Prendre du recul. Depuis le 7 octobre, à travers nos cartes — celle des réactions planétaires à l’attaque du Hamas a fait la une de plusieurs grands journaux européens —, nos analyses, des entretiens exclusifs, nous essayons de proposer un cadre et des outils utile pour penser la « guerre de Soukkot ». Si vous pensez que ce travail mérite d’être soutenu, nous vous invitons à vous abonner à la revue.
Au carrefour de l’histoire mondiale
Le matin du 7 octobre 2023, le journal Le Monde, publiait un article sur la réhabilitation du wadi Gaza, un cours d’eau qui, après de fortes pluies, irrigue la plus grande zone humide de l’enclave1. Il doit devenir un corridor écologique : le bassin a été nettoyé, rempli d’eau propre, la flore et la faune indigènes ont été réintroduites. Le wadi prend sa source à quelques centaines de kilomètres à l’est, entre le désert du Néguev et les collines d’Hébron. Pendant des millénaires, cette rivière a été une source de richesse — parfois très importante — pour la ville de Gaza.
Le fait que l’article soit paru le jour du massacre de 1 200 Israéliens par le Hamas était bien sûr une coïncidence tragique. L’auteur, Samuel Forey, voulait rapporter « des choses positives et humaines » de Gaza — c’était alors probablement le pire moment possible. Mais son article est important. Car presque personne ne sait rien de Gaza et de son histoire millénaire. Or ce territoire n’a jamais été une bande géographiquement isolée mais bien un centre culturel et économique important.
Dans la plus grande oasis de la région, l’eau n’était d’ailleurs pas la seule source de richesse. Depuis des millénaires, Gaza est un pont entre l’Asie et l’Afrique, reliant le Levant à l’Égypte et à l’Afrique du Nord. On appelait cette liaison la voie d’Horus à l’époque pharaonique et la voie du Sultan à l’époque ottomane. Avec son port, elle permettait également la liaison vers l’Europe pour les caravanes commerciales en provenance de la péninsule arabique.
Bien sûr, Gaza était aussi un lieu contesté — au centre de l’histoire mondiale.
Une brève histoire de Gaza
Habitée à l’origine par les Cananéens et les « peuples de la mer » — les Philistins — les pharaons y ont combattu les Assyriens et les Babyloniens. En 530 avant Jésus-Christ, le roi perse Cyrus le Grand s’est emparé de la ville fortifiée. C’est de là que partit son successeur pour conquérir l’Égypte. Un siècle plus tard, Hérodote décrit Gaza comme gouvernée par un roi arabe, probablement un vassal des Perses. Alexandre le Grand assiégea la ville pendant trois mois en 332. Il fut probablement blessé au cours des combats avant de s’emparer de la cité grâce à un matériel de guerre plus sophistiqué et de faire tuer tous les hommes. Selon l’historien Jean-Pierre Filiu, le pillage de Gaza aurait rempli dix navires destinés à la Macédoine2. Selon Plutarque, Alexandre aurait envoyé à lui seul dix tonnes d’encens et deux tonnes de myrrhe à son précepteur Léonidas. La voie était libre pour la conquête de l’Égypte.
En 63 avant Jésus-Christ, sous le rival de César, Pompée, Gaza devint une partie de la province romaine de Judée. Au IVe siècle, les Byzantins y emboîtèrent le pas aux Romains : des mosaïques spectaculaires témoignent de la richesse de cette époque. Le christianisme se répandit et les premiers monastères importants y furent fondés, comme celui de saint Hilarion de Gaza. Ce moine, issu d’une famille aisée de la ville, avait étudié la philosophie grecque à Alexandrie et était devenu le fondateur de la première communauté d’ermites en Palestine. Son monastère devint l’un des plus grands de la région.
Mais depuis le IVe siècle, Gaza n’était pas seulement connue pour être un lieu de pèlerinage : sa renommée venait aussi d’une autre source, le vinum Gazetum — le vin de Gaza. Il était exporté depuis le port de Gaza tout autour de la Méditerranée, célèbre et vanté, par exemple par Grégoire de Tours, érudit européen de premier plan à l’époque. Un pèlerin de l’époque décrit la ville ainsi : « une ville merveilleuse, magnifique, ses habitants sont très respectueux, se distinguent à tous égards par leur gentillesse et leur amour pour les personnes venant de contrées étrangères »3.
En 637, Gaza tombe entre les mains du légendaire général musulman et conquérant de l’Égypte, Amr ibn al-As. La garnison byzantine fut tuée, mais la population épargnée. La plupart des chrétiens se convertirent assez rapidement à l’islam. La petite communauté juive — présente à Gaza depuis la période hellénistique et également dans la ville de Rafah — paya un impôt de protection, et les dhimmis ne furent pas inquiétés.
