Le 10 janvier dernier, le média d’investigation Correctiv révélait la réunion secrète organisée en novembre dernier par plusieurs figures de l’extrême droite allemande et autrichienne. Son objectif : collecter des fonds pour soutenir un futur plan de « remigration » susceptible de concerner jusqu’à 20 millions de personnes, dont plusieurs millions de citoyennes et de citoyens allemands. Dans les semaines qui ont suivi, la société civile allemande est descendue massivement dans la rue pour défiler contre l’extrême droite. Pourtant, cette mobilisation majeure de la société civile ne semble pas endiguer la vague nationaliste.
L’Alternative pour l’Allemagne (AfD) atteint même dans les sondages des scores historiques : 15 à 25 % au niveau fédéral ces derniers mois, et jusqu’à 35 % dans l’Est du pays, où des élections régionales décisives auront lieu cet automne. En dépit de ses liens de plus en plus évidents avec les milieux identitaires et néo-nazis, l’AfD n’a jamais été aussi près d’accéder au pouvoir au niveau régional.
Pour mieux cerner cette évolution, nous nous sommes entretenus avec Claire Demesmay, politologue spécialiste des relations franco-allemandes et professeure invitée à l’université de la Sarre, et Pascal Thibaut, correspondant à Berlin pour Radio France Internationale.
Bienvenue dans le troisième épisode de notre nouveau podcast hebdomadaire, « Décoder 2024 ».
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Depuis mi-2023, l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) obtient des scores historiquement élevés dans les sondages. Alors que le parti d’extrême-droite n’avait encore obtenu que 10 % des voix lors du scrutin fédéral de 2021, il est désormais crédité de 17 à 20 % des intentions de vote, en deuxième place derrière les chrétiens démocrates. L’émergence de l’AfD est un phénomène somme toute assez nouveau, datant du milieu des années 2010, et son irruption à la seconde position a été encore impensable, voilà dix ans. Comment en est-on arrivé là ?
Pascal Thibaut
On a eu longtemps l’impression que l’Allemagne était quelque part un cas à part, qu’il y avait un Sonderweg, pour reprendre un mot allemand connu, en ce qui concerne l’extrémisme de droite qui se développait dans beaucoup de pays européens mais qui restait marginal en Allemagne. Des groupuscules de droite radicale pouvaient à l’occasion obtenir des résultats significatifs dans telle ou telle élection régionale, mais ils disparaissaient en général dès l’élection suivante. Depuis 2013, avec la fondation de l’AfD, on observe une croissance quasi-continue du parti, avec aujourd’hui des scores historiquement hauts, qui peuvent dépasser les 20 %. On constate également que ce parti a connu une évolution sensible, avec une radicalisation constante qui le distingue foncièrement, par exemple, du Rassemblement national (RN) français. Après 2015, avec l’arrivée massive de réfugiés, notamment syriens, l’AfD a exploité les peurs qui se sont fait jour au sein de la population. Cela lui a permis notamment d’obtenir de meilleurs scores, d’entrer pour la première fois au Bundestag en 2017, mais aussi dans presque tous les parlements régionaux ainsi qu’au Parlement européen. Depuis 2021, le parti obtient des scores encore beaucoup plus importants, qui s’expliquent sans doute par les crises qui ont secoué l’Allemagne, la crise due à la pandémie de Covid et le développement de mouvements nouveaux, notamment complotistes. Des craintes très profondes existent dans une partie de la population concernant la montée de l’inflation, la crise énergétique et les angoisses sur l’avenir qu’exploite l’AfD. L’impopularité du gouvernement, quant à elle, profite à l’opposition et surtout à cette opposition la plus radicale. C’est ce qui explique sans doute ces scores historiquement hauts.
