L’art de la guerre dans Dune
Alors que le film de Denis Villeneuve bénéficie d’une publicité mondiale, le militaire et historien Michel Goya livre une analyse polémologique de l’univers des romans de Frank Herbert — des origines jusqu’à l’imposition du jihad et du pouvoir absolu du Mahdi, alias Paul Atréides. Ou comment passer d’une ère stratégique à une autre.
Comment détruire une Grande Maison
Le système politique de Dune en 10 191 AG (après la naissance de la Guilde) est issu d’une grande convention qui régit les rapports entre la Maison impériale, les grands féodaux réunis dans l’assemblée du Landsraad et la Guilde des navigateurs qui dispose du monopole du vol spatial. S’y ajoutent d’autres acteurs à peine évoqués dans le premier livre, comme le Combinat des honnêtes ober marchands (CHOM) qui gère en commun les échanges économiques interplanétaires, le Bene Tleilax maître de la génétique ou les planètes industrielles Ix et Richèse. Il y a surtout l’ordre politico-mystique féminin du Bene Gesserit. Dans cet ensemble complexe, seules les Maisons féodales disposent du monopole de l’emploi de la force afin de régler leurs différends. Les autres acteurs n’en ont pas besoin pour assurer leur protection et leurs desseins politiques. S’il faut faire une analogie, l’univers de Dune est assez proche du système de relations des grands États européens du moyen-âge central ou du Japon des époques Kamakura-Morumashi, le CHOM faisant grossièrement office de pouvoir économique bourgeois et le Bene Gesserit d’Église catholique ou d’école bouddhiste.
La guerre, entre Maisons donc, est régulée par plusieurs facteurs politiques, culturels et matériels. Le premier est la fragmentation des pouvoirs et le souci de maintenir un équilibre entre eux. Si l’Empereur dispose d’un prestige et d’une autorité certaine, personne ne souhaite le voir devenir hégémonique, comme d’ailleurs sans doute n’importe quel autre acteur. C’est pourtant apparemment le projet de Shaddam IV qui trouve devant lui le duc Léto Atréides, champion et modèle de la noblesse conservatrice. Abattre les Atréides permettrait de changer significativement le rapport de forces en sa faveur et d’imposer plus facilement un pouvoir absolu. Une attaque directe trop puissante de l’Empereur contre une Maison susciterait cependant une forte réaction de l’ensemble de la noblesse. Aussi l’Empereur envisage-t-il une opération par procuration en faisant appel aux Harkonnens. Les Harkonnens constituent la famille impure de l’univers de Dune, considérée par tous comme de lâches et brutaux parvenus anoblis par l’argent et non le mérite. Leur monde, Giedi Prime, est une version nazie de la Stahlstadt des Cinq Cents Millions de la Bégum de Jules Verne et une préfiguration de l’Apokolips dans l’œuvre dessinée de Jack Kirby publiée quelques années seulement après Dune. Les Harkonnens sont riches, surtout après qu’ils ont reçu le droit de récolter l’épice d’Arrakis pendant 80 ans, sans aucun respect des conventions féodales. Surtout, ils détestent les Atréides, leur parfait inverse.
Ce sont donc des alliés idéaux pour l’Empereur. Retenons ce point : l’Empereur veut détruire les équilibres féodaux immémoriaux et progresser vers un régime absolutiste en s’appuyant sur la haine d’une Maison contre une autre, à la manière des Armagnacs et des Bourguignons au début du XVe siècle en France. Un pouvoir absolu va effectivement survenir par la faute de Shaddam IV mais pas du tout celui qui était prévu.
Derrière les freins politiques et culturels, il y a de nombreux facteurs matériels qui compliquent les choses. Si Dune est l’Europe médiévale, il faut imaginer les fiefs séparés par des mers que contrôlerait une compagnie maritime unique et neutre. Par simplification, les fiefs ou les sièges des sociétés diverses sont des planètes entières qui pour communiquer entre elles et donc se combattre sont obligées de passer par la Guilde des navigateurs. Pas de batailles spatiales donc dans Dune mais des raids chez les planètes ennemies, et beaucoup plus rarement des grandes batailles rangées. Là encore, cet art de la guerre est très médiéval.
