À la veille du 24 février, nous continuons notre série de publications sur l’Ukraine en guerre, deux ans après la tentative d’invasion à grande échelle de la Russie. Vous pouvez retrouver toutes nos publications sur cette guerre ici et vous abonner pour recevoir nos dernières cartes et analyses par ici.
Après des mois de combats acharnés, la contre-offensive ukrainienne de l’été-automne 2023 s’est révélée une véritable « occasion manquée ». L’hiver qui a suivi son échec, il est apparu clairement que la vision stratégique des alliés occidentaux de l’Ukraine ne dépassait pas l’horizon temporel de cette seule et unique « bataille décisive », étirée sur un bon millier de kilomètres. La politique générale de soutien à l’Ukraine, qui aurait dû être définie bien avant le lancement de cette offensive, est donc restée en suspens. De leur côté, les forces russes n’étaient pas mieux préparées à exploiter l’échec de la percée adverse. L’unique objectif qu’elles s’étaient fixé consistait manifestement à maintenir leurs positions, tout en épuisant peu à peu les forces envoyées à leur rencontre. Ainsi, au terme de cette première série d’opérations offensives, la guerre que la Russie mène depuis deux ans contre l’Ukraine et ses alliés a démontré l’incapacité des belligérants à agir de manière stratégique, faute d’indexer leur action militaire sur un avenir politique désirable.
D’après la théorie militaire, les parties en présence s’orientent parmi les options disponibles en rapportant leurs objectifs aux chances concrètes de les réaliser. À première vue, la guerre actuelle ne semble pas y faire exception, puisque les objectifs des deux camps sont périodiquement rappelés par leurs représentants politiques et diplomatiques. Les uns comme les autres usent à cette fin d’une même langue eschatologique : en écho à la sénatrice de Crimée Olga Kovitidi, pour laquelle le conflit de la Russie avec « l’Occident collectif » équivaut à « une lutte entre le bien et le mal », le président polonais Andrzej Duda annonçait que, « si l’Ukraine devait sombrer dans les ténèbres de l’occupation russe », le monde verrait « triompher la violence et le mal ».
Or rien ne contraste plus vivement avec ces proclamations que l’indécision létale exhibée par les adversaires, au front comme à l’arrière. On voit mal en effet comment un affrontement historique « du bien contre le mal » a pu dégénérer en une guerre de positions, dont le plus grand tournant symbolique pour Vladimir Poutine, l’année même de sa réélection, est la prise des ruines d’Avdiïvka. On voit mal comment, dans le cadre d’une lutte décisive contre « la violence et le mal », l’Europe peut s’estimer satisfaite de livrer 27 milliards d’aide militaire en deux ans, tout en laissant les troupes ukrainiennes aller au combat sans munitions et les villes épuiser inexorablement leurs stocks de missiles sol-air — là où l’Iran et la Corée du Nord s’affichent comme des modèles de fiabilité dans leurs livraisons de drones Shahed et de missiles KN-24. À l’observer, non plus au niveau des déclarations d’intentions, mais à celui des actions concrètes qui y sont entreprises, cette guerre révèle des objectifs tout à fait différents de ceux annoncés : elle se présente comme une confrontation entre deux prétentions concurrentes à l’affirmation d’un présent immuable. Bien que leur résultat factuel s’oppose, les ambitions des adversaires présentent une forme similaire : le président russe comme les alliés occidentaux de l’Ukraine combattent pour le droit de maintenir, dans la guerre et par la guerre, le présent tel qu’il était à la veille du 24 février 2022.
Le rêve du présent immuable
Toute l’action militaire, diplomatique et économique des alliés occidentaux s’inscrit dans une logique d’anticipation et de résorption des conséquences dévastatrices de la guerre — comme le rappellent opportunément les derniers 50 milliards consentis à l’Ukraine par l’Union Européenne, en majorité sous la forme de prêts, en vue de la reconstruction et du redressement du pays, c’est-à-dire à son plus prompt retour à sa stase d’avant-guerre. Les efforts des alliés n’ont qu’un seul but : voir advenir un monde d’après-guerre aussi semblable que possible à celui d’avant-guerre.
Le fragile présent du monde occidental, qui avait de longue date érigé la stabilité en suprême vertu, trouvait sa raison d’être et sa garantie dans le rêve d’extirper du temps tout possible changement. Toute action susceptible d’ébranler cet ordre invariable y était perçue comme une périlleuse ingérence. Seul un fou ou un scélérat se serait risqué à une telle immixtion dans le présent, insensible aux charmes des régularités laborieusement acquises.
