Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine en février 2022, les trois États baltes ont acquis une nouvelle centralité dans les débats sur la sécurité et la défense de l’Union. Mais touchés par une forte inflation et des menaces sécuritaires croissantes, ils subissent aussi une période de turbulences politiques intérieures. De ce fait, les dirigeants estoniens, lituaniens et lettons sont confrontés à des tendances contradictoires aux niveaux national et européen : d’un côté, les partis au pouvoir sont, pour la plupart, en difficulté dans les sondages ; de l’autre, plusieurs membres des majorités politiques actuelles sont susceptibles de jouer un rôle clef dans la prochaine législature européenne — du vice-président letton de la Commission Valdis Dombrovskis à la Première ministre estonienne Kaja Kallas.
Le président lituanien sortant, Gitanas Nausėda, fait exception à cette tendance générale, avec à la fois un bilan diplomatique favorable et une popularité élevée au niveau national. Dimanche 12 mai, Nausėda s’est aisément qualifié pour le second tour de l’élection présidentielle et devrait être réélu lors du second tour qui aura lieu le 26 mai prochain. Pour analyser les tendances actuelles de la politique balte et leurs liens avec la politique européenne dans son ensemble, nous échangeons avec Piret Ehin (Université de Tartu), Jānis Ikstens (Université de Lettonie) et Ainė Ramonaitė (Université de Vilnius). Bienvenue dans le neuvième épisode de notre podcast électoral : « Décoder 2024 ».
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Dimanche 12 mai, le président lituanien sortant, Gitanas Nausėda, est arrivé en tête du premier tour de l’élection présidentielle avec 44 % des voix. Il a largement devancé la candidate arrivée en deuxième position, Ingrida Šimonytė, actuelle première ministre de centre-droit (TS-LKD, PPE). Les deux candidats s’étaient déjà affrontés au second tour de scrutin de 2019, lors duquel Šimonytė avait cependant remporté le premier tour. Nausėda peut-il encore perdre ces élections lors du second tour qui se tiendra le 26 mai ? Quel est le secret de sa popularité ?
Ainė Ramonaitė
Les chances que Nausėda perdent ces élections apparaissent à ce stade largement hypothétiques. Il faudrait pour cela une très faible mobilisation de son électorat, que son équipe de campagne s’efforce actuellement de motiver. Pour le reste, l’écart entre Nausėda et Šimonytė apparaît trop important pour envisager un autre résultat, d’autant plus que les votes des autres candidats, hormis peut-être Dainius Žalimas, devraient se reporter majoritairement vers le sortant.
Gitanas Nausėda présente un profil qui plaît à l’électeur médian en Lettonie. Il est très centriste, plutôt conservateur ou libéral-conservateur sur le plan moral, et un peu à gauche sur la dimension économique. Il a une position claire, très favorable à l’Ukraine, sur les questions liées au conflit avec la Russie. Ses positions rejoignent donc assez bien celles de la population. Par ailleurs, Nausėda a toujours fait campagne comme candidat indépendant, ce qui est généralement bien perçu par la population.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
D’autres candidats au premier tour se sont-ils distingués ?
Si leur issue apparaît assez certaine à ce stade, ces élections ont malgré tout été intéressantes. Les troisième, quatrième et cinquième candidats sont à un degré plus ou moins important des nouveaux venus en politique. Ignas Vėgėlė (droite) n’a pas détenu de mandats politiques par le passé, pas plus qu’Eduardas Vaitkus (droite complotiste, pro-Kremlin). Quant à Remigijus Žemaitaitis (droite nationaliste), il était certes déjà député par le passé, mais a formé récemment un nouveau parti. Ces élections constituaient d’une certaine manière une préparation pour les élections parlementaires du mois d’octobre. Dans ce contexte, les bons résultats de Žemaitaitis et de Vaitkus ont été une surprise pour beaucoup d’observateurs. C’est particulièrement le cas s’agissant de Vaitkus, qui était le seul à défendre des positions légèrement pro-russes dans un paysage politique très largement favorable à l’Ukraine. Dans le débat public, Vaitkus a été le premier à faire entendre une voix dissonante sur ce sujet.
