« Il n’y a pas lumière, mais ténèbres ; ni douceur, mais amertume » : la réponse d’Ivan le Terrible au prince Kourbski (deuxième partie)

Ivan le Terrible continue son offensive contre le prince Kourbski. La deuxième partie de la lettre nous plonge dans la vie tourmentée du tsar révélant les complots, les trahisons et les luttes de pouvoir qui ont marqué son règne. Ivan lamente ses souffrances depuis son enfance, les attaques des ennemis étrangers et les manigances des boyards qui ont usurpé le pouvoir. À travers ce récit, Ivan justifie ses actions pour défendre et consolider son autorité, en se montrant impitoyable contre ses ennemis.

Troisième épisode de notre série d'été « Doctrine du premier tsar : lettres retrouvées d’Ivan le Terrible »

Retrouvez le deuxième épisode ici

En réponse au prince Andreï Kourbski, Ivan le Terrible compose une lettre vingt-trois fois plus longue. Dans la première partie de la lettre, le tsar déchaîne une série d’accusations contre son ancien compagnon de guerre, devenu adversaire épistolaire. Il déverse toute sa fureur sur le fugitif, l’accusant de trahison. Ivan riposte à chaque reproche de Kourbski avec un flot incessant de paroles enflammées. À travers cette confrontation, le tsar adresse un message clair à tous les nobles russes, soulignant son autorité absolue et incontestée.

En fait, pour le lecteur du XXI siècle, il ne fait guère de doute que le plus grand styliste des deux est le tsar, dont le génie littéraire est indéniable. Son style — qui, certes, « contamine plus qu’il ne convainc » (selon la remarquable formule de l’historien Vassili Klioutchevski) — a en effet quelque chose d’envoûtant, comme celui du Luther des Propos de table ou (si cet anachronisme n’est pas interdit) du Céline des Pamphlets. Comme Céline, Ivan geint, ergote, fait l’humble et l’incompris, bafouille, puis s’élève soudain pour ridiculiser son adversaire, insultant, menaçant, glaçant de mépris, sûr de son droit et terrible. On sait qu’il aimait se comporter ainsi avec ses victimes, qu’il cajolait, flattait ou associait à des parodies avant de les livrer à la mort la plus cruelle. On rappellera simplement les circonstances du meurtre du grand écuyer Ivan Fiodorov, boyard très influent qui s’était opposé à la politique de terreur du tsar, que ce dernier fit asseoir sur son trône, revêtit des insignes impériaux et salua à genoux, avant de lui percer le corps de sa dague. Ou encore l’atroce agonie de Fiodor Syrkov, un riche marchand lettré, qu’Ivan interrogeait sur les fins dernières entre deux séances de tortures.

Sa palette stylistique est très large et il connaît toutes les ficelles de la rhétorique : la fausse question, le quolibet, la naïveté feinte, les allitérations qui intriguent et arrêtent le lecteur, le rythme qui emporte, amuse ou fascine, les citations qui assomment, le vocabulaire décalé qui déconcerte. Sa rage, en revanche, n’est pas simulée face à un boyard qui ose le chapitrer à l’abri des murs ennemis. La défection de Kourbski avait été un choc pour lui et il ne décolèrera pas de toute sa vie contre lui. Cette colère, on en entend d’autant mieux la voix qu’Ivan dicte ses lettres à des secrétaires, car il ne convenait pas, au XVI siècle, qu’un tsar s’abaissât à prendre la plume. Boris Godounov, par exemple, cessa d’apposer sa signature sur un document à partir du moment où il monta sur le trône (1598). Si Ivan était ignorant du grec et du latin et ne connaissait pas d’autre langue que le russe (et sans doute le tatar), il était cependant à sa façon un lettré. Il avait beaucoup lu et beaucoup retenu, notamment les chroniques russes et byzantines et l’histoire romaine telle qu’elle était présentée en son temps.

J’ai promis tout à l’heure de décrire par le menu les maux cruels que j’ai soufferts à cause de vous depuis ma jeunesse jusqu’à ce jour. Ces faits sont connus de tous (même si tu étais encore jeune à l’époque, tu les connais sans doute). Quand, par la volonté de Dieu, notre père, le grand souverain Vassili, troqua la pourpre contre l’habit angélique1 et, quittant ce périssable royaume terrestre, entra pour l’éternité dans le royaume des cieux pour comparaître devant le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs, je restai avec mon frère Gueorgui, de bienheureuse mémoire.

Vassili III – ou Basile III – succéda à Ivan III qui permit à la Russie de se défaire totalement du joug Mongol. Tous deux eurent une politique d’expansion de la Moscovie dont hérita et prolongea Ivan IV. 

J’avais trois ans et mon frère un an. Notre mère, la pieuse tsarine Hélène, resta veuve et malheureuse comme entourée par les flammes : de partout marchaient contre nous les armées de peuples étrangers — Lituaniens, Polonais, Tatares de Crimée, Nogaïs, Tatares d’Astrakhan et de Kazan. Et vous, les traîtres, vous nous accablâtes de maints tourments et chagrins. Le prince Siméon Belski et Ivan Liatski s’enfuirent comme toi, chien enragé, en Lituanie. De là, où leur fureur endiablée ne les conduisit-elle pas ? À Constantinople, en Crimée, chez les Nogaïs : de partout ils marchaient contre les chrétiens orthodoxes. Mais ce fut en vain. Par l’intervention divine, par l’intercession de la toute-pure Mère de Dieu et des grands thaumaturges, par les prières de nos aïeux, toutes ces machinations furent réduites à néant comme le complot d’Ahitophel. Par la suite, les traîtres dressèrent contre nous notre oncle, le prince Andreï Ivanovitch Staritski qui, en leur compagnie, s’apprêta à marcher sur Novgorod (les voilà, ceux que tu exaltes et qui, selon toi, nous « veulent du bien » et nous sont « dévoués corps et âme » !). Ce fut alors que s’éloignèrent de nous pour rejoindre notre oncle le prince Andreï de nombreux boyards, à commencer par ton cousin le prince Ivan, fils du prince Siméon et petit-fils du prince Piotr Golova Romanovitch, et bien d’autres. Mais, avec l’aide de Dieu, cette cabale échoua. Est-ce pour « ce bien qu’ils nous voulaient » que tu les loues ? Leur façon de se vouer à nous « corps et âme » consiste-t-elle à vouloir notre perte pour asseoir notre oncle sur le trône ? Ensuite, traîtres qu’ils étaient, ils se mirent à céder à notre ennemi, le grand-prince de Lituanie, nos propres apanages, à savoir les villes de Radogochtch, Starodoub et Gomel. Est-ce là nous « vouloir du bien » ? Quand dans son pays on ne trouve personne à qui suggérer d’œuvrer à la ruine de sa terre natale, on fait alliance avec des étrangers, l’essentiel étant de ruiner son pays à tout jamais !

Lorsque la Providence divine jugea que le moment était venu pour que notre mère, la pieuse tsarine Hélène, passât du royaume terrestre au royaume céleste, nous restâmes, feu mon frère Gueorgui et moi, orphelins sans personne pour nous aider. Nous ne pouvions qu’espérer en Dieu et en la très pure Mère de Dieu et nous confier aux prières de tous les saints et à la bénédiction de nos parents. J’avais alors huit ans. 

Guéorgui en avait six. Né sourd, il ne fut jamais considéré comme un sérieux prétendant au trône et ne prit pas part dans la vie politique de la Russie. Il mourut en novembre 1563.