Claire Demesmay
Comme le disait Pascal Thibaut, on observe en Allemagne une forme de « triste normalisation » de l’extrême droite. La faiblesse de l’extrême droite allemande après-guerre est liée notamment au passé nazi et au travail sur le passé nazi. Or ce traumatisme s’éloigne de plus en plus. Mais il faut aussi souligner l’effet des crises à répétition que traversent les pays européens. L’AfD, il faut le rappeler, n’est pas née sur les questions migratoires, mais en réaction à la crise de la dette en Europe. Faut-il être solidaire, oui ou non, vis-à-vis d’autres États européens ? Voilà la question qui prédominait lors de la fondation de l’AfD. Et puis il y a eu un glissement thématique. De plus en plus, la question migratoire et les revendications identitaires ont pris le dessus, et l’AfD a mis en avant un nationalisme d’extrême droite vraiment très classique. À cela s’ajoute une défiance croissante vis-à-vis du personnel politique, des partis et des structures intermédiaires. Pendant très longtemps, l’Allemagne était très loin derrière la France sur ces questions-là, la défiance était faible. Aujourd’hui, certes on observe toujours une différence entre la France et l’Allemagne, mais la défiance s’est accrue en Allemagne également. Une majorité des Allemands interrogés disent ne pas faire confiance aux partis politiques pour résoudre les problèmes actuels. C’est là aussi l’un un phénomène relativement nouveau, l’un des aspects de cette « triste normalisation » que j’évoquais.
Faut-il voir dans cette défiance croissante l’explication de la difficulté qu’ont aujourd’hui les conservateurs à capitaliser sur l’impopularité du gouvernement ?
Pascal Thibaut
Oui, je pense qu’il y a effectivement un rejet des parties établis, de ce que certains appellent l’establishment, qui profite plutôt à des partis hors du jeu démocratique traditionnel. On a vu que les difficultés, l’impopularité du gouvernement actuel n’ont fini par profiter à l’opposition chrétienne-démocrate [l’Union CDU/CSU, n.d.l.r.] que tardivement. On aurait pu penser que la CDU/CSU aurait pu exploiter davantage cette impopularité. On verra par ailleurs si le nouveau parti de Sahra Wagenknecht, nouveau venu dans le paysage politique allemand, profitera de cette même dynamique de rejet des forces établies.
Vous l’évoquiez à l’instant, le système de partis allemand est en pleine ébullition. Sahra Wagenknecht, transfuge du parti de gauche radical Die Linke, a récemment créé son propre parti, l’« Allliance Sahra Wagenknecht » (BSW). Son programme combine les revendications sociales chères à l’électorat populaire de l’Est, mais aussi l’exigence d’une limitation de l’immigration et le rejet des sanctions vis-à-vis de la Russie. Quant à Hans-Georg Maaßen, figure controversée de l’aile droite de la CDU, il a lui aussi annoncé la transformation en partie de son mouvement national conservateur, l’Union des valeurs (Werteunion), qui pourrait à l’avenir former des coalitions avec l’AfD. Peut-on lier ces évolutions à la montée en puissance de l’AfD ?
Claire Demesmay
Je pense que ces mouvements ne sont pas directement la conséquence de la montée de l’AfD, mais sont en effet, comme vous le supposez, liés à ce rejet des partis établis, à la montée du populisme, à la recherche de solutions simples à des problèmes complexes. En Allemagne, cette évolution produit aujourd’hui une fragmentation du paysage partisan. Dans les années 70, il n’y avait encore que trois groupes parlementaires au Bundestag. Aujourd’hui, il y en a six — et deux nouveaux partis viennent tout juste de se créer. Par ailleurs, des élections auront lieu cette année dans trois des Länder de l’Est. La fragmentation introduit des tensions significatives dans le processus de formation de coalitions gouvernementales.
Les revendications de l’AfD, notamment sur les questions migratoires, ont aussi un effet à l’intérieur des partis. Ces derniers mois, on a observé un durcissement des discours de la coalition sur ces questions. Olaf Scholz a annoncé des expulsions « à grande échelle » (« im großen Stil ») l’an passé, Christian Lindner lors d’une manifestation d’agriculteurs a annoncé vouloir diminuer les aides aux réfugiés. Observe-t-on une droitisation du paysage politique comme on l’observe ces dernières années en Italie ou en France ?