Le profil d’Eduardas Vaitkus rappelle celui d’autres leaders d’opinion issus de l’opposition aux mesures sanitaires lors de la pandémie de Covid-19 : défense de récits complotistes, populisme, positions géopolitiques pro-russes, remise en question du consensus scientifique…
En effet. Vaitkus s’est fait connaître d’une partie de la population pendant la crise du Covid-19. Il a été très actif dans les manifestations contre les mesures prises à l’époque par le gouvernement. Même s’il avait été membre de plusieurs partis auparavant, ce n’est que lors de la pandémie qu’il a réellement percé.
Ses bons résultats peuvent s’expliquer en partie par l’absence de candidat issu d’un parti représentant les minorités ethniques polonaise et russe. Il a obtenu une part importante de ses voix dans la partie orientale de la Lituanie et dans la ville de Visaginas, où résident un grand nombre de russophones. Dans l’est du pays, de nombreux électeurs qui s’identifient à la minorité ethnique polonaise sont également russophones et s’informent via la télévision russe ou bélarusse. Ils évoluent donc dans une sphère informationnelle assez différente du reste de la population.
En Lettonie, les élections de 2022 ont vu la victoire de Nouvelle Unité (JV, PPE), qui a formé un gouvernement avec le parti en deuxième position, l’Union des Verts et des agriculteurs (ZZS, agrarien), et le petit parti Les Progressistes (Verts/ALE). Depuis, les scores de Nouvelle Unité et du ZZS dans les sondages ont baissé, tandis que les Progressistes ont vu leur popularité s’accroître. En parallèle, deux partis de droite voire d’extrême droite, l’Alliance nationale et « La Lettonie d’abord », obtiennent des scores en hausse. Comment le gouvernement letton est-il perçu aujourd’hui ? Observe-t-on une croissance de la droite radicale similaire à celle qui a lieu, par exemple, aux Pays-Bas ou en France ?
Jānis Ikstens
Au vu de son histoire, je ne qualifierais pas l’Alliance nationale de parti d’extrême droite. Cette appellation pourrait, au mieux, s’appliquer à « La Lettonie d’abord », qui présente un caractère populiste plus marqué. Selon les derniers chiffres dont nous disposons, ces deux partis sont crédités d’une part de voix cumulée d’environ 25 % aux élections européennes. Mais leurs positions sont très différentes, notamment sur la question des relations avec la Russie, ce qui semble exclure une alliance ou une coalition entre eux.
Aujourd’hui, la Lettonie est dirigée par le premier gouvernement de centre gauche de la période post-soviétique. Ce gouvernement a adopté plusieurs mesures clefs défendues par Les Progressistes, comme la ratification de la convention d’Istanbul contre la violence à l’égard des femmes et une nouvelle loi sur les unions civiles entre personnes de même sexe. Il s’agit là d’une évolution nouvelle dans un paysage politique jusque-là assez conservateur. Pour autant, ces questions ne sont pas centrales dans le débat public. Les Lettons sont davantage préoccupés par la situation sécuritaire en Europe, et notamment par la guerre en Ukraine, et c’est ce qui conditionne en grande partie leurs attitudes politiques. Il existe un fort soutien, dans l’opinion, pour une augmentation du budget de la défense et un soutien actif à l’Ukraine dans tous les domaines. Or ces mesures nécessitent des investissements importants. De tels investissements sont douloureux dans le contexte de récession économique actuel, d’autant plus que l’Union européenne impose certaines limites au déficit et à la dette publics. Le gouvernement se trouve donc dans une situation assez difficile, qui l’amène à envisager une refonte du système fiscal. À ce stade, un groupe de travail a formulé certaines propositions pour une réforme de la fiscalité, mais celles-ci n’ont pas encore débouché sur un programme concret — et les incertitudes restent importantes.
