La France est l’un des premiers grands pays industrialisés avancés. Sa productivité au travail avoisine celle des États-Unis et de l’Allemagne, alors que l’inégalité des revenus est la plus faible du G7. Néanmoins le cadre politique et économique de cette prospérité est massivement rejeté par les électeurs, qui ont par deux fois plébiscité les extrêmes cette année. Un consensus attribue la poussée populiste à un déclin économique qui est difficile à concilier avec les statistiques. En revanche, si le populisme est un virus de la démocratie qui se reproduit là où les défenses immunitaires institutionnelles sont abaissées, on peut penser que la Ve République souffre d’un épuisement de gouvernance.

Faute d’ajustement, le modèle qui a émergé après le big bang constitutionnel et programmatique de 1958 a perdu une bonne partie de sa capacité. La relative bonne performance actuelle doit beaucoup à un volontarisme qui puise sa source il y a deux générations et qui a permis à la France de s’installer dans le leadership mondial nucléaire, aéronautique, spatial et académique en lui assurant une croissance rapide et inclusive. Or aujourd’hui, l’État qui a assuré la prospérité — la Ve République fière, moderniste et sûre d’elle-même — semble à la remorque de « colères » catégorielles et de jacqueries de sous-préfecture érigées en batailles civilisationnelles. La France ingénieuse paraît enlisée dans la souffrance au travail.

Cette évolution nous oblige à jeter un regard neuf et de long terme sur l’économie politique de la Ve République. 

Alors que son « génie » s’est affirmé dans la mobilisation productiviste qui a contourné la conflictualité sociale, cette dynamique fondamentale pourrait être retrouvée. Pour cela il faut dépasser la doxa sociologique victimaire et réactiver les mécanismes qui répondent aux aspirations égalitaires des Français par un élan vers l’excellence mobilisant expertise, capital et travail à haute valeur ajoutée.

L’impasse des explications matérialistes

Selon une perspective qui passe aujourd’hui pour consensuelle, les conditions socio-économiques détermineraient la politique et la poussée populiste ne serait qu’une détérioration des conditions de vie. C’est une analyse portée par Jérôme Fourquet1 et Christophe Guilluy2, dont les explications convergentes dominent le discours ambiant — au moins depuis l’irruption des gilets jaunes. L’argument de la « France périphérique » dépeint, à l’arrière-plan de la montée du Rassemblement National, un pays dont la majorité de la population souffrirait d’un déclassement, opposant les centres-villes prospères à un territoire informe périurbain et rural en déclin.

Alors que le « génie » de la Ve République s’est affirmé dans la mobilisation productiviste qui a contourné la conflictualité sociale, cette dynamique fondamentale pourrait être retrouvée.

François Godard

Ce récit carbure aux clichés de la lutte au « néolibéralisme », un genre complètement importé du monde anglo-saxon, si prégnant et si peu critiqué en France, où le coefficient de Gini est pourtant inférieur à ceux de tous nos grands partenaires et stable depuis les années 1990 — en d’autres termes : l’inégalité n’augmente pas. La précarité de l’emploi s’est accrue, mais essentiellement chez les jeunes sans formation, chez qui se concentre le véritable problème. Le réflexe protectionniste, si commun dans l’hexagone, focalise l’attention sur le déplacement de la production de basse valeur ajoutée vers les pays à faible coût de main d’œuvre alors que l’enracinement local des activités de pointe est à la base du leadership continu des économies avancées3. La bascule de la main-d’œuvre vers le tertiaire concerne la plupart des pays développés, et ne sera certainement pas renversée à coups de subventions à des usines automatisées.

Les thématiques xénophobes, nationalistes et anti-élites sont internationales, mais leur cristallisation topique et partisane, et leur intensité, dépendent forcément des conditions locales. Contrairement à ce que croient les analystes matérialistes, l’identification d’un motif d’insatisfaction, puis son interprétation, n’ont rien de mécanique. En France, le populisme semble plutôt se nourrir de l’érosion de la capacité de l’État à influencer les préférences de la société, à décider et à exécuter.

