« J’étais souverain de nom, mais je ne gouvernais rien » : la deuxième lettre d’Ivan le Terrible au prince Kourbski

En 1577, fort de ses succès militaires lors de sa nouvelle campagne en Livonie, Ivan le Terrible reprend la plume après un silence de treize ans. Dans cette seconde lettre, le premier tsar lance un acte d'accusation et une justification : se plaçant en victime, il affirme que d'incessantes oppositions auraient forgé sa sévérité et renforcé sa détermination—et que, pour preuve, Dieu serait à ses côtés.

Cinquième épisode de notre série d'été :« Doctrine du premier tsar : lettres retrouvées d’Ivan le Terrible »

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En 1558 Moscou envahit la Livonie, en se lançant dans une guerre qui durera 25 ans, jusqu’en 1583. Au cours de cette période, en 1564, le prince Andreï Kourbski quitte les rangs d’Ivan le Terrible. Il initie une correspondance et le tsar lui répond avec une lettre grandiose : il accuse, il révise l’histoire, il se justifie. 

En janvier 1565 Ivan IV annonce son retrait au métropolite Athanase. Il accepte de revenir au pouvoir à la condition de créer l’Opritchnina qui dura jusqu’en 1572. Les Opritchniks, sur ordre d’Ivan le Terrible, on exécuté de nombreux boyards et anciens opposants allant jusqu’à massacrer tout proches ou amis d’ennemis supposés tout en mettant à feu et à sang les régions traversées. 

Alors que les Opritchniks semaient la terreur, en 1571 les Tatars de Crimée, sous la conduite du khan Devlet-Giray, firent un raid et atteignirent Moscou qu’ils brûlèrent en grande partie. Leur passage laissa Moscou et une vaste partie du pays ravagées. Au mois d’août de l’année suivante, les Tatars atteignirent une nouvelle fois le sud de Moscou mais furent défaits à Molodi. En 1575 Ivan IV abdique une nouvelle fois et met à sa place Siméon Bekbulatovitch, Commandant durant la guerre de Livonie. Néanmoins, Ivan le Terrible continue de facto de diriger le pays avant de reprendre son titre en 1576. 

Après sa défection en 1564, le prince Kourbski apporte un soutien militaire crucial au camp polono-lituanien, jouant un rôle déterminant lors de la bataille d’Orcha et dans la défense de Polotsk entre 1564 et 1565. Dans les années suivantes, il devient un conseiller militaire éminent pour Sigismond II August, puis pour Étienne Báthory. La guerre se poursuit, marquée par des affrontements intermittents et des fluctuations territoriales constantes pour chaque camp.

En 1577, Ivan le Terrible lance une offensive majeure, réussissant à s’emparer de plusieurs villes, dont Wolmar, d’où Kourbski avait autrefois envoyé sa première lettre. C’est dans ce contexte, treize ans après leur premier échange épistolaire, qu’Ivan rédige sa seconde lettre. Renommant la ville d’où Kourbski lui écrit « Vladimirets » au lieu de « Wolmar », Ivan affirme ainsi sa domination sur cette région désormais sous son contrôle.

Épître du souverain envoyée, de Vladimirets également, au prince Andreï Kourbski par l’intermédiaire du prince Alexandre Polubenski

Alexandre Ivanovitch Polubenski était issu d’une famille russe apparentée aux Troubetskoï mais passée au service de la Pologne. Il avait combattu contre les armées du tsar, notamment lors de la prise d’Izborsk en 1569. Fait prisonnier par les Russes en 1577, il parvint à entrer dans les bonnes grâces d’Ivan, qui l’envoya en Pologne avec un message pour le roi Stéphane Bathory en même temps qu’avec la présente lettre à Kourbski.

Par la dextre toute-puissante et omnipotente de notre Dieu et Sauveur Jésus-Christ, qui tient en sa paume toutes les extrémités de la terre et que nous vénérons et glorifions dans l’unité avec le Père et le Saint-Esprit, par celui qui a bien voulu nous permettre, à nous ses indignes et humbles serviteurs, de tenir le sceptre de l’Empire russe et qui, de sa dextre omnipotente nous a confié les étendards du Christ – nous, souverain, tsar et grand-prince Ivan Vassilievitch de toute la Russie, de Vladimir, Moscou et Novgorod, tsar de Kazan, tsar d’Astrakhan, souverain de Pskov et grand-prince de Smolensk, de Tver et de la Iougra, de Perm, Viatka, Bolgar et autres villes, souverain et grand-prince de Nijni-Novgorod, Tchernigov, Riazan, Polotsk, Iaroslavl et Beloozero, souverain héréditaire et seigneur des terres livoniennes de l’ordre Teutonique, de l’Oudora, l’Obdoria et la Kondia, seigneur de toute la Sibérie et des terres du Nord, nous écrivons à notre ancien boyard et chef d’armée le prince Andreï Mikhaïlovitch Kourbski.

