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Le système de l’Union européenne : une division du pouvoir

Les systèmes politiques sont censés refléter les conditions propres à l’espace qu’ils tentent d’organiser. L’espace de l’Union européenne est divisé : 27 États, 24 langues officielles, une multitude d’expériences historiques, des contextes religieux et culturels très différents. La possibilité de se retirer. Un territoire à l’échelle d’un continent — des Açores à la mer Noire.

L’Union est structurée comme une entité fédérale : une multitude de décideurs se partagent des droits à la fois horizontalement — entre le Conseil des ministres, le Parlement européen et la Commission européenne — et verticalement entre les États membres. Ces institutions sont impliquées dans des processus permanents de négociation dont les résultats sont publics et ouverts. Tout le monde est entendu : le compromis est une nécessité et ce de manière permanente.

Ce système repose sur un principe : la division du pouvoir.

Les différents États — représentant la division territoriale — et les membres du Parlement — représentant les divisions politiques — doivent négocier entre eux et se confronter pour donner de la légitimité à leurs décisions. Il n’y a donc jamais de division permanente entre la majorité qui gouverne et la minorité qui s’oppose : tout le monde se parle et tout le monde peut devenir l’allié potentiel de tout le monde — à moins de combattre le système lui-même.

Indépendamment des souhaits de l’exécutif représenté par la Commission européenne, c’est le Parlement qui fixe son ordre du jour. Il a son mot à dire sur les personnes qui exercent des fonctions exécutives et procède aux auditions des commissaires individuels — qui assument des fonctions équivalentes à celles d’un ministre au niveau national — avant qu’ils ne soient autorisés à prendre leurs fonctions. Ces hearings conduisent régulièrement à la censure d’un ou deux d’entre eux, qui doivent alors être remplacés. Dans la vie parlementaire, les rapporteurs doivent rassembler des majorités politiques sur le fond de chaque dossier législatif, qui est amendé librement en s’écartant de la proposition initiale de l’exécutif.

Dans l’Union, il n’y a jamais de division permanente entre la majorité qui gouverne et la minorité qui s’oppose : tout le monde se parle et tout le monde peut devenir l’allié potentiel de tout le monde

Klaus Welle

En plénière, les majorités diffèrent régulièrement, tout en montrant des régularités : sur les questions constitutionnelles, la majorité est régulièrement composée des démocrates-chrétiens du Parti populaire européen (PPE), des sociaux-démocrates du groupe S&D et des libéraux de Renew. Sur les questions culturelles, les libéraux se tournent régulièrement vers la gauche et peuvent former un bloc de vote efficace avec les sociaux-démocrates, les Verts et l’extrême gauche. Sur les questions économiques, le Parti populaire européen, soutenu par les libéraux et les votes de droite ou de gauche, a souvent de bonnes chances de l’emporter.

Les relations entre les membres individuels sont ouvertes et basées sur le dialogue :  chacun pouvant faire la différence entre qui en majorité et qui est en minorité, la culture de la coopération devient essentielle. La structure institutionnelle qui permet à chacun d’avoir un impact sur les résultats politiques et législatifs a un effet très pacificateur sur la culture politique et favorise la recherche de solutions par le biais de compromis, largement acceptables pour le plus grand nombre.

Le système des États membres : une fusion du pouvoir

Les systèmes des États membres de l’Union européenne sont très différents entre eux. 

Ils s’organisent sur un espace intégré qui a été souvent éprouvé au cours des siècles et qui tolère donc le règne d’une majorité stable de 51 % contre 49 % pendant toute une législature. 

Le principe sur lequel ils reposent est la fusion du pouvoir.

Le Parlement est de facto soumis à l’exécutif et dissous s’il ne soutient pas le gouvernement sur une question de nature existentielle.

Certains systèmes nationaux ont néanmoins inventé des ingénieries sophistiquées d’équilibre des pouvoirs.

Le Danemark — qui a été gouverné par des gouvernements minoritaires pendant des décennies — a ainsi développé une forte culture parlementaire. L’Allemagne, divisée jusqu’à Napoléon en plus de 300 entités territoriales, a connu une guerre de religion de trente ans au XVIe siècle entre protestants et catholiques et a souffert de la dictature nazie au XXe siècle. Après la Seconde Guerre mondiale, sous l’influence des puissances occupantes, elle a opté pour une répartition du processus décisionnel entre un État central et 16 Länder mais aussi pour un gouvernement de coalition à l’échelle nationale et un partage du pouvoir avec une cour constitutionnelle forte.

L’Assemblée nationale avant les Jeux Olympiques de Paris 2024. Statues de Laurent Perbos («  La beauté et le geste  »). © Jacques Witt/SIPA

Le système français : une hypercentralisation du pouvoir qui s’approche de l’implosion

La France a opté pour une version extrême de la fusion du pouvoir.

L’Assemblée n’établit pas librement son ordre du jour et peut être contournée — même en matière de législation et de budget — par le biais de décisions du Président. Il n’y a pas de coopération significative entre la gauche et la droite. Les régions peuvent être restructurées ou supprimées à la merci de l’État central. Toutes les sous-structures territoriales sont en permanence surveillées de près par le système des préfets qui représentent l’État central et sont toujours prêts à intervenir.

En apparence, le président et son administration centrale sont presque tout le pays — mais le sont-ils vraiment dans les faits ?

Le modèle s’étire vers ses limites. Et la légitimité de cette monarchie élue s’épuise rapidement.

La rue remplace les freins et contrepoids institutionnels, marginalisés, souvent dans la violence et sous les acclamations. La légitimité d’un système présidentiel dont le soutien réel ne dépasse pas souvent les 25 % du premier tour des élections s’érode rapidement. Les décisions structurelles importantes sont donc reportées. Le roi est nu.