L’État reste, en France, un instrument très efficace. La gestion de la pandémie en témoigne  : la surmortalité française s’est établie à un niveau bien inférieur par rapport à celui de nos grand voisins Européens et des États-Unis, alors que la fermeture des écoles a été chez-nous beaucoup plus brève qu’ailleurs4. Un autre exemple moins tragique est le succès des Jeux Olympiques de 2024, qui se sont faits à un coût moitié moindre que ceux de Londres de 20125. Mais à quoi sert un État efficace sans capacité décisionnelle  ?

Pour illustrer le problème, on peut comparer la gouvernance française avec celle de l’Allemagne sur trois exemples emblématiques : le chômage, les retraites et la dette publique.

Depuis les années 1980, la France souffre d’un chômage beaucoup plus élevé que chez ses pairs. En Allemagne, la situation s’est détériorée à partir du milieu des années 1990, entraînant une réponse politique rapide. Après sa victoire aux élections de 2002, la coalition des verts et socio-démocrates a radicalement réformé le marché du travail et les prestations associées en s’appuyant sur les recommandations d’une commission d’enquête non-partisane menée par un syndicaliste. Depuis, le taux de chômage a plongé à un niveau américain ». En France, les réformes ciblées sur le chômage des jeunes — sans recherche de consensus — se sont heurtées au mur de la rue en 1994 et en 2006. L’État a fini par réussir à effectuer une série de réformes limitées du marché du travail dans la décennie 2010, chacune fort contestées mais, ensemble, suffisantes pour finalement orienter le chômage à la baisse, avec un retard sur nos partenaires qui se mesure en décennies.

L’exemple des réformes des retraites est similaire. 

En Allemagne, la même coalition SPD-Grünen a créé en 2002 une commission d’étude dont les recommandations ont été votées par le parlement en 2005 et 2007 — sous la « grande coalition » CDU-SPD. La réforme comprenait l’augmentation de l’âge de la retraite à 67 ans6. Un nouvel ajustement du système est aujourd’hui devant le Bundesrat. En France, la rue gouverne les retraites. Doit-on rappeler l’échec de la réforme de 1995, puis l’abandon de celle de 2019, et enfin la très difficile adoption de celle de 2023, malgré sa faible ampleur et le renoncement aux ambitions égalitaires et modernistes du projet de 2019  ? Un nouveau relèvement de l’âge de la retraite apparaît déjà inévitable à l’horizon 2030.

La politique de la dette est tout aussi instructive.

L’Allemagne a construit un consensus qui a mené à l’amendement constitutionnel du frein à la dette — le Schuldenbremse — de 2009. On peut trouver la formule rigide, bien qu’elle se soit révélée flexible pendant la pandémie, mais la démonstration de contrôle collectif — et donc républicain — sur le budget, n’en est pas moins impressionnante. En France, les multiples couches de règles parlementaires, européennes et budgétaires n’empêchent pas la dérive répétée des comptes publics,  sujet brûlant que les candidats aux législatives se sont bien gardés d’aborder de front — expression incontestable d’une impuissance de la république.

Chômage, retraites, dette  : dans les trois cas, la République fédérale a fonctionné sur son logiciel de l’économie sociale de marché, soutenu par des institutions indépendantes et respectées, comme la Bundesbank et le Conseil des experts économiques (SRV) — en s’inspirant chaque fois directement des orientations actées à l’échelle de l’Union. Les problèmes nés du retournement cyclique chinois et de la guerre en Ukraine ne doivent pas obscurcir ces avantages structurels. En France, les orientations européennes sont souvent présentées comme des contraintes extérieures : l’avis des institutions indépendantes sont oubliées dans les tiroirs et, in fine, les décisions concrètes prises au Château. Blâmer les syndicats qui bloquent les réformes ne revient qu’à monter d’un cran dans la hiérarchie de l’incapacité de l’État : celle de structurer la société civile.

En France, les orientations européennes sont souvent présentées comme des contraintes extérieures.

François Godard

Le dysfonctionnement institutionnel

Pourquoi cette incapacité  ?

On peut identifier trois défaillances fondamentales  : la présidence exécutive, la désarticulation du leadership technocratique et l’affaiblissement de la discipline productiviste.