Les terres de la Iougra relevaient autrefois de Novgorod, situées au nord de l’Oural, entre les fleuves Petchora et Ob. Bolgar était l’ancienne capitale des Bulgares de la Volga, au sud de Kazan. Les terres de l’Oudora étaient situées sur la Dvina du Nord qui auparavant relevaient elles aussi de Novgorod. Quant à l’Obdoria et la Kondia, elles étaient respectivement à l’embouchure de l’Ob et le long de la Konda, affluent de l’Ob. 

Je te le rappelle humblement, prince : regarde avec quelle indulgence Dieu, dans la grandeur de sa Providence, attend que nous nous détournions de nos péchés, et moi de mon iniquité, qui, sauf l’apostasie, dépasse celle de Manassé1. Mais je ne désespère pas de la miséricorde de mon Créateur ni de mon salut car, comme il est dit dans son saint Évangile, « il y a plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes2 », de même dans les paraboles sur la brebis perdue et la drachme perdue3. Or, mes transgressions seraient-elles plus nombreuses que le sable de la mer, je ne cesserais d’espérer en la clémence divine, car Dieu peut les noyer dans l’océan de sa miséricorde. Déjà il a eu pitié de moi – tout pécheur, fornicateur et tortionnaire que je sois devenu – en me sauvant par la Croix vivifiante qui, autrefois, jeta à bas Amalec4 et Maxence. 

Maxence, Empereur romain qui trouva la mort au pont Milvius en 312 après que son ennemi Constantin eut vu dans le ciel une croix de feu tandis qu’une voix lui disait : « En ce signe tu vaincras. »

La bannière crucifère qui s’avance sur l’ennemi n’a besoin de nulle ruse de guerre, ce que savent fort bien non seulement les Russes, mais aussi les Allemands, les Lituaniens, les Tatares et bien d’autres peuples. Si tu les interroges, ils te le diront. Pour ma part, je ne souhaite pas énumérer ces victoires car elles ne sont pas miennes mais appartiennent à Dieu. Je me contenterai de te remettre en mémoire deux ou trois faits, car j’ai déjà répondu abondamment et en toute vérité aux injures que tu m’as écrites. Pour l’heure donc, parmi tant de choses, je ne t’en rappellerai que quelques-unes. Souviens-toi de ce qui est dit dans le livre de Job : « J’ai rôdé sur la terre et l’ai parcourue5 » ; toi aussi, avec le pope Sylvestre, Alexeï Adachev et tous vos parents, vous avez voulu voir sous vos pieds toute la terre russe. Mais Dieu donne le pouvoir à qui il veut.

Tu écris que ma raison est corrompue à un point sans équivalent même chez les païens. Pourtant sois-en juge : est-ce vous qui avez l’esprit corrompu ou moi, qui ai voulu être votre souverain – et vous vous êtes rebellés, ce qui a provoqué ma colère ? 

Plus exactement, Kourbski, dans sa première lettre, accuse Ivan d’avoir « une conscience si lépreuse qu’on chercherait vainement semblable chez les nations païennes ». 