En Lituanie également, l’actuel gouvernement de centre-droit dirigé par Ingrida Šimonytė (TS-LKD, PPE) est peu populaire. À ce stade, le parti social-démocrate LSDP (S&D) est donné en tête dans les sondages pour l’élection parlementaire qui se tiendra à l’automne, tandis que la coalition gouvernementale dirigée par le TS-LKD ne remporterait que 30 % des voix. Comment expliquer cette impopularité ?
Ainė Ramonaitė
En réalité, la performance du TS-LKD n’a pas été si mauvaise que cela. Šimonytė a obtenu 19 % des voix au premier tour des élections présidentielles, alors qu’elle se présentait non plus comme indépendante mais comme la candidate d’un parti et qu’elle a été première ministre pendant quatre ans. Dans la mesure où, le plus souvent, en Lituanie, l’opinion publique est rarement favorable aux gouvernements en place, ce résultat n’est pas particulièrement décevant.
En Lituanie, la situation économique est comparativement assez bonne. Malgré une inflation assez élevée, le PIB s’est accru, et la croissance des revenus a été un peu plus élevée que l’inflation. Ce n’est donc pas de ce côté qu’il faut chercher l’impopularité du gouvernement. Un facteur sans doute plus important est que de manière générale, en Lituanie, le soutien aux partis de droite est un peu plus faible que le soutien aux partis de gauche, et les premiers ont généralement des difficultés à obtenir ou conserver la majorité des voix. Un autre facteur important est que le plus petit partenaire de coalition du TS-LKD, le Parti de la Liberté, est un nouveau parti très progressiste, et que ce progressisme a pu effrayer une partie plus conservatrice de la population.
En Estonie, l’élection de 2023 avait été marquée par la victoire du Parti de la Réforme (RE) de Kaja Kallas, qui avait recueilli 31 %, suivi en deuxième position par le parti d’extrême-droite EKRE (ID) avec 16 %. En troisième et quatrième position se trouvait un autre parti libéral, Estonie 200 (E200, RE) et les Sociaux-démocrates (S&D). Le parti conservateur Isamaa (PPE) n’avait obtenu à l’époque que 8 % des voix. Mais après un an et demi de gouvernement de centre-gauche, Isamaa est aujourd’hui en tête des sondages avec 27 %, tandis que la Réforme et E200 ont perdu près de la moitié de leurs électeurs. Comment analyser ces difficultés pour la coalition de la première ministre Kaja Kallas, dont l’action est par ailleurs perçue très favorablement sur la scène internationale ?
Piret Ehin
Kaja Kallas jouit en effet d’une perception plus positive sur la scène internationale que sur la scène nationale. Le soutien à la Réforme a commencé à décliner sérieusement à l’automne 2023, six mois environ après les élections générales. À la fin du mois d’août 2023, on a appris qu’une société de transport détenue en partie par le mari de Kaja Kallas, avait poursuivi ses activités en Russie depuis le début de l’après-guerre. Dans un contexte où la première ministre critique de manière très virulente les actions de Poutine en Ukraine et a été l’une des plus ferventes défenseuses de l’Ukraine sur la scène européenne, cette situation a été perçue comme un signe d’hypocrisie par de nombreux électeurs. L’opposition, quant à elle, a aussitôt demandé sa démission. Si Kallas a clairement indiqué qu’elle n’avait aucunement l’intention de démissionner, sa popularité a subi un recul important.
Des facteurs externes expliquent également cette impopularité. L’économie ne se porte pas bien, avec une inflation élevée depuis deux ans et une contraction de 3,5 % de l’économie en 2023. Pour tenter de combler les déficits du budget national, le gouvernement a augmenté les impôts et créé de nouvelles taxes, dont une, particulièrement controversée, sur les véhicules. Toutes ces raisons combinées ont conduit à un net déclin de la popularité de la première ministre dans le pays.
