« L’homme n’est jamais qu’un point qui se déplace, qui obéit à des lois, à des schémas et à des formes dans un trafic qui le dépasse, et qui est plus puissant que lui. On le voit plus nettement en Suède qu’en France. Dans son calme, la Suède révèle un monde presque parfait où on découvre que l’homme n’est plus nécessaire. »
C’est ainsi que le philosophe français Michel Foucault évoquait ses trois années décevantes à Uppsala 1, en Suède, probablement aigri d’avoir vu son projet de doctorat, qui deviendrait plus tard le classique Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, rejeté sans ménagement.
Il y a plusieurs manières de raconter la façon dont la pandémie de Covid-19 a brusquement arrêté les activités humaines. Ce que nous savons, c’est que le monde s’est soudainement transformé : près de 15 millions de décès associés au virus 2, une contraction de l’économie de 2,9 %, une baisse du commerce mondial estimée à 9,5 % 3, une réduction de 70 % de la capacité des compagnies aériennes internationales rien qu’en 2020 — et des effets à long terme sur le bien-être physique et psychologique dont nous ne sommes toujours pas sortis indemnes.
De manière tout aussi inquiétante, plus de quatre ans après la première vague qui s’est propagée à partir de Wuhan, en Chine, il ne semble pas y avoir de consensus sur ce que nous avons appris, sur les paramètres auxquels nous devrions accorder de l’importance et, surtout, sur la question de savoir si le monde réagirait différemment si — ou plutôt quand — un autre événement aussi funeste devait se reproduire. Nous savons que la réponse initiale du gouvernement chinois — confinement draconien, obligation du port du masque et, plus tard, fermetures des frontières — s’est répandue aussi rapidement que le virus lui-même. Lorsque le Covid-19 est arrivé dans le nord de l’Italie en février 2020 et jusqu’à l’invention prodigieuse et le déploiement rapide de vaccins à ARN au début de 2021, cet ensemble de mesures a constitué une sorte de modèle involontaire à la fois de la manière dont les pays du monde entier ont réagi et de la manière dont l’échec et le succès ont été mesurés.
En sciences sociales, ce sont souvent les exemples aberrants, les études de cas extrêmes qui nous aident à sortir du labyrinthe et à généraliser des hypothèses plus larges. Le Nord de l’Europe, plus particulièrement la Suède, constitue cette exception : par la manière dont le pays a choisi de s’attaquer à la propagation du virus, par les raisons qui ont motivé ses choix, et par la manière dont la population a réagi. En dehors de fermetures spécifiques et ciblées, Stockholm s’est illustrée par le maintien d’une vie sociale aussi normale que possible face à la propagation du virus. Alors que le reste du monde s’est barricadé, la Suède a laissé la plupart des écoles, cafés, gymnases, magasins et restaurants ouverts, en faisant avant les autres référence au concept controversé d’immunité collective. Un monde en pleine effervescence a observé avec un mélange d’horreur et d’incrédulité les Suédois se conformer calmement à la pandémie et au nombre de morts qui ne cessaient de s’accumuler.
Ce n’est donc pas un hasard si l’expérience suédoise est aujourd’hui réévaluée.
Plusieurs rapports politiques 4 et journalistiques 5 ont été publiés ces derniers mois, louant la sagesse de l’approche suédoise sur la longue durée. Ils soulignent que les choix radicaux de Stockholm ont abouti à long terme à des taux de mortalité similaires à ceux des autres pays occidentaux — alors que c’était sans doute la principale variable qui avait justifié leurs fermetures —, avec un bilan final de 2 322 décès par million d’habitants, soit un peu plus que la Finlande et l’Allemagne voisines (1 802 et 2 098, respectivement), mais beaucoup moins que l’Italie ou les États-Unis (3 230 et 3 332, respectivement). Dans le même temps, l’expérience suédoise a permis d’atteindre le taux de surmortalité le plus bas au monde — c’est-à-dire les patients décédés du Covid par rapport à ceux décédés alors qu’ils avaient le Covid —, de meilleurs résultats en termes de reprise économique — la Suède a connu une croissance globale de 0,4 % pendant la pandémie là où l’Union s’est contractée de 2,1 % — et de meilleurs indicateurs pour la vie sociale, de l’éducation à la santé mentale, qui moins tangibles mais cruciaux et que la pandémie a perturbés presque partout ailleurs.