À moins que ce ne soient vous les corrompus, vous qui non seulement n’avez pas voulu vous soumettre à moi et m’obéir, mais avez cherché à me régenter, qui vous êtes emparés de mon pouvoir et avez gouverné à votre guise en m’écartant. J’étais souverain de nom, mais en fait je ne gouvernais rien. Que d’avanies n’ai-je pas souffertes de votre part, que d’insultes, d’injures et de reproches ! Et pour quel motif ? En quoi étais-je au départ coupable à votre égard ? Qui ai-je offensé, et en quoi ? Est-ce ma faute si les cent cinquante arpents de Prozorovski avaient à vos yeux plus de valeur que mon fils Fiodor ? Rappelle-toi combien, dans l’affaire Sitski-Prozorovski, vous avez mené l’instance de façon offensante pour ma personne, comment vous m’avez interrogé comme si j’étais un malfaiteur ! Ces terres étaient-elles plus précieuses que notre vie ? Les Prozorovski… qui sont ces gens comparés à nous ? Par la miséricorde de Dieu, par la bienveillance de la très pure Mère de Dieu, par les prières des saints thaumaturges et la grâce de saint Serge, mon père, puis moi par sa bénédiction, nous en avons eu des centaines comme Prozorovski à notre service. Et Kourliatiev, en quoi valait-il mieux que moi ? Vous achetiez à ses filles toutes sortes de parures. Parfait ! Et mes filles ? Elles n’ont eu que malédictions pour tout requiem. Je n’en finirais pas de conter tous les maux que j’ai endurés de votre part. 

Ce passage est si obscur que même Kourbski, dans sa troisième lettre, avouera ne pas comprendre de quoi il s’agit. Il semblerait qu’Ivan reproche au clan Kourbski-Sylvestre-Adachev d’avoir préféré les filles de Kourliatiev à celles du tsar. Kourliatiev avait deux filles, qu’Ivan obligea à prendre le voile en même temps qu’il fit tonsurer leur père. Ivan eut d’Anastasia trois filles, toutes mortes en bas âge.

L’affaire Sitski-Prozorovski est évoquée dans la première lettre d’Ivan, il s’agit d’un litige qui oppose un certain Prozorovski, défendu par Kourbski et Kourliatiev, à la couronne (représentée par Vassili Sitski). Prozorovski demandait que lui soient restituées des terres ancestrales confisquées par Ivan au profit du tsarévitch Fiodor.

Pour quelle raison aussi m’avez-vous séparé de mon épouse ? Si vous ne m’aviez pas ôté ma jeune femme, il n’y aurait pas eu de « sacrifices à Cronos ». Si tu viens me dire qu’après ces événements je n’ai pas tenu bon et n’ai pas vécu dans la chasteté, je te répondrai que nous sommes tous hommes. 

Voir la première lettre de Kourbski. Ivan était persuadé (à tort) que le parti des boyards avait empoisonné la tsarine Anastasia, morte à 29 ans. Les massacres de boyards qui suivirent son décès étaient aux yeux d’Ivan des représailles justifiées. Ce qui est certain, c’est que, de son vivant, Anastasia avait exercé sur son mari une influence bienfaisante, et qu’après sa mort plus rien ne vint freiner la cruauté, les débauches et la méfiance pathologique d’Ivan. Avec les années, il deviendra de moins en moins capable de se maîtriser, au point de tuer son fils le tsarévitch Ivan dans un accès de colère (1581).

Ivan le Terrible et son fils Ivan, le 16 novembre 1581, Ilya Répine, 1885, Moscou, Galerie Nationale Tretiakov

Et toi, pourquoi as-tu pris la femme d’un arquebusier6 ? Si, avec le pope, vous ne vous étiez pas dressés contre moi, rien de tout cela ne serait advenu. C’est votre insubordination qui est la cause de tout. Pourquoi avez-vous cherché à mettre le prince Vladimir sur le trône et à nous faire périr, mes enfants et moi ? Est-ce par rapt que je me suis emparé du trône, ou par la violence et l’effusion de sang ? C’est par grâce divine que je suis né pour régner. Le jour où mon père m’a donné sa bénédiction pour gouverner l’État remonte à si loin que je ne m’en souviens pas, et j’ai grandi sur le trône. Quel droit le prince Vladimir a-t-il à être souverain ? Il descend du cinquième fils de mon grand-père. Quels sont ses mérites, quels sont ses droits héréditaires pour monter sur le trône, en dehors de votre trahison et de sa sottise ? Quel est mon tort devant lui ? Ne sont-ce pas vos oncles et seigneurs qui ont fait périr son père en prison, et l’ont tenu captif, lui et sa mère ? Moi, je l’ai fait libérer avec sa mère et je les ai installés pour qu’ils puissent vivre dans le bien-être et avec les honneurs qui leur sont dus. Mais il n’en a pas voulu. Je n’ai pu supporter ces affronts et j’ai moi-même pris les choses en main. 

