Dans une déclaration commune peu après l’attaque terroriste du Hamas du 7 octobre 2023, Joe Biden, Justin Trudeau, Emmanuel Macron, Olaf Scholz, Giorgia Meloni et Rishi Sunak exprimaient « leur soutien à Israël et à son droit de se défendre contre le terrorisme », tout en appelant au « respect du droit international humanitaire »1. Presque un an plus tard, face au nombre croissant de morts à Gaza, le discours dominant parmi de nombreux gouvernements occidentaux semble être que les deux parties ont commis de terribles atrocités et violé le droit international humanitaire, mais qu’in fine, Israël était et continue d’être en droit de se défendre.

Ce droit à la légitime défense — qui constitue l’exception principale à l’interdiction du recours à la force dans le droit international contemporain — semble aller de soi. Pourtant, il fait en réalité l’objet d’un vif débat parmi les juristes internationaux2. Le cœur du désaccord concerne l’article 51 de la Charte des Nations Unies. Là où certains soutiennent que cet article fut conçu comme une exception à l’interdiction du recours à la force dans les relations interétatiques énoncée à l’article 2(4) — dont la seule pertinence serait de justifier l’usage de la force contre d’autres États — d’autres estiment au contraire qu’il s’agit d’un article autonome qui pourrait être invoqué y compris contre des acteurs non étatiques, comme l’ont fait les États-Unis après les attentats du 11 septembre 20013. Nous reviendrons plus tard sur les origines historiques de ce débat ; ce qui importe est que le terrain sur lequel il se déploie est celui d’un droit à la « légitime défense ».

La discussion juridique concernant le recours à la force des Palestiniens a toujours été sensiblement différente.

Pas plus tard qu’en 2015, certains se demandaient si « le monde allait un jour finir par débattre d’un droit Palestinien à la légitime défense »4. Depuis 2023, plusieurs juristes et praticiens du droit ont commencé à répondre à cet appel de manière timide, évoquant ce droit dans des termes toutefois différents. Marco Sassòli a récemment expliqué qu’« il n’est pas déraisonnable que [les Palestiniens] aient le droit d’utiliser la force pour exercer leur droit à l’autodétermination et résister à l’occupation »5, et Marko Milanovic a pour sa part déclaré qu’il était en principe disposé à reconnaître un droit palestinien à résister à l’occupation israélienne6. Certains sont plus fermes7. La juriste Noura Erakat, par exemple, a affirmé lors d’une interview que « les Palestiniens ont le droit d’utiliser la force contre Israël et toutes ses installations militaires pour mettre fin à leur régime injuste » dans « l’ensemble des territoires occupés »8. Shahd Hammouri affirme dans un rapport récent que « la résistance du peuple palestinien contre une puissance occupante illégale par tous les moyens à sa disposition est un acte légitime »9. Ce vent de changement a même atteint la Cour internationale de justice (CIJ), lorsque le représentant chinois à l’ONU, Zhang Jun, a plaidé en faveur de « l’usage de la force par le peuple palestinien pour résister à l’oppression étrangère et achever l’établissement d’un État indépendant » — un droit selon lui « reconnu par le droit international »10.

Le droit à la légitime défense ne va pas de soi.

Quentin Bruneau et Claire Vergerio

Le débat est donc organisé entre d’une part une discussion concernant Israël, la légitime défense et l’article 51 de la Charte des Nations Unies, et d’autre part une discussion sur la Palestine ou les Palestiniens et un droit à la « résistance ». Or il est important de noter d’emblée que ces notions ne sont pas interchangeables : si la légitime défense est depuis longtemps considérée comme l’argument suprême pour justifier l’usage de la force dans les relations internationales, la résistance est une catégorie beaucoup plus floue et contestée. Pourquoi ces deux ensembles d’arguments relatifs à l’usage de la force sont-ils exprimés en des termes juridiques si radicalement différents ? Et pourquoi ne parle-t-on jamais d’un droit des Palestiniens à la légitime défense, mais uniquement de résistance  ?