Nos sujets voyaient se réaliser leurs désirs : ils avaient désormais un royaume sans chef. Ils ne manifestaient aucun intérêt cordial pour nous autres leurs souverains, ne songeant qu’aux richesses et aux honneurs et se querellant du même coup les uns avec les autres. Que ne firent-ils pas ! Combien de nos boyards, d’hommes restés fidèles à notre père et de capitaines ne firent-ils pas assassiner ! Ils s’emparèrent des demeures, villages et domaines de nos oncles et s’y installèrent. Ils firent transporter au Trésor les biens précieux de notre mère, les poussant frénétiquement du pied, les piquant de leurs bâtons ferrés. Le reste, ils le partagèrent entre eux. Ton aïeul Mikhaïlo Toutchkov en fit de même. Entre-temps, les princes Vassili et Ivan Chouïski se déclarèrent de leur propre chef mes tuteurs et de la sorte montèrent sur le trône. Ils firent sortir de prison et attirèrent dans leur camp ceux qui avaient le plus trahi notre père et notre mère. Quant au prince Vassili Chouiski, il s’installa dans la demeure de notre oncle, le prince Andreï. C’est là que ses gens, réunis comme dans une synagogue de juifs, s’emparèrent de Fiodor Michourine, notre secrétaire personnel et secrétaire de notre père et, après l’avoir déshonoré, le tuèrent. Ils bannirent aussi le prince Ivan Belski et beaucoup d’autres en divers lieux. Ils levèrent également la main sur l’Église : après avoir destitué le métropolite Daniel, ils le firent enfermer. Ainsi réalisèrent-ils toutes leurs ambitions et s’emparèrent-ils du pouvoir. Quant à nous, mon regretté frère Gueorgui et moi, ils se mirent à nous élever comme des étrangers ou comme les derniers des miséreux. Que de privations n’avons-nous pas endurées dans nos vêtements comme dans la nourriture ! Nous n’avions aucune liberté, rien ne se faisait selon notre volonté et rien n’était conforme à notre jeune âge. Je me rappelle qu’un jour nous jouions à quelque jeu d’enfants, et le prince Ivan Chouïski se tenait sur une banquette, le coude appuyé sur le lit de notre père et le pied sur une chaise sans nous prêter la moindre attention, ni comme parent, ni comme tuteur, et certainement pas non plus comme un esclave regarde ses maîtres. Qui peut supporter pareille morgue ? Je ne saurais dénombrer toutes les souffrances de ce genre qu’il m’a fallu endurer dans ma jeunesse. Combien de fois n’a-t-on pas négligé de m’apporter mes repas à l’heure due ! Que dire aussi du trésor paternel qui me revenait ? Tout avait été perfidement pillé : sous prétexte de versements effectués au profit des nobles de service2, ils s’étaient approprié l’argent, ne récompensant pas ces derniers selon leurs services, ne leur accordant pas de charges selon leurs mérites. Ils mirent la main sur l’inestimable trésor de notre aïeul et de notre père et le fondirent pour s’en faire de la vaisselle d’or et d’argent. Ils y gravèrent le nom de leurs parents, comme s’il s’agissait d’un héritage. Tout le monde sait aussi que du vivant de notre mère le prince Ivan Chouïski portait un manteau vert en demi-laine doublé de vieilles peaux de martre. Si c’était là tout son patrimoine, il aurait dû d’abord changer de manteau, quitte ensuite à se faire faire de la vaisselle avec l’argent qui restait. Pour ce qui est du trésor de nos oncles, que dire ? Ils s’emparèrent de la totalité. Puis ils s’en prirent aux villes et villages, dont ils tourmentèrent les habitants par diverses tortures cruelles, pillant impitoyablement leurs biens. Et comment énumérer tous les outrages qu’ils infligèrent à leurs voisins ? Ils considéraient tous nos sujets comme leurs esclaves, mais de leurs esclaves à eux ils firent de grands seigneurs. Ils faisaient semblant de gouverner et d’administrer mais ils violaient les lois et semaient le désordre, extorquant à tout un chacun des tributs démesurés, promettant tantôt ceci tantôt cela et ne faisant rien sans gratification.

Ainsi vécurent-ils de nombreuses années. Mais je commençais à grandir et ne voulais pas être soumis au pouvoir de mes esclaves. C’est pourquoi j’éloignai de moi le prince Ivan Chouïski pour qu’il aille servir ailleurs et demandai à mon boyard, le prince Ivan Belski, de rester à mes côtés. Cependant, le prince Ivan Chouiski, regroupant des hommes nombreux et leur faisant prêter serment d’allégeance, se présenta devant Moscou avec ses troupes. Ses partisans, les Koubenski et d’autres, s’étaient, avant même qu’il n’arrivât, emparés du prince Ivan Belski ainsi que d’autres boyards et nobles.

« Nobles » traduit ici dvorianie. Les boyards représentent la noblesse héréditaire, les dvorianie la nouvelle classe d’anoblis en raison de leurs services civils ou militaires et qu’Ivan favorisera.

Après les avoir exilés au monastère Saint-Cyrille de Beloozero, ils les firent assassiner3. Quant au métropolite Josaphat, ils l’arrachèrent ignominieusement à sa chaire. Ensuite, le prince Andrei Chouiski entra avec ses comparses dans notre salle des banquets en vociférant et ils se saisirent sous nos yeux de notre boyard Fiodor Vorontsov, l’humilièrent, lui arrachèrent ses vêtements et l’emportèrent pour le tuer. Nous envoyâmes alors le métropolite Macaire et nos boyards Ivan et Vassili Morozov leur intimer l’ordre de ne pas le tuer. Nous écoutant à contrecœur, ils l’exilèrent à Kostroma. À cette occasion ils malmenèrent le métropolite, déchirèrent la chape ornée de fleuves qu’il portait tout en frappant nos boyards dans le dos. Voilà comment, contrevenant à nos ordres, des hommes « qui nous voulaient du bien » s’emparèrent de nos boyards et de gens qui nous étaient agréables pour les tabasser, les tourmenter et les chasser de chez eux… 

Les « fleuves » (istotchniki) sont des bandes de soie horizontales cousues sur la chape d’un évêque, représentant l’enseignement qu’il puise à la source des deux Testaments.

Est-ce ainsi que l’on se dévoue « corps et âme » à ses souverains, en leur faisant la guerre, en se saisissant sous nos yeux de nos boyards comme dans une vraie synagogue de juifs et en forçant le monarque à se commettre avec ses esclaves et à les implorer ? En voilà un « fidèle service » ! L’univers entier en rira, de cette « fidélité » ! Que dire aussi des persécutions dont cette époque fut témoin ? Depuis le décès de notre mère, pendant six années et demie, ils ne cessèrent de faire le mal.

Quand nous eûmes quinze ans comptés, nous nous mîmes à gouverner notre royaume et, grâce à Dieu, les choses commencèrent sous de bons auspices. Mais comme les péchés des hommes irritent souvent Dieu, il se trouva que, sous l’effet de la colère divine, un incendie éclata dans notre ville de Moscou. Nos boyards félons, ceux que tu appelles martyrs (le moment venu, je dirai leur nom), jugèrent semble-t-il que l’heure de la trahison avait sonné et convainquirent des gens de peu d’esprit que notre aïeule maternelle – la princesse Anne Glinski – ainsi que ses enfants et serviteurs — arrachait des cœurs humains à des fins de sorcellerie. C’est ainsi qu’elle aurait mis le feu à Moscou. Et nous aurions été au courant de leur dessein. Rameuté par nos traîtres, le peuple se rassembla comme une troupe de juifs, et, dans l’abside de l’église du grand et saint martyr du Christ Dimitri de Thessalonique, s’empara avec des cris de notre boyard, le prince Iouri Glinski. Les émeutiers l’emmenèrent dans la cathédrale de l’Assomption4 et le massacrèrent d’inhumaine façon devant la chaire du métropolite, inondant l’église de son sang. Ils sortirent son cadavre par le grand portail et l’exposèrent sur la place publique, tel un criminel. Ce meurtre dans un sanctuaire est connu de tous et n’a rien à voir avec les mensonges que tu répands, chien que tu es !

