Après six mois de refus obstiné, d’accords bipartisans atteints puis abandonnés, de rivalité pour le leadership entre Républicains du Congrès et Donald Trump, le speaker de la Chambre, Mike Johnson, a enfin dévoilé son projet de loi d’aide à l’Ukraine mercredi 17 avril. 

  • Celui-ci reprend dans les grandes lignes les sommes prévues dans le paquet adopté par le Sénat le 13 février dernier (70-29).
  • Au total, 60,84 milliards de dollars seront alloués pour l’aide à l’Ukraine, dont 23,2 milliards serviront à reconstituer les stocks américains, 11,3 milliards à financer les opérations militaires américaines dans la région et 13,8 milliards à aider l’Ukraine à acheter des systèmes d’armes et d’autres équipements de défense1.
  • Afin de rassurer l’aile droite du GOP, deux principaux changements ont été apportés : les 9 milliards de dollars d’aide économique prendront la forme d’un prêt-subvention (forgivable loan) dont la moitié pourra être annulée après le 15 novembre 2024 et l’autre moitié à partir de 2026, et les mesures de supervision de l’aide seront renforcées2.
  • Les élus favorables à une assistance militaire accrue à l’Ukraine seront quant à eux d’autant plus enclins à voter en faveur de ce projet de loi en raison de l’ajout d’une disposition concernant l’envoi de missiles longue portée ATACMS (300 km). Jusqu’à présent, seulement des missiles d’une portée de 160 km ont été envoyés par l’administration Biden.

En réalité, la principale difficulté susceptible d’entraver le passage du projet de loi sera moins le contenu du texte lui-même que les procédures qui l’encadreront. Afin de permettre aux élus de se positionner sur chaque sujet spécifiquement, le projet de loi sur l’aide à l’Ukraine sera inclus dans un paquet comprenant l’aide à Israël, à l’Indo-Pacifique (notamment Taïwan) ainsi qu’un quatrième texte dans lequel figurent plusieurs mesures bipartisanes (le REPO Act, qui permettrait de saisir et de vendre des actifs russes gelés afin de financer l’effort de guerre ukrainien, l’interdiction de TikTok déjà votée par la Chambre en mars, des sanctions contre l’Iran3…)

  • Contrairement au paquet voté par le Sénat, sur lequel un seul vote a été organisé, les représentants de la Chambre voteront sur chaque texte un à un. Ils seront ensuite envoyés au Sénat sous la forme d’un seul texte, ce qui facilitera son passage.
  • Johnson a cependant annoncé qu’un cinquième projet de loi sur l’immigration et la frontière sud sera soumis au vote en fin de semaine, bien qu’il ne sera pas intégré au paquet de politique étrangère. Celui-ci reprend en substance les éléments du projet de loi très conservateur H.R.2 passé par la Chambre en mai 2023 qui est resté lettre morte au Sénat, à majorité démocrate4.
  • Hier, alors que la commission de la Chambre sur les règles (House Rules Committee) — un organe primordial qui fixe la manière dont les votes seront organisés — débattait du projet de loi sur l’immigration, trois membres républicains (Ralph Norman, R-SC, Chip Roy, R-TX et Thomas Massie, R-KY) ont refusé d’adopter un règlement pour encadrer les discussions, mettant de facto temporairement fin au plan de Johnson.
  • Le speaker a par la suite proposé de briefer ces trois membres sur « les renseignements derrière ces projets de loi »5. Ces derniers estiment que considérer séparément le projet de loi sur la frontière des autres textes revient à tuer dans l’œuf tout espoir d’adoption du texte (auquel les Démocrates s’opposent farouchement)6.
  • Si Mike Johnson ne parvient pas à convaincre son aile droite d’adopter un règlement encadrant ces projets de loi, il pourrait être contraint de se tourner vers les Démocrates qui disposent de quatre membres au sein de la commission. Une telle pratique est toutefois extrêmement rare à la Chambre, où les votes en commission demeurent largement partisans.

La décision de Mike Johnson d’ouvrir un tel processus — bien que son issue soit plus qu’incertaine à ce jour — s’est accompagnée d’un revirement majeur dans la manière dont le leadership républicain présente l’aide à l’Ukraine auprès de ses électeurs. Si certains élus de l’aile droite (notamment Marjorie Taylor Greene, R-GA) se sont rapprochés de la propagande russe ces derniers mois7, Johnson a quant à lui adopté les éléments de langage de la Maison-Blanche concernant la finalité des sommes octroyées pour l’Ukraine.

  • Mercredi 17 avril, sur CNN, Johnson a publiquement déclaré pour la première fois que « 80 % des dépenses pour l’Ukraine servent à réapprovisionner les armes et réserves américaines »8.
  • Cela fait plusieurs mois que l’administration démocrate tente de rallier le soutien des Républicains en faisant circuler les données des retombées économiques de l’aide à l’Ukraine État par État.
  • Ce chiffre de 80 % est cohérent avec de précédentes évaluations réalisées par le Washington Post9 et l’analyste du CSIS Mark Cancian10, qui plaçaient la part de dépenses pour l’Ukraine qui bénéficiait à l’armée et à l’industrie américaine entre 60 et 90 %.

Johnson a également mis en avant des arguments plus personnels, invoquant notamment l’exemple de son fils, sur le point d’entrer à l’académie navale : « Pour parler franchement, je préférerais envoyer des balles en Ukraine plutôt que des garçons américains (American boys). Mon fils va entrer à l’académie navale cet automne. Il s’agit d’un exercice de tir réel pour moi, comme pour de nombreuses familles américaines »11. Au final, ce n’est pas le désir d’aider l’Ukraine et de lutter contre l’impérialisme russe qui aura motivé la décision du speaker, mais l’America first.