La réponse courte est que cela procède directement de la nature du droit moderne de la guerre — ou droit international humanitaire — et en particulier du jus ad bellum, c’est-à-dire le droit qui détermine qui peut entrer en guerre et pour quelle raison. Contrairement au jus in bello — c’est-à-dire l’ensemble de règles qui régit le combat une fois le conflit engagé — le jus ad bellum détermine de façon beaucoup plus fondamentale qui peut prendre les armes en premier lieu et tuer légalement. Ceux qui sont jugés détenteurs d’un tel droit bénéficient du statut de prisonniers de guerre en cas de capture11 — un statut qui leur accorde des protections claires (Art. 13, Convention de Genève III)12 — tandis que ceux qui ne le sont pas peuvent être classés comme de simples criminels et condamnés à des peines de prison. Le fait que certaines personnes puissent être légalement autorisées à tuer peut paraître choquant — et l’existence même de ce droit moralement contestable fait l’objet de débats. Cependant, dans la mesure où un tel droit est accordé, il doit être restreint d’une manière ou d’une autre. La question est de savoir comment.

Photographie publiée par les Forces de défense israéliennes (IDF) en septembre 2024 montrant des troupes israéliennes menant une opération militaire dans la bande de Gaza. © IDF/SIPA Press

La réponse actuelle à cette question est en grande partie un héritage légué par des juristes du XIXe siècle ayant soutenu que seuls les États souverains avaient le droit de faire la guerre et que seuls ceux qui combattaient officiellement en leur nom pouvaient tuer légalement. Bien que des tentatives de modification de cette règle existent, elle demeure la pierre angulaire du droit international humanitaire contemporain. Le statut étatique ambigu de la Palestine est donc inextricablement lié à l’asymétrie juridique fondamentale qui existe entre Israéliens et Palestiniens en ce qui concerne la revendication d’un droit à la légitime défense.

L’idée que seuls les États souverains devraient avoir le droit de recourir à la force est à la fois récente et contestée. En tant que principe juridique, elle a été consacrée lorsque le droit de la guerre a été codifié pour la première fois à la fin du XIXe siècle. Les diverses déclarations et conventions qui ont émergé à l’époque — la Déclaration de Paris de 1856, le Code Lieber de 1863, la Convention de Genève de 1864, la Déclaration de Saint-Pétersbourg de 1868, la Déclaration de Bruxelles de 1874, le Manuel d’Oxford de 1880, et les Conférences de La Haye de 1899 et 1907 — nous ont donné les fondements du système contemporain de règles internationales régissant le déclenchement et la conduite des hostilités (« droit de La Haye ») et gouvernant la protection des personnes hors de combat, tel que les civils, les soldats blessés, les prisonniers de guerre, etc. (« droit de Genève »).

Le statut étatique ambigu de la Palestine est inextricablement lié à l’asymétrie juridique fondamentale qui existe entre Israéliens et Palestiniens en ce qui concerne la revendication d’un droit à la légitime défense.

Quentin Bruneau et Claire Vergerio

Bien que la monopolisation par les États du droit de faire la guerre soit généralement décrite comme le produit de préoccupations humanitaires après les guerres de religion à l’aube de l’époque moderne en Europe13, ce récit conventionnel est largement erroné — tout comme l’est le récit historique qui décrit un système d’États souverains émergeant avec la Paix de Westphalie en 164814. La motivation principale derrière cette restriction du droit de faire la guerre au XIXe siècle eut en réalité pour but le renforcement des autorités étatiques existantes face à leurs adversaires, tant sur le plan national qu’international.

