un temps menacé le duo GERB-DPS. En l’absence de nouvelle mobilisation populaire, le GERB et le DPS peuvent faire valoir au moins trois avantages de taille : leur bien meilleure implantation sur l’ensemble du territoire et la capacité de mobilisation de leurs réseaux locau ; le découplage des dynamiques électorales dans la communauté turcophone, dont la participation ne s’est presque pas érodée ; et enfin le caractère moins mobile et sans doute moins exigeant de leur électorat traditionnel, là où les réformistes dépendant d’une base urbaine bien plus volatile et à la recherche d’une alternative aux errements de l’ancienne classe politique.
À mesure que les arrangements politiques tentant de contourner le GERB et son électorat résiduel se révèlent impraticables, la mobilisation du camp réformiste s’érode toujours davantage. Nul besoin pour le GERB, dès lors, de redorer un blason durablement terni : en juin 2024, le GERB et le DPS se sont arrogés les deux premières places après avoir convaincu 8 et 5 % des inscrits respectivement, passant à 6 sièges seulement d’une majorité absolue. Si l’ancienne opposition échoue à retourner la vapeur, si elle se laisse enfermer dans une litanie d’élections sans issue, le temps joue en la faveur de ses adversaires, forts d’une base fidèle représentant environ 10 % de l’électorat total.
En réalité, depuis 2021, la composition géographique des différents électorats n’a que très peu changé, et les variations dans les résultats obtenus entre 2021 et 2024 peuvent être attribuées, pour une grande part, à des phénomènes de mobilisation différentielle. L’analyse de l’abstention dans les différents types de communes permet aisément de s’en convaincre. Entre 2017 et novembre 2021, à l’apogée de la représentation des réformistes au parlement, l’abstention s’accroît de 18 à 20 points dans les communes bastions du GERB, mais de seulement 10 points à Sofia. Entre novembre 2021 et juin 2024, alors que les réformistes refluent à l’Assemblée, l’abstention s’accroît cette fois d’un à trois points dans les bastions du GERB contre 8 points à Sofia, conduisant au rattrapage de l’essentiel du « retard » d’abstention observé dans les zones urbaines. À la démobilisation des électeurs des partis traditionnels succède la démobilisation des électeurs des nouveaux partis anti-corruption — avec, à la clef, la possibilité d’un retour aux affaires de l’ancienne classe politique.
Tant Boïko Borissov que le DPS peuvent jouer cette carte avec une certaine confiance. C’est, à vrai dire, la seule véritable carte qu’il leur reste, mais elle semble avoir faire ses preuves dans un espace politique bulgare depuis longtemps fragile. En 2013, déjà, le premier cabinet dirigé par Borissov avait dû démissionner sous la pression de la rue. Les mesures d’austérité lancées à la suite de la crise financière et la hausse des prix de l’énergie avaient gravement dégradé l’image du GERB dans l’opinion, menant à trois mois de manifestations émaillées de violences et de suicides. Les élections de mai 2013 avaient alors porté au pouvoir une coalition entre le premier parti d’opposition, le BSP, et le DPS. Mais les manifestations reprirent un mois plus tard alors que Delyan Peevski, oligarque membre du DPS, eut été nommé à la tête de l’Agence pour la Sécurité nationale. Après une défaite cinglante aux élections européennes de 2014 (sur 36 % de participation seulement), le BSP rendit son mandat et des élections législatives anticipées furent organisées en novembre de la même année. Elles portèrent à nouveau le GERB au pouvoir, cette fois en coalition avec les conservateurs et avec le soutien sans participation de l’extrême droite. Le BSP, lui, s’effondra. Le cœur de la stratégie du GERB — se rendre incontournable et épuiser l’adversaire — est mise en œuvre pour la première fois.
Si le GERB et le DPS jouent de leurs avantages, on ne saurait non plus sous-estimer la responsabilité des partis issus des manifestations de 2020-2021 dans la stasis en cours. Une à une, les alternatives électorales crédibles à des pratiques rattachées au passé se sont révélées impraticables, et les accusations d’accords secrets et de compromissions avec des personnalités influentes ont plu sur plusieurs figures de la « nouvelle génération ». Une partie de l’électorat urbain protestataire s’est, dans le même temps, détourné vers l’ultranationalisme, tandis qu’ITN prenait un tournant nettement populiste-conservateur.