Comme l’évoque Michel Heller5, Moscou est construite de maisons en bois, ce qui la rend très sujette aux incendies. L’incendie en question éclata le 21 juin 1547, année du couronnement d’Ivan IV.

Nous résidions alors dans notre village de Vorobievo, et ces mêmes traîtres persuadèrent le peuple d’aller nous tuer nous aussi sous prétexte que nous aurions caché la mère du prince Iouri, la princesse Anne, et son frère, le prince Michel. Comment entendre sans rire pareilles élucubrations ? Dans quel but aurions-nous mis le feu à notre royaume ? Combien de précieux trésors, légués par nos parents, n’avons-nous pas vu brûler ! On en chercherait en vain de pareils dans l’univers entier. Qui peut être assez fou et méchant pour mettre le feu à ses propres biens parce qu’il s’est irrité contre ses esclaves ? Il lui suffirait d’incendier leurs maisons et de s’épargner lui-même. C’est là que l’on voit votre chienne de félonie. Comment pourrait-on asperger d’eau le clocher d’Ivan-le-Grand, qui s’élève si haut dans le ciel de Moscou ? Ce serait une aberration flagrante. 

Ivan a sans doute ici en vue la rumeur qui courait alors chez les émeutiers, selon laquelle Anna Glinski aurait attisé l’incendie en aspergeant de l’eau teintée de sang humain du haut du plus haut clocher de Moscou.

Est-ce que le bon et loyal service de nos boyards et capitaines consiste à se regrouper à notre insu en meute de chiens pour tuer non seulement nos boyards mais nos parents ? Est-ce que c’est être « dévoué corps et âme » à notre personne que de toujours chercher à nous faire passer de vie à trépas ? Ils veulent que nous respections la loi comme chose sacro-sainte, mais eux-mêmes s’en gardent bien. Comment peux-tu aussi, chien, te vanter orgueilleusement de ta bravoure à la guerre et louer celle des autres chiens félons ? Comme l’a dit notre Seigneur Jésus-Christ : « Tout royaume divisé contre lui-même va à sa perte.6 » Qui peut faire la guerre à ses ennemis quand son royaume est déchiré par des querelles intestines ? Comment l’arbre dont les racines sont desséchées peut-il fleurir ? De même ici : tant que le bon ordre ne régnera pas dans le royaume, d’où pourra venir la valeur militaire ? Si le chef n’affermit pas constamment ses troupes, il sera plus vite vaincu que vainqueur. Toi, tu ne tiens aucun compte de tout cela et tu n’exaltes que le seul courage, n’ayant cure de savoir sur quoi il se fonde. Or non seulement tu n’affermis pas le courage mais tu le sapes. Il en ressort que tu es moins que rien. Chez toi, tu es un traître et, sur le terrain, tu ne comprends rien puisque tu veux raffermir le courage militaire par l’arbitraire et les luttes intestines, ce qui est impossible.

Vivait alors à notre cour ce chien d’Alexeï Adachev, votre maître qui, déjà au temps de notre jeunesse, avait je ne sais comment pris du galon, de simple sergent de ma garde qu’il était au départ. 

Alors conseiller très influent, Alexeï Adachev tombe en disgrâce quelques mois avant la mort soudaine d’Anastasia, épouse d’Ivan IV, le 7 août 1560. Ce dernier suspecta certains boyards de l’avoir empoisonnée. Adachev, alors exilé dans la forteresse de Fellin est transféré à Dorpat où il meurt quelques mois plus tard. Son frère, Daniel est exécuté en 1563, suspecté lui aussi d’avoir pris part à l’empoisonnement supposé d’Anastasia. 

Nous, voyant toutes ces dignitaires trahir, nous le tirâmes du fumier pour le hisser au même rang que ces dignitaires, dans l’espoir qu’il nous servirait loyalement. De quels honneurs et richesses ne l’avons-nous pas comblé, et pas seulement lui, mais toute sa famille ! Or, quels loyaux services nous a-t-il rendus en échange ? Mais nous raconterons ça plus tard. Ensuite, pour recevoir des conseils spirituels et faire le salut de mon âme, je pris à mon service le pope Sylvestre, espérant qu’un homme qui se tient devant l’autel du Seigneur aurait soin de son âme. Or, faisant fi de ses vœux sacerdotaux ainsi que du privilège qui était le sien de célébrer avec les anges à l’autel du Seigneur « sur lequel les anges se penchent avec convoitise7 », où l’Agneau de Dieu est éternellement sacrifié pour le salut du monde sans jamais être consumé, il piétina perfidement tout cela, lui qui dès cette vie avait été rendu digne du service séraphique. Au début, il laissa croire qu’il faisait le bien, conformément aux Saintes Écritures. Comme j’avais appris dans l’Écriture divine qu’il fallait se soumettre sans discuter aux bons maîtres spirituels, je lui obéissais par libre choix et non par ignorance, pour bénéficier de ses conseils. Lui, assoiffé de pouvoir tel le prêtre Éli, se mit à s’entourer d’amis à l’instar des hommes du monde. Puis nous réunimes tous les archevêques et évêques, tout le saint synode de la métropolie de Russie, et devant notre père et intercesseur Macaire, métropolite de toute la Russie, nous implorâmes le pardon de Dieu pour avoir dans notre jeunesse fait peser sur vous, boyards, notre disgrâce alors que vous, nos boyards, vous vous opposiez à nous. 

Il s’agit sans doute de la « convocation des clercs » dont Ivan prit l’initiative en 1549 pour annoncer son programme de réformes et faire sa paix avec les boyards plutôt que du concile des Cent Chapitres (Stoglav) de 1551.

Nous vous pardonnâmes alors vos fautes à vous, nos boyards, et à tous les autres, et promîmes de n’en plus parler, vous considérant dès lors tous comme nos fidèles serviteurs. 

Mais vous n’avez pas renoncé à vos habitudes perfides et, comme par le passé, vous avez cherché à nous servir sans honnêteté ni simplicité, en employant la ruse. C’est ainsi également que le pope Sylvestre se lia d’amitié avec Alexei et qu’ils commencèrent à tenir des conciliabules à notre insu, nous prenant pour un demeuré.

Ivan désigne ici les réunions que Kourbski nommera « Conseil restreint » (Izbrannaia Rada) dans son Histoire du règne d’Ivan le Terrible. Selon Pierre Gonneau et Alexandr Lavrov, Kourbski avait une toute autre conception de l’apport de ces conseillers dans la politique du souverain : « […] qui, selon lui, ont su brider les mauvais instincts d’Ivan le Terrible et auxquels il est redevable des succès du début de son règne (1547-1564). Les personnalités dominantes de ce cercle, toutes d’origine assez humble, sont les frères Aleksej et Danil Fedorovič Adašev, Ivan Viskovatyj et le prêtre Sil’vestr. Les Adašev, dont le père Fedor, un petit gentilhomme de Kostroma, avait accompli diverses missions diplomatiques, s’intéressent en particulier aux questions militaires. Ivan Mixajlovič Viskovatyj, un simple secrétaire qui a su s’élever en gagnant la faveur du tsar, joue un rôle particulièrement actif dans le domaine des affaires étrangères. Sil’vestr est le curé de l’église de l’Annonciation du Kremlin. Bien que les chroniques et les documents diplomatiques contemporains le mentionnent très peu, Ivan le Terrible et Kurbskij le présentent comme une autorité morale, capable de morigéner le souverain qui l’accuse par la suite d’avoir largement outrepassé ses compétences spirituelles pour s’immiscer dans les affaires temporelles et de l’avoir ‘effrayé comme on fait peur à un enfant’. »8

Ils s’entretenaient d’affaires temporelles, et non d’affaires spirituelles, et en vinrent petit à petit à vous plier à leur volonté, vous les boyards. Ils vous ont soustraits à notre pouvoir, vous ont appris à nous contredire, à nous rabaisser quasiment à leur rang tout en vous assimilant vous-mêmes à des petits nobles de rien du tout. Le mal se répandit peu à peu et ils commencèrent à vous restituer les fiefs, villes et villages qui vous avaient été ôtés par décret du grand souverain notre aïeul et qu’il ne convenait pas de laisser en votre possession. Ces patrimoines, ils les distribuèrent illicitement au gré des vents contre la volonté de mon aïeul et se firent ainsi beaucoup d’amis. Ensuite ils introduisirent en notre Conseil leur complice Dimitri Kourliatev, qui faisait semblant de prendre soin de notre âme et de s’occuper d’affaires spirituelles et non d’intrigues. 

