En ce moment de silence républicain, nous publions une longue conversation avec Giuliano da Empoli, réalisée à l’occasion du lancement à l’École normale supérieure le 25 avril du nouveau volume du Grand Continent, Portrait d’un monde cassé : l’Europe dans l’année des grandes élections qu’il a dirigé
J’aimerais commencer cet entretien en lisant une série de mots qui paraissent sortis de l’encyclopédie chinoise de Borges : Noël, steak, costumes d’Indiens et de cowboys, sel, sucre, pain blanc, bonnes blagues… Vous avez choisi de les situer au tout début de votre introduction du troisième volume papier du Grand Continent chez Gallimard, Portrait d’un monde cassé — pourquoi ?
Cette liste pourrait être beaucoup plus longue. Elle réunit tout ce que — selon la vision des nationaux populistes — les élites, l’establishment, enlèvent aux gens ordinaires.
J’ai été très frappé par une image — trouvée dans les pages du Grand Continent — utilisée par le parti d’extrême droite allemand AfD, aujourd’hui le deuxième parti en Allemagne sur la base de leur score aux élections européennes. En guise de programme, on ne trouvait que ce seul mot, à caractère gigantesque sur les affiches : « Diesel ».
Il n’y a pas besoin d’écrire plus. Car les électeurs visés comprennent immédiatement ce que ces mots veulent dire : « On veut vous enlever quelque chose qui fait partie de votre vie, qui est importante pour vous, qui représente une économie, une habitude. »
L’AfD ne le fait pas, mais chacun de ces mots — « sapin de Noël, feu d’artifice, steak frites, sel, sucre » — sur la base d’injonctions différentes — certaines liées à la transition climatique, d’autres aux évolutions de la science, de la recherche médicale, aux exigences d’une intégration multiculturelle — participe à un résultat global qui est la formation d’une plateforme électorale extraordinaire.
Les nationaux populistes vont simplement se limiter à faire la liste de tout ce que l’on enlève aux gens. Tout ce que les élites, tout ce que la gauche, les progressistes, tout ce que les « bobos » enlèvent aux gens ordinaires, sans savoir les remplacer par une perspective qui tienne la route ou qui soit motivante.
Il s’agit d’un argument très fort, presque définitif. Je ne suis pas sûr que l’on ait trouvé de réponse pour le moment.
Dans Portrait d’un monde cassé, vous avez mobilisé une expression particulièrement adaptée au moment que l’on traverse : vous parlez d’une « campagne permanente » qui a brouillé la distinction entre la prose et la poésie en politique. On voit comment cette évolution peut à la fois accentuer et intensifier la violence politique, tout en empêchant le gouvernement de fonctionner efficacement.
En réfléchissant sur cette année de grandes élections — sujet un peu éculé et que l’on subit presque quotidiennement — je me dit qu’en effet, bien qu’il y ait des différences importantes d’un contexte à l’autre, nous retrouvons un point commun, partout.
Si vous prenez la communication politique, jusqu’à il y a quelques années, il y avait un centre d’innovation — les États-Unis. Il y avait des techniques de marketing politique, de campagne électorale qui y étaient mises au point et qui se diffusaient lentement, en Europe, dans certains contextes, en Amérique centrale, latine, etc. Il y avait un centre et une périphérie.
Aujourd’hui, l’expérience politique mondiale est unifiée par la technologie. Partout, l’espace public et le débat politique basculent dans la dimension numérique.
Le débat politique qui se déroulait auparavant dans des endroits de rencontre physique, ou à la télévision, dans les médias, à la radio — c’est-à-dire dans des espaces réglés — se déplace sur Internet et sur les réseaux sociaux. Il bascule dans une autre dimension qui a les mêmes règles d’un État failli.
Tant que vous discutez de politique à la télévision, à la radio, vous êtes en France, il y a des habitudes et des lois qui règlent ce débat. Quand vous basculez dans le numérique, non. Vous êtes dans un État failli — en Somalie, au Yémen, où vous voulez — et où la loi est faite par des nouveaux « seigneurs de la guerre » qui ont leur propre agenda, leur propre priorité, leur propre règle.
Ce basculement, que toutes les sociétés ont en commun, porte à un phénomène précis : une indifférenciation croissante entre la période de campagne électorale et la période du gouvernement.