Pascal Thibaut
Oui, je pense que c’est tout à fait clair. C’est une tendance dans beaucoup de pays européens et sur l’immigration proprement dite, on observe effectivement que la coalition au pouvoir, traditionnellement libérale sur ces questions avec la présence des sociaux-démocrates et des Verts, mais aussi des libéraux du FDP, a procédé à un durcissement de son discours. Le gouvernement tente de montrer qu’il est capable de résoudre un problème qui visiblement suscite les inquiétudes de la population, en espérant que cela va réduire le terreau sur lequel l’extrême droite prospère. Jusqu’à présent, cette stratégie n’a pas été couronnée de succès dans les sondages. Par ailleurs, la volonté du gouvernement de collaborer sur ces questions avec les chrétiens-démocrates n’a pas vraiment fonctionné. Le président de la CDU, Friedrich Merz, est resté sur une ligne d’opposition dure, pour, sans doute, exploiter l’impopularité du gouvernement et gagner des points à son propre profit. On a vu les Verts contraints d’accepter des arbitrages douloureux sur ces questions migratoires, qui restent quand même un marqueur fondamental pour le parti, et sur lesquelles Annalena Baerbock avait conduit la campagne électorale en 2021. L’acceptation par Baerbock de la réforme du droit d’asile au niveau européen a contribué à sa baisse de popularité au sein du parti. Mais il y a aussi un principe de réalité : beaucoup de communes allemandes connaissent des difficultés logistiques importantes alors que l’Allemagne continue d’accueillir beaucoup plus de réfugiés, qu’ils soient venus d’Ukraine — principalement en 2022 — ou d’autres pays.
Il y a quelques semaines, le média d’investigation Correctiv révélait l’organisation d’une réunion secrète à Potsdam en novembre 2023, visant à préparer à préparer un vaste plan de « remigration » des personnes d’origine étrangère présentes en Allemagne. Des manifestations majeures s’en sont suivies. Une pétition signée par plus de 800 000 personnes ces dernières semaines demande l’interdiction de la l’AfD. Deux procédures de ce type ont été lancées depuis l’an 2000 contre la NPD, un parti néo-nazi, mais sans succès. Une procédure du même type est-elle envisageable vis-à-vis de l’AfD ?
Claire Demesmay
En Allemagne, il est possible d’interdire un parti qui est dangereux pour la démocratie ou qui s’oppose aux principes énoncés dans la Loi fondamentale, la constitution allemande. Cependant la procédure est extrêmement lourde et exige un niveau de preuve très important sur le plan juridique. Ce genre de procédure a déjà échoué dans le passé, parfois pour un simple vice de forme, et il est très long. Par ailleurs, et c’est sans doute l’aspect le plus important, lancer une procédure de ce type présente un fort risque politique. Vouloir interdire l’AfD, c’est s’attaquer frontalement à un parti politique qui représente un nombre important d’électeurs et d’électrices.
Un parti qui pourrait gouverner au niveau régional d’ici l’année prochaine ?
En théorie, c’est possible — à la condition que l’AfD réussisse à former une coalition gouvernementale. Cette perspective augmente le risque politique inhérent au lancement d’une procédure d’interdiction. Le signal envoyé aux électeurs serait : « on ne vous entend pas ». Or, ce qui alimente en partie le vote de l’AfD, c’est précisément le sentiment de n’être pas entendu, la peur du déclin, de la marginalisation. Ce genre de procédure pourrait renforcer l’insatisfaction de l’électorat et lancer un cercle vicieux. Pour autant, il y a bien une discussion en Allemagne sur ce sujet et sur l’impact d’une potentielle interdiction, comme sur celui des grandes manifestations qui ont lieu actuellement dans l’ensemble du pays. Pour l’instant, l’AfD perd plutôt quelques points dans les sondages. Mais, selon les chiffres du parti lui-même — chiffres naturellement difficiles à vérifier —, le nombre de demandes d’adhésion à l’AFD tendrait plutôt à augmenter. Personnellement, je pense que les manifestations ont du sens, ne serait-ce que pour que le cœur de la société se solidarise, se réveille, exprime son attachement aux valeurs démocratiques. Cette prise de conscience collective me paraît absolument fondamentale. Je suis beaucoup plus réservée sur la question de l’interdiction du parti en tant que tel, qui pourrait avoir un tout autre effet sur la psychologie collective.
Pascal Thibaut
Je pense qu’il faut rester prudents. D’un côté, il est important que la société civile montre qu’elle se mobilise, qu’elle est dynamique, qu’elle rejette majoritairement les idées exprimées par l’extrême droite. D’un autre côté, il peut y avoir aussi quelque part une sorte de solidarisation de certaines couches de la société avec l’AfD ainsi mise sous pression. Certains pourraient vouloir indirectement montrer aux manifestants qu’ils ne se laissent pas faire, qu’ils ne sont pas « les victimes des médias aux mains du pouvoir », etc. Il existe un narratif puissant sur les réseaux sociaux, orchestré directement ou non par l’AfD, sur le fait que la plateforme Correctiv serait en fait instrumentalisée par le gouvernement. Mais il est encore bien trop tôt pour prédire l’évolution du soutien à l’AfD dans la séquence à venir. Il faudra, je pense, attendre d’abord le test national que constituent les élections européennes de début juin, avant les trois régionales à l’Est en septembre.