La présidence exécutive française est une singularité dans le monde occidental. À son origine — gaulliste — elle alignait le pays sur ses grands partenaires où la démocratie consiste essentiellement en l’élection du chef de gouvernement7. Alliée au parlementarisme rationalisé, la nouvelle présidence de la Ve République permettait à la brillante haute fonction publique qui avait émergé après la libération de faire sortir le pays de ses ornières malthusiennes8. Mais au lieu d’évoluer vers une différenciation avec le gouvernement à l’instar d’autres régimes semi-présidentiels comme la Finlande ou le Portugal, la présidence française s’est emballée dans une dérive hyper présidentialiste — phagocytant le gouvernement.

La centralisation excessive de la prise de décision à l’Élysée est en elle-même contreproductive. Mais il y a pire  : le président, chef de la majorité parlementaire, a peu à peu déresponsabilisé les ministres qui ne trouvent de légitimité que dans le rôle de chefs de lobby dépensiers aiguillonnés par les médias, abandonnant leur fonction historique de tutelle sectorielle — et laissant Bercy seul à la défense de l’intérêt public. L’exécutif a du même coup perdu sa capacité à puiser dans l’intelligence collective de la haute administration, et se retrouve piégé dans la gestion des conflits catégoriels — cherchant le meilleur moyen de prendre à l’une pour donner à l’autre.

L’articulation entre le gouvernement et la haute fonction publique technocratique s’est déréglée — à une époque où toute l’administration française se fondait progressivement dans la gouvernance européenne. Le système judiciaire est maintenant partie prenante d’une hiérarchie dominée par les cours européennes, le système réglementaires est organisé par des autorités indépendantes étroitement intégrées à l’Union, pensons à l’Autorité de la concurrence, à la Banque de France, à l’Arcom.

Le leadership politique a perdu la capacité de s’appuyer sur l’expertise publique pour susciter le consensus. Le refrain le plus commun des politiques est devenu celui de « défendre les intérêts français en Europe ». Un traité de libre-échange est en négociation  ? Les ministres français se précipitent pour obtenir des dérogations pour leurs lobbies sectoriels, ignorant complètement les grands enjeux industriels. Peu à peu s’est imposé un modèle rhétorique où les gouvernements « soutiennent » le projet européen, tout en s’opposant à ses prémices les plus fondamentales, comme la réglementation commune des produits et services, le droit de la concurrence, l’ouverture au commerce international ou la stabilité monétaire. Les réformes sont systématiquement exposées comme « imposées » par l’Europe, plutôt que nécessaires en elles-mêmes.

La dérive de la gouvernance française a consisté à transformer l’expert en contrainte extérieure — voire en adversaire.

François Godard

Le secret de la gouvernance européenne réside dans la dépolitisation des enjeux grâce à la crédibilité des experts indépendants et impartiaux dont la Commission de Bruxelles est l’incarnation. La dérive de la gouvernance française a consisté à transformer l’expert en contrainte extérieure — voire en adversaire. Le mythe de l’État unitaire et le Parlement atrophié ont fait le reste, laissant la scène politique tomber dans une cacophonie catégorielle au bord de l’analphabétisme économique. Ces derniers temps, les promesses à court terme sur le « pouvoir d’achat » — une notion statistique — font échos au mythe de la « convergence des luttes ». La Ve République hautaine retombe dans un archétype féodal où le peuple demande du pain au prince — et où les grands principes républicains ne servent que lorsqu’on parle de l’Islam.

L’État et ses dirigeants se retrouvent à la remorque des préférences sociétales, et soumis à la vétocratie des groupes d’intérêt. La discipline productiviste, qui avait permis au régime de dépasser la conflictualité sociale, perd son souffle. L’objectif de produire plus et mieux semble s’être évaporé à gauche devant la souffrance au travail et à droite devant l’obsession du coût de la main d’œuvre. Une configuration aux antipodes des fondamentaux de la Ve République.