Évinçant les questions concernant la justice relative des causes que défendaient les partis impliqués dans un conflit, les juristes du XIXe siècle développèrent un système plaçant le statut juridique des parties belligérantes au centre des discussions sur le droit de la guerre. Trois conflits furent particulièrement présents dans l’imaginaire de ceux qui cherchaient à consolider l’autorité étatique : la guerre civile américaine (1861-1865), la guerre franco-prussienne (1870-1871) et la Commune de Paris (1871). Dans les trois cas, l’autorité d’un État existant était contestée par un acteur qui ne pouvait revendiquer la qualité d’État souverain. Lors de la guerre de Sécession, les adversaires étaient les forces confédérées — reconnues par plusieurs États européens, de manière controversée, comme belligérantes au même titre que le gouvernement américain — et — séparément — les tribus des Premières Nations. Pendant la guerre franco-prussienne, le statut des milices civiles françaises appelées « francs-tireurs », que les Prussiens traitaient comme de simples criminels, fut au centre des préoccupations. Pendant la Commune de Paris, les insurgés civils formèrent un gouvernement socialiste laïc indépendant qui défia les autorités nationales avant d’être brutalement réprimé par l’armée de l’État.

En codifiant le droit de la guerre, les juristes du XIXe siècle cherchèrent à formaliser les règles du jeu pour les conflits à venir. Au cœur des débats figurait un aspect crucial du jus ad bellum : qui a le droit de faire la guerre ? Qui doit être reconnu comme un combattant légitime, ayant le droit de tuer et d’être protégé par le droit de la guerre en cas de blessure ou de capture ? Et qui, au contraire, doit être poursuivi comme un criminel, un simple meurtrier ? C’est dans ce contexte qu’il fut interdit aux civils15 sous occupation de résister aux forces occupantes, que les tribus des Premières Nations furent classées comme nécessairement illégitimes en tant que « sauvages » par le Code Lieber16, et que les milices furent — contre les exigences des tactiques insurrectionnelles — obligées d’obéir à un commandant clairement identifié et de porter leurs armes ouvertement (Déclaration de Bruxelles de 1874, Art. 917). En somme, l’ambition de la Déclaration de Bruxelles de 1874, le texte le plus complet sur le droit de la guerre à l’époque, était moins de protéger les civils des combattants que de protéger les combattants des civils18.

Avec cette codification, le droit de faire la guerre fut ainsi consacré comme privilège exclusif des États souverains19, rompant avec une tradition juridique plus ancienne qui conférait ce droit à toutes sortes d’entités politiques. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, l’État souverain n’était pas encore le modèle politique dominant dans le monde, mais la discipline du droit international, nouvellement fondée, s’efforçait de proposer un système qui reposait entièrement sur lui — octroyant à cet État souverain une panoplie inégalée de droits et d’obligations. C’était une excellente nouvelle pour ceux qui faisaient déjà partie du gentlemen’s club des États souverains, un cercle dont les membres étaient, à peu d’exceptions près, les mêmes que ceux que les juristes appelaient alors la « famille des nations civilisées »20 — un groupe auto-identifié d’États principalement européens ou d’origine européenne. Mais pour ceux qui ne pouvaient pas revendiquer ce statut — civils insurgés, populations occupées d’Europe, et surtout, peuples victimes de l’expansion coloniale — les règles du jeu allaient désormais être gravement biaisées. Ainsi, pendant la décolonisation, presque tous les mouvements armés de libération nationale furent traités comme des groupes terroristes — dépourvus, donc, du droit de faire la guerre.

En codifiant le droit de la guerre, les juristes du XIXe siècle cherchèrent à formaliser les règles du jeu pour les conflits à venir. Au cœur des débats figurait un aspect crucial du jus ad bellum : qui a le droit de faire la guerre ?

Quentin Bruneau et Claire Vergerio

Il y eut toutefois une grande tentative majeure, plus ou moins aboutie, pour modifier ces règles : les Protocoles additionnels de 1977 aux Conventions de Genève.

Bien que les Conventions de Genève de 1949 soient largement considérées comme l’étape la plus importante dans l’établissement du système contemporain de réglementation des conflits armés, elles ont finalement réitéré l’approche étatiste de la fin du XIXe siècle. Ayant regroupé toutes les lois précédemment codifiées protégeant les personnes hors de combat en un seul texte législatif, et en y ayant ajouté un niveau minimal de protection pour les civils dans toutes les formes de conflits armés, elles constituent un renforcement majeur du jus in bello et donc un développement positif indéniable. Cependant, en ce qui concerne le jus ad bellum et sa question centrale — qui a le droit de faire la guerre ? — les conventions maintinrent le statu quo.