Premier problème : c’est très coûteux. Les puissances de Dune sont comme celles de l’Europe médiévale toujours à la recherche de financements ou de remboursements pour leurs campagnes militaires. Le second problème, lié au premier, est que, comme pendant la guerre de Cent Ans, l’on ne peut projeter via la Guilde que des armées réduites, quelques centaines de milliers de combattants au maximum, alors que l’on parle de guerres entre mondes entiers. Toutes les Maisons connaissant sensiblement les mêmes problèmes de financement, les forces en présence sont plutôt équilibrées. Les troupes qui débarquent doivent également faire face aux grands champs de force Holtzman, que l’on peut comparer aux murailles des châteaux forts, qui protègent les villes et les grandes bases. La défense l’emporte dès lors nettement sur l’attaque. On peut imaginer de grandes opérations de siège, mais qui dit siège dit longue durée avec toutes les conséquences logistiques que cela peut impliquer — et puis il y a les atomiques.
Le dernier facteur est en effet qu’il faut imaginer toutes ces Grandes Maisons médiévales dotées d’armes nucléaires. L’emploi de celles-ci est prohibé par la Convention, mais, contrairement aux machines pensantes, pas leur possession. Les Grandes Maisons disposent donc depuis des millénaires d’un stock d’« atomiques » mystérieusement entretenu. Il y a un grand tabou sur l’emploi en premier de ce type d’armes et la famille qui s’y risquerait provoquerait sa mise au ban par toutes les autres. Aussi l’emploi des atomiques n’est-il réellement envisageable qu’en second ou, plus probablement, comme ultima ratio avant la possibilité d’une destruction totale, les fameux « intérêts vitaux » proclamés sans plus de précision par la doctrine française. Point particulier, dans Dune frapper une planète ennemie ne peut se faire en quelques minutes comme actuellement entre les puissances nucléaires à l’aide de missiles balistiques. Encore une fois, il faut en passer par un transport spatial et donc la complicité peu évidente de la Guilde, sauf si elle-même se trouve en danger mortel. Il faudra donc probablement les employer sur son propre sol et les seuls objectifs ne peuvent être que les forces ennemies. Notons que si ces forces d’invasion n’ont pas amené d’armes atomiques avec elles, elles ne pourront pas riposter de cette façon.
La guerre est donc à la fois probable entre toutes ces puissances à l’éthos très guerrier mais également difficile à organiser. Bien souvent, il s’agira plus de confrontation, ou de « guerre des assassins », utilisant tous les moyens de pression — sabotages économiques, corruption, pression diplomatique, raids sur les stocks d’épice, assassinats, etc. — que de guerre ouverte et de grandes batailles. Et si cette guerre ouverte survient, elle n’aura probablement pas le temps de s’achever par la destruction de l’adversaire, du fait des rétroactions des environnements stratégiques à plusieurs puissances rivales. Une famille qui engage toutes ses forces pour en vaincre une autre se trouve à la limite de la banqueroute et surtout se rend elle-même vulnérable à une attaque tierce.
La seule solution est donc de foudroyer l’adversaire par une attaque suffisamment rapide et massive pour obtenir un résultat décisif avant que des décisions contraires, l’emploi d’armes atomiques ou l’intervention d’autres acteurs, puissent survenir. C’était le scénario d’engagement dans la « marge d’erreur » de la dissuasion que décrivait le général britannique Hackett en 1979 dans La troisième guerre mondiale en imaginant l’invasion de la République fédérale allemande par les Soviétiques en deux jours. C’est évidemment le choix qui est fait par le baron Vladimir Harkonnens et l’Empereur Shaddam IV. L’attaque sera menée par les Harkonnens mais appuyée par des légions de Sardaukars, les soldats d’élite de l’Empereur camouflés pour l’occasion en Harkonnens, afin d’obtenir un rapport de forces écrasant. Elle sera grandement facilitée par l’action d’une « cinquième colonne » à l’intérieur du camp ennemi qui en sapera les défenses. Un cheval de Troie, mais cette fois opposé aux Atréides — descendants du roi Agamemnon vainqueur de Troie.
