« Si vous cherchez une théorie élaborée et convaincante du moment que nous traversons, il faut partir d’ici »
Les énergies fossiles se trouvent à l'intersection des trois tendances déterminantes de nos années Vingt : la reconfiguration géopolitique, le déploiement de l’économie mondiale, l’implosion des régimes démocratiques. Avec son Histoire politique du monde fossile, Helen Thompson replace l'apparente impasse dans laquelle nous nous trouvons dans une histoire longue, tout en dépassant les effets de surface.
L’histoire reconstruite dans ce livre magistral par Helen Thompson aurait sans doute pu s’achever avec la nouvelle déflagration du Moyen Orient déclenchée le 7 octobre 2023. Si elle s’arrête sur l’onde longue des secousses pandémiques, à la veille de l’invasion de l’Ukraine — par une coïncidence particulièrement étonnante, le 24 février 2022 était également la date de parution de la première édition anglaise de cet ouvrage —, son inertie continue bien au-delà.
On l’aperçoit sur la surface glacée de la mer Baltique quand le gazoduc Nord Stream explose en septembre 2022. On la retrouve à l’ombre des tours du Kremlin et de l’empire fossile de Vladimir Poutine. Elle cadre les discussions dans la salle sans fenêtres du Conseil européen où les leaders des 27 se réunissent pour définir plusieurs fois par an l’équilibre délicat du continent. Elle articule la trame des projets de Xi Jinping ou de Mohammed ben Salmane pour établir une alternative à l’ordre international dominé par les États-Unis. Elle structure les efforts de Donald Trump ou du dollar pour maintenir leur hégémonie.
S’il avait fallu trouver une accroche plus actuelle pour commencer cette histoire, il aurait peut-être été possible de prendre comme point de vue celui d’un drone houthis survolant les eaux du détroit de Bab-el-Mandeb au large de l’île volcanique de Périm, ou celui d’un groupe de jeunes allemands, branchés et musclés, qui assument de voter pour un parti d’extrême droite, dont les chants allusifs au régime nazi s’accompagnent d’un slogan : « Diesel ist Super ! (Le Diesel, c’est super !) ».
On a dit que ce livre était un guide dans les turbulences du XXIe siècle. De fait, il parvient à résoudre un paradoxe de plus en plus urgent. Dans ce moment de convulsions intenses, l’actualité bouleverse nos vies et nos écrans avec la force d’un tremblement de terre. Des rivalités profondes émergent à la surface, des pics apparaissent d’un coup. Les coordonnées s’entremêlent. Des bouleversements hétérogènes, urgents, désorganisés convergent. Un sentiment de dépossession s’amplifie. Chaque crise-monde — la pandémie, la crise financière, la crise climatique, l’inflation ou la guerre — accapare notre attention. En appelant une réponse immédiate, elles saturent notre capacité intellectuelle, stratégique, démocratique. Les connaissances nécessaires pour faire face ne peuvent être produites dans le temps soudain, exceptionnel de la crise. Notre débat se fissure. Nous chancelons, nous hésitons, nous improvisons des réponses — jusqu’à la prochaine secousse.
La mutation profonde qui apparaît aujourd’hui avec autant d’évidence signifie d’abord la réfutation de nos discours et de nos cadres d’analyse. Nous croyions en l’idée abstraite d’un monde plat, convergent, apaisé. Cette représentation n’était pas en adéquation avec les mouvements réels, structurels, telluriques de la fin du XXe siècle. Elle a produit un écart aujourd’hui impossible à occulter. Pour avancer, nous devons nous mettre à l’écoute, patiemment, systématiquement. Identifier des nouvelles perspectives, comprendre les tendances concrètes qui sont à l’œuvre.
Cette nouvelle histoire politique du monde contemporain propose de faire précisément cela. En explorant le croisement de trois tendances lourdes — la reconfiguration géopolitique planétaire, le déploiement de l’économie mondiale, l’implosion des régimes démocratiques — Helen Thompson identifie une ligne de fuite : les énergies fossiles. Si vous cherchez une théorie élaborée et convaincante du moment que nous traversons, il faut partir d’ici.
Pour aller au-delà des effets de surface, Helen Thompson relie l’histoire de l’économie, de la politique et de l’énergie, en montrant comment dans les années du désordre qui ont abouti au pic pandémique, les bouleversements survenus dans chacune d’entre elles se sont recoupés en une seule et même histoire. L’industrie fossile a déstabilisé le système économique et géopolitique international, en produisant les fondements de la crise de nos démocraties occidentales. La façon dont nous produisons et consommons de l’énergie dans un monde où apparaissent des limites planétaires ; la rivalité géopolitique et énergétique entre les États-Unis, la Chine et la Russie ; les changements dans la politique monétaire internationale qui suivent l’effondrement du système de Bretton Woods ont produit une structure chancelante. Elle continuera à produire les mêmes résultats si nous ne prenons pas conscience « que la crise, plutôt que la croissance, est la nouvelle norme — et que les nouvelles permanences mondiales bouleversent les platitudes de la politique partisane à un rythme encore plus effréné » 1.
Une attitude et un style traversent l’histoire de la pensée politique. Nous pourrions l’appeler la « fonction Machiavel ». Elle réunit des auteurs et des expériences diverses qui partagent une démarche, une préoccupation commune : démêler l’entrelacs du contemporain par les instruments de l’histoire, de la littérature, par les sciences dans leurs diversités. Traquer l’empirique jusqu’à ses profondeurs historiques, au-delà des effets rhétoriques, de ce qui paraît convenable ou naturel. Chercher des régularités dans le jeu des structures, comprendre le rôle que peut jouer le politique. Machiavel n’est pas uniquement implicitement présent dans la manière d’écrire d’Helen Thompson qui se sert de Polybe pour comprendre l’ascension de Donald Trump ou d’une anecdote pointue de l’histoire économique ou diplomatique contemporaine pour mieux aller à l’essentiel de ce qui se joue dans la configuration géopolitique de la planète. Comme pour Le Prince, dans son ambition descriptive, ce livre ouvre également un horizon politique et démocratique. Sa leçon est claire : loin d’être une simple question technique, la politique énergétique détermine notre avenir. Si l’énergie est au cœur de l’ordre démocratique et géopolitique, il faut qu’elle devienne un objet public beaucoup plus central. Que ce soit dans la forme de « l’écologie de guerre » de Pierre Charbonnier 2 ou dans les écrits des auteurs qui se retrouvent dans l’école de « la polycrise » d’Adam Tooze 3, l’horizon du politique de nos années Vingt se structure sur la ligne d’un front vert, par une géopolitique qui voit dans la Terre plus qu’un cadre, un acteur.
Ce livre inscrit l’impasse où nous avons atterri dans une histoire qui a des structures et des permanences. Elle montre par-là qu’elle n’est pas inévitable.
Sources
- Helen Thompson, « Au front de l’énergie : capter les chocs du nouvel ordre fossile », dans Le Grand Continent, Fractures de la guerre étendue : De l’Ukraine au métavers, p. 191-192.
- Pierre Charbonnier, Vers l’écologie de guerre, une histoire environnementale de la paix, La Découverte, 2024.
- Adam Tooze, « Welcome to the world of the polycrisis », Financial Times, 28 octobre 2022.