Si tant est qu’elles aient apporté des changements, elles ont plutôt renforcé certains aspects clefs du système du XIXe siècle, notamment l’idée que seuls les États souverains pouvaient participer à des « conflits armés internationaux », et donc que les conflits impériaux étaient des « conflits armés non internationaux », au même titre que les guerres civiles, à propos desquelles le droit international humanitaire n’avait somme toute quasiment rien à dire. Puisque le droit de la guerre ainsi codifié ne s’appliquait qu’aux conflits interétatiques, les États soutinrent généralement — mais pas systématiquement21 — que le droit applicable lors de conflits contre des acteurs non étatiques relevait du droit municipal, du droit impérial, ou de la loi martiale. D’ailleurs, c’est précisément en raison de la longévité de ce système centré sur l’État que le « droit naturel à la légitime défense » consacré à l’article 51 de la Charte de l’ONU fut envisagé comme un droit à invoquer par des États contre d’autres États. Et c’est pourquoi l’invocation de l’article 51 par Israël et les États-Unis contre des acteurs non étatiques, tels que les Talibans ou le Hamas, a suscité tant de débats parmi les juristes.

Photographie publiée par les Forces de défense israéliennes (IDF) en septembre 2024 montrant des troupes israéliennes menant une opération militaire dans la bande de Gaza. © IDF/SIPA Press

Ayant vu le jour à une époque d’activisme juridique international intense menée par des pays, s’identifiant dans un « Tiers-Monde »22 non aligné, qui cherchaient à modifier certaines des règles fondamentales de l’ordre international, les Protocoles additionnels de 1977 adoptèrent une toute autre posture. Un mouvement dirigé par le juriste égyptien George Abi-Saab23 réussit à faire établir que les luttes « dans lesquelles des peuples combattent contre la domination coloniale et l’occupation étrangère et contre des régimes racistes dans l’exercice de leur droit à l’autodétermination » devaient être reconnues comme des « conflits armés internationaux » (Protocole additionnel I, Art. 1 §424). Autrement dit, le Protocole additionnel I allait réintroduire l’idée que les combattants légitimes n’étaient pas seulement ceux qui luttaient au nom d’un État souverain reconnu, mais aussi ceux qui se battaient pour une cause jugée suffisamment « juste ». Par conséquent, les mouvements de libération nationale représentant par définition des entités qui n’étaient pas encore des États, pourraient bénéficier du même statut juridique que les puissances coloniales25.

Malgré l’opposition initiale de plusieurs États occidentaux à cette disposition lors de la première session de la Conférence diplomatique de Genève en 1974, en 1977 nombre d’entre eux votèrent en faveur du texte ou s’abstinrent, mentionnant des préoccupations quant à la difficulté pratique d’appliquer ces nouvelles règles, plutôt qu’une opposition directe au principe qui les sous-tendait26. Les onze abstentions provinrent des États-Unis, du Royaume-Uni, de la République fédérale d’Allemagne, du Canada, de l’Italie, de la France, de l’Espagne, de l’Irlande, de Monaco, du Japon et du Guatemala.

Un seul pays « rejeta totalement »27 la disposition : Israël.

À ce jour, Israël reste l’un des vingt États à ne pas avoir ratifié le Protocole additionnel I, aux côtés de pays tels que les États-Unis, la Turquie, l’Iran, l’Inde et le Pakistan. Ainsi, cette partie du droit international humanitaire, bien que reconnue par 174 pays, ne s’applique pas au conflit israélo-palestinien. En 1983, cette impasse conduit de nombreux États au sein de l’Assemblée générale de l’ONU à adopter une résolution reconnaissant explicitement la légitimité de la lutte armée palestinienne (A/RES/38/1728). Cependant, les résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU ne sont pas juridiquement contraignantes, et bien qu’elles reflètent l’opinion de la majorité des États, elles ne créent pas en elles-mêmes des règles de droit international coutumier (A/RES/73/20329). En conséquence, malgré la gravité et la répétition des violations de leurs droits fondamentaux, les Palestiniens ne peuvent toujours pas revendiquer les mêmes droits de légitime défense qu’Israël au regard du droit international humanitaire.