En Lettonie, davantage encore qu’en Estonie et en Lituanie, plusieurs parties représentent de manière spécifique les intérêts de la minorité russophone. C’est le cas du Parti social-démocrate « Harmonie », du parti « Pour la stabilité ! » et de l’Union russe de Lettonie. Comment ces partis se sont-ils positionnés depuis le début de la guerre russe en Ukraine ? Comment le soutien à ces partis a-t-il évolué ?
Jānis Ikstens
Les réactions ont été diverses. « Harmonie », qui était le parti le plus populaire des trois, s’est rangé d’entrée aux côtés de l’Ukraine, déclarant que l’invasion russe de février 2022 était inacceptable et qu’elle représentait une forme de rupture. Mais lors des élections d’octobre, le parti a subi une défaite majeure, échouant à entrer au parlement pour la première fois de son histoire. Des partis plus radicaux et beaucoup plus réticents à critiquer la guerre ont pris le relais, notamment « Pour la stabilité ! », qui a réussi à obtenir des sièges lors de cette même élection.
À l’approche des élections européennes, on observe cependant qu’« Harmonie » semble avoir tiré les leçons des précédents scrutins, et qu’elle commence à revenir à ses niveaux d’avant la guerre. J’y vois une indication du sentiment de la population russophone en Lettonie. En dépit des enquêtes qui suggèrent que la minorité russophone pourrait être divisée en deux, une moitié soutenant la Russie et l’autre moitié l’Ukraine, il semble qu’il y ait dans l’opinion des courants sous-jacents, avec une évolution ces derniers mois. Mais ces courants sont difficiles à identifier : les sondeurs, en Lettonie, ont souvent indiqué qu’il était très difficile d’atteindre les russophones et de les convaincre de participer à des enquêtes.
En Estonie, le Parti du Centre est le premier parti plébiscité par la communauté russophone, tout en disposant traditionnellement d’une base de soutien significative dans le reste de la population. Comment a-t-il évolué depuis février 2022 ?
Piret Ehin
L’Estonie n’a pas vraiment de partis ethniques importants. C’est en partie dû à ce que l’un des principaux partis, le Centre — libéral à tendances populistes — a pu attirer les votes des russophones au cours des deux dernières décennies. Jusqu’à récemment, le Centre présentait ainsi l’exemple d’une intégration réussie des électeurs russophones dans la politique estonienne, avec un électorat et un leadership mixte. Toutefois, du fait de sa volonté d’attirer les électeurs russophones, le Parti du Centre a toujours été plus souple à l’égard de la Russie que la plupart des autres partis estoniens.
En février 2022, cette position est devenue intenable, et le parti a été poussé à adopter une position plus ferme, au risque de s’aliéner les électeurs russophones dont les opinions sont parfois plus mitigées, voire ambiguës. Des tensions et des frictions sont apparues au sein du parti, ce qui a lourdement affecté sa popularité. Avant le début de la guerre à grande échelle de la Russie en Ukraine, le Centre pouvait compter sur le soutien d’environ 20 % de la population. Aujourd’hui, son potentiel électoral est tombé à 10 %. En fait, parmi les électeurs de langue estonienne, le taux de soutien au Parti du Centre n’est plus que de 3,4 %.
Entre-temps, une forme d’exode des électeurs non-russophones a eu lieu, et de nombreuses figures influentes ont quitté le parti. Certains d’entre eux ont rejoint les sociaux-démocrates, tandis que d’autres, dont Jyri Ratas, ancien premier ministre et ancien président du parti, ont rejoint le parti conservateur Pro Patria. Mihhail Kõlvart, ancien maire de Tallinn, est désormais à la tête du parti. Mais l’exode des estonophones signifie essentiellement que le parti ne sera plus en capacité de jouer un rôle important dans la politique estonienne lors des prochaines années, ce qui pourrait avoir pour conséquence de contribuer à la marginalisation des russophones dans la politique estonienne.