Prince de la famille Obolenski qui exerça une grande influence avant de tomber en disgrâce en même temps qu’Adachev. Ivan le relégua dans un monastère puis le fit assassiner.

Ils se mirent ensuite avec leur complice à réaliser leurs mauvais desseins, veillant à ce qu’il n’y eût aucune place qui ne fût occupée par un de leurs partisans. Ils pouvaient ainsi toujours arriver à leurs fins. Puis, avec l’aide de leur complice, ils nous dépouillèrent du pouvoir et droit ancestral qui était le nôtre de vous distribuer, à vous nos boyards, les honneurs et les charges, s’attribuant à eux-mêmes le privilège de gérer et décider en cette matière selon leur bon vouloir et convenance. Ensuite ils s’entourèrent d’amis et exercèrent tous pouvoir à leur gré sans nous consulter en quoi que ce fût, comme si nous n’existions pas. Ils prenaient toutes leurs décisions et dispositions comme ils le voulaient et en fonction des vœux de leurs conseillers. Et si même nous donnions un bon conseil, cela ne leur agréait pas, tandis que leurs avis à eux passaient pour bons, même s’ils étaient mauvais et pernicieux.

C’est ainsi qu’il en allait pour les affaires extérieures ; dans les affaires intérieures — même les plus infimes et les plus insignifiantes, comme la nourriture ou le sommeil — ils ne nous laissaient aucune liberté. Tout se passait comme ils le souhaitaient et ils nous considéraient comme un enfant. Est-ce se montrer « adversaire de la raison » que de ne plus vouloir être un enfant quand on est adulte ? Cela devint une habitude : il suffisait que j’opposasse une objection au moindre des conseillers pour qu’on m’accusât d’impiété, comme tu viens de l’écrire dans ta missive décousue. Et si le dernier des conseillers m’adressait des paroles hautaines et grossières, me parlant non comme à un souverain ni même comme à un frère mais comme à un subalterne, ils trouvaient cela bien. À celui qui nous obéissait et faisait notre volonté on réservait la persécution et de grands tourments. Mais celui qui nous irritait ou nous affligeait de telle ou telle façon, à lui les richesses, la gloire et les honneurs ! Et si j’opposais mon désaccord, on me menaçait de la perte de mon âme et de la ruine de mon empire ! Nous vécûmes donc traqué et opprimé, et la persécution grandissait non de jour en jour mais d’heure en heure : tout ce qui nous répugnait se fortifiait et tout ce qui nous obéissait et nous apaisait se trouvait anéanti. C’est ainsi qu’en temps-là brillait l’orthodoxie ! Qui pourra énumérer dans le détail toutes les vexations auxquelles nous fûmes soumis dans notre vie quotidienne, pendant les déplacements, durant le repos, lors des offices religieux ou quoi que nous fissions d’autre ? C’était ainsi : ils faisaient comme s’ils agissaient au nom de Dieu et comme s’ils nous opprimaient non par perfidie mais pour le bien de notre âme.

De même quand, par la volonté de Dieu, nous marchâmes derrière l’étendard marqué de la croix, bannière de toute l’armée orthodoxe, contre le peuple impie de Kazan pour défendre les chrétiens orthodoxes, et quand, par la miséricorde inexprimable de Dieu qui nous donna la victoire sur ces mahométans, nous retournions chez nous sains et saufs avec notre armée intacte, quel « bien » nous ont voulu ceux que tu appelles martyrs ? Je vais te le dire : m’embarquant comme un prisonnier sur un bateau, ils me firent traverser, accompagné d’une poignée d’hommes, le pays le plus impie et le plus mécréant qui fût ! Si la dextre du Très-Haut n’avait protégé l’humble pêcheur que je suis, j’y aurais sans doute perdu la vie. Le voilà, le « bien » que nous veulent tous ceux dont tu prends la défense, c’est ainsi qu’ils nous sont voués « corps et âme » : ils cherchent à nous livrer à des étrangers !

De même quand nous fûmes de retour dans notre impériale cité de Moscou, Dieu nous prodigua sa miséricorde en nous donnant un héritier, notre fils Dimitri. Mais peu de temps après, ils se trouva, comme ce peut être le lot de tout homme, que nous fûmes accablé d’une grave maladie. Ceux qui, selon toi, nous « veulent du bien » se soulevèrent alors avec le pope Sylvestre et ton maître Adachev comme s’ils étaient ivres, pensant que nous avions trépassé, oubliant nos bienfaits, oublieux surtout de leur âme et du serment qu’ils avaient prêté à notre père comme à nous-même de ne point se chercher d’autres souverains que nos enfants. Ils voulaient hisser sur le trône le prince Vladimir, qui est loin de nous dans l’ordre de succession. 

Le tsar évoque ici sa maladie de 1553. Croyant sa dernière heure venue, il convoqua les boyards et les somma de jurer fidélité à son jeune fils Dimitri, alors enfant au berceau. La plupart des boyards hésitèrent, craignant que la régence ne donnât un pouvoir indu à la tsarine Anastasia et à sa famille, les Zakharine, et préférant que le trône allat au cousin d’Ivan, le prince Vladimir Staritski. On rappellera que Kourbski, lors de cet épisode, fut de ceux qui n’hésitèrent pas à jurer fidélité au tsarévitch.

Quant à ce nouveau-né que Dieu nous avait donné, ils voulaient, tel Hérode, le faire périr (et ils n’auraient eu aucun mal à le faire périr !). Comme le dit le vieil adage — qui, bien que profane, n’en convient pas moins — : « Le tsar ne s’incline point devant le tsar, mais quand l’un vient à mourir l’autre prend le pouvoir. » Si donc, alors que nous vivions encore, tel était le « bien » que nous voulaient nos sujets, qu’en sera-t-il après notre mort ! Mais, par la grâce de Dieu, nous guérîmes et cette conjuration tomba en poussière. Le pope Sylvestre et Alexeï Adachev n’en continuèrent pas moins de nous harceler fort cruellement et de nous donner toutes sortes de mauvais conseils, persécutant sous divers prétextes ceux qui nous voulaient véritablement du bien et flattant tous les caprices du prince Vladimir. Ils poursuivaient également d’une haine féroce notre tsarine Anastasia, qu’ils comparaient à toutes les impératrices infâmes. Ils faisaient comme si nos enfants n’existaient pas.

De même, ce chien, ce traître de prince Semen Rostovski, que nous avions admis en notre conseil par grâce et non pour ses mérites, communiqua de félonne manière nos desseins aux ambassadeurs lituaniens, le seigneur Stanislas Dowojno et sa suite, et leur parla de nous, ainsi que de notre tsarine et de nos enfants, en termes de reproche. Quant à nous, nous étant renseigné sur ses méfaits, nous le punîmes, non toutefois sans clémence. 

Le prince Semen Rostovski avait effectivement comploté avec les Lituaniens, mais, craignant que ses desseins n’apparaissent au grand jour, il s’était enfui en Lituanie, invoquant le droit traditionnel de « passage » au service d’un autre prince. Ramené au tsar et condamné à mort pour trahison, il fut gracié sur les instances du métropolite Macaire et emprisonné au monastère de Beloozero.