Il fait d’ailleurs consensus que Gaza n’a jamais été considérée par les érudits juifs comme faisant partie d’Eretz Israël, la terre d’Israël biblique selon le Talmud. Jusqu’au temps des croisades, la communauté juive y a prospéré sous la domination musulmane. Les dirigeants de la ville ont changé plusieurs fois entre musulmans et chrétiens, et la ville a été détruite à plusieurs reprises jusqu’à ce que Saladin la reconquiert définitivement en 1187. Gaza connaît alors une nouvelle renaissance, surtout sous les Ottomans, qui l’ont intégrée à leur empire en 1516. Grâce à Nathan Ashkenazi, dit Nathan de Gaza, l’endroit devint au XVIIe siècle un centre de mysticisme juif et l’origine du plus grand mouvement messianique juif moderne.
La renaissance et le chaos : les ondes de choc de la lutte pour Gaza
Comme nœud géostratégique, Gaza est restée disputée au cours des siècles suivants. Napoléon s’est emparé de la ville afin de pouvoir pénétrer en Syrie après sa campagne d’Égypte. La Grande-Bretagne et l’Empire ottoman y ont mené des combats acharnés pendant la Première Guerre mondiale. Même sous mandat britannique après la défaite du sultan, Gaza est restée à la fois un pont et un hub stratégique : depuis la gare de Gaza, on pouvait se rendre à Alexandrie, au Caire, à Jérusalem, à Beyrouth et même, probablement, à Istanbul en train.
Après la guerre d’indépendance israélienne de 1948, l’Égypte prend le contrôle de la ville et de ses environs : c’est à ce moment que le terme « bande de Gaza » apparaît. Environ 200 000 réfugiés y trouvent refuge lors de la « Nakba », quadruplant presque sa population.
Les décennies probablement les plus terribles de l’histoire millénaire de ce lieu — et de la région — sont alors sur le point de commencer. Gaza est de plus en plus isolée de son arrière-pays naturel et du reste de la Palestine.
Mais des lueurs d’espoir subsistent.
Israël s’empara de Gaza en 1967, mais 26 ans plus tard, l’OLP et Israël signèrent les accords d’Oslo, qui plaçaient Jéricho, en Cisjordanie, et Gaza sous l’administration de l’Autorité palestinienne. Gaza devint le quartier général provincial où se tint la première réunion du Conseil national palestinien. En 1998, l’aéroport international de Gaza fut inauguré en présence du président américain Bill Clinton et de Yasser Arafat. 700 000 passagers devaient y être transportés chaque année — et Gaza à nouveau reliée au reste du monde. Mais ce rêve et celui de la paix furent de courte durée. Le trafic aérien fut interrompu pendant la première Intifada en 2001, la tour de contrôle bombardée par les Israéliens et les pistes détruites au bulldozer. En 2005, Israël fit évacuer unilatéralement toutes les colonies de la bande de Gaza, sans coordination avec l’Autorité palestinienne.
En 2006, peu après, le Hamas remporta la majorité absolue lors des élections législatives dans les territoires autonomes palestiniens. Un conflit armé éclata avec l’OLP, à la suite duquel le Hamas commença à gouverner seul à Gaza.
S’engage ensuite une spirale de violence et de représailles entre le Hamas et Israël, qui atteint de nouveaux sommets dans l’horreur avec le massacre barbare perpétré par le Hamas le 7 octobre et la destruction de Gaza qui s’en est suivie, dans laquelle on dénombre plus de 30 000 morts à ce jour du côté palestinien.
Dans un moment aussi tragique, qu’est-ce qui justifie cette longue digression historique ? En ces temps de deuil, d’immense tristesse et de désespoir, alors que la région est si isolée et que l’on y meurt probablement plus que jamais, porter son regard sur l’histoire est important : la longue durée peut donner du courage. Malgré tous les conflits qu’elle porte en elle, on peut y puiser des visions, car certaines réalités ne changent pas. Le wadi Gaza est toujours là. Et Gaza est toujours, géographiquement, un carrefour stratégique qui peut redevenir un pont entre l’Afrique, l’Asie, l’Europe et la péninsule arabique. Ce n’est pas un rêve naïf — même s’il faudra des décennies pour panser les plaies des deux côtés. Pour cela, il faut une vision.
Au large de Gaza se trouvent d’importantes réserves de gaz naturel et de pétrole en Méditerranée, sur l’exploitation desquelles Israéliens, Palestiniens et Égyptiens se sont déjà presque mis d’accord. La population est relativement bien formée. Et les pays du Golfe, l’Arabie saoudite en tête, pourraient investir des milliards pour la reconstruction de Gaza — si les Palestiniens et les Israéliens parvenaient à trouver une solution politique. La réconciliation et le pardon font partie des défis les plus difficiles et les plus longs à relever pour les hommes et les sociétés et peuvent, dans les moments de grandes souffrances, sembler impensable. Mais là aussi, des exemples historiques devraient nous servir d’aiguillon. La fin pacifique de l’apartheid en Afrique du Sud en est un. Plus proche de nous, la transformation de l’hostilité héréditaire franco-allemande en amitié en est un autre.
Sources
- Samuel Forey, « En Palestine, la renaissance d’un cours d’eau après vingt ans d’efforts », Le Monde, 07 octobre 2023.
- Jean-Pierre Filiu, Histoire de Gaza, Fayard, 2012.
- Philip Mayerson, « The Wine and Vineyards of Gaza in the Byzantine Period », Bulletin of the American Schools of Oriental Research, n. 257, 1985.