C’est sans doute en reconnaissance de cette faiblesse que PP-DB tente, en 2023, de conclure un pacte faustien avec le GERB. Entré en fonction le 6 juin 2023 à la suite des élections du mois d’avril, le cabinet de Nikolaï Denkov (PP) ne compte certes qu’une seule ministre directement issue du GERB : l’ancienne commissaire européenne Mariya Gabriel. Il est cependant soutenu au parlement par le GERB et le DPS — une alliance perçue comme une trahison par une partie de l’électorat réformiste. Conscient du risque, PP multiplie les précautions communicationnelles, refusant de parler de « coalition » pour éviter de se dédire. La « non-coalition », comme la dénomme alors le milieu médiatique bulgare, prévoit une rotation du poste de premier ministre au profit de Mariya Gabriel à l’issue d’une période de neuf mois. Mais sur l’ensemble de cette période, les scores du PP dans les sondages subissent une chute constante, tandis que les taux d’approbation du gouvernement Denkov s’établissent à des niveaux préoccupants. En mars, les négociations pour la rotation prévue dans l’accord échouent, les deux camps se rejetant mutuellement la responsabilité de leur échec. PP-DB en sort durablement affaibli, sans avoir pu tirer profit de sa tentative de former un exécutif majoritaire et stable. Le dangereux pari de Denkov de maintenir un gouvernement politique sur la durée grâce à une entente avec son adversaire historique a échoué, et son parti a continué de dévisser dans les sondages. Borissov, quant à lui, continue de clamer dans les médias sa volonté de relancer la collaboration avec PP-DB — dans l’espoir, sans doute, d’affaiblir encore ses rivaux.
4 — Le retour en force attendu de l’alliance GERB-DPS : un symptôme de régression démocratique ?
Le retour à la tête du gouvernement de l’homme fort de la droite bulgare, qui ne cache pas ses ambitions, constituerait un revers de taille pour la qualité de la démocratie dans le pays. Cette perspective est d’autant plus préoccupante que la Bulgarie a connu, depuis sa deuxième mandature, une régression démocratique objective. Selon l’indice de démocratie publié par The Economist, la Bulgarie obtient en 2023 un score de 6,41, le plus faible de toute l’Union, contre encore 7,14 en 2015. Les données des indices de transformation de la Fondation Bertelsmann et de Freedom House corroborent ce constat. Le net glissement vers la droite du GERB, notamment sur les questions des droits fondamentaux, suscite également des inquiétudes majeures. Ainsi le GERB a-t-il contribué à l’adoption au parlement, en août dernier, d’une loi interdisant la « propagande LGBT » dans les écoles — un texte proposé par Văzrazhdane, et soutenu par une coalition hétéroclite qui incluait le BSP, connu pour ses positions conservatrices sur le plan social, et ITN. Le leader du GERB, tenant de longue date d’une ligne dure sur l’immigration, a par ailleurs davantage mis ces questions en avant au cours de la dernière séquence politique, suivant en cela la radicalisation d’une partie du milieu politique bulgare, dont Văzrazhdane et ITN.
Les derniers sondages réalisés donnent aujourd’hui le GERB entre 25 et 27 %, PP-DB, le DPS et Văzrazhdane tous trois autour de 15 %, et le BSP et ITN autour de 7 % chacun. Largement minoritaires, les partis nés des mouvements de 2020-2021 ne semblent plus en capacité de jouer les premiers rôles. Le principal enjeu de l’après-scrutin consistera à déterminer si le GERB, fort d’une première place qui lui semble assurée, parviendra à réunir autour de lui une coalition suffisamment solide. Boïko Borissov a déjà, par le passé, collaboré avec des formations de droite nationaliste, et un accord formel ou informel avec Văzrazhdane n’est pas à exclure. Borissov pourrait aussi chercher un rapprochement avec ITN, dont la plate-forme conservatrice s’est avec le temps rapprochée de la sienne ; mais le discours toujours vindicatif de Trifonov vis-à-vis de l’ancienne classe politique et son imprévisibilité rendent une telle manœuvre délicate.