Il serait dès lors tentant d’opposer à ce tableau la radicale altération que Vladimir Poutine a fait subir au présent : ce fou doublé d’un scélérat, dédaignant les délices de la fin de l’histoire, se serait engouffré dans un futur inconnu et aurait du même coup englouti le présent dans des tourbillons de métamorphoses guerrières. En réalité, les fins de Vladimir Poutine — qu’il faut bien considérer comme les siennes propres, puisque que les élites militaires et civiles de la Fédération de Russie ont depuis bien longtemps perdu toute forme d’indépendance — sont bien plus vulgaires. Ce qui l’intéresse n’est pas même la conquête des territoires ukrainiens, qu’il rend impropres à la vie, ni l’endiguement de l’OTAN, dont le contingent s’est accru en réponse à sa guerre, ni enfin la démilitarisation de l’Ukraine, qui en l’espace de deux ans s’est dotée de capacités de combat parmi les plus avancées au monde. À mieux y regarder, on constate que son action est, elle aussi, dictée par une aspiration à l’immuabilité du présent : celui d’un pouvoir sans frein et d’une richesse démultipliée. La guerre n’est ici qu’un moyen de prolonger le premier et d’accroître la seconde — un moyen qui, pour l’heure, continue d’opérer avec succès.
Au cours de ces deux ans d’une guerre, dont n’a de cesse de répéter qu’elle a « tout changé », chacun des adversaires a donc consacré tous ses efforts à ce qu’absolument rien ne change. Cependant, la guerre a ses dynamiques propres, qui transforment la logique même des rapports entre les forces existantes et la manière dont elles se maintiennent dans le temps du conflit. De ce point de vue, la phase actuelle voit un renforcement de la position de Vladimir Poutine. Ce n’est pas là une conséquence de sa finesse stratégique ou de sa solidité industrielle, mais du fait que la prolongation de la guerre correspond en elle-même à son objectif principal. Lorsque la guerre a conféré une nouvelle dimension à son pouvoir personnel, un lien indissoluble s’est créé entre ces deux réalités : Vladimir Poutine règne tant que dure la guerre ; respectivement, la guerre se poursuivra tant qu’il se maintiendra au pouvoir. De ce point de vue, l’incapacité de la Russie à la planification — que l’on songe à l’échec de ses réseaux d’agents dans la préparation de l’invasion, aux obstacles rencontrés par la « mobilisation partielle », aux insuffisances dans la livraison des munitions, ou encore aux tentatives épuisantes de s’emparer de villes ukrainiennes dépourvues d’importance tactique — est tout à fait alignée sur cet objectif. Vladimir Poutine gagne cette guerre tant qu’il est en mesure de la poursuivre, parce qu’il est en mesure de la poursuivre malgré les pertes humaines, les dépenses et l’isolement du pays — autant de coûts qui peuvent être redistribués entre la population et les élites, également écartées de toute décision. En ce sens, la guerre en Ukraine est la propriété personnelle de Vladimir Poutine : tout comme son palais de Sotchi, n’importe qui est susceptible d’en supporter le coût, sauf lui-même. Le ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou a rendu compte de cette économie politique du temps de guerre en déclarant que « l’opération militaire spéciale devait se poursuivre tant que les buts qui lui sont assignés n’auront pas été atteints », alors qu’aucun véritable but de guerre n’a jamais été énoncé.
À l’inverse, les alliés de l’Ukraine entendent réaliser un maximum de coupes dans le budget-temps alloué à la guerre : autrement dit, terminer la guerre aussi rapidement que possible. Leurs négociations internes, qu’elles portent sur les fournitures d’armes, l’allocation de ressources pour la reconstruction ou l’accueil des réfugiés, équivalent à un marchandage sur la durée admissible de la guerre. Si l’on veut que le tableau de l’Europe de demain ressemble davantage à celui de l’Europe d’hier, la meilleure méthode est de proscrire toute décision qui prendrait pour postulat la réalité de la guerre sur le continent. De même, si l’on entend maintenir à tout prix la politique européenne de désarmement, l’approche la plus sûre est de reporter toute son énergie sur des rapports techniques, soulignant quelles « incertitudes pèsent encore sur la capacité de nos armées à relever les défis de la haute intensité ». On comprend, certes, qu’il soit difficile pour les pays occidentaux de persévérer dans une guerre et d’en négocier la durée, alors qu’elle ne devrait pas exister. Le chef d’état-major des armées françaises démontrait à quel point cette guerre relève toujours de l’impensable et de l’impensé lorsqu’il déclarait en juillet 2022 : « Nous sommes engagés — pas au sens strict en ce qui nous concerne mais un peu quand même — dans une guerre de longue haleine en Ukraine ».