Qu’en est-il en Lituanie ?
Ainė Ramonaitė
L’Action électorale polonaise de Lituanie (LLRA) est le principal parti représentant une minorité nationale. Le LLRA s’est efforcé par le passé de représenter également la minorité russophone, avec un certain succès. Dans une moindre mesure, le Parti travailliste présente une composante russophone, non pas tant au niveau de son électorat que de son leader, Viktor Uspaskich, qui est russophone
Actuellement, le Parti travailliste est dans une position défavorable, notamment parce que Viktor Uspaskich, qui est député européen, a démissionné de tous ses postes partisans après la révélation de scandales autour de ses dépenses au sein du parlement. Les résultats du candidat du parti au premier tour des élections présidentielles ont été très mauvais.
Il faudra suivre dans les mois qui viennent comment Eduardas Vaitkus entend se positionner. Il a obtenu une grande partie de ses voix dans les régions où vivent des minorités nationales, polonaises ou russes. Aujourd’hui, il envisage de créer son propre parti et, selon certaines rumeurs, il pourrait se rapprocher de la LLRA.
Quels sont pour vous les principaux sujets qui structurent aujourd’hui le débat public ?
Piret Ehin
Les deux grands thèmes qui dominent les débats publics en Estonie à un mois des élections européennes sont la sécurité et l’économie. Pour l’Estonie, la guerre en cours Ukraine revêt une importance capitale : il est clair que l’Ukraine doit gagner et que la Russie doit perdre — faute de quoi, les conséquences pourraient être catastrophiques non seulement pour les voisins de la Russie, mais peut-être aussi pour l’Europe et, plus largement, pour l’ordre mondial fondé sur des règles (rule-based order). La guerre en Ukraine a suscité une prise de conscience par l’Estonie de son caractère d’État-frontière. Le pays cherche désormais à renforcer sa frontière orientale, le long de laquelle il a construit 600 bunkers en béton. L’attitude de la Fédération de Russie pose également des problèmes très concrets dans la vie quotidienne : à Tartu, deuxième plus grande ville d’Estonie, Finnair a dû interrompre ses liaisons en raison de problèmes d’interférences GPS. Enfin, la situation géopolitique crée également des tensions au sein de la société civile. Il y a quelques semaines, le Parlement estonien a adopté une déclaration désignant le Patriarcat de Moscou comme une institution soutenant l’agression militaire en Ukraine. Le gouvernement estonien exige que l’Église orthodoxe russe en Estonie se détache du Patriarcat de Moscou. À ce stade, les conséquences de cette décision pour les 31 congrégations qui composent l’Église sont encore incertaines.
Le second problème majeur concerne l’économie et les finances, durement entamées par l’inflation et la récession économique de ces dernières années. Les exportations sont en baisse, la demande est faible, et les remèdes sont difficiles à trouver.
Ainė Ramonaitė
Les questions de sécurité sont les plus importantes en Lituanie. Une vaste campagne publique a été lancée pour exiger d’élever les dépenses de défense à hauteur de 4 % du PIB. Cela pose naturellement la question des hausses d’impôts qui devront avoir lieu pour permettre d’accroître ces dépenses. Un autre sujet de débat associé porte sur la conscription universelle, réinstaurée en 2015.
Un autre sujet important dans le débat public est celui des union civiles entre personnes de même sexe. Le Parti de la Liberté n’a toujours pas réussi à faire adopter ce projet de loi au Parlement, et les discussions se poursuivent donc à ce sujet. Les sujets économiques ont joué un rôle moins important lors des derniers mois, du fait notamment de la conjoncture assez favorable, même si la Lituanie a connu des manifestations sectorielles, notamment d’agriculteurs et d’enseignants.