Ensuite, le pope Sylvestre, soutenu par vous autres, ses mauvais conseillers, se mit à accorder à ce chien toutes formes de protection et moult bienfaits — et non seulement à lui, mais à tous les siens. Depuis ce temps, tous les traîtres eurent la vie belle, tandis que, pour notre part, nous souffrions grande oppression. Et toi aussi, tu étais des leurs : il est notoire qu’avec Kourliatiev vous vouliez être juges dans l’affaire Sitski.

Il s’agit d’un litige qui oppose un certain Prozorovski, défendu par Kourbski et Kourliatiev, à la couronne (représentée par Vassili Sitski). Prozorovski demandait que lui soient restituées des terres ancestrales confisquées par Ivan au profit du tsarévitch Fiodor.

De même quand commença la guerre, je veux dire la guerre contre les Allemands (dont je parlerai plus amplement tout à l’heure), le pope Sylvestre — appuyé par vous, ses conseillers — nous attaqua férocement sur ce sujet. À les croire, la maladie qui, pour nos péchés, nous avait été envoyée ainsi qu’à notre tsarine et à nos enfants n’avait d’autre cause que notre refus de leur obéir. Comment évoquerai-je l’affreux voyage de Mojaïsk à Moscou avec notre tsarine Anastasia, souffrante ? 

En octobre 1559, Ivan et son épouse étaient à Mojaïsk quand ils apprirent que les Livoniens avaient rompu la trêve de six mois conclue peu avant. En dépit du mauvais temps, Ivan décida de rentrer à Moscou. Au cours du voyage, Anastasia tomba malade ; elle mourut l’année suivante.

Pour une seule parole de travers, une telle souffrance ! Prières, pèlerinages dans les ermitages, offrandes et vœux aux saints pour le salut de notre âme, la santé de notre corps et notre bien-être ainsi que pour la tsarine et nos enfants : nous fûmes perfidement privés de tout cela par vos manigances. Quant à recourir à l’art des médecins pour lutter contre la maladie, nul n’en parla.

Plongé dans une si cruelle angoisse et incapable de supporter le fardeau inhumain que vous nous aviez imposé, nous fîmes enquêter sur les trahisons de ce chien d’Alexeï Adachev et de tous ses conseillers, et les punîmes sans sévérité, ne les condamnant pas à la peine capitale mais les éloignant en divers lieux. 

C’est à la suite de ces événements qu’Adachev fut envoyé en Livonie en 1560, puis nommé gouverneur de la ville de Fellin, et ensuite de Dorpat. Sur ordre du tsar il y fut emprisonné et mourut en détention. Son frère Daniel fut nommé vice-gouverneur de Fellin, puis Ivan le fit mettre à mort. Kourliatiev fut tonsuré de force puis assassiné.

Le pope Sylvestre, voyant que ses conseillers étaient réduits à néant, céda la place de son propre gré. Pour notre part, nous le laissâmes partir avec notre bénédiction, non que nous eussions honte devant lui mais parce que je ne voulais pas demander justice ici-bas, mais dans le monde futur — devant l’Agneau de Dieu qu’il a toujours servi — du mal qui ma fait par sa perfidie et son mépris. C’est dans la vie éternelle que je veux qu’il rende justice pour toutes les souffrances spirituelles et corporelles que j’eus à endurer de sa part9. C’est pourquoi j’ai permis que son fils vive en paix jusqu’à ce jour, à condition qu’il ne se présente pas devant nos yeux. Qui d’autre que toi pourrait être assez sot pour soutenir qu’il faut obéir à un pope ? On voit que si vous parlez ainsi c’est parce que vous êtes durs d’oreille et connaissez mal la règle monastique chrétienne, qui stipule comment il convient de se soumettre à ses maîtres. C’est ainsi que vous exigez que j’aie un précepteur, comme si j’étais encore un enfant, et que vous voulez me donner du lait au lieu de nourriture solide10. Comme je l’ai déjà dit, je n’ai fait aucun mal à Sylvestre. Quant aux laïcs qui relèvent de notre pouvoir, nous les avons châtiés en fonction de leur trahison. Au début, nous n’avons fait exécuter personne, mais nous avons ordonné à tous ceux qui n’avaient pas été leurs complices de n’avoir avec eux nul rapport. Ce qui nous fut juré sur la croix. Mais comme ceux que tu appelles martyrs, ainsi que leurs complices, passèrent outre à nos instructions et transgressèrent le serment qu’ils avaient prêté, et non seulement ne s’éloignèrent pas des félons mais se mirent à les aider davantage encore et à chercher toutes sortes de moyens pour qu’ils retrouvent leur position, tramant contre nous des complots plus perfides encore, et comme ils révélèrent ainsi leur haine insatiable et leur insubordination, pour cette raison les coupables reçurent un châtiment à la mesure de leur faute. Ai-je agi, pour reprendre ton expression, « en adversaire » bien que « capable de comprendre » en ne m’inclinant pas alors devant votre volonté ? Parce que vous êtes des parjures sans conscience et que vous avez coutume de trahir pour le scintillement de l’or, vous nous conseillez de faire de même ! C’est pourquoi je dirai : ce désir est une abomination digne de Judas ! Seigneur, délivres-en notre âme et toutes les âmes chrétiennes orthodoxes ! Car de même que Judas pour de l’or trahit le Christ, de même, vous autres, pour jouir des délices de ce monde, vous avez trahi la foi orthodoxe et vos souverains, oubliant vos âmes et rompant votre serment.

Dans les églises, il ne se passa rien de ce que tu soutiens mensongèrement. Comme je l’ai déjà dit, les coupables ont subi le châtiment de leurs fautes. Rien n’est arrivé comme tu oses le soutenir en nommant impudemment « martyrs » des traîtres et des fornicateurs, en qualifiant leur sang de « saint et victorieux », en appelant nos ennemis « forts » et des renégats « capitaines de nos armées ». J’ai déjà indiqué ce qu’il fallait penser du « bien » qu’ils me voulaient et de leur façon de m’être « dévoués corps et âme ». Et tu ne peux dire que c’est de la calomnie, car leur trahison est connue du monde entier. Si tu veux, tu trouveras des témoins de ces méfaits même chez les barbares qui viennent chez nous pour le commerce ou pour des ambassades. C’est ainsi que les choses se sont passées. Aujourd’hui, même ceux qui étaient de mèche avec vous peuvent goûter de tous les bienfaits de la liberté et du bien-être. Ils s’enrichissent, et nul ne leur rappelle leurs crimes passés. Ils ont conservé leur honneur et leurs biens.

Que dirai-je encore ? Vous vous rebellez aussi contre l’Église et ne cessez de nous persécuter par maints méfaits. Vous rassemblez contre nous toutes sortes d’étrangers et les excitez à massacrer les chrétiens. Je le répète : fous de rage contre un homme vous vous êtes dressés contre Dieu et l’Église. Comme le dit l’apôtre Paul : « Quant à moi, frères, si je prêche encore la circoncision, pourquoi suis-je encore persécuté ? C’en est donc fini du scandale de la Croix ? Qu’ils tremblent, ceux qui bouleversent vos âmes !11 » Et de même que ceux-là voulaient substituer la circoncision à la Croix, de même vous, vous voulez substituer votre licence au pouvoir de votre souverain. Pourtant, la liberté règne. Pourquoi, alors, ne mettez-vous pas un terme à vos persécutions ?

Tout cela, je te l’expose en détail, pour que tu comprennes pourquoi je suis, à ce qu’il te semble, « adversaire de la raison » et ai une « conscience lépreuse ». À quoi bon parler de « nations païennes » quand il n’y a personne dans l’univers entier dont les desseins diaboliques s’égalent aux tiens ? Il est clair aussi que ceux que tu qualifies de forts, de capitaines et de martyrs sont en vérité, contrairement à ce que tu avances, des Troyens félons comme Énée et Anténor. Leur façon de « vouloir du bien » et de se « dévouer corps et âme » a été montrée plus haut. L’univers entier connaît leur fourberie et leurs trahisons.