La faiblesse de l’extrême droite dans l’Allemagne d’après-guerre était aussi le résultat de dispositifs d’éducation politique et de mémoire sans équivalent en Europe. Avec une AfD à 20 % aujourd’hui, on peut s’interroger sur l’effectivité de ce modèle. Pensez-vous que le résultat actuel de l’AfD est un signe que le modèle d’éducation politique allemand a atteint ses limites ?
Claire Demesmay
C’est difficile à dire. Je pense que c’est un modèle qui a plutôt bien fonctionné. L’éducation politique, la politische Bildung, est autre chose que l’éducation civique à la française ‒ elle est présente dans les écoles, dans les universités, mais aussi au sein de la police et de l’armée. Il y a cette volonté d’insuffler et de cultiver les valeurs démocratiques à différents niveaux de la société. Mais le monde a changé, les crises se sont multipliées et tout va beaucoup plus vite qu’autrefois. Donc les peurs sont aussi plus importantes. Comment savoir où nous en serions aujourd’hui avec le populisme en Allemagne sans cette éducation politique ? Il faudrait disposer de deux réalités parallèles pour pouvoir l’étudier. Mais je pense qu’il s’agit d’un programme toujours valable, même s’il doit être amélioré et n’est pas nécessairement suffisant.
Si l’AfD atteint 20 % dans les sondages fédéraux, c’est surtout à l’Est qu’elle est en position de force. Si on votait ce dimanche, la grande majorité des circonscriptions des Länder de l’Est, sauf quelques centres urbains dont Berlin, seraient remportées par l’AfD. Aujourd’hui, le parti est donné à 28 % au Brandebourg, 31 % en Thuringe, 35 % en Saxe, les trois régions dans lesquelles se tiendront des élections régionales en septembre. Faut s’attendre à un, deux, voire trois gouvernements régionaux dirigés par l’AfD après les scrutins qui viennent ?
En Allemagne, la question est toujours de savoir quel type de coalition gouvernementale on va pouvoir former, tant au niveau fédéral que régional. Aujourd’hui, la question qui se pose est donc de savoir quelle est la capacité de l’AfD à nouer des alliances. Or, presque tous les partis politiques, exceptée l’Union des valeurs dont on a déjà parlé, sont opposés à une telle coalition. On peut toutefois entrevoir la possibilité d’un changement : au niveau régional, certains partis ont une position un petit peu différente de la position de leur direction au fédéral.
Pascal Thibaut
Mon sentiment personnel, c’est que l’Union des valeurs va plutôt rester de l’ordre du groupuscule. Certes, en Thuringe, où l’AfD est particulièrement forte, et peut-être en Saxe, on pourrait imaginer qu’un certain nombre d’électeurs CDU aillent voter pour ce parti qui n’exclut aucune alliance sur sa droite. Je suis un peu sceptique, mais peut-être que l’avenir me donnera tort. Je pense qu’en revanche, des questions vont se poser du fait de la complexité de forger des coalitions, avec un parti exclu du jeu politique qui obtiendra sans doute plus d’un tiers des sièges. Du côté des chrétiens démocrates, restera-t-on fidèle au principe du rejet de toute coalition, non seulement avec l’AfD, mais aussi avec le parti de gauche Die Linke ? Ce parti est sur une pente descendante, mais il conserve un fief important en Thuringe, seul Land d’Allemagne qu’il dirige avec le gouvernement [minoritaire, n.d.l.r.] de Bodo Ramelow. Au sein de la CDU, officiellement ou dans les coulisses, certains pourraient imaginer un assouplissement de ce rejet, ou peut-être, ce qui n’est pas très courant dans le modèle politique allemand, un soutien sans participation gouvernementale de la CDU à un exécutif auquel participerait Die Linke. Actuellement, un accord permet déjà à la coalition de gauche au pouvoir en Thuringe de rester en place avec le soutien direct de la CDU. Rien n’est donc gravé dans le marbre. Je pense qu’on ne verra pas de participation gouvernementale directe de l’AfD à l’automne, mais bien un pouvoir de nuisance accru. Si l’AfD arrive en tête, cela signifie, par exemple, que la parti pourrait selon la coutume parlementaire désigner le président ou la présidente du Parlement régional, et qu’il disposerait d’une minorité de blocage en cas de tentative de réformer la constitution. Il s’agit donc vraiment d’élections stratégiques et décisives pour l’avenir ‒ si on veut être un petit peu grandiloquent ‒ de la démocratie allemande.