À ce jour, Israël reste l’un des vingt États à ne pas avoir ratifié le Protocole additionnel I de Genève, aux côtés de pays tels que les États-Unis, la Turquie, l’Iran, l’Inde et le Pakistan.

Quentin Bruneau et Claire Vergerio

Les conséquences de cette situation juridique sont d’autant plus graves qu’Israël rejette toute tentative visant à le tenir responsable en vertu du droit international. Grâce au soutien inébranlable des États-Unis et d’autres alliés occidentaux, Israël a pu ignorer les différents ordres et avis consultatifs de la plus haute juridiction mondiale, la Cour internationale de justice (CIJ), et a au contraire poursuivi et multiplié ses actions illégales en toute impunité. Celles-ci incluent la création et l’expansion d’un « mur de séparation » et de colonies israéliennes dans les territoires palestiniens occupés en Cisjordanie, toutes deux déclarés illégales par la Cour internationale de justice en 200430. Les discriminations découlant de l’application de régimes juridiques différents aux Palestiniens et aux colons israéliens dans les territoires occupés sont maintenant si dramatiques que des organisations de défense des droits humains, dont Human Rights Watch31, Amnesty International32 et B’Tselem33, accusent Israël du crime international d’apartheid.

La situation s’est encore aggravée ces derniers mois.

En avril, la CIJ a émis un ordre demandant à Israël d’« arrêter immédiatement son offensive militaire, et toute autre action menée dans le gouvernorat de Rafah, qui serait susceptible de soumettre le groupe des Palestiniens de Gaza à des conditions d’existence capables d’entraîner sa destruction physique totale ou partielle »34. Cela ne semble avoir eu aucun impact tangible sur les opérations militaires israéliennes. En juillet, lors de sa plus forte condamnation de la politique israélienne à ce jour, la CIJ a établi que l’occupation par Israël des territoires palestiniens depuis 1967 enfreignait le droit international, qu’Israël devait mettre fin à sa présence illégale aussi rapidement que possible, y compris par l’évacuation de tous les colons, qu’il devait verser des réparations pour les dommages causés aux Palestiniens dans ces territoires, et que tous les autres États devaient s’abstenir d’aider Israël à maintenir le statu quo35. Le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, a immédiatement qualifié cet avis consultatif d’ « absurde », affirmant que « le peuple juif n’est pas un occupant dans sa propre terre, y compris dans notre capitale éternelle Jérusalem ni en Judée et Samarie » [la Cisjordanie]36, tandis que des membres éminents de son cabinet ont accusé la CIJ d’antisémitisme et ont appelé à étendre l’annexion des territoires de Cisjordanie37.

Quels choix restent-ils aux Palestiniens pour défendre leurs droits dans ce contexte ? 

La résistance non violente a été réprimée par les autorités israéliennes et activement sapée par les principaux alliés occidentaux d’Israël38. Le principal mouvement de résistance palestinien non violent, BDS ou « Boycott, Désinvestissement et Sanctions »39, qui appelle a) à la fin de l’occupation israélienne des terres arabes et au démantèlement du mur de séparation, b) à la reconnaissance des droits fondamentaux des citoyens arabo-palestiniens d’Israël à une égalité absolue, et c) au respect, à la protection et à la favorisation des droits des réfugiés palestiniens à retourner dans leurs foyers et propriétés comme stipulé dans la résolution 194 de l’ONU (§11)40, a été lourdement réprimé dans de nombreux pays occidentaux. Il a été particulièrement attaqué aux États-Unis41, où il est interdit dans trente-huit États, et en France, où son interdiction complète n’a été annulée qu’en 2020 par une décision unanime de la Cour européenne des droits de l’Homme42. Par ailleurs, le soutien des pays arabes à la cause palestinienne, jadis un élément clef dans la défense des droits des Palestiniens, a largement décliné au niveau gouvernemental malgré un soutien populaire indéfectible.