L’ordre du monde s’est écroulé par deux fois : lorsque la Russie a occupé la Crimée et lorsqu’elle a envahi l’Ukraine. À la stupeur des gouvernants occidentaux n’a succédé, en chacune de ces occasions, qu’un effort collectif pour se maintenir à tout prix dans le monde écoulé, quitte à faire, bien malgré soi, « un peu quand même » la guerre. Ainsi s’expliquent les innombrables formules apotropaïques sur la « désescalade » de la guerre en Ukraine, en vigueur chez les fonctionnaires et les responsables politiques, et celles appelant à la « cessation immédiate des hostilités », qui émaillent les tracts, affiches et pancartes anti-guerres. Ni l’une ni l’autre de ces exhortations ne correspondent à la réalité de la guerre, qu’elles persistent à aborder depuis les réalités d’avant-guerre. Aussi les alliés occidentaux sont-ils en train de perdre cette guerre, faute de percevoir comment se transforment les rapports entre les forces existantes ; ils perdent cette guerre parce qu’ils y avancent à reculons, luttant contre l’indubitable fait de son existence — peut-être plus encore que contre « les ténèbres de l’occupation russe ». Enfin, ils risquent même de perdre davantage à persister dans cette erreur — voire dans ce déni obstiné qui poussait l’ambassadrice des États-Unis à clamer devant l’ONU que « le monde s’est exprimé d’une voix claire et univoque » contre l’invasion de l’Ukraine, après le vote du 2 mars 2022 auxquels n’ont pris part ou se sont opposés le tiers de l’Afrique, l’Asie centrale, l’Inde et la Chine. Cette posture est à l’évidence le meilleur moyen de subir toutes les transformations à l’œuvre sans pouvoir en impulser aucune.
La profonde ataraxie dont font preuve les dirigeants occidentaux tranche nettement avec les actions de Vladimir Poutine. Celui-ci pourrait aisément apparaître comme le seul acteur politique prêt à envahir l’avenir d’un pas résolu. N’a-t-il pas annoncé dans son discours du 24 février 2022 que « l’opération militaire spéciale » représentait pour la Russie une « question de vie ou de mort, mettant en jeu notre avenir historique en tant que peuple » ? C’est un fait que, depuis 2014, les actions de Vladimir Poutine inspirent à certains de leurs spectateurs fascinés une forme de terreur sacrée, de celle ressentie devant un geste démiurgique, quelle que soit par ailleurs la désapprobation morale qui pèse sur ce geste ou ses conséquences. Il faut pourtant bien voir que Vladimir Poutine réalise tout autre chose, dans les faits, que cette brèche dans le futur qu’il annonce à grands cris. Ce n’est même pas là d’ailleurs ce à quoi il prétend. Sa déclaration formelle de guerre mobilisait trois artifices politiques : tout d’abord, il y requalifiait son avidité personnelle en l’élan unanime d’un peuple entier ; ensuite, il transformait en une radicale promesse d’avenir ce qui n’était qu’une perpétuelle prolongation de l’existant, c’est-à-dire de son pouvoir personnel ; enfin, il inaugurait une guerre censée réorienter le cours de l’histoire sans en avoir dessiné la moindre direction souhaitable.
Pour peu qu’on s’y arrête, son discours apparaît traversé d’une tension plus profonde encore entre l’aspiration à l’avenir et la nécessité historique. Vladimir Poutine ne parle jamais en son nom propre, préférant dissimuler ses résolutions derrière un paravent légaliste, lorsqu’il ne présente pas sa volonté particulière comme l’otage d’une volonté générale — celle de la Douma, celle des républiques populaires de Lougansk ou Donetsk — ou du poids écrasant de l’héritage historique — la volonté de « nos pères, nos grands-pères et nos arrière-grand-pères ». Cette construction manifeste tout d’abord la faiblesse de son autoritarisme, puisqu’elle signale un pouvoir arbitraire qui n’ose prétendre ouvertement à l’arbitraire. Surtout, elle s’avère incompatible avec l’idée que la guerre en cours résulterait d’un sursaut de la Russie tout entière, inquiète de son « avenir historique en tant que peuple ». En lieu et place d’un peuple avide de déterminer souverainement sa voie, elle installe au cœur de son schéma une volonté abstraite, ayant l’histoire pour terrain d’action, et avide de se tracer un chemin au travers les générations humaines. Il existerait dès lors un Sonderweg ou une Manifest Destiny de la Russie, gouvernés avec rigueur par des lois objectives de l’histoire — lesquelles autoriseraient, encore qu’exceptionnellement, des instants d’égarement, tels que la Révolution d’Octobre ou l’effondrement de l’Union soviétique.