Retrouver les fondamentaux de la Ve République

À sa fondation en 1958, le régime de la Ve République se définit en contraste avec l’impuissance de son prédécesseur. Sous la IVe, malthusienne, la gouvernance consiste dans le maintien des équilibres entre producteurs agricoles et consommateurs urbains, épargnants et salariés, artisanat et industrie, au prix d’une inflation persistante et à l’abri de la concurrence internationale. En conséquence, la croissance française est de loin inférieure à celle de l’Allemagne ou de l’Italie. Le big bang institutionnel qui rééquilibre la république du parlement vers l’exécutif est associé à une rupture de politique économique sous l’influence d’un comité animé par Jacques Rueff — un doublé dont presque personne ne note la profonde ressemblance avec la création de la République fédérale allemande et les réformes de Ludwig Erhard dix ans plus tôt.

Dès le début de la décennie 1960, la Ve République installe l’expansion de l’économie française dans le peloton de tête du monde occidental. L’exécutif impose au pays un « carcan » productiviste  : l’ouverture des frontières prévue au traité de Rome entre en vigueur, les mécanismes d’indexation sont interdits, le financement de l’investissement par la planche à billet est arrêté. Les entreprises ne peuvent plus se rabattre sur le marché intérieur captif, les hausses de prix, et le crédit automatique. L’une des innovations productivistes les plus fondamentales attendra cependant mai 68, lorsque le salaire minimum fortement rehaussé devient un puissant incitateur à l’investissement — seules les entreprises qui suivent la hausse de la productivité peuvent ainsi payer le nouveau SMIC.

Le carcan macroéconomique se double d’un interventionnisme au niveau microéconomique qui vise à la réallocation du capital et de la main-d’œuvre sous le slogan de la modernisation.

Sous la IVe République, les parlementaires étaient à la merci des lobbyistes — mieux financés et mieux informés qu’eux. Avec la montée en puissance des cabinets ministériels, la direction de l’influence s’inverse. Les classes poujadistes — agriculteurs et petits commerçants — qui avaient bloqué maintes réformes sous la IVe, et même menacé le régime, sont amadouées. L’État s’allie avec l’aile moderniste des paysans — le Centre national des jeunes agriculteurs — pour faire basculer les priorités du secteur de la hausse des prix à la modernisation. Manipulant à la fois la carotte et le bâton, le ministère des finances réussit à étendre la TVA au commerce de détail en janvier 1968, effaçant les échecs des années 1950. Le Conseil national du patronat français (CNPF), organe de propriétaires-managers d’entreprises sous-capitalisées, était encore en 1965 arc-bouté sur la défense de la propriété privée. Mais la montée d’une nouvelle classe managériale salariée souvent formée dans les grandes écoles, encouragée par un agenda public qui donne priorité à la consolidation et à l’exportation, transforme en profondeur le CNPF qui finira par soutenir le programme essentiellement social-démocrate du régime dans les années 19709. Le patronat a ainsi été enrôlé dans un programme de consolidation des entreprises dont les effets se voient encore aujourd’hui.

Le leadership de ministres associant profil peu partisan et hautes qualifications, appuyés par des organes autonomes comme l’INSEE et le Plan, permet de dépasser la conflictualité sociale qui dominait la IVe République, grâce à un compromis modernisateur avec les syndicats.

Un exemple emblématique de ce nouveau paradigme est la RATP. Dans les années 1950, l’État ne réussit pas à financer les investissements, et empêche l’augmentation des tarifs pour peser artificiellement sur l’indice des prix et donc assécher les revendications des salariés parisiens. Sous la Ve, la Régie retrouve sa marge de manœuvre financière et se lance dans un programme d’investissement massif dont l’aboutissement le plus spectaculaire sera le RER, train régional qui traverse Paris cinquante ans avant la Elisabeth Line de Londres. Le compostage électronique des tickets est introduit en quasi première mondiale, et les poinçonneurs reconvertis10. Les grands succès industriels comme le téléphone, Ariane, Airbus et le nucléaire suivent le même logiciel d’excellence technologique qui entraîne patronat et salariés. La France brille aussi dans la réforme productiviste de la distribution — en inventant l’hypermarché —, de la banque et du BTP, pour prendre des exemples souvent oubliés par les historiens économiques trop fixés sur l’industrie stricto sensu