Au milieu de la deuxième vague, nous avions déjà réfléchi dans ces pages aux particularités de l’expérience nordique en matière de pandémie. L’attention renouvelée portée au cas de la Suède m’a incité à reprendre ces premières conclusions, afin de faire avancer notre compréhension collective. Cette étude tente donc de faire l’autopsie d’une approche peu orthodoxe et de sa signification plus large pour nos processus de gestion de crises complexes. Bien que le recul que nous avons désormais puisse avoir quelque chose de réconfortant, j’ai estimé qu’il fallait contextualiser ces décisions en donnant la parole à ceux qui les ont prises. Les développements qui suivent s’appuient donc également sur des extraits d’un entretien exclusif accordé par l’épidémiologiste Anders Tegnell, l’architecte de la réponse suédoise au Covid-19. Ce récit inhabituel révèle un équilibre minutieux et calculé entre radicalisme audacieux et continuité constante, entre indépendance farouche et confiance profonde. Alors que le monde sombrait dans la folie pandémique, la Suède frayait sa voie vers une « civilisation pandémique » — ou du moins une version de celle-ci.
État minimal, confiance maximale
Il y a quelques années, The Economist se faisait l’écho de l’étrange popularité d’Ayn Rand en Suède 6. Les Suédois arrivaient en tête des recherches Google sur l’auteur de La Grève dans les pays non anglophones et les librairies enregistraient un intérêt croissant pour cette figure controversée. Difficile de ne pas voir d’ironie dans le fait que la partie du monde qui a le plus pratiqué la social-démocratie, soit en même temps la plus attirée par quelqu’un qui a qualifié l’État-providence de « psychologie nationale la plus diabolique jamais décrite ».
Cette anecdote en apparence banale cache en fait une réalité plus profonde, plus complexe.
De la liberté d’expression aux politiques migratoires, la sphère publique nordique a radicalement viré à droite ces dernières années. Les partis populistes de droite ont connu une croissance rapide dans toute la région et un certain nombre de groupes de réflexion libertariens très performants ont vu le jour. Si l’on devait identifier un tournant, il se situerait probablement au milieu des années 1990, lorsqu’un jeune et ambitieux politicien danois, Anders Fogh Rasmussen, publie un pamphlet intitulé De l’État social à l’État minimal 7. Il y prêche, entre autres, la nécessité des privatisations : « le marché libre détermine la taille des récompenses. Les récompenses du marché ne sont ni bonnes ni mauvaises, ni justes ni injustes. Elles sont simplement factuelles ». Pendant la décennie où il occupe le poste de Premier ministre, de 2001 à 2009, Fogh Rasmussen met en pratique cette logique de manière efficace et parfois brutale. Au cours des deux décennies suivantes, anticipant une tendance désormais visible dans la plupart des autres démocraties occidentales, les partis d’extrême droite soutiennent ou rejoignent des coalitions gouvernementales — de la Norvège à la Finlande. Les priorités et les positions qui appartenaient à la frange du politiquement correct font progressivement leur chemin jusqu’au cœur du courant centriste dominant.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Dans ce contexte, il n’est pas tout à fait surprenant que la réponse suédoise ait été choisie et instrumentalisée par les radicaux du monde entier. L’opposition aux confinements, aux masques obligatoires et, plus tard, à la vaccination s’est rapidement inscrite dans un arsenal plus large de rébellion populiste contre la gouvernance technocratique. Les négationnistes climatiques se sont transformés en anti-vaccins et, selon la méthode caractéristique du fer à cheval, les libertariens ont joint leurs forces à celles des libéraux radicaux pour s’opposer à la sécurisation et même à la militarisation d’une situation d’urgence sanitaire. En l’occurrence, tout ce que l’establishment politique occidental avait pu concocter comme réponse à la pandémie apparaissait en grande partie comme une réplique de l’approche adoptée par l’un des régimes autoritaires les plus brutaux du monde. « Il y a beaucoup de vérité là-dedans », reconnaît sèchement Tegnell au début de notre conversation. « L’Italie a été la première et avant que cela ne se produise en Italie, nous pensions tous qu’il n’était pas nécessaire de gérer la situation de la même manière qu’en Chine… Mais l’Italie a suivi l’approche de la Chine et cela a influencé tous les autres pays en termes de fermeture et de restrictions ».