Au sein du groupe des Conservateurs et réformistes européens (CRE), l’Alliance nationale est alliée au parti Droit et justice (PiS) polonais, qui a fait l’objet de nombreuses critiques sur la question de l’état de droit et a été en conflit ouvert avec les institutions européennes. Que signifierait au juste une victoire de l’Alliance nationale pour la participation de la Lettonie à l’Union dans la prochaine législature ?
Jānis Ikstens
La Lettonie ne disposant que de neuf sièges au Parlement européen, les députés lettons ne peuvent certainement pas avoir à eux seuls un impact majeur sur les politiques européennes. Par ailleurs, je ne pense pas qu’une hypothétique victoire de l’Alliance nationale doive être interprétée comme le signe d’un euroscepticisme latent ou croissant. L’Alliance nationale ne propose pas de quitter l’Union européenne et ses positions lors de ces élections sont assez pragmatiques. Le parti a une attitude prudente vis-à-vis du Green Deal. Il est préoccupé par la lenteur et l’insuffisance du soutien à l’Ukraine. Certes, il souhaite limiter l’immigration en provenance de pays non européens, mais une victoire lors de ces élections n’aurait pas, dans ce domaine, d’influence majeure sur la politique intérieure lettone.
L’un des facteurs qui contribuent au succès de l’Alliance nationale est qu’elle a constitué une liste qui compte des figures politiques influentes et bien connues de la population, parmi lesquelles un membre de longue date du Parlement européen, un président de la commission parlementaire des affaires étrangères et une ancienne présidente du Parlement. En Lettonie, les élections européennes tendent à être assez fortement personnalisées, et du fait de la présence de profils expérimentés sur sa liste, une victoire de l’Alliance nationale ne serait pas surprenante. En revanche, elle poserait la question des modalités de fonctionnement du parti en Lettonie lorsque certains de ses dirigeants auront déménagé à Bruxelles.
À l’échelle de l’Union, les trois États baltes sont très souvent perçus comme présentant une forme d’unité politique et géopolitique naturelle. S’agit-il d’un cliché ou peut-on effectivement observer les prémices d’une forme de sphère publique commune ?
Piret Ehin
Il n’y a pas vraiment de sphère publique commune aux trois États baltes, et les trois langues sont évidemment très différentes. Mais il existe un sentiment commun fondé sur le partage de préoccupations similaires en matière de sécurité, qui conduit les États à agir conjointement et à coordonner leurs actions en matière de politique étrangère de sécurité. Toutefois, cette coopération présente encore un potentiel d’amélioration.
Ainė Ramonaitė
Les sphères publiques des États baltes présentent des similarités, mais la communication entre elles demeure limitée. Les trois États sont surtout liés par une même situation géopolitique commune et des problèmes communs. Cette proximité n’est pas due au fait que nous discutions ensemble mais simplement parce que nous sommes dans la même situation géopolitique et que nous avons des problèmes communs.
Comment les médias traitent-ils l’élection européenne du 9 juin ? Peut-on s’attendre à un regain d’intérêt au vu de la situation géopolitique actuelle ?
Piret Ehin
Les questions de sécurité seront, bien sûr, très importantes dans la campagne.
Les partis ont des points de vue légèrement différents sur ce sujet. Le Parti de la Réforme affirme clairement que la sécurité de l’Estonie doit passer par l’appartenance à une Europe unie. Le parti populiste de droite radicale EKRE souhaite pour sa part une Union d’États-nations et insiste sur le fait qu’une fédéralisation excessive ou une trop grande unification constituerait une menace pour la nation estonienne. Un autre sujet qui a fait couler beaucoup d’encre est la crainte d’ingérences extérieures dans les élections, avec les récentes informations selon lesquelles les autorités tchèques et belges ont démasqué un réseau de propagande soutenu par le gouvernement russe. On se souvient que quelques semaines avant les élections générales de 2023, Politico avait révélé qu’Evgueni Prigojine aurait tenté d’interférer dans les élections au Parlement européen en Estonie en 2019. Si la sécurité intérieure estonienne n’a pas confirmé officiellement l’information, celle-ci a clairement remis au premier plan du débat public la question de l’ingérence russe en Estonie.