L’offensive pourrait se dérouler sur Caladan, le fief-planète des Atréides, mais l’Empereur préfère déplacer les Atréides sur la planète Arrakis qui leur est confiée en fief à la suite des Harkonnens. Les déracinés y seront, croît-on, plus faibles et les Harkonnens auront eu le temps de préparer le terrain. Une stratégie à court terme qui va s’avérer désastreuse à long terme. Arrakis est une planète très particulière, qui recèle en son sol le produit — l’épice — indispensable au fonctionnement de toute la civilisation, ne serait-ce qu’en autorisant seule le voyage spatial, mais aussi la plus puissante armée de l’univers connu : les Fremen. L’alliance envisagée des Atréides avec les Fremen rend l’attaque d’autant plus urgente. Tout pousserait à ce qu’Arrakis soit maintenue dans la plus grande stabilité au profit de tous, les plans de Shaddam IV et de Vladimir Harkonnens vont y introduire un cocktail explosif d’autant plus dangereux que la politique du Bene Gesserit a aussi fait en sorte d’y introduire, plus ou moins volontairement, un individu détonateur.
Achille et Holtzman
Au niveau tactique, il y a des engins de tout type dans Dune comme les ornithoptère à ailes battantes, mais peu de machines de combat, la faute en grande partie à l’existence des boucliers de champs de force Holtzman invulnérables à tous les projectiles sauf les plus lents. Inutile donc de leur envoyer des balles ou des obus, même si on pourrait imaginer que le souffle des explosions puisse avoir quelques effets. Il est possible d’y utiliser des armes à faisceaux laser, une arme d’avenir évidente à l’époque où écrit Herbert. Le problème est que la rencontre entre un faisceau laser et un bouclier produit des effets indésirables pour le tireur, pouvant aller jusqu’à une petite explosion atomique d’une kilotonne. Cela pourrait donner naissance à des tactiques suicide, un combattant forcé à la manière Harkonnen ou un volontaire venant tirer au laser contre les grands boucliers protecteurs jusqu’à l’explosion, mais cela paraît très aléatoire. Les lasers sont donc peu utilisés, leur emploi très surveillé et les véhicules servent surtout au transport d’une troupe qui est presque entièrement composée de fantassins.
Les champs de force Holtzman, apparemment peu coûteux et faciles d’emploi, sont très courants. Leur principale faiblesse est de pouvoir être percés par des armes blanches utilisées avec lenteur ou éventuellement des objets particuliers comme les chercheurs-tueurs ou les projectiles à faible vitesse des pistolets maula. La haute technologie impose donc paradoxalement de revenir à des formes ancestrales d’affrontement. Herbert exclut les tactiques collectives de type phalange, qui devraient pourtant être possibles, au profit d’un combat purement homérique fait d’une collection d’affrontements individuels ou en petites équipes. Le combat dans Dune oblige à l’excellence individuelle obtenue par un mélange de courage et de maîtrise de l’escrime. L’acquisition de cette excellence demande du temps et impose une professionnalisation de fait ainsi que la constitution d’une aristocratie guerrière. Cette aristocratie développe ensuite une culture spécifique qui lui assure le monopole de la violence, ce qui explique peut-être en retour le refus de toute tactique de masse, mais la rend également vulnérable à l’apparition de cette même masse sur le champ de bataille. Les civils-amateurs sont exclus culturellement d’un champ de bataille où ils n’ont aucune chance de survie, mais aussi largement des guerres elles-mêmes.
Dans l’Iliade, il y a les héros — qui ont un nom — et les guerriers anonymes qui servent de faire valoir aux premiers. Dans l’esprit de l’époque où Frank Herbert écrit, ces héros sont en fait des surhommes ayant pu accéder à des capacités supérieures à la normale grâce à un entraînement intensif dans des écoles spécialisées, mentats, sœurs du Bene Gesserit, école d’escrime du Ginaz, ou simplement l’éducation dans une famille noble. Cet entraînement exigeant est soutenu par des substances stimulantes comme l’épice, le jus de Sapho ou l’Eau de Vie, permettant d’accéder à des perceptions extra-sensorielles, sans l’usage de machines. Une Grande Maison dispose de nobles très éduqués et formés, d’un mentat, « ordinateur humain » remplaçant tout un état-major, et de champions-escrimeurs comme Duncan Idaho, Gurney Halleck ou Hasimir Fenring. Face à des duellistes de très haut niveau, les soldats ordinaires, comme ceux des Harkonnens, ne sont que des chairs à épée. Duncan Idaho peut ainsi se vanter d’en avoir tué plus de 300 pour le compte du Duc Léto.