Il n’aura pas échappé à l’observateur avisé que les médias et les organes politiques qui reprennent aujourd’hui l’expérience suédoise du Covid-19 comme celle d’une terre promise libertarienne, sont le plus souvent des organisations archi-conservatrices, connues pour répandre l’évangile de la pureté idéologique. La politisation de la pandémie a permis d’avancer dans la quête de démantèlement de « l’État profond », État qui aurait systématiquement escroqué le peuple sur la route de la servitude. Dans ce contexte, il était utile que même un phare de la social-démocratie comme la Suède adopte une approche aussi radicalement axée sur la liberté. Interrogé à ce sujet, Tegnell ne veut rien entendre : « Le fait d’être libéral — dit-il en se référant à l’acception européenne du terme — ne faisait vraiment pas partie de notre réflexion. La population suédoise a accepté de modifier profondément son comportement et son mode de vie. Elle l’a fait de son plein gré, sans y être contrainte. Nous avons réussi à mettre en place des mesures sans forcer les gens, mais en discutant avec eux et en essayant de leur faire comprendre ce que nous essayions de faire ».
Cette interprétation confirme que l’approche suédoise était fondée sur une forte croyance dans le volontarisme. Mais au risque de rationaliser cette approche à l’excès, il s’agit autant d’un peuple qui cède volontairement son autorité à un souverain que d’une confiance mutuelle — de la population envers les institutions mais aussi, et c’est crucial, dans l’autre sens. « Cette confiance, poursuit Tegnell, s’est construite sur une longue période. L’idée de base (…) est que le gouvernement et les agences existent pour faire quelque chose de bien. Ils n’ont pas d’intentions cachées, ils n’essaient pas de manipuler, ils essaient vraiment de faire ce qu’il y a de meilleur pour la population. C’est leur objectif premier, et c’est pourquoi il existe un niveau de confiance élevé dans tout type d’information provenant du gouvernement et dans l’assurance que cette information est très probablement la meilleure que le peuple suédois obtiendra ».
La confirmation la plus claire de l’argument de Tegnell vient d’un sondage confirmant que 90 % de la population soutenait la gestion suédoise de la pandémie 8, y compris sur les mesures les moins orthodoxes. Elle est également attestée par le fait que les pays nordiques n’ont connu que peu ou pas de protestations populaires et que la réponse du gouvernement n’a pas été instrumentalisée à des fins politiques.
Le paradoxe le plus impressionnant de l’expérience pandémique suédoise est que les citoyens qui, comme partout ailleurs, ont manifesté des sentiments de plus en plus populistes, n’ont pas pour autant renoncé aux sources et aux pratiques de la bonne gouvernance. Certes, la polarisation croissante a réorienté le discours politique mais cette polarisation n’était fondée sur une perte de confiance dans les institutions de l’État. Si le contrat social nordique s’est peut-être resserré et transformé pour s’adapter aux instances radicales, la Suède présente un modèle de populisme différent : alors que dans d’autres régions du monde, les populistes se targuent d’être anti-establishment et « anti-système » 9, en Suède, ils se sont intégrés au système — et le système s’est adapté en conséquence. Certes, cette adaptation ne s’est pas faite sans conséquences et sans revirements politiques jusqu’alors inconcevables. Mais dans le cas de la gestion de la pandémie, la première idée qu’il faut résolument dissiper serait que la réponse de la Suède aurait quelque chose à voir avec la politique, voire avec l’idéologie. Le cœur de l’approche suédoise se trouve ailleurs — on pourrait même dire : à l’opposé.
La singularité bureaucratique suédoise
Il y a quelques années, la sensation littéraire sur la liste des best-sellers danois était une enquête journalistique intitulée Mørkelygten : « la lumière qui obscurcit » 10. L’auteur, Jesper Tynell, se concentrait sur des « scandales » — allant des allocations de chômage à la décision du gouvernement danois de participer à l’invasion de l’Irak menée par les États-Unis — afin de mettre en évidence des situations dans lesquelles les organes de l’État avaient interprété des lois ou des données de manière sélective pour servir le maître politique du moment. Tynell appelait cela « l’art de compter à rebours » : un homme politique déclare publiquement quelque chose et les fonctionnaires doivent se démener pour trouver des preuves et, parfois, fabriquer des liens pour l’étayer. Le titre de l’ouvrage fait référence aux experts indépendants qui mettent en lumière ce qui était utile aux politiciens, tout en occultant délibérément le tableau complet aux yeux du public.