En Estonie, la campagne pour les sept sièges dont dispose le pays au Parlement européen n’est pas encore pleinement lancée. Lors des dernières élections, le taux de participation avait été d’environ 37 % — en-deçà de la moyenne de l’Union. Les études montrent que même si le soutien à l’Union est élevé, le sentiment d’appartenance est relativement faible. Les citoyens n’ont pas le sentiment d’avoir réellement leur mot à dire en Europe.
Le taux de participation aux élections européennes de 2019 a été plus élevé en Lituanie que dans les deux autres États baltes, avec 53 %. Faut-il craindre une baisse de ce chiffre alors que la Lituanie votera à quatre reprises cette année ? Si oui, quels partis seraient susceptibles de se distinguer dans un contexte de faible participation ?
Ainė Ramonaitė
Une forte baisse de la participation est probable. En réalité, la seule raison pour laquelle le taux de participation aux élections européennes en Lituanie était plus élevé que dans les États voisins était que les élections européennes coïncidaient habituellement avec le second tour des élections présidentielles en Lituanie. Or ce ne sera pas le cas cette année. Je m’attends donc à ce que le taux de participation aux élections européennes soit très faible. La seule fois où les élections au Parlement européen n’ont pas coïncidé avec les élections présidentielles en 2009, le taux de participation n’avait été que de 21 %.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Pour l’instant, l’attention portée aux élections du Parlement européen est très faible. Ces élections sont totalement éclipsées par les élections présidentielles, et la campagne n’a pas encore démarré. Elle ne commencera sans doute véritablement qu’après le deuxième tour, le 26 mai.
En général, le TS-LKD est le parti qui a les électeurs les plus loyaux, les plus éduqués et les plus intéressés par la politique. Il est donc possible qu’ils profitent de cette situation. Les sociaux-démocrates obtiendront probablement aussi de bons résultats. Mais il faudra suivre également un nouveau parti, l’Union des démocrates « pour la Lituanie » (DSVL, Verts/ALE) dirigé par Saulius Skvernelis, ancien premier ministre. Il s’agit d’un parti encore jeune, mais sa tête de liste, Virginijus Sinkevičius, est l’actuel commissaire européen lituanien, qui est par ailleurs assez populaire dans le pays. Cela pourrait attirer l’attention des électeurs. Le parti a été plus en difficulté aux élections présidentielles, où il s’est présenté avec un candidat peu connu.
Valdis Dombrovskis, membre de JV, était vice-président exécutif de la Commission européenne et commissaire pour le Commerce extérieur lors de la législature passée. Sa reconduction est-elle certaine dans la mesure où son parti dirige le gouvernement actuel ?
Jānis Ikstens
Si la nomination du candidat letton à la Commission est formellement du ressort exclusif du premier ministre, elle sera de fait précédée d’une discussion au sein de la coalition gouvernementale. Jusqu’à récemment, il semblait que personne ne s’opposerait vraiment à ce que Valdis Dombrovskis soit à nouveau nommé. Cependant, Nouvelle Unité est minée par une série de scandales liés au financement de la campagne et du parti et aux actions de l’ancien premier ministre Krišjānis Kariņš, ce qui a fait émerger certains doutes. Cet affaiblissement de Nouvelle Unité a mené les Progressistes à demander une discussion sur le choix du prochain commissaire letton, suggérant qu’ils disposeraient eux-mêmes d’un bon candidat. Il faudra suivre ces échanges dans les mois à venir.