Ces héros sont cependant rares et s’ils sont flamboyants ils ne font guère la différence au sein de batailles qui sont des agrégations de milliers de microcombats. Pour faire la différence dans les batailles, Frank Herbert introduit donc une catégorie intermédiaire qui associe le nombre et la qualité : les combattants d’élite, comme les Sardaukars, les Fremen et les Atréides. Les Fremen sont les plus rudes, les Atréides sont d’excellents techniciens et les Sardaukars associent les deux caractéristiques dans des proportions moindres. Chacun de ces hommes est capable de vaincre plusieurs soldats ordinaires du Landsraad et leur présence décide du sort des batailles. C’est tout l’intérêt de la présence des Sardaukars dans la force d’attaque déployée par Vladimir Harkonnen contre les Atréides — avec cette crainte toutefois que ces quelques brigades puissent être utilisées par l’Empereur contre le baron. L’intérêt de ces combattants d’élite, évident au niveau tactique, est encore plus flagrant au niveau opératif lorsqu’on considère le coût de projection interplanétaire d’un seul homme.
Au passage, Frank Herbert insiste beaucoup sur l’importance des milieux extrêmes comme le désert d’Arrakis ou l’oppression de la planète prison Salusa Secundus, pour développer des qualités guerrières. Il pense certainement aux bédouins arabes du VIIe siècle ou de la révolte arabe de 1916 contre les Ottomans — le film Lawrence d’Arabie est sorti trois ans avant le roman Dune — qui constituent son modèle pour les Fremen. Cette théorie, qu’il reprend dans Dosadi, est très discutable, les milieux physiques extrêmes sécrétant surtout des sociétés adaptées… à leur milieu, mais souvent figées, voire piégées. Les Inuits ou les Indiens d’Amazonie n’ont par exemple jamais constitué d’armées de conquérants. En creux, cette théorie suppose aussi que les sociétés riches et agréables seraient amollissantes et que leurs armées seraient faibles. L’Histoire montre que les choses sont nettement plus complexes. La création d’une force militaire est d’abord un phénomène social. Les Atréides échappent à cette théorie sans que l’on sache trop comment leur excellence de masse a été atteinte.
Les Fremen constituent un cas particulier dans l’univers militaire de Dune puisqu’ils sont à la fois parfaitement adaptés à leur milieu, très durs au combat et nombreux. Ils introduisent ainsi la masse à une échelle inconnue dans l’équation. L’attaque Harkonnen, considérée comme considérable, a mobilisé 10 légions soit quelques centaines de milliers d’hommes, là où le mentat Thufir Hawat s’attendait à un raid d’au maximum quelques dizaines de milliers, ce qui semblait constituer la norme des batailles. Tous ces chiffres paraissent par ailleurs assez faibles dès lors qu’il s’agit de contrôler une planète entière, mais il est vrai que les populations ne semblent pas considérables non plus. Avec une population de culture guerrière de dix millions de Fremen, on passe à un potentiel de deux à trois millions de combattants adultes. Cela change évidemment la donne comme l’arrivée des piquiers suisses dans la deuxième moitié du XVe siècle ou la levée en masse révolutionnaire de 1792 ont changé le visage de la guerre menée jusque-là en Europe avec de petites armées professionnelles. On peut penser aussi aux contingents professionnels occidentaux face aux 10 millions de Pachtounes en âge de porter les armes en Afghanistan ou au Pakistan. L’attitude et l’allégeance des Fremen constituent donc une donnée essentielle de la géopolitique de l’Empire.