Face à l’impunité israélienne, à la répression de la résistance non violente et à la certitude que toute résistance armée sera jugée illégale, que peuvent faire les Palestiniens ? Ils ont le choix entre n’opposer aucune résistance aux violations répétées de leurs droits, ou alors employer la force — tout en sachant que peu importe la manière dont ils procèdent ou les cibles qu’ils choisissent, ils seront jugés en tant que criminels.

L’association entre la qualité d’État et le droit au recours à la force en relations internationales est si évidente que le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a déjà évoqué la possibilité de reconnaître la Palestine en tant qu’État à condition qu’il soit démilitarisé.

Quentin Bruneau et Claire Vergerio

La question de savoir comment défendre au mieux ses droits face à une oppression brutale et à une criminalisation totale est précisément celle à laquelle les Algériens ont été confrontés dans leur lutte contre la France (1954–62) lorsque le gouvernement français a catégoriquement rejeté les revendications d’indépendance algérienne et renforcé sa répression militaire contre toute résistance. Tout au long du conflit, le Front de libération nationale algérien (FLN) a utilisé des tactiques brutales pour semer la terreur et le chaos parmi les militaires et les civils français, ciblant directement les civils dans des milliers d’attaques souvent extrêmement violentes, y compris dans des cafés et des restaurants. Le gouvernement français a nié toute légitimité aux combattants algériens, a traité les combattants du FLN comme des terroristes et n’a officiellement reconnu qu’en 1999 qu’il y avait eu une « guerre » entre la France et l’Algérie — et non simplement des « opérations de police », des « actions de maintien de l’ordre » ou une campagne de « pacification » — soit plus de trente ans après l’indépendance de l’Algérie. L’Algérie, pour sa part, a imposé son propre récit de libération nationale à l’échelle internationale après la défaite de la France, en soulignant que les tactiques violentes du FLN avaient été inévitables face au déséquilibre structurel entre les forces françaises et le mouvement de résistance algérien.

Ce type de conflit reflète une dynamique tout aussi classique que tragique, où les règles sont telles que le « vainqueur emporte tout » (« winner takes all »). Pour les populations mises dans une telle position, la seule issue est de prévaloir par n’importe quels moyens, afin d’éventuellement établir un État souverain et de présenter rétrospectivement leur recours à la force comme une guerre d’indépendance aux conséquences dramatiques, mais inévitables.

Dans le cas du conflit israélo-palestinien, il existe au moins trois voies pour sortir de cette impasse.

La première consiste à faire pression pour la reconnaissance de la Palestine en tant qu’État afin de redresser le déséquilibre juridique, dotant par là même les Palestiniens d’un droit incontestable à une armée et au recours à la force armée pour protéger leurs droits, si nécessaire. Cette association entre la qualité d’État et le droit au recours à la force en relations internationales est si évidente qu’en 2009, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou avait évoqué la possibilité de reconnaître la Palestine en tant qu’État à condition qu’il soit démilitarisé43. Cette condition explicite de Netanyahu souligne bien le fait que la souveraineté étatique inclut normalement le droit d’avoir une armée et d’en faire usage en cas d’agression. Son offre aurait en fait entériné l’arrangement militaire établi par les Accords d’Oslo de 1993 (art. VIII), selon lequel Israël est responsable de la défense des Palestiniens « contre les menaces extérieures », une restriction significative de la souveraineté palestinienne. Il faut remonter loin dans le temps pour retrouver des arrangements similaires. On peut notamment évoquer le cas de la Belgique qui, peu après sa création dans les années 1830, fut officiellement neutralisée. Ne jouissant pas de l’une des principales prérogatives juridiques des États souverains — le droit de faire la guerre — de nombreux juristes du XIXe siècle la qualifièrent d’« État semi-souverain ». Dans l’ordre juridique international actuel, être un État souverain sans armée est une rareté : surtout, il s’agit d’un arrangement volontaire plutôt qu’imposé. Cela ne concerne d’ailleurs presque exclusivement que des micro-États tels que Monaco et Palaos. Quelques États plus grands, principalement le Costa Rica, l’Islande et le Panama, ont également renoncé à des armées permanentes mais conservent néanmoins une certaine capacité militaire — là encore, dans une démarche parfaitement volontaire.