Rien de plus incohérent donc que ce mélange des clichés idéologiques de la « troisième voie » et du communisme scientifique vulgaire, qui de surcroît oscille perpétuellement entre deux options : dans la première, Vladimir Poutine ne serait que le véhicule passif du destin historique russe, poursuivant son cours indépendamment de toute décision humaine ; dans la seconde, il lui incomberait d’orienter le cours prédéfini de l’histoire et, au besoin, de le corriger pour prévenir de possibles égarements. Quelle que soit l’option retenue, il est clair dans les deux cas que les citoyens russes n’y occupent aucune place, n’y exercent aucune fonction. Plus encore : quoi que ce discours veuille désigner comme le garant du déroulement de la destinée historique, l’action humaine en demeure exclue. Le tout-puissant Poutine n’aurait donc pas de prise sur l’histoire, qui ne lui laisserait aucun choix — et lui-même n’aurait pas d’autre choix que de priver ses sujets de tout choix.
Embourbé dans ses superficiels paradoxes, Vladimir Poutine ne fait rien d’autre, en définitive, que d’égaliser son destin propre et celui de l’État russe. On saisit immédiatement pourquoi un tel usurpateur a besoin de fabriquer cette égalisation ; on comprend moins pourquoi ses sujets s’y livrent eux aussi, par millions. Il faut admettre, d’une part, que les variations organicistes du XIXe siècle n’ont pas fini d’exercer leur inertie, qui établissaient une relation entre le destin de l’individu et la vie de la nation tout entière. La guerre en cours propose une autre manière — tout à fait contemporaine cette fois — de réaliser cette opération, en convoquant l’idée d’identité. L’un des plus grotesques messages de la propagande russe adressait aux potentiels contractuels de l’armée lance l’appel suivant : « Tu es un mec, sois-le ! ». À la différence des époques précédentes, la propagande sécrétée par cette guerre n’enjoint pas les combattants à révéler leur identité par le fer et le sang : la guerre ne fait que confirmer des propriétés préalablement assignées, que conforter des identités — de genre, de classe, d’État — pour en déduire un devoir de combattre et la forme que doit prendre ce devoir. À l’homme échoit donc le devoir de prendre part à la guerre, et sa participation le confirmera dans son existence en tant qu’homme, de même que, pour tout « Russe », l’engagement sera la plus haute confirmation de sa « russité ». L’annonce, faite par la propagande russe, qu’il y aurait toujours en chaque mâle un défenseur de la patrie en puissance, prêt à le devenir en acte, ne diffère en rien de l’affirmation que la Russie, pour être la Russie, doit être ce qu’elle a été par les siècles passés.
Dans le monde de la guerre poutinienne, le futur n’existe simplement plus, tout comme il n’existe pas de devenir indéterminé, mais seulement des mouvements circulaires de détermination de soi. Qu’il s’agisse de dérouler le fil du développement nécessaire de l’histoire du monde, ou celui du développement nécessaire d’une histoire personnelle à valeur de destin, tous les regards demeurent donc tournés vers le passé.
L’étau du passé oppressant
Voilà deux siècles que l’histoire envahit tout. Le premier réflexe de l’humain moderne, confronté au nouveau ou inquiet de l’avenir, consiste à se plonger dans le passé, conçu comme une chaîne ininterrompue de petites et de grandes déterminations. Dans la guerre en cours, le monde qui pense a fait de la manipulation des choses passées la clef de voûte de sa résistance à Vladimir Poutine. Le passé, tel qu’il apparaît dans ce mouvement de résistance de l’esprit, consiste en un assortiment de clichés moraux, de faits hétéroclites et de renvois confus des uns aux autres, qui n’en reste pas moins doté du statut de propédeutique politique suprême. On y trouve, pêle-mêle, la guerre de Crimée de 1853 et l’invasion américaine de l’Irak, le proto-hitlérisme de la jeune République de Weimar et l’éradication de la langue ukrainienne par l’oukase d’Ems, le traité de Pereïaslav de 1654 et les guerres coloniales. Face à la guerre poutinienne, il existe aujourd’hui deux manières privilégiées de mobiliser ces faits passés : la rectification, propre aux professionnels de la critique, et la prévision, propre aux techniciens de la politique. Ces deux manières d’appréhender le réel ont en commun de vouloir y injecter davantage de certitude et de restreindre les espaces infinis de l’action humaine.
Le passé est une chose morte, qui n’a ni parole, ni volonté propres. Sa seule fonction est d’être requalifiée, réinvestie de sens du point de vue des vivants — du moins depuis que le temps mythologique de l’éternelle répétition du même a laissé place au temps historique de l’action humaine. Dès lors, toute figure, tout événement, tout fait qui appartient au passé contient une promesse d’égalité : le passé égalise les vivants, offrant les mêmes potentialités à tous ses usagers. Aucun vivant n’a davantage de droits qu’un autre sur tout ou partie du passé ; chacun a le loisir d’y puiser librement, dans la mesure de ses besoins et de ses capacités. L’histoire, en revanche, tolère des maîtres.