Pour la première fois, la plus grande incertitude proviendra cependant des rangs du DPS. En août-septembre 2024, le Mouvement pour les droits et les libertés a en effet connu une scission entre les factions menées par deux oligarques influents. D’une part, Ahmed Dogan, vétéran et dirigeant historique du parti, qui en occupait jusqu’alors le poste de président d’honneur ; de l’autre, Delyan Peevski, co-président du parti âgé de 44 ans seulement, magnat des médias et du tabac et réputé très influent dans le milieu judiciaire. Le premier avait été, malgré lui, l’anti-héros de la visite menée par Hristo Ivanov près de sa luxueuse résidence de Bourgas ; le second est placé depuis 2021 sous sanctions par les États-Unis d’Amérique en vertu du Magnitsky Act. Les deux groupes ont d’abord fait campagne sous la bannière du DPS historique, dont ils se réclamaient chacun comme représentant légitime. Mais après que la justice a officiellement reconnu le « DPS-Peevski » comme incarnation légale du parti, le « DPS-Dogan » renommé Alliance pour les droits et les libertés (APS) s’est lancé dans la course électorale avec une campagne et des listes parallèles. Depuis des mois, la controverse entre Dogan et Peevski avait fragilisé, en coulisses, le fonctionnement du parlement et de la « non-coalition » entre le GERB et PP-DB. L’existence d’un accord informel entre Peevski et Borissov pour tenir de nouvelles élections au plus vite a été évoquée par certains observateurs. Si les deux factions auraient gagné la faveur d’un nombre relativement égal d’élus locaux, le DPS-Peevski apparaît en légèrement meilleure posture d’après les derniers sondages.
La scission du DPS et la montée en puissance de Peevski, jugé infréquentable tant par les réformistes que par Slavi Trifonov (ITN), devraient logiquement compliquer la tâche du GERB après l’élection. Sans les voix de l’APS, d’ITN et du PP-DB, le duo Borissov-Peevski ne pourra gouverner qu’en se plaçant sous la dépendance de Văzrazhdane et de sa quarantaine de sièges. Les deux partis, très dépendants des financements européens et qui maintiennent nominalement un profil centriste, oseront-ils l’alliance avec une formation ultranationaliste et pro-Kremlin ? À défaut, Borissov pourrait tenter de s’attaquer à nouveau à l’alliance PP-DB, dont l’aile conservatrice autour de Hristo Ivanov a pu apparaître plus facile à convaincre. La dernière option, et non la plus improbable, serait la tenue d’une huitième élection au printemps 2025. Avec à la clef, peut-être, une démobilisation du centre et de l’APS qui pourrait enfin donner à Borissov la majorité qu’il convoite.
À ce stade, la capacité du DPS-Peevski d’absorber électoralement la faction d’Ahmed Dogan est cependant difficile à prédire. Reste qu’après quatre ans de manifestations massives contre la corruption, le système politique bulgare est suspendu à l’issue d’un conflit interne entre deux oligarques, dont l’un était à l’origine du fait divers qui a lancé ces manifestations, et l’autre figure sur les listes de sanctions internationales.
Face à l’hypothèse d’un retour aux affaires du GERB et du DPS-Peevski, un seul nom apparaît encore en mesure de renverser la tendance et d’éviter l’abandon de l’agenda anti-corruption né des mouvements de 2020-2021 : Roumen Radev, président de la république et ancien général de l’armée de l’air, verra son deuxième et dernier mandat s’achever en 2026. Longtemps très populaire, le président s’est placé résolument du côté du mouvement anti-corruption. En pleine période d’instabilité gouvernementale, les exécutifs techniques mis en place par Radev ont d’ailleurs obtenu certains résultats dans ce domaine. Sans surprise, des spéculations sur son engagement prochain dans le jeu parlementaire ont très tôt émergé. De fait, un tel engagement de Radev semblerait en capacité de redonner une dynamique, dans la sphère institutionnelle et parlementaire, à un mouvement anti-corruption durablement affaibli.