Si le productivisme a mauvaise presse en France, c’est surtout à cause d’une politique agricole quantitative qui s’est détachée progressivement de la considération des débouchés. Mais il s’agit de la perversion d’une matrice très fructueuse puisqu’elle permet de contourner les logiques distributrices qui paralysent l’investissement et l’innovation. La Grande-Bretagne et l’Italie ont historiquement souffert énormément de l’incapacité à surmonter les vétos catégoriels bloquant la réallocation des ressources, comme aujourd’hui la construction de logement en Grande-Bretagne — le Not In My Backyard — ou les entreprises nationales à la dérive en Italie. A contrario, le génie de la Ve République qui doit reprendre vie consiste à construire le consensus en réhaussant la barre — une approche au diapason de la réglementation européenne et tout à fait cohérente avec l’exigence écologiste. Ce productivisme tire l’économie vers le haut et interdit le maintien de secteurs peu performants survivants grâce à une main d’œuvre peu payée, des externalités jamais comptabilisées, et une infrastructure décadente. Ainsi compris, on voit pourquoi ce productivisme européen serait foncièrement plus égalitaire que le modèle américain. En tant qu’idéal-type, le productivisme européen constitue une alternative inclusive face au schumpeterisme polarisant des États-Unis.

Le productivisme européen constitue une alternative inclusive face au schumpeterisme polarisant des États-Unis.

François Godard

Sortir des fausses solutions : un agenda pour les années 2025

Comment réactiver ces fondamentaux volontaristes, modernisateurs, et productivistes  ?

On peut commencer par écarter les fausses-pistes, ce qui veut dire refuser radicalement l’idéologie populiste, malgré sa prégnance dans les médias, le discours politique et la science sociale bien-pensante. Quatre thèmes récurrents viennent à l’esprit  : la transparence, le pouvoir d’achat, travailler plus et diminuer le coût du travail.

La transparence — et sa sœur siamoise : le « plus de démocratie » — constituent le vademecum du conformisme politique. Qui ose encore être contre ? Emmanuel Macron a tenté de se sortir de l’impasse politique des gilets jaunes en inventant un dispositif inspiré des théoriciens de la démocratie participative. Il s’agissait soit d’un tour de passe-passe, soit d’un aveu d’impuissance car la « transparence » ne peut se substituer à l’expertise. Manipulée naïvement, elle se révèle un terreau du populisme et de la superstition, comme l’a expliqué Gérald Bronner11

Par ailleurs, quand des politiques parlent du pouvoir d’achat, ils oublient une chose essentielle. Que ce soit pour la défiscalisation des heures supplémentaires, la suppression de la taxe d’habitation et la redevance audiovisuelle ou la baisse de la TVA pour « augmenter le pouvoir d’achat des français » : de quoi parle-t-on réellement. La seule augmentation soutenable du bien-être matériel ne peut en fait provenir que de l’augmentation de la productivité — car, pour citer Paul Krugman, « la productivité n’est pas tout, mais sur le long terme, c’est presque tout »12

La même logique s’applique au sempiternel cliché selon lequel les Français ne travailleraient pas assez. Depuis les années 1970, la plupart des Européens, à commencer par les Allemands, ont fait le choix collectif d’augmenter leurs loisirs : en quoi est-ce regrettable  ? Depuis l’époque Thatcher, malgré leur productivité déficiente, les Britanniques ont réussi à égaler la croissance du continent en grande partie parce qu’ils travaillent plus. Est-ce une réussite  ? Certes, on peut souhaiter que le taux d’activité des femmes augmente et que le système arrête d’éjecter les séniors. Mais l’idée de travailler plus — plutôt que de travailler mieux — pour gagner plus est une promotion du stakhanovisme contre le productivisme.

La fausse solution qui se veut la plus sérieuse — endossée de Hollande à Wauquiez — concerne le coût du travail. Les producteurs français ne pourraient réussir que si leurs coûts ne sont pas supérieurs à ceux des Allemands. Il s’agit d’une vieille rengaine. Dès les années 1950, les patrons français prétextaient des cotisations sociales élevées et de l’égalité salariale homme-femme pour s’opposer au projet de marché commun. Mais coût élevé veut dire haute valeur ajoutée. 