Depuis que l’histoire européenne a été soumise à des lois objectives et a reçu l’Université pour lieu de production légitime, elle s’est assujettie aux fonctionnaires de la science, dotés du pouvoir exclusif de découper et de ressouder la matière historique. Toute matière passée au crible du savoir disciplinaire y perd ses propriétés politiques et se voit arrachée à la sphère de la concurrence universelle — puisque, depuis un siècle et demi, les choses « académiques » ne peuvent plus être approchées sans autorisation spéciale. Là où le passé n’appartient à personne, l’histoire appartient donc aux historiens, qui se sont fait vocation d’exhumer et d’exposer le vrai, enseveli sous le faux et l’usage de faux. Tout en consacrant des trésors de minutie à ces opérations savantes, les interprètes professionnels de l’histoire s’attachent à préserver leur butin de toute incursion. Aussi toute personnalité politique qui risque sa propre interprétation du passé voit-elle instantanément se dresser face à elle la cohorte des gardiens de l’objectivité et de la complexité. Les professionnels du savoir historique ne cherchent pas tant à posséder le savoir qu’à exercer un pouvoir sur lui — et tout empiètement sur ce royaume-ci, de Poutine ou de n’importe qui d’autre, revient à un sabotage des préséances, voire un crime de lèse-majesté. Au cours de ces deux dernières années, le monde qui pense a donc concentré tous ses efforts sur la défense de l’histoire. Au moindre mot proféré par Vladimir Poutine, toutes ses approximations et ses déformations ont été rectifiées avec application. Des abus et des mésusages de l’histoire ont été détectés dans chacune de ses élucubrations sur les saints de la Russie ancienne, Pierre le Grand, Symon Petlioura ou Iouri Dolgorouki.
Le premier postulat tacite est ici qu’une critique « sourcée » des divagations du président russe suffirait à faire s’écrouler son système de pensée. S’effondrant sous le poids de ses propres mensonges et contradictions, il emporterait avec lui tout l’édifice de l’action poutinienne. Un second postulat suppose cette critique capable de rendre la guerre moins atroce ou de persuader son lectorat de l’atrocité de la guerre. Quels démentis qu’oppose la réalité à chacune de ces espérances, le monde qui pense n’en croit pas moins nécessaire d’affronter Vladimir Poutine sur le terrain de l’histoire, pensant y trouver le lieu unique de sa sincérité. Le passé jouit ici d’une remarquable présomption d’innocence : nul n’ignore certes que Vladimir Poutine est un menteur pathologique, qu’il ment littéralement, comme le disait Alexeï Navalny, « chaque fois qu’il ouvre la bouche », mais ses critiques demeurent convaincus de trouver dans chacune de ses thèses sur Iaroslav le Sage ou sur Adolf Hitler le nectar même de sa pensée. Ici, et seulement ici, se déploierait l’univers intime de ses convictions les plus profondes, et donc les plus décisives. Si le passé bénéficie d’un privilège si exorbitant, c’est qu’il fournit au monde qui pense une matière conforme à ses aspirations. Le propre des explorations du passé est qu’il n’en découle absolument aucune obligation pour la vie concrète. Le passé ne saurait à lui seul engager les vivants. Ainsi, la critique qui juge son œuvre accomplie après avoir prononcé ses rigoureux verdicts sur les « falsifications » du passé n’accomplit, en réalité, absolument rien : elle n’offre à qui la profère que la satisfaction d’endosser une position critique, sans ouvrir le moindre horizon pratique.
Si elle se satisfait de cet ersatz d’action, c’est que cette critique s’adosse à un arrière-monde moral. À tout moment, cette critique de fait visant les erreurs « objectives » d’un discours politique menace de se doubler d’une critique morale — en soulignant par exemple comment ce discours en rappelle d’autres, plus anciens, que chaque sujet éduqué reconnaît comme « nauséabonds » — et de s’abolir du même coup comme critique « objective » des faits. En dernière analyse, cette critique qui se paye de mots ne s’adresse pas aux choses, mais à leur identité langagière, s’empressant de redistribuer tout ce qu’elle saisit dans une topographie morale qu’elle n’a pas elle-même élaborée. De même que chaque événement doit être, dès son surgissement, placé sur une frise d’événements passés, de même toute pensée, parole ou action — et, avec elles, l’humain qui les commet — doit être aussitôt située dans les coordonnées du bien et du mal présents, connaissables d’après l’expérience du bien et du mal passés. Depuis deux ans, les discussions critiques les plus virtuoses ont ainsi consisté à savoir si Vladimir Poutine commettait, au vu de l’histoire bien apprise, un « génocide » en Ukraine, ou s’il disait vrai lorsqu’il accusait les autorités ukrainiennes d’avoir commis un « génocide » dans le Donbass, ou encore à savoir si, tout compte historique fait, on était fondé à qualifier la Russie d’État « colonial » ou si les États-Unis ne se seraient pas eux-mêmes, comme le répète Vladimir Poutine, rendus coupables de quelque « impérialisme » à travers l’histoire récente. Là où les choses sont simples — un seul homme, ayant usurpé le pouvoir, contraint quelque 187 millions de personnes à un bain de sang — et les décisions complexes, le monde qui pense ne voit que des choses très complexes et reporte toute décision au moment où la lumière aura été faite, c’est-à-dire au moment où l’on aura fait correspondre l’image que l’on se fait de chaque chose à son inexpugnable nom.