Photographie publiée par les Forces de défense israéliennes (IDF) en septembre 2024 montrant des troupes israéliennes menant une opération militaire dans la bande de Gaza. © IDF/SIPA Press

Certains avanceront peut-être que la Palestine est déjà un État44. Bien que nous ne prétendions pas trancher ce débat juridique, même ceux qui reconnaissent l’État palestinien comprennent qu’il ne jouit que d’une position précaire dans l’ordre juridique international, et cela tant qu’il n’accède pas au statut de membre à part entière de l’ONU — une nette amélioration par rapport à son statut actuel d’observateur, qui le place au même rang que le Vatican. C’est précisément pour cette raison qu’en avril 2024, l’Algérie a introduit un projet de résolution visant à reconnaître la Palestine comme État souverain, une démarche qui n’aurait aucun sens si la Palestine était déjà de façon évidente un État à part entière. Cette initiative a été torpillée par l’un des cinq membres disposant d’un droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU — les États-Unis — mais il n’est pas invraisemblable d’imaginer que la reconnaissance de la Palestine comme État continuera de progresser au sein de la communauté internationale dans les années à venir.

La deuxième voie consiste à accorder un droit de recours à la force aux entités engagées dans un processus d’autodétermination nationale, même si elles n’ont pas encore atteint le statut d’État. L’idée serait de généraliser les droits reconnus dans le Protocole additionnel I et de les considérer comme pertinents même dans des situations où toutes les parties n’ont pas adhéré au Protocole. Les arguments en faveur d’un « droit de résistance » pour des entités autres que des États — une perspective mentionnée au début de cet article — peuvent dans une large mesure être interprétés comme une évolution dans cette direction, s’éloignant d’un système juridique qui privilégie les droits d’États déjà établis. Étant donné que les arguments juridiques s’appuient souvent sur des précédents, nombre de juristes et praticiens plaidant pour un tel droit de résistance soutiennent qu’il fait déjà partie du droit international coutumier, mais cette lecture est loin de faire l’unanimité. Quoi qu’il en soit, cette option continuerait de privilégier les droits des États, mais étendrait le droit de faire la guerre aux États en devenir.

L’idée que nos seules options se réduisent à un choix binaire entre un monde d’États forts ou un monde dominé par des forces privées non démocratiques est un faux dilemme.