Il n’est pas exagéré d’affirmer que pour nous, hors des pays nordiques, il est difficile de comprendre où se situe exactement le « scandale ». Dans la plupart des autres pays, il est courant en effet que les échelons supérieurs du pouvoir soient peuplés de personnes nommées par le pouvoir politique et d’apparatchiks loyaux qui changent avec chaque administration. Ils sont choisis pour leur efficacité à tordre l’interprétation des faits ou, dans le meilleur des cas, à traduire une volonté politique en exécution impitoyable. Il nous semble également normal que les dirigeants politiques dictent à l’appareil technocratique ce qui doit être fait et comment. Cette ingérence politique dans l’élaboration de politiques apolitiques et fondées sur des données probantes n’est d’ailleurs pas nécessairement liée à un abus de pouvoir manifeste ou à de la corruption. Elle est cependant révélatrice d’une distorsion de l’État bureaucratique wébérien, où l’une des conditions de la bonne gouvernance est précisément la protection de l’autonomie de la fonction publique par rapport au pouvoir politique.
Tegnell, qui était l’épidémiologiste officiel de l’Agence suédoise de santé publique au moment où le Covid-19 a frappé, ne doute pas que cette question constitue l’élément déterminant de la ligne de conduite qu’il a suivie. Citons-le : « La division du travail entre les agences administratives indépendantes et le gouvernement est assez unique en Suède. Les agences sont strictement indépendantes — au point qu’il est de fait interdit par la loi constitutionnelle aux ministères d’interagir avec elle pour leur dire ce qu’elles sont censées faire. Cela fait toute la différence. Cette indépendance n’est en outre pas seulement possible parce que réglementée par la loi. Elle s’est établie parce que la confiance entre le personnel politique et les agences a été développée pendant de très nombreuses années. Le gouvernement pourrait toujours prendre des mesures, changer les lois — il y a un invariant : la classe politique pense que cette indépendance de l’exécution technique est une bonne façon de gérer les choses. »
L’autonomie technocratique devient le véritable échafaudage de la bonne gouvernance, sa colonne vertébrale. Le fait qu’elle ait été pleinement mise en place et que ses pratiques aient été routinisées signifie que les institutions et les citoyens suédois étaient préparés. Ils n’ont pas été perturbés lorsque la pandémie a finalement frappé — même s’ils ont choisi une approche rejetée par le reste du monde. « Nous pouvions utiliser nos procédures habituelles, poursuit Tegnell. Nous avons formé un petit groupe de travail chargé d’examiner certains problèmes. Ils ont examiné le type de preuves dont ils disposaient et ont proposé des recommandations sur la base de ces preuves pour aider au cours du développement de la pandémie… C’est ainsi que nous avons travaillé pour formuler toutes les recommandations et les réglementations mises en place. »
Bien que cette description des mécanismes de la réponse aux crises soit empreinte du calme et de la sérénité que l’on attribue généralement aux Suédois, elle soulève deux objections fondamentales.
La première concerne la responsabilité des techniciens par rapport aux politiques. À cet égard, Tegnell n’hésite pas à reconnaître ses erreurs : « La décision de fermer les maisons de retraite aux visiteurs, par exemple, n’a pas été facile à prendre et nous sommes revenus dessus assez rapidement. C’était une erreur qui a causé beaucoup de problèmes injustifiés… Les résidents en ont beaucoup souffert ». Cet aveu aborde le cœur de la question de savoir qui exerce la tutelle : la commission indépendante mise en place pour évaluer la réponse suédoise a jugé l’approche « fondamentalement correcte », tout en critiquant le gouvernement suédois pour avoir délégué trop de responsabilités à l’agence de Tegnell. De l’autre côté de la Baltique, le Danemark a été témoin du cas le plus absurde de mauvaise gestion d’une pandémie, lorsque le gouvernement a sommairement décidé d’abattre toute une population de visons, croyant à tort qu’elle était porteuse du virus, portant un coup à l’industrie. Après une longue enquête menée par une commission indépendante allant jusqu’au Premier ministre, la décision a été jugée « extrêmement trompeuse » 11 — même si ceux qui l’ont prise sont toujours en place. Ces exemples confirment l’objection populiste classique selon laquelle l’État technocratique serait non seulement éloigné de la réalité, mais aussi intouchable.