À côté de ces réviseurs historiographiques, dont l’autorité tient autant à leur savoir-faire qu’à leur possession d’apostilles d’État, il existe un second corps d’interprètes professionnels de l’histoire : les haruspices technicisés. Depuis près de deux siècles, le savoir historique a été institué en instrument fondamental de lutte contre l’incertitude de l’existence humaine — autrement dit, le savoir historique a supprimé l’incertitude à l’instant même où le temps historique, en rompant avec le temps mythologique, en avait ouvert la possibilité. L’époque contemporaine a soif de prévisibilité et l’essor de ce désir a nourri celui des sciences morales et politiques depuis le XVIIIe siècle. Ce siècle qui vit le perfectionnement de la statistique descriptive et de l’arithmétique politique fut celui où Condorcet, synthétisant les travaux de Laplace sur les probabilités, les exigences techniques de l’élite administrative incarnée par Turgot et les conceptions des Philosophes sur le progrès dans l’histoire, fonda en raison l’application du calcul des probabilités à la science des rapports moraux et politiques, justifiant ainsi l’assimilation épistémologique de cette dernière aux sciences de la nature. Ces axiomes, expurgés de leur appui quantitativiste, ont inspiré les Idéologues, puis l’idéal positiviste, dessiné par Auguste Comte, d’une prévisibilité accrue des rapports humains dans l’avenir, guidée par la science historique et la connaissance des lois régissant le développement des sociétés. Les sciences du gouvernement qui ont fait irruption dans les nouvelles universités occidentales au tournant du siècle n’avaient pas d’autre ambition. Elles scrutaient l’histoire humaine pour en déduire les lois de son évolution, supposant que cette connaissance suffirait à arracher les sociétés à l’arbitraire théocratique et à les ancrer dans l’univers rationalisé de la liberté et du droit. Ce faisant, la science politique nouvelle promettait du même coup d’émanciper les États modernes des aléas de la politique de masse de l’anacyclose perpétuelle à laquelle les Anciens les avaient condamnés.
Réceptacles de ces savoirs et de ces façons de savoir, les gestionnaires politiques du XXIe siècle font de l’exercice du pouvoir et de la connaissance du pouvoir les deux faces d’un même procès de rationalisation, reposant en dernière analyse sur l’histoire. La façon dont les États occidentaux contemporains appréhendent le présent et élaborent les décisions politiques correspondantes est ainsi redevable d’automatismes historicistes et de passions nomologiques tout droit issus des séminaires historiques et des salons philosophiques d’il y a deux siècles. Aussi toute nouveauté, au moindre sursaut du présent, se voit-elle immédiatement tirée de force vers le passé, identifiée « en germe » dans des états précédents, inscrite à l’horizon d’une chronologie générale du progrès humain, dans laquelle tout état nouveau n’est que l’état suivant d’un état connu. L’inquiet intellect moderne est rétif aux ruptures et cherche à placer toute expérience du présent sous la dépendance d’une histoire — qui, elle non plus, ne fait pas de sauts.
L’historisme technocratique, érigé de longue date en grammaire commune de la pensée pratique, est fondé sur la soustraction du temps. Le monde qui pense s’est ainsi rendu incapable de garder les yeux rivés sur le présent sans mécanismes de défense et de mise à distance — comme il est incapable de fixer le soleil pendant l’éclipse. Le jugement politique qu’il génère ne cherche plus à savoir « ce qu’il se passe », quelles sont les propriétés, la texture, la pesanteur, les potentialités du moment concret, mais bien plutôt « où nous en sommes », au sein d’un espace de coordonnées objectivement balisé. C’est ainsi que le monde qui pense substitue à la politique du temps une politique de l’espace — ce qui explique que la récurrente question topographique « où étiez-vous pendant huit ans ? » lui semble-t-elle plus familière que celle : « que pensiez-vous, que faisiez-vous depuis 2014 ? ».