La principale difficulté, pour les libéraux et pour leurs partenaires européens, portera alors moins sur la politique intérieure de Radev que sur ses relations avec Moscou. Depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en février 2022, le président Radev s’est toujours opposé à la livraison d’armes à Kiev. Il a vivement critiqué le démontage des monuments de guerre soviétiques, s’est tenu à distance et des sommets transatlantiques, et a évoqué à plusieurs reprises le rôle supposé de l’OTAN dans l’« escalade » de la crise ukrainienne. Certes, Radev n’en a jamais pour autant adopté une position ouvertement favorable au Kremlin, et n’a pas acquis la réputation d’un Orbán ou d’un Fico. Le président bulgare a ainsi qualifié à plusieurs reprises la guerre en cours d’aggression russe et a critiqué ouvertement les simulacres de démocratie organisés par le régime poutinien dans les territoires occupés. Une attitude qui fait écho à sa trajectoire personnelle : si Radev, alors membre du parti communiste, a commencé sa carrière dans l’armée bulgare sous influence soviétique, il a aussi fait, une fois le mur tombé, plusieurs passages dans les académies militaires américaines. Sa position, par conséquent, peut se comprendre dans une logique d’équidistance. Radev juge une telle logique seule susceptible de protéger les intérêts nationaux de la Bulgarie des conséquences de la guerre en cours, sur le plan énergétique et sécuritaire notamment. Pour autant, l’inquiétude reste vive parmi les réformistes qui, après avoir bénéficié du soutien initial de Radev, ont ensuite pris leurs distances. Si Radev venait à constituer un parti politique en capacité de reprendre le flambeau de la lutte anti-corruption, un nouveau dilemme se présenterait pour les forces libérales et pro-européennes : s’engager dans une alliance négociée mais franche, au risque d’un positionnement géopolitique incertain ; ou s’opposer frontalement à la seule personnalité qui semble, par son discours anti-corruption et sa visibilité dans toutes les couches de la population, en capacité de constituer une majorité alternative à l’axe Borissov-Peevski.
5 — Où ira la Bulgarie après l’élection de ce dimanche ?
Traversé par des clivages multiples, le système politique bulgare a connu depuis 2021 une période d’instabilité politique sans équivalent dans l’histoire contemporaine de l’Europe.
En moins d’un an, les espoirs de dépassement des pratiques de l’ancienne politique, accusée de clientélisme, ont cédé la place à une fatigue démocratique croissante et à un profond sentiment d’impuissance. Si l’élection de ce dimanche devrait confirmer cette tendance, les niveaux d’abstention très élevés rendent peu fiable l’exercice des pronostics. La participation dans les zones urbaines, le score des ultranationalistes et celui du DPS-Dogan devront être analysés avec une attention particulière. Cette élection pourrait ne pas être la dernière de la longue séquence engagée depuis 2020, mais elle semble en tout cas approcher une forme d’état stable : un état stable dans lequel le GERB et le DPS seraient plus que jamais proches de retrouver l’exercice pouvoir, dans un contexte de radicalisation des discours conservateurs et de l’influence des principaux oligarques du pays. À cette évolution dramatique, les médias d’Europe de l’Ouest n’ont jusque-là dédié qu’une attention limitée, alors qu’ils se font régulièrement l’écho de la dégradation de la gouvernance démocratique en Hongrie ou en Slovaquie. Mais l’impression d’un faible enjeu et d’une instabilité sans conséquences est trompeuse : en cas d’échec des réformistes à préserver leurs positions dans l’électorat urbain, la restructuration de l’espace politique bulgare autour de l’opposition Radev-Borissov, avec Văzrazhdane en position d’arbitre, placerait l’Europe devant une alternative insatisfaisante.
Face à ce scénario du pire, la seule autre voie praticable impliquerait un accord entre Radev, le BSP et le centre-droit, soutenus ou non par le DPS-Dogan. Un compromis lui aussi insatisfaisant à bien des égards, mais susceptible de contenir à moyen terme les interférences dans le système judiciaire et les atteintes à la démocratie bulgare. Ce scénario, toutefois, n’est pas le plus probable.
Au printemps 2025 auraient dû se tenir les élections parlementaires de la 46e législature de l’Assemblée nationale bulgare. Au lieu de cela, c’est la 52e législature qui pourrait y commencer si, comme on peut s’y attendre, le scrutin de ce dimanche n’apporte pas la coalition qui manque à la Bulgarie depuis déjà quatre ans.