Je ne cherche ni à « transformer la lumière en obscurité » ni à « appeler amer ce qui est doux ». A ton avis, y a-t-il lumière et douceur quand les esclaves règnent en maîtres ? Y a-t-il ténèbres et amertume quand règne un souverain donné par Dieu, comme je l’ai exposé en détail ci-dessus ? Car dans ta lettre calomnieuse tu ne fais que répéter la même chose, à grand renfort de mots, et exalter un ordre de choses où les esclaves commandent à la place de leurs maîtres. Moi, au contraire, je m’efforce sans relâche de guider les hommes vers la vérité et la lumière pour qu’ils connaissent le vrai Dieu unique qui est glorifié dans la Trinité, ainsi que le souverain que Dieu leur a donné, et pour qu’ils renoncent à des guerres intestines et mœurs criminelles qui sont fatales aux empires. Est-ce amertume et obscurité que de mettre un terme au mal et faire le bien ? Non, c’est douceur et lumière ! Si les sujets n’obéissent pas au roi, jamais ils ne cesseront de se faire la guerre. Y a-t-il pire habitude que de s’emparer de biens ? Il ne sait pas lui-même où sont la douceur et la lumière, ni l’amertume et les ténèbres, et il enseigne les autres ! A moins que ce ne soit douceur et lumière que de s’éloigner du bien et — dans un esprit d’insoumission et par des guerres intestines — de faire le mal ? Tout le monde sait bien qu’il n’y a pas la lumière, mais ténèbres ; ni douceur, mais amertume.

Venons-en à la faute de nos sujets et à notre colère. Jusqu’à présent, les souverains russes n’ont jamais eu à rendre de comptes devant personne et ont récompensé ou puni leurs sujets selon leur bon vouloir, sans avoir à comparaître devant aucun tribunal. Mais s’il s’agit des méfaits de nos sujets, il en a déjà été question plus haut. Tu qualifies de « champions » des mortels comme dans les répugnants écrits des Hellènes, qui assimilaient à Dieu Apollon, Zeus et bien d’autres personnages infâmes, comme le rapporte solennellement Grégoire, dit le Théologien : « Il n’y a pas chez nous la naissance ni le rapt de Zeus, le souverain de Crète […], ni des jeunes gens applaudissant, dansant avec leurs armes et couvrant le bruit que faisait un dieu éploré pour lui permettre d’échapper à la haine de son père : il eût été étrange, en effet, que l’on entendit gémir comme un enfant celui qui avait été avalé comme une pierre. Il n’y a pas non plus des Phrygiens avec mutilations, flûtes et toutes les extravagances que les hommes accomplissent autour de Rhéa […]. Il n’y a pas non plus ici Dionysos, ni une cuisse donnant naissance à un rejeton recueilli avant terme, comme une tête donna précédemment naissance à un autre rejeton. Il n’y a pas […] cette démence des Thébains qui honorent ce dieu, ni la foudre de Sémélé que l’on adore […], ni d’autel marqué du sang des jeunes Lacédémoniens, lacérés par les fouets lors de pratiques qui honorent une déesse. […] Où placeras-tu […] les fantômes effrayants envoyés par Hécate pendant la nuit, les bouffonneries et les oracles souterrains de Trophonios […], les lacérations d’Osiris, autre malheur honoré chez les Égyptiens, ainsi que les infortunes d’Isis ? […] Ces cultes ont chacun initiation et solennité propres, et ils ont en commun la démence à tous égards. […] Car il est déjà terrible que, créés pour accomplir le bien, pour glorifier et louer notre auteur et imiter Dieu autant qu’il est possible, nous soyons devenus la citadelle des diverses passions qui dévorent perfidement et consument l’homme intérieur ; mais il y a plus : nous avons érigé des dieux comme protecteurs des passions. Ainsi le péché, loin d’être blâmable, est tenu pour divin, puisqu’il trouve asile auprès de tels défenseurs : les êtres que l’on adore.12 » Il y avait encore chez les Grecs bien d’autres infamies, car ils adoraient leurs dieux en fonction de leurs passions : fornication, colère, incontinence et concupiscence. Si l’un d’entre eux était la proie d’une passion, il se choisissait un dieu semblable à sa passion et lui accordait foi. Ainsi, Héraclès était le dieu de la fornication, Cronos de la haine et de l’animosité, Arès de la colère et du meurtre, Dionysos des réjouissances avec musique et sarabande. D’autres dieux étaient adorés aussi en fonction des vices que l’on avait. Tu t’es rendu semblable à eux par tes désirs, car toi aussi tu oses appeler des mortels « champions » et intercesseurs, ne craignant pas de leur attribuer la gloire de façon blasphématoire. Car de même que les Hellènes vénéraient les dieux conformément à leurs passions, de même tu glorifies des traîtres conformément à ta propre traîtrise.

Le prince Kourbski était hellénophile. Son oncle maternel Vassili Toutchkov-Morozov avait été proche de Maxime le Grec (1470-1556), ce lettré byzantin qui avait fréquenté à Florence les plus grands noms de l’humanisme italien et qui avait travaillé à Venise avec l’imprimeur Alde Manuce à l’édition princeps des œuvres d’Aristote. Rentré en Grèce, Maxime avait pris l’habit au Mont Athos et avait été invité en Russie en 1516 par Ivan III pour inventorier les ouvrages grecs de sa bibliothèque et corriger les versions slavonnes des livres liturgiques et patristiques en usage dans l’Église russe. Il y resta quarante années, dont près de trente passées en prison pour blasphème et hérésie (ce n’était pas sans danger que l’on touchait en Russie aux formules consacrées par le temps, fussent-elles de toute évidence erronées). Malgré toutes les difficultés qu’il rencontra, et qui confinèrent à certains moments au martyre, Maxime allait apporter à la Russie des rudiments durables de grammaire et de philologie et serait à l’origine de l’intérêt pour les études classiques dans ce pays. Le prince Andrei Kourbski n’était donc pas seulement un vaillant et redoutable soldat, c’était aussi, et peut-être surtout, un lettré chrétien, un disciple de Maxime le Grec.

Et de même qu’au lieu de dieux ils adoraient leurs secrètes passions, de même vous faites passer votre secrète félonie pour la cause de la vérité. Nous autres chrétiens, nous croyons en notre Dieu Jésus-Christ glorifié dans la Trinité comme le dit l’apôtre Paul : « Car nous avons le Christ, médiateur de la nouvelle alliance qui est assis à la droite du trône de la Majesté dans les cieux et qui, ayant déchiré le voile de notre chair, intercède sans cesse pour nous, des mains de qui il souffrit de son plein gré, nous ayant purifiés du sang de son alliance nouvelle13 » Ce même Christ dit dans son Évangile : « Ne vous faites pas non plus appeler « maîtres » : car vous n’avez qu’un maître, le Christ.14 » Nous autres chrétiens, nous avons pour protecteurs le Dieu en trois Personnes, que nous avons connu par Jésus-Christ, notre Dieu, la Très Sainte Mère de Dieu, protectrice des chrétiens, rendue digne de devenir la Mère du Christ notre Dieu, nous avons toutes les puissances des cieux, les archanges et anges, de même que l’archange saint Michel, qui fut le protecteur de Moïse, de Josué fils de Noun et de tout Israël ; l’archange fut aussi le protecteur invisible de Constantin, premier empereur chrétien de l’ère de grâce, marchant à la tête de ses armées et défaisant tous ses ennemis, et depuis ce temps il aide tous les pieux tsars. 

Rappelons ici qu’Ivan est également l’auteur d’une Prière à l’ange de la mort, ou Canon à l’archange archistratège très redouté saint Michel.