Au sein de cette frise mentale toujours-déjà donnée, le temps présent n’existe plus que comme une étape intermédiaire entre le passé et le futur probable qui se déduit de sa rigoureuse interprétation. L’existant est cet infinitésimal moment d’une trajectoire dont l’examen scientifique et l’extrapolation vers l’avenir doit générer un maximum de certitudes. Ce présent est le produit des technocrates, tout comme ce passé est le produit des historiens — et ces deux types de maîtrise se renforcent l’une l’autre. Le présent ainsi produit consiste en une somme éprouvée de choses et de relations entre les choses, indexée sur la conviction que rien, en leur sein, ne pouvait ni ne devait être perturbé. Il est ce luxe d’assurances vis-à-vis du lendemain, qui laisse croire à la possibilité de se projeter dans l’avenir avec le degré même de conviction qu’inspirent le mouvement des astres ou la chute des corps. Il est l’aspiration du troisième bourgeois de Faust, s’époumonant aux portes de la ville : « Qu’on se fende la tête ailleurs, et que tout aille au diable ; pourvu que chez moi rien ne soit dérangé ! ». L’éternité pour laquelle se donne ce présent est un monde qui craint suffisamment l’avenir pour vouloir l’enserrer dans les rets d’une prévisibilité vertueuse. Comprimer le possible en un point de la ligne du progrès historique est aujourd’hui le moyen le plus répandu d’exclure la décision et l’action humaines de l’avenir — une manière, autrement dit, de débarrasser l’humain de l’histoire, en lui octroyant l’éternité du présent.
Ainsi se complète la matrice temporelle de la guerre russo-ukrainienne, dans laquelle chaque camp combat pour l’éternisation du présent en la donnant pour un devoir forgé par les nécessités historiques. De ce point de vue, il n’y a pas de différence entre le fait, pour un soldat russe, de faire la guerre parce que son grand-père « s’est battu en son temps contre les fascistes », et celui, pour un diplomate européen, d’être opposé à la guerre parce que des « valeurs historiques » cristallisées au cours des siècles l’y obligent. Les adversaires s’opposent des séries de déterminismes : la « vérité » dont chacun proclame qu’elle est « de son côté » est une vérité garantie par l’histoire. Ils formulent, en même temps, leurs buts politiques respectifs dans la langue de la causalité, avec l’appui et la caution des techniques de gouvernement. Justifiées par une vision « objective » du monde, les logiques et les décisions du législateur scientifique s’insèrent jusqu’au plus profond des fibres de la morale quotidienne — ainsi lorsque les experts politiques, les spécialistes de l’histoire et les technocrates labiles listent doctement la suite de motifs indiscutables qui devaient nécessairement conduire au déclenchement de la guerre et dictent à chacun la position qu’il convient d’y tenir. De ce point de vue, il n’y a pas de différence entre le fait, pour un opposant européen à la guerre, d’y être opposé parce que son État infaillible et ses journaux les mieux renseignés ont pris position en ce sens, et celui, pour un soldat russe, de répondre à une question sur les raisons qui l’ont poussé à s’engager : « Absolument aucune, je suis venu. Je suis juste venu. S’il faut, il faut. Comment l’a dit notre président ? Il faut. Ça veut dire qu’il faut ».
Traversée par l’histoire de part en part, la guerre en Ukraine rappelle en cela de nombreuses guerres passées, sans rien nous dire encore de celles à venir. Elle se situe entre la Première et la Troisième Guerre mondiale, mais est déjà tout à fait autre chose que la Deuxième. C’est bien une guerre de son temps que celle qui substitue l’historicisme à la politique — ou, pour réécrire les classiques, celle guerre qui existe comme la continuation de l’histoire par d’autres moyens.
L’asthénie de l’avenir désirable
L’Ukraine ne s’est pas préparée à la guerre — non pas dans le sens courant, matériel et technique, de ce terme, mais politiquement. L’Ukraine ne s’est jamais fixé d’objectifs politiques qui auraient exigé une guerre, celle-ci ou aucune autre. À l’inverse des cartomanciens russes qui avaient, des décennies durant, auguré une confrontation avec l’Occident sur les berges du Dniepr, à l’inverse également des consultants politiques occidentaux qui avaient, au cours des mêmes décennies, ourdi et agité des menaces à l’Est, les penseurs et dirigeants ukrainiens ne nourrissaient aucun fantasme obscur de la guerre à venir. Le 24 février 2022, cette dernière est survenue comme survient un incendie ou une douleur aiguë et, en réponse à l’invasion, une unique ambition a pris corps : survivre.
Traverser l’incendie et surmonter la douleur se traduit, dans la langue de l’État, par la formule du ministre de la Défense Roustem Oumierov : « le but stratégique de l’Ukraine est d’aller jusqu’aux frontières de 1991 », et cette revendication d’un retour aux frontières d’avant-guerre, telles qu’elles sont définies par la Constitution, entre en contradiction flagrante avec les appels des Occidentaux à la « cessation immédiate des hostilités ». L’Occident semble en effet impatient de confirmer les dires du porte-parole du Kremlin Dimitri Peskov, qui déclarait en octobre dernier : « la lassitude face à ce conflit, la lassitude face au soutien totalement absurde du régime de Kiev, augmentera dans divers pays, y compris aux États-Unis ». L’Ukraine n’a pas le loisir de se lasser de la guerre ou même de s’en distraire. Cependant, elle persiste à ne pas l’investir d’objectifs politiques. Or, c’est là ce à quoi l’engage la réalité de ces deux ans de guerre, si le pays n’entend pas s’enliser dans les querelles imaginaires de ses amis et de ses ennemis.