Les fausses solutions ont en commun de courir derrière les titres des médias et les plaintes des groupes d’intérêt, plutôt que de fixer l’agenda en amont. Nous proposons ici quelques pistes dans ce but avec, comme en 1958, des volets institutionnels et politiques. 

L’idée de travailler plus — plutôt que de travailler mieux — pour gagner plus est une promotion du stakhanovisme contre le productivisme.

François Godard

Institutions

Le volet institutionnel doit s’attacher à traiter l’affaiblissement de la capacité décisionnelle par une reconfiguration pluraliste du sommet de l’État, selon deux axes touchant l’exécutif et l’administration. Le premier serait la séparation fonctionnelle de la présidence et du gouvernement. Les modèles de républiques unitaires — c’est-à-dire non fédérales — dont le président est élu au suffrage universel mais ne dirige pas le gouvernement sont nombreux, à commencer par la Finlande, le Portugal, voire la Pologne. Dans ces pays, le chef de la majorité parlementaire est premier ministre et, comme le voudrait la constitution de 1958, « dirige l’action du gouvernement », alors que le président joue un rôle considérable en politique internationale, et, à l’intérieur, en situation de crise. Le mérite d’une telle évolution serait de préserver les acquis de la Ve République, à savoir un exécutif fort et stable et un parlementarisme rationalisé — un retour au septennat serait là le bienvenu.

Un premier ministre réellement chef du gouvernement et donc vraiment responsable devant l’Assemblée nationale, entraînerait une équipe de ministres tournés aussi vers le parlement et non simplement vers l’Élysée — donc des ministres devant rendre compte de leur administration devant la nation.

Le deuxième axe de réforme institutionnel concernerait de fait l’administration, c’est-à-dire l’expertise — la fierté de la République. Deux mesures permettraient de renforcer l’autorité — entendue comme crédibilité et légitimité — de l’administration. D’une part en coiffant la pyramide juridique par une seule cour suprême — un peu sur le modèle récent de la Grande-Bretagne — réunissant le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation et le Conseil d’État en un même organe, ce dernier gagnerait en influence en Europe, et aiderait à la lisibilité de l’ordre juridique et réglementaire en France.

D’autre part, la légitimité de l’ordre administratif pourrait se renforcer considérablement s’il était plus clairement appuyé sur l’enseignement supérieur et la recherche, c’est-à-dire l’université, les grandes écoles, le CNRS et le monde scientifique en général. La méritocratie basée sur l’école constitue l’une des hiérarchies sociales les plus respectées, les Français estimant encore la compétence et le savoir et l’ingénieur restant le modèle du patron13. L’expertise publique est une cible récurrente des populistes : pourquoi ne pas relever le défi et en faire le terrain de leur défaite  ?

Une haute administration plus lisible, mieux clairement appuyée sur l’excellence scientifique et académique, ne peut que renforcer l’impartialité de l’État et stimuler le pouvoir politique dans un processus de justification réciproque (« reciprocal accountability »). Ce serait un pas important pour déconstruire « la fabrique de la défiance »14.

Politiques

Pour le volet des politiques publiques, l’examen des fondamentaux de la Ve enseigne que les ambitions de longue haleine s’appuient sur le leadership d’idée, qui permet la définition des enjeux et le choix du terrain du débat public en amont — à l’opposé d’une gouvernance en girouette qui s’oriente sur l’opinion.

Pour la France des années 2025, imaginons deux grandes ambitions structurantes  : la revalorisation du travail et le pivot de la consommation à l’investissement.