Nos « champions », les voici : Michel, Gabriel et toutes les autres puissances incorporelles. Les prophètes, les apôtres, les saints pontifes et martyrs, le chœur des bienheureux, confesseurs et ermites, les saints hommes et femmes, tous prient Dieu pour nous. Ce sont eux, les « champions » qui intercèdent pour les chrétiens. Quant aux mortels, j’ignore si l’on peut leur conférer ce titre. Non seulement il ne peut s’appliquer à nos sujets mais il ne nous convient pas à nous autres rois, même si nous portons la pourpre ornée d’or et de perles, car nous sommes mortels et soumis à l’humaine fragilité. Mais toi, tu n’éprouves nulle honte à appeler « champions » des mortels perfides, alors que le Christ dit bien dans son Evangile : « Ce qui est élevé pour les hommes est objet de dégoût devant Dieu.15 » Or tu prêtes à de perfides mortels non seulement la grandeur humaine mais la gloire divine ! Semblable aux Hellènes, dans ton égarement et ta frénésie de possédé tu révères des traîtres que tu choisis selon ta passion. C’est ainsi que les Hellènes adoraient leurs dieux ! Les uns se mutilaient et se torturaient de multiples façons en l’honneur de leurs dieux ; d’autres, s’assimilant aux dieux, s’adonnaient à toutes sortes de passions et, comme le disait le divin Grégoire, « adoraient l’immondice et croyaient en l’atrocité ». Comme ces mots sont appropriés à ton cas ! Car de même qu’ils partagèrent le sort de leurs dieux répugnants, de même il convient que tu partages les souffrances de tes amis félons et périsses avec eux. De même que les Hellènes appelaient dieux des personnages abjects, toi aussi tu nommes impudemment martyrs des hommes mortels. Pour célébrer leur fête, tu n’as donc plus qu’à te livrer à des mutilations et à des tortures, à danser la sarabande et jouer de la flûte. Imite les Hellènes, et inflige-toi des souffrances comme eux le jour de la fête de tes « martyrs » !

Lorsque tu soutiens que ces « champions » ont « dévasté des royaumes pour nous soumettre en toutes choses ces pays où nos dieux avaient été réduits en servitude », ce n’est pas faux, pourvu que tu n’aies en vue que le seul royaume de Kazan. En revanche, s’il s’agit d’Astrakhan, non seulement vous n’y avez pas exposé vos corps dans les combats, mais vous ne vous en êtes pas même approchés par la pensée. 

Les Russes s’emparèrent d’Astrakhan en 1556 sans que la ville opposât de résistance.

Quant à la vaillance sur le champ de bataille, permets-moi de te corriger. Comment peux-tu te vanter et te gonfler d’orgueil ? Vos aïeux, vos pères et vos oncles étaient fort sages, braves et dévoués (d’ailleurs votre bravoure et votre sagesse à vous ne sont qu’une pâle ombre des leurs), et ces hommes braves et sages allaient au combat non sous la contrainte mais de leur plein gré, mus par leur ardeur guerrière — contrairement à vous, qu’il fallait pousser au combat et qui vous en plaigniez. Pourtant, même ces braves se montrèrent incapables pendant les treize années de ma minorité de défendre les chrétiens contre les barbares ! Comme le dit l’apôtre Paul : « Je me glorifierai, mais c’est vous qui m’y avez contraint, car vous supportez qu’on vous asservisse, qu’on vous dévore, qu’on vous traite avec arrogance, qu’on vous frappe au visage. Je le dis à votre honte.16 » Tout le monde sait en effet combien les orthodoxes souffrirent alors des barbares, qu’ils fussent de Crimée ou de Kazan. Près de la moitié du pays fut dévastée. Quand nous montâmes sur le trône et, avec l’aide de Dieu, partîmes en guerre contre les barbares, et que pour la première fois nous dépêchâmes en pays de Kazan notre capitaine le prince Semon Ivanovitch Mikoulinski et ses compagnons, vous disiez que c’était pour le punir, et qu’il avait été envoyé parce qu’il était tombé en disgrâce, non pour défendre notre cause. Où est la bravoure si l’on considère le service comme une disgrâce ? Est-ce de cette manière que l’on soumet « des royaumes orgueilleux » ? Avez-vous jamais fait campagne en pays de Kazan sans qu’on vous y obligeât ? Vous êtes toujours partis en renâclant. 

En 1545, une expédition sous la direction de Mikoulinski et des princes Ivan Cheremetev et David Paletski sema le trouble dans la ville de Kazan. La deuxième campagne d’Ivan contre Kazan (1547-1548) comme la troisième (1549-1550) se soldèrent par un échec, sans doute davantage dû aux conditions atmosphériques qu’à la mauvaise volonté de Kourbski et de ses proches.

Et même quand Dieu vous montra sa miséricorde et que ce peuple barbare fut soumis à la chrétienté, vous vous montrâtes si peu enclins à vous battre à nos côtés contre ces barbares que, par la faute de votre mauvaise volonté, plus de quinze mille hommes manquèrent à l’appel. Est-ce en inculquant aux gens des idées insensées et en les détournant du combat comme Ianouche le Hongrois que vous dévastez des « royaumes orgueilleux » ? Au temps où nous-même étions là-bas, vous nous donniez toujours des conseils pernicieux, et quand nos vivres allèrent par le fond lors d’un naufrage, vous nous proposâtes de faire demi-tour après seulement trois jours de campagne. 

Allusion à Janos Zapolya, voïvode de Transylvanie puis roi de Hongrie, accusé de trahison au profit des Turcs lors de la bataille de Mohacs (1526). Au début de la campagne, une tempête sur la Volga engloutit de nombreux bateaux et quantité de matériel.

Et vous ne voulûtes jamais patienter dans l’attente de circonstances favorables, songeant à sauver vos têtes, non à remporter la victoire, et n’ayant qu’une seule pensée : rentrer au plus vite à la maison — vainqueurs à la suite d’une brève bataille, ou vaincus. C’est ainsi que vous laissâtes à l’arrière d’excellentes troupes pour pouvoir repartir plus vite, ce qui amena plus tard à verser beaucoup de sang chrétien. De même, au moment où la ville allait être prise, n’alliez-vous pas, si je ne vous avais retenus, causer la perte de troupes chrétiennes en vous mêlant au combat à une minute peu propice ? Quand aussi, par la grâce de Dieu, la ville fut prise, au lieu d’œuvrer à rétablir l’ordre, vous vous êtes hâtés de participer au pillage. Est-ce là la « dévastation des royaumes orgueilleux » dont tu te vantes, tout enflé de ta folie ? En vérité, cela ne mérite aucune louange, car en toutes choses vous avez agi non selon votre libre arbitre mais comme des esclaves, sous l’effet de la compulsion, et même en vous plaignant. Ceux qui sont dignes de louanges, ce sont les soldats qui vont à la guerre bien volontiers, et de leur propre mouvement. Or vous nous avez soumis ces royaumes de telle façon qu’il fallut plus de sept ans pour mettre fin à la guerre féroce qui les opposa à notre État.

En fait, il semblerait que les difficultés qu’entraîna la pacification soient moins dues aux généraux qu’à Ivan lui-même qui, neuf jours après la chute de Kazan, soit dès le 11 octobre, partit pour Moscou au lieu de consolider sa victoire et de passer l’hiver sur place comme le lui recommandaient ses conseillers.

Mais quand prit fin votre chienne de domination, à Alexeï et à toi, ces royaumes nous furent soumis en toutes choses, et c’est de là-bas que plus de trente mille hommes viennent maintenant aider l’orthodoxie. Telle fut votre façon de dévaster les royaumes orgueilleux pour nous les soumettre ! 

Dans ses campagnes livoniennes, Ivan eut souvent recours à des troupes tatares, le plus souvent placées sous le commandement de tsarévitchs tatars, c’est-à-dire de khans établis en Moscovie.