COIN sur Arrakis
L’offensive Harkonnens-Sardaukars est un modèle d’offensive éclair. Tout lui réussit, avec il faut bien le dire un peu de chance. La double action décisive du docteur Yueh, la levée du bouclier défensif et la neutralisation du duc Léto, facilitent évidemment considérablement les choses alors que sa réussite n’était pas si évidente. Si Yueh avait échoué, l’opération aurait sans doute réussi au regard du rapport de forces mais aurait connu des évolutions plus compliquées. Cet « effet majeur » atteint, le destin de l’attaque qui bénéficie d’une énorme supériorité numérique et de la surprise ne fait plus aucun doute. Les Atréides sont submergés. Pour autant, il y a comme dans tous les plans complexes quelques grains de sable : Dame Jessica et Paul Atréides parviennent à s’enfuir dans le désert à la suite d’une erreur grossière de Vladimir Harkonnen. Ils retrouveront ensuite les quelques Atréides qui auront survécu, comme Gurney Halleck, mais aussi, atout essentiel et raté incroyable des Harkonnens : les atomiques de famille. Ce n’est pas tout.
Hormis les cas, très rares, d’extermination de l’ennemi, une victoire militaire ne devient victoire politique que s’il y a acceptation de la défaite par celui qui a perdu le duel des armes. Dans le schéma trinitaire clausewitzien, c’est le pouvoir politique qui constate la défaite et accepte la paix, le peuple ne pouvant que suivre les décisions de son gouvernement. Si l’action militaire ne se contente pas de vaincre l’armée adverse, mais a également pour effet de détruire le pouvoir politique, on se prive d’un interlocuteur et on prend le risque d’en voir apparaître un ou plusieurs autres qui vont continuer la guerre d’une autre manière. Les Américains ne sont pas les Harkonnens — mais la Maison impériale peut-être — et Paul Muad’Dib n’est ni Oussama Ben Laden, le mollah Omar ou Saddam Hussein, mais la situation sur Arrakis en 10 191 après la prise d’Arrakeen présente quelques similitudes avec celle de l’Afghanistan en 2001 et surtout de l’Irak en 2003 — mais d’un Irak qui serait le seul producteur au monde de pétrole.
La guerre ne se termine pas en effet avec la mort du duc Léto, elle se transforme simplement. Les survivants Atréides se joignent à la guérilla endémique des Fremen contre les Harkonnens, qu’ils détestent, pour constituer une forme très efficace de « combat couplé » entre une puissance extérieure et des combattants locaux. Les Fremen apportent le nombre, leurs qualités de combattants et leur parfaite adaptation au milieu désertique ; les Atréides apportent les atomiques de famille, une « assistance militaire technique » pour la formation tactique et surtout un leader charismatique fruit des manipulations du Bene Gesserit, mélange de Lawrence d’Arabie, de Prophète Mahomet et de Mahdi soudanais. Ce n’est plus une réaction d’anticorps à une présence étrangère hostile, mais un véritable jihad.
Face à cette opposition qui se développe progressivement, se pose systématiquement le problème du diagnostic initial avec presque toujours la tentation de le minimiser et de le modeler en fonction de ses besoins. Pour le gouvernement français de 1954, les attentats de la Toussaint rouge en Algérie sont le fait de bandits et pour le commandement américain de 2003, les attaques de guérilla qui apparaissent dans le triangle sunnite irakien en mai-juin sont les derniers feux du régime déchu et de son leader en fuite. Cette appréciation initiale conditionne une réponse dont il est difficile par la suite de s’affranchir. S’écartant de la politique traditionnelle de pure exploitation économique de la planète Arrakis, et peu gênés par des considérations humanitaires qui n’existent, au mieux, que dans le cadre des signataires de la Grande Convention, les Harkonnens et les Impériaux qui reprennent le contrôle d’Arrakis voient les Fremen comme une nuisance dont ils sous-estiment par ailleurs l’importance et qu’il faut éliminer par l’extermination.
Tactiquement, on se trouve là encore dans le cas classique d’une force de technologie supérieure face à une guérilla protégée par son adaptation à un milieu particulier et protecteur — jungle, montagne, population locale des rizières ou des cités de l’Euphrate en Irak. Ce milieu est d’autant plus favorable que l’emploi des boucliers Holtzman y est très délicat car ils ont la particularité d’énerver les vers des sables, ce qui n’est jamais une bonne idée. Les Fremen pratiquent donc une escrime normale, là où leurs adversaires sont habitués à une escrime de champ de force très différente. Ils sont par ailleurs beaucoup plus nombreux que leurs adversaires, à l’inverse de tous les abaques de contre-guérilla. L’armée de Rabban la bête, même aidée des Sardaukars, n’a tout simplement pas les effectifs suffisants pour faire face à une guérilla d’un tel volume, d’autant plus que grâce à la maîtrise du « transport par vers » la mobilité opérative des Fremen est équivalente à celle de leurs ennemis et de leurs ornithoptères.