En effet, Ivan IV contraignit Vladimir Andreïevitch à se donner la mort en 1569, alors que ce dernier ne représentait plus une menace pour le trône. 

C’est alors que vous vous êtes acharnés contre moi, me trahissant toujours plus. Voilà pourquoi je me suis opposé plus durement encore à vous. Je voulais vous soumettre à ma volonté et vous, en réponse, combien vous avez blasphémé et bafoué les choses saintes ! Fous de colère contre un homme, vous vous êtes dressés contre Dieu. Combien d’églises, de monastères et de lieux saints n’avez-vous pas profanés et souillés ! Vous aurez à en répondre devant Dieu. Mais, encore une fois, je ne parlerai pas de cela ; je ne traite ici que des choses présentes. Considère, prince, les décrets de Dieu, qui donne le pouvoir à qui il veut. Avec le pope Sylvestre et Alexei Adachev, vous vous êtes vantés comme Satan dans le Livre de Job d’« avoir rôdé sur la terre et d’avoir parcouru l’univers et toute la terre qui était sous vos pieds ». Et Dieu demanda à Satan : « As-tu remarqué mon serviteur Job ? » Vous vous imaginiez ainsi que toute la terre russe était sous vos pieds, mais Dieu a voulu que votre sagesse se révélât vaine. Voilà pourquoi nous avons taillé notre calame pour t’écrire. Vous disiez en effet : « Il n’y a pas d’hommes en Russie, personne qui tienne ferme. »

Ivan fait sans doute ici allusion au passage de sa première lettre où Kourbski déplore la disparition des « forts en Israël ».

Effectivement, vous n’êtes plus là. Qui dorénavant prend les « villes allemandes » ? C’est la puissance de la Croix vivifiante qui prend les villes, celle qui battit Amalec et Maxence ! Avant même que les armes ne s’entrechoquent, les villes allemandes courbent la tête quand apparaît la Croix vivifiante. Et quand il advint que des combats fussent livrés, ce fut parce que la puissance de la Croix n’avait pu se manifester à cause de nos péchés. Beaucoup de gens de toutes sortes ont été renvoyés chez eux ; tu pourras les interroger, ils te le diront.

Évoquant tes griefs, tu écris que nous t’aurions exilé en des « villes-frontières ». Mais nous, par la grâce de Dieu, nous avons avancé aujourd’hui, sans épargner nos cheveux blancs, bien au-delà de tes villes lointaines, et les pas de nos chevaux ont parcouru toutes vos routes – celles qui mènent en Lituanie comme celles qui en éloignent. Nous avons cheminé à pied et bu l’eau de tous les lieux, et plus personne en Lituanie n’ose dorénavant dire que les sabots de nos chevaux n’ont pas été partout. Dieu nous a même menés jusqu’à Wolmar, ce havre de tranquillité où tu comptais te reposer de tous tes travaux. Nous t’y avons rattrapé et tu es parti encore plus loin. 

C’est de Wolmar « fief de son souverain le roi Sigismond Auguste » que Kourbski avait écrit sa première lettre au tsar. Ivan prend évidemment un malin plaisir, treize ans après, à lui répondre de Wolmar dont, l’en-tête de cette lettre l’annonce, c’est désormais lui le « souverain ».

Nous ne t’avons donc écrit qu’une faible partie de tout ce que nous avions à te dire. Réfléchis bien à ce que tu as fait, à la manière dont tu as agi et aux raisons pour lesquelles la Providence divine nous a accordé sa miséricorde. Considère tes œuvres. Regarde en toi et dévoile tout ce qui s’y trouve ! Dieu nous est témoin que nous ne t’avons pas écrit par orgueil ni avec arrogance, mais pour te rappeler à la nécessité de t’amender et pour que tu penses au salut de ton âme.

Écrit en nos terres patrimoniales de Livonie, en la ville de Wolmar, en l’an 7086 depuis la Création du monde, an 43 de notre règne, an 31 de notre royaume de Russie, an 25 de notre royaume de Kazan et an 24 de notre royaume d’Astrakhan.

Sources
  1. Voir 2 R 21, 2 ; 2 Ch 33, 1 sq.
  2. Lc 15, 7.
  3. Ibid, 15, 4 et 15, 8.
  4. Voir Ex 12, 8 sq.
  5. C’est Satan qui parle (Jb 1, 7).
  6. Allusion, sans doute, à une aventure galante de Kourbski.
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