Deuxièmement, la conception suédoise soulève dans l’esprit de tous les autres une objection culturaliste inévitable : ce qui semble aller de soi en Scandinavie s’enracinerait dans des centaines d’années de construction d’un tissu social serré et d’une communauté civique qui aboutissent en fin de compte à un respect sans faille des politiques. La vraie question serait donc de savoir si cela pourrait être reproduit ailleurs. « En disant que ce n’est de toute façon pas possible du tout, on simplifie un peu trop les choses, estime Tegnell. Je crois qu’il est possible d’établir ce dialogue dans la plupart des pays avancés. Il est toujours possible de choisir la facilité en essayant d’imposer les choses au lieu d’essayer la voie plus difficile de la communication et de la compréhension. À la fin, on voit que ce n’est pas aussi simple que cela ». L’objection non résolue de savoir si la réponse suédoise peut être attribuée à une sorte d’exceptionnalisme nordique est en fait au cœur d’une leçon plus universelle sur la gouvernance démocratique, que cette affaire illustre si bien.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
The Sound of Silence
L’idée vient au légendaire Olof Palme, vers la fin des années 1960.
Aimant passer ses vacances d’été sur l’île de Gotland, à environ une heure de vol de Stockholm, il commence à improviser des meetings. Lors du premier, il se hisse à l’arrière d’un camion et s’adresse à 200 passants. Grâce au charisme de l’homme d’État social-démocrate, l’événement prend de l’ampleur. Dans les années 1980, alors que Palme est Premier ministre, le meeting voit la participation de tous les dirigeants politiques et économiques de Suède. Almedalsveckan, comme on l’appelle, devient rapidement un rendez-vous immanquable — un festival de la démocratie réunissant des partis, des syndicats, des médias et des milliers de citoyens désireux de débattre des questions les plus importantes qui façonnent leur société.
Le festival a failli s’arrêter après l’assassinat brutal de Palme en 1986. Mais au cours de la dernière décennie, Almedalsveckan a battu tous les records, avec une moyenne de 1 800 organisations représentées et 3 800 débats de toutes sortes organisés au cours de la semaine. Peu à peu, la plupart des autres pays nordiques ont créé leur propre version : au début de l’été et idéalement sur une île, loin des palais du pouvoir et des studios des chaînes de télévision.
Le souvenir que Tegnell garde de sa gestion de la pandémie est directement lié à ce type d’état d’esprit : « Nous avons essayé de parler à la population en tant qu’adultes, dit-il, de nous mettre au même niveau et d’essayer de leur faire comprendre ce que nous essayions d’accomplir et quel pourrait être leur rôle. » Cette formule a une longue histoire dans la construction de l’identité nordique. Le théologien danois Hal Koch l’a cristallisée : « c’est la conversation (le dialogue), la compréhension et le respect mutuels qui constituent l’essence de la démocratie ».
Si l’on voulait situer cet état d’esprit dans la pensée politique contemporaine, il pourrait constituer une variante convaincante de l’engouement récent pour l’épistocratie : le règne des personnes les mieux informées. Des philosophes comme Jason Brennan 12 ont développé ce terme pour contrer les croyances irrationnelles des électeurs et pour défendre l’idée qu’il faudrait donner plus de pouvoir aux citoyens politiquement informés — « 10 % de démocratie en moins », comme l’a dit Garrett Jones 13, avec plus qu’un soupçon d’élitisme. L’expérience nordique renverse cette hypothèse, en élargissant plutôt qu’en restreignant la base, et en montrant comment l’acquisition, la délibération et la contestation des connaissances par le dialogue et l’éducation permettent à la gouvernance démocratique libérale d’atteindre ses résultats les plus matures.
Plus largement, le paradigme scandinave repousse les limites de ce qui a été décrit dans ces pages comme le « technopopulisme » 14.
Cette logique politique, mise en évidence dans de nouveaux partis comme celui du président français Emmanuel Macron, canalise l’expertise des questions techniques dans l’insurrection populiste. L’expérience suédoise du Covid va plus loin en réconciliant ces deux forces, qui tirent pourtant la gouvernance démocratique dans des directions diamétralement opposées. D’une part, elle a affiché une position intransigeante sur la protection de l’autonomie technocratique — au point de lui accorder une indépendance presque totale par rapport au pouvoir politique. Cette construction, en apparence orwellienne est contrebalancée, d’autre part, par une société libertaire avec un haut niveau de confiance, dont le radicalisme est soutenu par un consensus profond sur les fondements du contrat social.
Ce grand marchandage nordique repose largement sur l’homogénéité ethnique qui, comme l’a fait remarquer Milton Friedman, « leur permet de s’en tirer en faisant une bonne affaire qu’ils n’auraient pas pu faire autrement ». Il s’ensuit un glissement prévisible vers le conformisme — ce que les Nordiques appellent péjorativement la « loi de Jante » ou Janteloven 15 — et même le tribalisme 16. Et ce n’est pas un hasard si cette tendance est aujourd’hui gravement remise en question par l’afflux de migrants et s’est traduite par certaines des politiques migratoires les plus brutales au monde 17.