Les enquêtes d’opinion montrent depuis des années une prévalence plus forte des attitudes autoritaires et une adhésion plus fréquente à des idéologies d’extrême droite à l’Est. À Berlin par exemple, on voit encore sur chaque carte des résultats électoraux une division est-ouest qui reste extrêmement forte. Politiquement, existe-t-il aujourd’hui encore deux Allemagnes bien différentes, voire irréconciliables ?
Claire Demesmay
Non, c’est terminé. On l’a cru pendant très longtemps — c’était aussi une façon pour l’Allemagne de l’Ouest de se rassurer. Mais le vote AfD n’est plus, depuis quelques années déjà, un phénomène confiné à l’est du pays. Ce qui reste vrai, en revanche, c’est que l’AfD est plus forte à l’Est, avec des résultats parfois doubles de ceux de l’Ouest, et que dans le même temps l’AfD de l’Est est aussi plus radicale que celle de l’Ouest. Plusieurs facteurs ont été évoqués pour expliquer cette différence. On parle souvent du moindre contact des Allemands de l’Est avec les étrangers en général, mais aussi des craintes suscitées par la perspective de changements sociaux importants dans une société qui a déjà énormément évolué au cours des dernières décennies. Et puis il y a une autre caractéristique qui est extrêmement importante pour l’Est : c’est son statut périphérique. On a aujourd’hui dans l’Est du pays de nombreuses communes petites et moyennes qui ont des difficultés financières, qui perdent des habitants, dont la population vieillit plus vite qu’ailleurs, où les jeunes, les magasins et les services publics deviennent plus rares. Tout cela crée des frustrations, de l’insatisfaction, des peurs. Mais dans tous les cas, on ne peut pas avoir une approche monocausale des succès de l’AfD à l’Est. Il faut se garder de réduire ce vote à une simple question d’histoire politique : il n’y a pas besoin d’avoir grandi dans une dictature pour voter AfD. D’ailleurs — et c’est pour cela qu’on ne peut pas parler de deux Allemagnes différentes — l’AfD est aussi bien présente dans l’Ouest du pays, souvent dans des régions concernées par des phénomènes de désindustrialisation et où les revenus sont les plus faibles.
Pascal Thibaut
Le temps où l’AfD était d’abord un parti présent à l’Est semble effectivement révolu. On a vu lors des régionales de l’automne dernier le parti engranger d’excellents résultats en Bavière et en Hesse ; les sondages le donnent assez haut en Bade-Wurtemberg également. Tout comme le Bade-Wurtemberg, la Bavière est une région qui se porte très bien : elle connaît le plein emploi et n’est pas sinistrée ou traversée par une crise économique majeure. Et pourtant, l’AfD y a obtenu 15 % à l’automne. On voit donc que les choses changent et que la situation dans les deux parties du pays devient plus similaire sur ce point. Malgré tout, les scores de l’AfD restent plus importants à l’Est, avec une radicalité plus importante qui atteint son summum en Thuringe où l’on trouve Björn Höcke, le leader de l’aile la plus radicale ‒ un personnage qui, après décision de justice, peut être en toute légalité qualifié de fasciste sans que celui qui utilise ce qualificatif puisse être condamné.
Le 9 juin prochain, l’Allemagne votera pour les élections européennes. L’AfD, tout comme le Rassemblement national français, le FPÖ autrichien ou le PVV néerlandais, est au Parlement l’un des poids lourds du groupe d’extrême droite ID, Identité et Démocratie. L’AfD devrait obtenir une vingtaine de sièges, tandis que son groupe pourrait se hisser à la troisième place, derrière le centre-droit et les sociaux-démocrates, mais devant les libéraux. Dans ce contexte, comprendre le programme européen de l’AfD et sa stratégie politique est essentiel.