Habituellement, dans nos systèmes, il y avait deux périodes distinctes. La campagne électorale — même si le terme vient du langage militaire, la continuation d’une campagne se fait ou devrait se faire avec des moyens différents de ceux de la guerre — reste un jeu à somme nulle. Il y a un gagnant, il y a un perdant. Nous sommes dans l’opposition frontale. Il n’y a pas de compromis puisqu’il est vu comme une trahison. Mais c’est une période de la vie politique.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Et puis ?
Dans un système normal, on passe à autre chose et on entre dans la phase du gouvernement, terme qui a une origine différente. Il vient du grec kybernáô qui signifie « piloter un navire ». Ce n’est donc plus un jeu à somme nulle. Il devrait, a priori, porter quelque part. Il demande de se confronter à la réalité, de faire des compromis, d’avoir une équipe, etc.
Ces deux périodes, en réalité, n’étaient pas si distinctes car nous n’avons évidemment jamais vécu dans la perfection de systèmes démocratiques bien réglés. Un climat de campagne continuait aussi pendant les périodes de gouvernement. Mais aujourd’hui, ce cycle numérique fait qu’en permanence, en période d’élections ou pas, nous sommes dans une logique de campagne électorale, marquée par l’affrontement, l’absence de compromis, la radicalisation.
Il s’agit d’un phénomène global.
Est-ce que la nature du politique a changé ? En examinant ces mots qui deviennent des signaux de radicalisation, ne pourrait-on pas dire que le véritable message politique sous-jacent est que la politique, les partis, les élites sont incapables de proposer des formes de transformation qui puissent être partagées ?
L’une des choses que je préfère dans le fait d’avoir arrêté de faire de la politique est de ne plus devoir être optimiste. Quand on fait de la politique il faut forcément qu’à partir d’un certain moment on se dise : « c’est compliqué, mais on va y arriver ».
Nous nous concentrons aujourd’hui — et le contexte nous pousse à le faire — sur la médiocrité des élites et particulièrement des élites politiques. Cette médiocrité existe parce que les mécanismes et les critères de sélection de ces élites-mêmes ont changé — ce qui porte peut-être vers la sélection de personnes qui sont aujourd’hui moins capables de faire ce travail dont vous parlez.
Mais en même temps, il s’agit d’un travail beaucoup plus difficile — aujourd’hui on a, lorsqu’on est en position de gouvernement et de responsabilité, une palette d’opportunités d’avoir l’air con qui est absolument invraisemblable.
Il y a donc un peu des deux.
Quelles sont les causes, au fond, de ces dynamiques ?
Il y a cette vieille phrase qu’on disait aux États-Unis : « vous avez droit à vos opinions mais pas à votre réalité ». Ce n’est plus vrai. Aujourd’hui, chacun d’entre nous a droit non seulement à ses opinions mais à sa propre réalité faite sur mesure. Et ce serait naïf d’imaginer que quelqu’un d’entre nous y échappe.
On peut faire tous les efforts que nous souhaitons. La différence aujourd’hui est uniquement entre ceux qui en sont conscients et ceux qui ne le sont pas.
La force du Grand Continent est d’essayer, non pas de proposer une seule bulle, mais de les multiplier, ce qui permet d’en casser ou d’en traverser quelques-unes. Lorsqu’on parle de ce phénomène de bulles — où de polarisation — c’est un peu une excuse, une incapacité du politique de faire son métier.
Cette idée centrale de la politique au XXe siècle — élaborer des projets qui déterminent dans quelle direction orienter le gouvernail du bateau sur lequel nous sommes tous embarqués dans des places différentes — semble désormais cassée. Pourquoi ?
Il y a un important thème politique qui est lié à ce basculement numérique de nos vies qu’on ne peut pas affronter simplement du point de vue du capitalisme de la surveillance, d’une théorie critique revisitée. Il y aurait quelque chose à faire, non seulement autour des règles, mais autour d’un savoir vivre européen à identifier.
À la fin, quelque chose ne fonctionne pas. Il y a une sensation de perte de contrôle sur une partie de notre vie, une forme de fragmentation, d’éclatement à laquelle il va falloir apporter de nouvelles réponses.
Mais au-delà des éléments de nouveauté, il y a aussi un travail plus classique à faire, quelque chose qui reste de l’ordre du vieux métier politique et qu’il faut redécouvrir.
On cite toujours des exemples américains négatifs. Mais il y en a d’autres, j’en prend un, tout récent, car il vient de disparaître cette semaine : Bob Graham 1, trois fois gouverneur et sénateur de Floride, part de l’élite progressiste éduquée à Harvard. Il a publié un livre, Workdays, relatant ses expériences lors de ses nombreuses journées passées à exercer divers métiers : ouvrier, électricien, mécanicien, etc.