La France a opté pour une version extrême de la fusion du pouvoir.

Klaus Welle

Le déficit budgétaire supérieur à 5 % et le ratio dette/PIB de 110 % sont l’une des conséquences de cette situation — signe que le temps des atermoiements est compté et que la crise financière est imminente, avec des conséquences potentiellement dévastatrices pour la France et l’Europe.

Les partis politiques sont terriblement mal préparés. Pour tenter de trouver du soutien, ils se retrouvent coincés dans une surenchère aux avantages supplémentaires alors que la part de l’État dans l’économie est déjà nettement supérieure à 50 %, bien au-delà de la moyenne européenne.

La France est-elle encore un pays si unifié — postulat qui est à la base de la centralisation à outrance du pouvoir ? 

La carte électorale nous dit autre chose.

Le premier tour des élections législatives nous montrait un pays où les grandes villes sont dominées par le centre et la gauche, mais où la quasi-totalité des campagnes sont dominées par le parti de Le Pen

Si l’on ne regarde que le territoire, le paysage qui en ressort est accablant : il existerait une France de la classe moyenne inférieure, moins éduquée et gagnant moins d’argent, ayant des opinions culturelles plus traditionnalistes, qui se révolte, gagne du terrain et se rapproche du pouvoir. En face, Paris courrait le risque d’être submergée par la « province » — autre concept très français, symptomatique de l’hypercentralisation — comme Londres a été submergée par les territoires du Brexit.

Est-il encore temps de faire quelque chose ?

Il reste trois ans avant les élections présidentielles de 2027. Il est encore temps d’éviter l’impensable : la prise de contrôle des principales institutions du pouvoir par l’extrême droite. Mais seulement si les principales préoccupations des personnes qui les soutiennent sont entendues et prises en compte : quelqu’un est-il prêt à écouter ces territoires ? Où et comment ?

Dans cette assemblée nouvellement élue, il n’y a pas de majorité absolue. Il n’est pas non plus facile de voir comment une coalition stable pourrait être construite, étant donné la force du Rassemblement national et de la France insoumise aux extrêmes et le manque de volonté des autres de coopérer avec eux de manière structurée. 

Est-il possible d’imaginer une assemblée avec des majorités changeantes, basées sur le fond de chaque dossier, comme au Parlement européen ?

On sait que l’absence de majorité claire pour les gouvernements renforce la culture parlementaire : la France ne fera pas exception à la règle. C’est lorsque David Cameron a dû bâtir un gouvernement de coalition avec les libéraux-démocrates que la Chambre des Communes a commencé à s’épanouir : les ministres ont été soumis à un véritable contrôle. Ce serait un début. De là à voter avec des majorités changeantes en fonction des mérites de chaque dossier, comme c’est le cas au Parlement européen, il y a un long chemin à parcourir.

La culture politique évolue lentement.

Klaus Welle

Cela nécessiterait également la mise en place d’une expertise forte et indépendante, comme l’a fait le Parlement européen avec son service de recherche parlementaire, ses départements politiques, son service juridique et les secrétariats de ses commissions, qui ont été considérablement renforcés.

Le retour des guerres culturelles

Mais la culture — et notamment la culture politique — évolue lentement.

Dans les systèmes trop polarisés, « compromis » est un gros mot. En Europe, il est frappant de constater qu’on peut repérer les pays qui ont connu une guerre civile il y a plusieurs décennies uniquement en regardant le comportement de leurs systèmes politiques. La coopération et le compromis nécessitent de reconnaître sincèrement que l’autre peut aussi avoir raison : c’est la véritable base du pluralisme, des droits des minorités et de la démocratie.

C’est cette réticence à tendre la main et à s’engager dans un dialogue et une coopération au-delà des affiliations partisanes qui met à rude épreuve la démocratie américaine aujourd’hui — alors même que la plupart des circonscriptions électorales ont été protégées de la concurrence électorale par l’adaptation de leurs frontières territoriales. Dans l’affrontement entre partis dans des circonscriptions non compétitives, les candidats les plus radicaux l’emportent des deux côtés — le centre se retrouve vidé de sa substance.

L’Assemblée nationale avant les Jeux Olympiques de Paris 2024. Statues de Laurent Perbos («  La beauté et le geste  »). © Jacques Witt/SIPA

Les systèmes de partis s’articulent autour d’un double axe : l’approche économique diffère, avec une préférence pour le marché ou l’intervention de l’État, et les questions culturelles s’inscrivent dans un continuum de valeurs libérales/libertaires par opposition à des valeurs conservatrices/autoritaires. La nouvelle fracture culturelle est beaucoup plus importante que la fracture économique et rend la coopération très difficile. Alors que les sociaux-démocrates, les démocrates-chrétiens et les libéraux peuvent trouver un terrain d’entente au centre du système, la droite dure et la gauche extrême sont engagées dans des guerres culturelles où la violence physique est parfois mobilisée. Ensemble, ils représentent environ entre un tiers et la moitié de la nouvelle assemblée de la nouvelle assemblée.

Perspectives

Les perspectives sont certes sombres. Le centre-droit et le centre-gauche modérés ont été pulvérisés par la révolution Macron, mais ils ont également succombé à leurs propres faiblesses et erreurs.

Peuvent-ils être rétablis à temps en tant qu’alternatives viables ? Telle semble être l’ambition de Raphaël Glucksmann pour le centre-gauche et d’Edouard Philippe pour le centre-droit. Rien ne dit qu’ils parviendront à l’imposer

L’alternance politique est l’essence même de la démocratie parlementaire. Un système fondé sur le centre et les extrêmes gauche et droite comme seules alternatives potentielles exposera toujours le pays à tous les dangers possibles.

L’alternance, tôt ou tard, aura lieu.