La tentation est alors forte pour les Harkonnens de limiter les risques en utilisant la maîtrise de l’air pour traquer l’ennemi à l’aide de machines volantes transformées en bombardiers en essayant si possible de décapiter l’ennemi par la mort de Paul Muad’Dib. Les Fremen y répondent par les méthodes classiques de dissimulation à une force aérienne, association au milieu, dispersion, enterrement, etc. À cette stratégie d’attrition des Harkonnens, par ailleurs peu efficace, ne serait-ce que par le manque de moyens, les Fremen coordonnés par Paul Atréides, transformé en surhomme prescient — le Kwisatz Haderach — par l’absorption de l’Eau de Vie, répondent par une stratégie de pression économique en empêchant l’ennemi d’exploiter l’épice. Les moissonneuses d’épices sont semble-t-il plus faciles à trouver et détruire que les nombreux sietchs Fremen. Les Sardaukars quittent finalement le front sur décision de l’Empereur, mais les Harkonnens ne changent pas de stratégie. Ils n’envisagent pas une seule seconde de négocier, ni même de faire l’effort de former des combattants adaptés au désert. Rabban la bête n’est clairement pas un fin stratège et il n’a même pas de mentat à ses côtés. Celui du baron, Thufir Hawat, retourné contre son gré après la mort de Piter de Vries, n’influence en rien les évènements. Il est très probable que selon un schéma classique dans les dictatures, la réalité de la situation sur le terrain reste masquée au sommet de l’organisation jusqu’à la catastrophe.
Au bout de cinq ans, la stratégie de Paul Atréides permet de contrôler la majeure partie de la planète et de provoquer une accélération des évènements. La menace enfin évidente sur la production d’épice provoque la formation d’une coalition de toutes les Maisons et d’une expédition sur le sol même d’Arrakis menée par l’Empereur en personne. On atteint ainsi le stade final de la guerre populaire telle que la décrivait Mao Tsé-Toung après la mobilisation et la guérilla. La bataille finale contre l’Empereur est l’équivalent en 10 196 AG de celle de Diên Biên Phu en 1954.
Le problème tactique majeur qui se pose à nouveau est celui de l’élimination du bouclier de défense de l’Empereur. Le mode d’action utilisé est une grande tempête de sable dont on sait que l’électricité statique va saturer le champ de force. Il faut pour cela détruire auparavant les montagnes qui empêchent son passage et c’est là que les atomiques interviennent. Le tabou atomique est donc brisé, il est vrai de manière indirecte par un emploi sur un obstacle naturel, pour permettre la pénétration dans le camp adverse. Avec la supériorité numérique des Fremen et l’emploi surprise des vers des sables, la suite du combat ne fait plus alors aucun doute. Étrangement, le combat se termine par un duel entre Paul Atréides et Feyd-Rautha Harkonnen, héritage des pratiques féodales, risque considérable tant la personne de Muad’Dib est importante, qui ne se justifie pas stratégiquement. Il aurait suffi que le comte Fenring, peut-être le meilleur escrimeur de l’Empire, accepte de combattre à la place de Feyd-Rautha pour changer le cours de l’Histoire, mais Fenrig refuse, ce qui en fait d’un seul coup un personnage très intrigant.
Paul Atréides/Muad’Dib l’emporte donc. La Guilde est obligée de lui obéir, car il dispose désormais du monopole de l’épice, un peu comme si Lawrence d’Arabie avait pris le contrôle de toute la production mondiale du pétrole. La Guilde n’est plus neutre et réserve ses long-courriers aux Fremen. Les Maisons sont donc isolées et obligées d’attendre les assauts des légions de Fremen qui peuvent les attaquer en masse et les soumettre, sans que l’on sache trop pourquoi les armes atomiques ne sont pas utilisées. Le jihad se répand dans l’univers connu et impose le pouvoir absolu du Mahdi. Le jeu dangereux de l’Empereur a entraîné la fin d’une ère stratégique cohérente et le début d’une nouvelle époque.