C’est ainsi que nous nous préoccupons et nous soucions de l’orthodoxie, c’est ainsi que nous agissons « en adversaire » comme tu nous en accuses impudemment ! Voilà pour Kazan. Quant au pays de Crimée et aux déserts naguère parcourus par les bêtes sauvages, ce sont maintenant des villes et villages qui s’y dressent. Et votre victoire sur le Dniepr et sur le Don ? Combien d’affreuses privations et de destructions n’a-t-elle pas values aux chrétiens, sans qu’en revanche le moindre mal fût infligé à l’ennemi ! Et que dire d’Ivan Cheremetiev ? C’est à cause de vos mauvais conseils et non pas selon notre désir que la chrétienté orthodoxe a connu pareil désastre. C’est ainsi que vous me servez avec zèle et que « vous dévastez des royaumes orgueilleux pour me les soumettre », comme nous l’avons déjà montré. 

Ivan tient Alexeï Adachev et Sylvestre (et donc, par association, Kourbski) responsables de la désastreuse expédition menée par Cheremetiev en Crimée en 1555. Contre ses conseillers, le tsar était d’avis qu’il fallait faire porter l’essentiel de l’effort militaire sur la Livonie, et non sur la Crimée.

En ce qui concerne les villes allemandes, elles nous furent selon toi acquises par la volonté de Dieu grâce au « discernement » de nos traîtres. Comme ton père le diable t’a bien appris à ne dire et écrire que mensonges ! Rappelle-toi, quand la guerre avec les Allemands commença, nous envoyâmes en campagne notre serviteur le tsar Chig-Ali et notre boyard, le prince Mikhaïl Vassilevitch Chouïski, ainsi que leurs compagnons. 

La première guerre de Livonie commença en janvier 1558, quand une armée russe commandée par l’ex-khan de Kazan Chig-Ali envahit la Livonie par surprise et ravagea le pays. En mai, les Russes s’emparaient du port de Narva sur le golfe de Finlande.

Combien n’essuyâmes-nous pas alors de reproches du pope Sylvestre, d’Alexeï et de vous tous ! Il est inutile de s’étendre là-dessus. Tout ce qui nous arrivait de mauvais, c’était à cause des Allemands ! Lorsque nous vous eûmes envoyés pour une année vous battre contre les villes allemandes (tu étais alors sur notre terre patrimoniale de Pskov pour tes intérêts personnels, pas sur notre ordre), nous dépêchâmes plus de sept fois des messagers auprès de notre boyard et capitaine le prince Piotr Ivanovitch Chouïski et auprès de toi pour qu’enfin vous vous missiez en marche à contrecœur avec un petit nombre d’hommes, et c’est seulement sur nos nombreuses instances que vous prîtes une quinzaine de villes.

Envoyés en Livonie en juin 1558, Kourbski et Chouïski prirent les villes de Neuhausen et Dorpat ainsi que de nombreuses forteresses et villages. À la fin de l’année, presque tout l’est de la Livonie était moscovite. 

Est-ce par votre « discernement » que vous avez pris ces villes, ou parce que vous avez reçu nos lettres et rappels ? Or, comment oublierais-je les objections du pope Sylvestre, d’Alexeï et de vous tous, qui ne manquiez jamais de vous opposer à la guerre contre les villes Allemandes, ni comment, sur la perfide suggestion du roi du Danemark, vous laissâtes aux Livoniens la possibilité de refaire leurs forces pendant une année entière ? Que de chrétiens les Allemands n’ont-ils pas exterminés en tombant sur vous avant l’hiver ! 

En 1559, les habitants de Revel, désespérés de voir leur pays dévasté et se sentant menacés, demandèrent l’aide du roi du Danemark Christian III. Un armistice de six mois fut ainsi conclu, de mai à novembre. Le grand-maître de l’Ordre livonien, Kettler, en profita pour signer, en septembre, un traité d’assistance avec le roi de Pologne Sigismond Auguste. En octobre 1559, Kettler rompit l’armistice et tenta de reprendre Dorpat, que les Russes conservèrent au prix de lourdes pertes. C’est à ce moment qu’lvan, accompagné de la tsarine, quitta Mojaïsk pour Moscou.

Faut-il voir là, chez nos traîtres, un « discernement » quelconque, est-ce votre façon de vouloir le bien que de laisser ainsi massacrer le peuple chrétien ? Ensuite, nous vous dépêchâmes là-bas, toi et ton chef Alexeï, avec une troupe nombreuse. Or c’est tout juste si vous réussîtes à vous emparer de Fellin, et encore avec des pertes considérables. Combien vous craigniez l’armée lituanienne, on aurait dit des petits enfants devant le croque-mitaine ! Sous les murs de Païdé17 vous vous avançâtes à contrecœur, parce que nous vous l’avions ordonné, et vous y épuisâtes vos hommes sans rien obtenir. 

En fait, la campagne de Kourbski et Alexeï Adachev en Livonie fut un grand succès. Au printemps 1560, Fellin, située au centre de la Livonie, tomba après un siège de trois semaines, et cette victoire entraîna la déroute définitive de l’ordre Livonien, même si, effectivement, les Moscovites durent lever le siège de Païdé après deux semaines d’efforts.

C’est cela, votre « discernement », c’est ainsi que vous vous y êtes pris pour vous emparer des « villes allemandes » ? Sans votre maudite opposition, c’est toute l’Allemagne qui, avec l’aide de Dieu, aurait été soumise à la foi orthodoxe cette année-là. C’est à partir de ce moment que vous avez soulevé contre l’orthodoxie les Lituaniens, les Goths et bien d’autres peuples. Est-ce la exercer son « discernement », est-ce ainsi que vous vous efforces d’affermir l’orthodoxie ?


Nous ne vous exterminons pas « par familles entières18 » ; en tout lieu, la mort est le châtiment des traîtres : dans le pays où tu te trouves maintenant, tu l’apprendras dans le détail. Pour vos services, je viens d’en parler, vous avez mérité maints châtiments et disgrâces. Mais nous nous sommes montré indulgent dans la punition, car si nous t’avions puni comme tu le méritais tu n’aurais pu t’enfuir chez notre ennemi ; si nous ne t’avions accordé notre confiance, nous ne t’aurions pas envoyé dans notre ville-frontière19 et tu n’aurais pas réussi à t’enfuir. Or nous te faisions confiance et t’envoyâmes sur ces terres de notre patrimoine, et c’est ainsi que, chien que tu es, tu nous trahis.

Sources
  1. L’habit monastique, qu’il prit sur son lit de mort.
  2. Traduction de l’expression « deti boiarskie »(« enfants de boyards »), qui désignait les descendants de boyards qui n’avaient pas hérité du titre de leurs ancêtres.
  3. En mai 1542.
  4. Au Kremlin.
  5. Michel Heller, « Histoire de la Russie et de son empire », Tempus-Perrin, 2015.
  6. Mc3, 24.
  7. 1 P 1, 12.
  8. Pierre Gonneau, Alexandr Lavrov, « Des Rhôs à la Russie, Histoire de l’Europe orientale 730-1689 », PUF, 2012, p.278
  9. Ivan relégua Sylvestre dans le monastère de Solovki.
  10. Voir He 5, 11-14.
  11. Voir Ga 5, 11-12.
  12. Saint Grégoire de Nazianze, « Discours 39 ‘Sur les Lumières’ », in abbé Jacques Migne (éd.), Patrologie grecque vol. XXXVI, Paris, 1857-1866, col. 337-341.
  13. Ivan s’inspire ici, de façon assez lointaine, de He 8, 1;9, 20, 22 ; 12, 24.
  14. Mt 23, 10.
  15. Lc 16, 15.
  16. 2 Co 12, 11 ; 11, 20-21.
  17. Actuellement en Estonie, cette ville fut fondée sous le nom de Weissenstein par l’ordre Livonien.
  18. Voir la première lettre de Kourbski.
  19. C’est-à-dire Dorpat, d’où Kourbski vient de s’enfuir.
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