L’an passé, une motion présentée lors du congrès de l’AfD évoquait vouloir dissoudre l’Union européenne, mais la direction s’est plus tard ravisée en évoquant une simple erreur. Quelle Europe l’AfD veut-elle, et sait-on d’ailleurs quelle Europe elle veut ?
Pascal Thibaut
L’AfD, comme tous les partis populistes de droite, ne veut pas d’une Europe plus intégrée, d’abandon de souveraineté ou de compétences supplémentaires pour Bruxelles. Elle réclame au contraire une Europe des patries, une Europe des nations souveraines dont l’identité ne serait pas remise en cause. Il est important de noter que l’AfD, contrairement par exemple au Rassemblement national, est un parti dont la politique économique et sociale reste fondamentalement très libérale, avec un rejet des subventions notamment, qui constituent notamment un des aspects majeurs de la politique agricole de l’Union. Par parenthèse, il est assez curieux que le parti, profitant des mouvements de contestation en cours, soutienne ouvertement les agriculteurs alors même que, dans son programme, il n’est guère favorable aux aides à ce secteur. L’AfD veut-elle sortir de l’Union ? Vous l’avez dit, la direction du parti a fait machine arrière. Il n’en reste pas moins qu’il existe au sein de l’AfD une volonté de détricoter l’Europe telle qu’elle existe actuellement, projet auquel elle œuvrera au sein du groupe ID au sein du prochain parlement.
Dans l’espace public français, mais aussi italien ou polonais, on voit depuis plusieurs années une droite nationaliste et eurosceptique capable d’imposer ces thèmes de campagne aux autres partis, particulièrement lors des scrutins européens. Est-ce qu’un scénario similaire est pensable en Allemagne, ou est-ce que les Verts, les conservateurs et les sociaux-démocrates seront capables d’imposer leurs propres thèmes ?
Claire Demesmay
Il y aura sans doute un peu des deux. On voit très bien que l’AfD a réussi, depuis plusieurs mois, une forme d’agenda setting sur les questions migratoires, provoquant notamment ce glissement du paysage politique allemand vers la droite dont nous parlions tout à l’heure. Les questions migratoires, mais aussi la question de ce que les partis populistes nomment « l’extrémisme vert » de la Commission européenne, seront des thèmes de campagne importants. Toutefois, je pense quand même que les partis démocratiques seront aussi capables d’imposer leur propres sujets et de mener leur propre campagne. La situation n’est pas non plus telle que l’AfD dicterait l’ensemble des thèmes de la campagne électorale. Ce que je trouve le plus intéressant dans le contexte de cette campagne, c’est de s’interroger sur ce que veut l’AfD au plan européen. En réalité, il est assez difficile de savoir ce qu’elle veut précisément. On a certes une position d’opposition à l’Union européenne, qu’on connaît également en France ou dans d’autres pays européens. C’est une position « contre », notamment contre les migrations et contre les politiques vertes de l’Union européenne. Mais tout cela ne fait pas un programme, et il est difficile de savoir précisément ce que veulent précisément l’AfD ou le Rassemblement national. Cela complique la coopération entre ces partis au niveau européen, à Bruxelles ou à Strasbourg, au sein du Parlement européen. Construire une internationale des nationalistes est un projet compliqué.
La tête de liste de l’AfD lors de ce scrutin, Maximilian Krah, est un proche de l’idéologue d’extrême droite Björn Höcke que nous avons déjà évoqué. Maximilian Krah est docteur en droit et a publié en 2023 un livre manifeste, Politik von rechts (« La politique de droite »). Krah a surtout fait l’actualité à cause d’une avalanche de vidéos publiées sur TikTok, dont la visibilité restait limitée (30 000 abonnés environs) mais qui, parce qu’ils combinent clichés ethno-nationalistes, masculinistes et homophobes dans une mise en scène étrange, ont suscité à la fois une critique virulente et une forme de moquerie sur les réseaux sociaux. Faut-il se fier à l’image d’intellectuel qu’essaie de projeter Maximilian Krah ? Quel rôle pourrait-il jouer dans l’espace politique européen ?