À la fin de notre entretien, Tegnell s’est senti au moins partiellement justifié dans ses choix : « Nous sommes très heureux de pouvoir désormais avoir une discussion plus constructive sur la manière d’envisager la santé publique — non pas seulement dans l’optique de réduire la transmission d’une nouvelle maladie mais dans une optique englobante. L’ouverture d’esprit n’est plus la même que pendant la pandémie. Et pourtant même pendant cette période, des voix s’étaient élevées dans d’autres pays pour tenter d’emprunter cette voie. Mais à l’époque, le personnel politique dans ces pays n’était sans doute pas aussi sensibilisé à cette approche qu’il ne l’est aujourd’hui. »
À une époque où le discours public dans d’autres démocraties, semble avoir dégénéré dans une cacophonie de proclamations unilatérales et où les réseaux sociaux servent de mégaphones sans filtre dans des chambres d’écho personnalisées, la poursuite de cette aspiration ne devrait pas nous sembler spécifiquement nordique.
Les débats présidentiels de 2024 aux États-Unis, dont les règles de base prévoyaient l’exclusion d’un public en direct et la coupure des microphones pour le candidat qui ne s’exprime pas, sont emblématiques de cette situation. La gestion de la pandémie, entachée comme elle l’a été par la désinformation et les théories du complot les plus folles, est un exemple de la nécessité de retrouver la valeur et l’objectif d’une conversation informée.
Pourtant, ce remède suédois n’est pas exempt d’effets secondaires.
Malgré l’accent mis sur le dialogue, on constate, non sans une certaine ironie, que la Suède se distingue souvent pour les raisons exactement inverses. Après un voyage en Suède dans les années 1960, Susan Sontag la caractérisait de manière à la fois dérisoire et définitive : « Le silence est le vice national suédois ». C’était aussi la conclusion de l’amère expérience de Foucault à Uppsala : « C’est peut-être le mutisme des Suédois, leur grand silence et leur habitude de ne s’exprimer que sobrement, par ellipses, qui m’ont poussé à […] développer ce bavardage inépuisable qui, je crois, ne peut qu’irriter un Suédois ».
Sources
- « Foucault on Sweden : ‘The end of the Human’ », The Crag, 1 février 2015.
- « Global excess deaths associated with COVID-19 (modelled estimates) », World Health Organization, 19 mai 2023.
- Philip Bastian et Steven A. Altman, « Covid-19 Impacts on Globalization », NYU Stern, 9 septembre 2020.
- Johan Norberg, « Sweden during the Pandemic : Pariah or Paragon », Cato Policy Analysis, no. 959, 29 août 2023.
- Scott W. Atlas et Steve H. Hanke, « Covid Lessons learned, Four Years Later », The Wall Street Journal, 18 mars 2024.
- « Who’s shrugging now », The Economist, 20 octobre 2012.
- Anders Fogh Rasmussen, « Fra socialstat til minimalstat : en liberal strategi », Linhardt og Ringhof, 2017.
- Anders Bjökman, Magnus Gisslén, Martin Gullberg et Johnny Ludvigsson, « The Swedish COVID-19 approach : a scientific dialogue on mitigation politicies », National Library of Medicine 11, 20 juillet 2023.
- Varriale Amedeo, « Institutionalized Populism : The « Strange Case » of the Italian Five Star Movement », ECPS Party Profiles – European Center for Populism Studies (ECPS), 8 juin 2021.
- Jesper Tynell, « Mørkelygten », Samfunds Litteratur, 2016.
- Sophie Kevany et Tom Levitt, « Denmark’s Covid mass mink cull had no legal justification, says report », The Guardian, 30 juin 2022.
- Jason Brennan, Against Democracy, 26 septembre 2027.
- Garrett Jones, 10 % less democracy, Stanford UP, 2020.
- Christopher J. Bickerton et Carlo Invernizzi Accetti, « Technopopulism : The New Logic of Democratic Politics », Oxford academics, 18 mars 2021.
- Rebecca Thandi Norman, « What is Janteloven », Scandinavia Standard, 25 février 2024.
- Marlene Wind, The Tribalization of Europe : A Defence of our Liberal Values, John Wiley & Sons, 19 avril 2020.
- Ed West, « On Danish Exceptionalism », Wrong Side of History, 8 juin 2022.