Pour valoriser le travail qualifié et pour tous, il faut se débarrasser du sophisme du « manque de travail » qui continue d’inspirer, tant le droit des faillites que la politique de la ville. L’emploi n’est pas une contrepartie donnée à la collectivité par l’entreprise assistée, c’est le moteur de la création de valeur. L’effort au travail n’est pas la souffrance, c’est la contribution la plus visible de chacun au bien-être collectif — the dignity of work comme le présente Michael Sandel15, une formule utile pour équilibrer l’impératif parfois pesant de la méritocratie. Le plein emploi est un fait acquis chez nos voisins — Allemagne, Benelux, Grande-Bretagne — et un gouvernement décidé doit pouvoir lever les derniers obstacles. Ce changement de perspective qui permettrait de remettre sur le tapis la réforme des retraites de 2019 abandonnée. L’égalitarisme républicain peut se construire sur le travail et assumer l’éventail resserré des salaires.

Le choix assumé de soutenir l’investissement demande un courage que seules des institutions légitimes, impartiales et pérennes permettent de mobiliser.

François Godard

La consommation de masse a pu être un moteur de la croissance et de l’émancipation — chacun selon ses inclinations — mais sa version dégradée agit comme une toxine. Le commerce tiré par les promotions plutôt que par la qualité sape l’offre d’emplois et de produits et services de qualité  ; les marques comme valeurs ultimes alimentent le nihilisme des cités  ; le surtourisme asphyxie nature et ville. Or la France a besoin d’infrastructure physique et digitale, de l’énergie verte, d’un plan Hausmann/Jane Jacobs16 pour les banlieues, de transports publics fréquents, de crèches, d’une médecine de suivi accessible et de recherche pharmaceutique de pointe, pour prendre quelques exemples. Pivoter ostensiblement de la consommation à l’investissement pourrait impliquer quelques mesures phare dont l’augmentation de la TVA à 25 % comme dans les pays nordiques, la taxation du capital — pour l’orienter vers des usages productifs — et l’intensification de la formation à tous les âges.

Le choix assumé de soutenir l’investissement demande un courage que seules des institutions légitimes, impartiales et pérennes permettent de mobiliser. Et la relance productive passe nécessairement par un grand espace européen qui reproduit la profondeur du marché américain, tant pour le nombre de consommateurs que par la mobilisation du capital et — avantage européen — par la création de normes qui s’imposent éventuellement au monde entier.

Sources
  1. Jérôme Fourquet, L’archipel Français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Seuil, 2019.
  2. François Bourin, Fractures françaises, 20  La France périphérique  : comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2015. Le crépuscule de la France d’en haut, Flammarion, 2017.
  3. Voir Torben Iversen et David Soskice, Democracy and Prosperity : Reinventing Capitalism through a Turbulent Century, Princeton University Press, 1999.
  4. Voir les indicateurs de l’Economist pour la surmortalité, et ceux de l’Unesco pour les fermetures d’école.
  5. The Oxford Olympics Study 2024 (Table1).
  6. Christina Benita Wilke, German Pension Reform, Peter Lang, 2008.
  7. Les élections parlementaires se focalisant sur le choix d’un premier ministre comme dans le modèle Westminster, voir Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie III  : À l’épreuve des totalitarismes 1914-1974, Gallimard, 2010, pp. 625-635.
  8. Voir Delphine Dulong, Moderniser la politique. Aux origines de la Ve République, L’Harmattan, 1998.
  9. Comparer la Charte libérale de Pierre de Calan, publiée par le CNPF en 1965, et le rapport Des objectifs pour le patronat publié en 1973.
  10. Voir Michel Margairaz, Histoire de la RATP. La singulière aventure des transports parisiens, Albin Michel, 1989.
  11. Voir Gérald Bronner, La démocratie des crédules, PUF, 2013.
  12. Paul Krugman, The Age of Diminished Expectations : US Economic Policy in the 1990s, Cambridge, The MIT Press, 1994.
  13. Voir Philippe d’Iribarne, La Logique de l’honneur, Seuil, 1993.
  14. Voir Yann Algan, Pierre Cahuc et André Zylberberg, La fabrique de la défiance… et comment s’en sortir, Albin Michel, 2012.
  15. Voir Michael Sandel, The Tyranny of Merit : What’s Become of the Common Good ?, Farrar, Straus and Giroux, New York, 2020.
  16. Jane Jacobs, The Death and Life of Great American Cities, Random House, New York 1961.