Pascal Thibaut
En tout cas, ce qu’on peut dire, c’est qu’il symbolise parfaitement la radicalisation toujours plus importante de ce parti. Si on le compare à Jörg Meuthen, qui avait emmené la liste de l’AfD en 2019, Meuthen apparaît presque comme un enfant de chœur. Sous des dehors intellectuels, les sorties écrites et orales de Krah dévoilent un fonds de commerce extrêmement radical. Il montre également le rôle dominant pris par l’aile la plus radicale, qu’il représente, à l’intérieur du parti. Cette montée en puissance explique aussi pourquoi certains [dont Meuthen, n.d.l.r.] ont préféré tirer leur révérence ou ne jouent plus qu’un rôle secondaire. Est-ce que la ligne Krah fonctionnera ? En tous cas, sa notoriété reste encore très très modeste par rapport à celle d’autres figures du parti pressenties pour occuper cette fonction de tête de liste. Les électeurs votent avant tout pour un parti ; certes, la présence d’un leader charismatique peut jouer, mais le vote AfD s’appuie largement sur d’autres facteurs, notamment un rejet du système politique et du gouvernement au pouvoir. Un bon résultat semble probable pour la liste de l’AfD, sauf à ce que d’ici quatre mois, le gouvernement « livre », comme on dit en anglais, améliorant par là sa popularité, et que les autres parties aussi acquièrent ou retrouvent une plus grande crédibilité.
En 2022, Maximilian Krah a fait l’objet d’une suspension du groupe ID pour avoir officiellement apporté son soutien à Éric Zemmour, le candidat ultranationaliste français concurrent de Marine Le Pen, elle-même membre du groupe ID. Si le parti d’Éric Zemmour vient tout juste d’adhérer aux Conservateurs et réformistes européens (CRE), le groupe d’extrême droite concurrent, il est indéniable que Krah et Zemmour ont beaucoup en commun : une passion pour une histoire romancée, un nationalisme très « XIXe siècle » dans le style, mais aussi un ethno-nationalisme assumé et des concepts comme le « grand remplacement », la « remigration », etc. Existe-t-il des convergences possibles entre ces deux discours en France ou en Allemagne, ou sont-ils ancrés dans des nationalismes historiquement concurrents qui les conduisent à s’opposer ?
Claire Demesmay
Je pense en effet qu’il y a davantage de convergence entre l’AfD de Krah et Éric Zemmour qu’entre l’AfD de Krah et le RN, en tout cas avec le RN tel qu’il cherche à se présenter aujourd’hui dans l’opinion publique française avec sa stratégie de dédiabolisation. Lorsque Marine Le Pen a pris position après la réunion secrète de Potsdam dont nous parlions tout à l’heure, c’était pour prendre ses distances par rapport à l’AfD, en menaçant de faire éclater l’alliance au sein d’ID. Ce n’est pas un hasard. Cette prise de distance joue un rôle au niveau européen, mais elle a aussi une forte dimension de politique intérieure, puisqu’Éric Zemmour, lui, s’est positionné ouvertement pour la « remigration ». De fait, avec ce positionnement, Le Pen prend aussi ses distances par rapport à Zemmour. Donc il y a tout un jeu qui a lieu à la fois sur la scène européenne et sur la scène intérieure. Finalement, le positionnement du RN de Marine Le Pen est beaucoup plus proche de celui de Giorgia Meloni, qui, depuis plusieurs semaines déjà, parle de différences insurmontables entre son parti, les Frères d’Italie, et l’AfD. Meloni elle-même a pris ses distances par rapport à l’AfD, ce que fait aujourd’hui Marine Le Pen.
Ces divergences sur la radicalité de la politique à mener ne correspondent donc pas au clivage entre les deux groupes qui reste dictée par d’autres préoccupations, notamment concernant la relation à la Russie et à l’atlantisme…
Exactement. La situation est complexe et très dynamique. Elle va probablement devenir de plus en plus dynamique jusqu’à l’élection de juin prochain. Il va falloir surveiller les positionnements des différents partis sur des questions précises, notamment énergétiques, migratoires et économiques. De manière générale, on observe dans ces domaines d’énormes différences sur le plan européen. Entre Meloni et Orbán, par exemple, les désaccords sur les questions migratoires sont patents : l’une demande une répartition des réfugiés qui arrivent en Europe, l’autre veut empêcher leur arrivée dans son propre pays. Une autre différence fondamentale porte sur les questions budgétaires ; on retrouve dans ce domaine le clivage habituel entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud, entre des populistes du Nord prônant une orthodoxie budgétaire stricte alors qu’au Sud, la position est très différente. Tout cela rend la détermination de positions communes difficile. Ce qui n’empêche pas ces partis d’exercer au niveau européen un certain pouvoir de nuisance, similaire à celui qu’on observe déjà au niveau des Länder et au niveau national ou fédéral.