Quentin Bruneau et Claire Vergerio

La troisième voie consiste à repenser plus globalement la manière dont le droit international attribue le droit de recourir à la force. Actuellement, même si tous les États ratifiaient le Protocole additionnel I ou acceptaient que ses dispositions fassent désormais partie du droit international coutumier, l’usage de la force demeurerait un privilège exclusif des États et de certains groupes cherchant à devenir des États. Cependant, il n’y a pas de raison particulièrement convaincante pour laquelle l’État, une forme d’organisation politique parmi d’autres, devrait jouir de plus de droits que d’autres types de collectivités — comme les nombreux peuples autochtones qui ne souhaitent pas s’organiser politiquement en tant qu’État — et ce surtout à la lumière des récits historiques douteux qui légitiment le monopole étatique sur ces privilèges. Bien que l’accent soit aujourd’hui mis sur le pouvoir croissant des acteurs privés parfois militarisés, l’idée que nos seules options se réduisent à un choix binaire entre un monde d’États forts ou un monde dominé par des forces privées non démocratiques est un faux dilemme. Historiquement, le droit de faire la guerre a été attribué à des entités politiques de types très variés, un fait presque entièrement effacé par des idées reçues sur l’histoire du droit de la guerre.Quelle que soit la voie choisie, il est clair que le statu quo est la pire de toutes les configurations possibles : tout usage de la force par les Palestiniens, quel que soit l’objectif visé, est considéré comme illégal et donc criminalisé. La mise en œuvre de l’une des options présentées ci-dessus rendrait difficile la désignation de tout acte de résistance armée palestinienne comme « terrorisme » et le traitement par Israël des combattants palestiniens comme criminels passibles de peines de prison, plutôt que comme prisonniers de guerre, avec toutes les obligations et protections qu’implique ce statut. Alors que la situation à Gaza devient de plus en plus désespérée, le déséquilibre juridique entre ceux qui peuvent se prévaloir du droit de légitime défense et ceux qui ne le peuvent pas est devenu tragiquement clair. Tant que la guerre demeure un moyen nécessaire pour défendre ses droits en relations internationales, la communauté internationale ne peut pas continuer à accorder ce droit à une seule des parties dans ce conflit.

Sources
  1. Jacob Magid, « Led by Biden, Western leader stress israel’s right to self-defense, say it must protect civilians », The Times of Israel, 23 octobre 2023.
  2. Marko Milanovic, « Does Israel Have the Right to Defend Itself », EJIL : Talk !, 14 novembre 2023.
  3. United States, « Letter dated 7 October 2001 from the Permanent Representative of the United States of America to the United Nations addressed to the President of the Security Council », United Nations Digital Library, 7 octobre 2001.
  4. Emily L. Hauser, « Israel has the right to defend itself. What about the Palestinians ? », The Week, 9 janvier 2015.
  5. Eric Reidy, « How have Israel and Hamas broken the laws of war ? », The New Humanitarian, 17 octobre 2023.
  6. Marko Milanovic, « Does Israel Have the Right to Defend Itself », EJIL : Talk !, 14 novembre 2023.
  7. Ralph Wilde, « Using the Master’s Tools to Dismantle the Master’s House : International Law and Palestinian Liberation », The Palestine Yearbook of International Law Online, 26 février 2021.
  8. Alex Kane, « Unpacking Israel’s Legal Fictions », Jewish Currents Live, 14 juillet 2023.
  9. Dr. Shahd Hammouri, « The Palestinian people have the right of resistance by all means consistent with the principles of the UN Charter », Law For Palestine, 8 octobre 2023.
  10. « Palestinians’ use of force to resist foreign oppression ‘well founded’ in international law : China », MEM, 22 février 2024.
  11. Article 4, Convention (III) relative to the Treatment of Prisoners of War. Genève, 12 août 1949.
  12. Article 13, Convention (III) relative to the Treatment of Prisoners of War. Genève, 12 août 1949.
  13. Geoffrey Best, Humanity in Warfare, Columbia UP, 1980.
  14. Claire Vergerio, « Beyond the Nation-State », Boston Review, 27 mai 2021.
  15. Karma Nabulsi, Traditions of War : Occupation, Resistance and the Law,  Oxford UP, 28 octobre 1999.
  16. Helen, M. Kinsella, « Settler Empire and the United States : Francis Lieber on the Laws of War », American Political Science Review 117, no. 2, mai 2023, pp 629-642.
  17. Comité international de la Croix-Rouge (CICR), Project of an International Declaration concerning the Laws and Customs of War, Article 9, 1874.
  18. Eyal Benvenisti et Doreen Lustig, « Monopolizing War : Codifying the Laws of War to Reassert Governmental Authority, 1856-1874 », European Journal of International Law 31, no. 1, février 2020, 127-169.
  19. Claire Vergiero, War, States and international Order : Alberico Gentili and the Foundational Myth of the Laws of war, Cambridge UP, juillet 2022.
  20. Martti Korkenniemi, The Gentle Civilizer of Nations : The rise and Fall of International law 1870-1960, Cambridge UP, juillet 2009.
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