Pendant sa carrière, il a effectué 400 journées de travail immersif. Il s’agit peut-être de démagogie, mais cette pratique illustre un aspect fondamental de la politique : adopter des perspectives différentes en se mettant à la place des autres pour mieux comprendre le monde.
Cette approche, rare de nos jours, semble avoir été perdue, ce qui est regrettable.
Vous avez exploré à plusieurs reprises dans les pages de la revue une question qui est au cœur de votre travail : cet objet un peu ennuyeux et très bizarre qui est la construction européenne, la bulle bruxelloise et les institutions communautaires. Pensez-vous qu’il faille investir cette échelle là pour renouer les liens du politique ?
Si je pense — c’est une de mes obsessions personnelles et j’en ai écrit aussi dans le Grand Continent — au fait que chacun d’entre nous aujourd’hui passe plusieurs heures par jour en face d’un écran, il devient évident que nous ne pouvons pas, face à cette réalité, vivre dans un espace virtuel dépourvu de règles. Notre vie, nos relations aux autres ne peuvent pas se dérouler dans un État failli. Il faut qu’on arrive à rendre cet espace compatible avec le fonctionnement des démocraties auxquelles nous sommes habitués.
Il y a un mode de vie, un art de vivre numérique qu’il va falloir développer. L’art de vivre, c’est le grand antidote des totalitarismes, qui veulent chiffrer, contrôler chaque mouvement. L’art de vivre, c’est le contraire. On s’arrête, on boit un verre, on perd du temps, on fait ce qu’on veut, on change d’avis. C’est quelque chose à quoi on est très attaché dans la dimension physique européenne : on fait des déjeuners qui durent deux heures sans ordre du jour ou sans agenda. Il y a un problème de productivité, mais il y a aussi la vie. Pour moi, dans le domaine numérique, il y a quelque chose d’important à faire, en termes positifs.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
À quoi pensez-vous ?
La vie, c’est ce qui se passe pendant que vous faites d’autres plans. C’est vrai de la politique aussi. Nous faisons d’autres plans et puis il y a des évolutions, l’événement qui se présente. L’Europe s’est en partie construite — et elle continue aujourd’hui encore à se construire — à travers l’événement. Vous aviez écrit brillamment dans le numéro précédent du Grand Continent que l’Europe aurait besoin d’un peu « moins de Bill Evans et d’un peu plus de Beethoven » — un peu moins d’improvisation et un peu plus de vision et de planification.
C’est possible. D’une certaine façon, de la guerre au Covid-19, l’Union est en train de répondre à l’exigence de démontrer qu’elle protège et qu’elle a un impact positif sur la vie des citoyens.
Est-ce ce qui explique que, par une sorte de ruse de la raison, l’extrême droite eurosceptique doive cacher ou changer sa ligne sur la sortie de l’Union ou de l’euro ?
Si les nationalistes populistes ont changé d’avis sur l’Europe c’est parce qu’ils ont dû prendre en compte cette donne.
Si, en Europe, nous voulons être un peu plus ambitieux, je pense qu’il y a un vrai problème. Nous avons une perte d’innocence. On sort d’une phase d’angélisme européen car nous avons été les seuls à croire que les relations entre pays et entre ensembles régionaux pouvaient être réglées par le droit, d’accords commerciaux, soft power, et que la dimension militaire, au fond, pouvait être quelque chose de dépassée.
Il est donc essentiel que nous nous armions dans toute une série de domaines — pas seulement militaires.
Il est nécessaire aussi de se poser — et avec le Grand Continent nous le faisons déjà — la question de l’identité et de l’âme de ce projet. Est-ce que l’on accepte à 100 % le fait d’être entrés dans un nouveau monde d’empires qui se confrontent ? Est-ce que l’on adopte à 100 % nous aussi une logique néo-impériale parce qu’au fond nous y serions forcés par le contexte ? Ou est-ce qu’il y a une manière qui nous permet de nous protéger, de nous renforcer, mais malgré tout, de ne pas sacrifier des éléments de l’ADN européenne qui font son exception et la beauté de ce parcours des dernières soixante-dix années ?
Il ne s’agit pas uniquement d’un sujet réactif ou négatif. Nous sommes souvent dans une posture qui est réactive et défensive. N’y a-t-il pas, là aussi, quelques nouvelles frontières à conquérir ?