En observant cet échange musclé entre AfD et RN, on ne peut s’empêcher de se demander s’il n’existe pas aussi, pour ces partis, une forme de difficulté à s’affronter aux problématiques de la communication interculturelle. Manifestement, les deux formations n’ont pas du tout coordonné leurs stratégies de communication. D’un côté, l’AfD a tenté tant bien que mal de dire qu’elle n’était pas directement impliquée dans la réunion de Potsdam ; de l’autre côté, Marine Le Pen a directement attaqué ce qu’elle percevait sans doute comme une sorte d’image inversée de sa propre tentative de dédiabolisation. Est-ce qu’il n’y a pas dans cette séquence un signe qu’ID souffre d’un problème majeur de communication interne ?
Pascal Thibaut
L’appartenance à une même famille politique, en l’occurrence d’extrême droite, n’implique pas l’opinion de points de vue communs sur tous les dossiers. La collaboration entre les partis d’ID n’est pas forcément des plus simples, d’abord parce qu’évidemment ils jouent d’abord la carte nationale. Les dirigeants de l’AfD de la première et deuxième génération, qui comptaient dans leur rangs des professeurs d’université donnant dans l’ordolibéralisme traditionnel rhénan, voyaient un peu les leaders du Front National comme des gauchistes, ou tout du moins comme des gens qui, sur les dossiers économiques et sociaux, avaient des positions trop interventionnistes et presque socialistes. Aujourd’hui, l’accusation de radicalité s’est inversée. On peut évidemment spéculer sur le fait que les bisbilles actuelles et la prise de distance de Marine Le Pen n’équivaut pas à un désaccord profond avec certaines préconisations de la conférence de Potsdam ; mais sa réponse procède d’abord de la volonté, poursuivi depuis une dizaine d’années par le Rassemblement national, de se donner une façade plus présentable et de se distancer de ce genre de prises de position.
Si l’AfD et son groupe ID devraient obtenir de bons résultats lors du prochain scrutin européen, l’AfD pourrait, dans les négociations post-électorales, être handicapée par sa propre radicalité. L’AfD risque-t-elle d’être confinée lors de la prochaine législature à un rôle d’observateur, du fait même de sa position marginale au sein de l’extrême droite européenne ?
Je pense que c’est en effet un problème pour le parti. On peut certes dire que ce n’est pas un problème lorsque l’AfD obtient plus de 20 % dans les sondages, mais c’est tout de même là le revers de la radicalisation permanente du parti qui s’est manifestée depuis 2013. Quelque part, l’AfD se trouve dans une impasse politique : soit elle obtient une majorité à elle seule, ce qui est quand même assez peu vraisemblable, soit on reste finalement dans une opposition pure et dure, sans possibilité de véritables alliances. Au mieux peut-être, les esprits « se relâchant », les idées de l’extrême droite peuvent-elle infiltrer d’autres partis, qui accepteront de bénéficier des voix de l’AfD à l’occasion de certains votes. Cela arrive parfois au niveau local et régional dans l’Est de l’Allemagne. Mais au niveau du Parlement européen, où les conflits idéologiques, les barrières entre partis sur des dossiers techniques sont plus estompés, la radicalité est moins payante que dans les Parlements nationaux où les bagarres politiques entre opposition et majorité sont davantage au premier plan.
Claire Demesmay
On a encore un peu de temps jusqu’aux élections, mais je pense en effet que c’est là tout le paradoxe de la stratégie de l’AfD. Ce parti doit son succès à sa radicalité et en même temps, c’est cette radicalité qui le bloque dans la perspective de l’exercice du pouvoir ou même de l’influence politique. Or, au niveau européen, où tout est question de compromis beaucoup plus encore qu’au niveau fédéral et au niveau des Länder, cette stratégie pourrait lui jouer un mauvais tour. Je pense que les responsables de l’AfD sont conscients de ce risque. La campagne sera dure, mais une fois en place au Parlement, certaines positions pourraient changer. Mais ce qui est certain, c’est que la phase post-électorale va être compliquée à la fois pour l’AfD… et pour les autres partis. L’AfD pourrait, selon les derniers sondages, doubler son nombre de sièges, produisant une configuration qui est quand même assez différente de celle qui prédominait ces dernières années.