Virginijus Sinkevičius, Commissaire à l’Environnement, aux Océans et à la Pêche est le seul membre de la Commission européenne a faire partie du groupe des Verts. Quel rôle jouent les questions environnementales dans le débat public lituanien ?
Ainė Ramonaitė
Nous sommes nous-mêmes surpris que ce sujet ne soit pas davantage sur le devant de la scène en Lituanie. Certes, la plupart des partis traitent du sujet dans leurs programmes électoraux — mais le clivage est faible, et la plupart des partis expriment des ambitions écologiques. Le seul parti vraiment opposé aux politiques européennes sur ces questions est l’Alliance nationale (NS, nationaliste), mais il s’agit d’une force politique assez faible. La Lituanie compte des organisations non gouvernementales très actives qui défendent la lutte contre le changement climatique et le bien-être animal. Ce sont surtout elles qui portent ces questions.
La reconduction à son poste de Virginijus Sinkevičius, dont le parti n’est pas membre de la coalition gouvernementale actuelle, semble difficile. Mais paradoxalement, le commissaire sortant semble avoir le profil adéquat pour rendre la politique européenne plus visible en Lituanie. Pourrait-il jouer un rôle clef dans la brève campagne à venir ?
Sinkevičius souhaiterait être reconduit, et il nourrit sans doute encore un espoir en ce sens. Mais comme vous l’avez dit, ce scénario ne semble pas à privilégier, car il est membre d’un parti d’opposition.
Le commissaire sortant parle beaucoup des questions européennes et des dossiers écologiques. Pour l’instant, il n’y a pas beaucoup de temps pour de tels débats, mais avant les élections du Parlement européen, il devrait être le plus à même de présenter ces sujets au grand public. Sinkevičius est dans une bonne position pour faire passer ce message et rendre les sujets européens plus attractifs. S’il y parvient, on peut s’attendre à ce que l’attention portée aux affaires européennes augmente un peu en Lituanie.
La possibilité que Kaja Kallas occupe un poste de premier plan à l’échelle européenne a fait l’objet d’intenses spéculations ces derniers mois — non seulement à Bruxelles, mais aussi au sein du milieu politique estonien. Jüri Ratas, figure de l’opposition au gouvernement libéral, se plaît à suggérer que Kaja Kallas pourrait bientôt quitter Tallinn pour Bruxelles. Il est vrai que la première ministre estonienne semble présenter le profil idéal pour occuper ce qu’on pourrait qualifier de « poste géopolitique », comme future Haute-Représentante ou comme première commissaire à la Défense par exemple. Quels facteurs pourraient contribuer à ce que Kallas saisisse ou non cette opportunité ?
Piret Ehin
L’accord de coalition en vigueur en Estonie entre les trois partis gouvernementaux stipule clairement que le siège de Commissaire européen revient au Parti de la Réforme. Comme vous l’avez noté, il y a eu beaucoup de discussions autour du fait que Kallas pourrait se voir offrir un poste de commissaire. Elle-même n’a rien dit à ce sujet, mais on se souvient qu’elle a critiqué par le passé le manque d’Européens de l’Est aux postes les plus élevés de l’Union. Elle s’abstient sans doute délibérément de tout commentaire à ce sujet avant les élections, dans un contexte où la Réforme est en mauvaise position dans les sondages. Je pense qu’à ce stade, Kallas ne veut pas ouvrir une séquence qui puisse suggérer un prochain remaniement gouvernemental.
En définitive, l’affaiblissement de Kaja Kallas sur la scène politique nationale ne pourrait-elle pas favoriser son départ pour Bruxelles ?
Les opposants à Kaja Kallas ont clairement insisté sur la nécessité d’un changement de direction au sein du parti. Je pense que tout cela dépendra d’une part des discussions internes au sein de la Réforme, et d’autre part des souhaits de Kaja Kallas elle-même. En l’état, il est encore difficile de spéculer sur ce sujet.