Quelles qu’aient été avant la guerre les différences entre l’Ukraine, ses amis en Occident et ses ennemis en Russie, ces contrastes finissent par s’estomper. À persévérer plusieurs années dans un même état de guerre, les parties en présence se font plus semblables les unes aux autres, comme les métaux se confondent sous l’effet des températures extrêmes. Au front, l’assimilation des adversaires s’appelle « l’adaptation ». Toute innovation technique, toute ruse tactique éprouvée se retrouve quelques semaines plus tard de l’autre côté de la ligne de front. Dans le monde des idées, cette assimilation se produit plus lentement, mais tout aussi irrémédiablement. Elle s’est tout d’abord déclenchée sous l’effet d’un certain nombre de nécessités militaires : contrôler les flux d’information, opposer propagande à propagande, stimuler la détermination de ses anciens alliés et en trouver de nouveaux. Ces nécessités de fait ont fini par se cristalliser en une propagande de guerre dont chacun oubliait aussitôt la provenance. En deux ans de conflit, il est devenu possible de prendre pour des objectifs politiques des visées qui ne sont qu’un produit de l’imaginaire guerrier — ainsi de l’idée de « décoloniser la Russie » ou de celle de « défendre les valeurs européennes ». À vivre et se maintenir dans la guerre, l’Ukraine emprunte à la Russie une partie de son ressentiment et de son revanchisme, au risque d’être bientôt contaminée par ses penchants morbides à la pédagogie de guerre et par l’obsession poutinienne pour la « réparation des torts historiques ». Dans le même temps, l’Ukraine s’incorpore la profonde incapacité politique des pays occidentaux, lorsqu’elle se résigne à entonner l’hypocrite rhétorique des bureaucraties, ressassant à qui veut l’entendre « la nécessité de prendre des mesures ». Du fait même de sa persévérance dans l’état de guerre, l’Ukraine est d’ores et déjà en train de s’inventer un objectif politique. Tout l’enjeu est ici pour elle qu’il ne s’invente pas de lui-même, sous l’effet des inerties militaires.
La guerre est l’un des modes fondamentaux sur lesquels existent les choses et les êtres. Le passage à l’état de guerre ne transforme pas tant les choses et les êtres que les relations entre eux. Une fois entrées dans la guerre, les choses s’unissent et se désunissent, s’attirent et se repoussent dans de nouvelles combinaisons, avec une nouvelle vitesse, une nouvelle intensité. La guerre ennoblit le vil ; elle transforme le péril extrême en un ornement quotidien ; elle convertit le superflu en nécessaire. Ainsi, la guerre métastase dans tous les corps — dans ceux que la guerre de 2022 a surpris au milieu de celle de 2014, dans ceux qui avaient déversé des litres de pressentiments funestes, dans ceux encore qui avaient préféré ne pas y regarder de trop près. La guerre prend ainsi au dépourvu tous les êtres accoutumés à se mouvoir parmi les choses en paix. Hier encore, ceux-là distinguaient le noble du vil, fuyaient les périls et s’accrochaient de toutes leurs forces au nécessaire ; les voilà soudain qui découvrent, dans la guerre, que si toutes les choses environnantes conservent un aspect familier, les relations entre elles s’altèrent avec rage et dans des directions insoupçonnables. Ainsi s’étiolent et fanent les êtres que saisit le mouvement galopant de la guerre : ils surmontent la douleur, survivent et contrecarrent l’adversaire — tout en jetant de tous les côtés des regards effarés.
À la seconde où il « survient », le passage à l’état de guerre semble priver les êtres de toute action et de toute pensée. Tandis qu’ils paraissent condamnés à ne plus se mouvoir et ne plus s’exprimer que dans la guerre et sur la guerre, l’horizon de la liberté devient un pur fait de mémoire ou un objet d’attente. Lorsqu’elle se tourne vers le monde d’avant-guerre, l’idée de la liberté donne lieu à une récapitulation névrotique des choix passés et de leurs conséquences calculables. Lorsqu’elle se tourne au contraire vers le monde d’après-guerre, elle n’y voit qu’un miroir inversé de l’entrée en guerre, un tournant appelé à « survenir » exactement comme la guerre est « survenue ». Peu importe la nature du tournant espéré — qu’un matin veuille enfin exploser le pont de Crimée ou que les journaux apprennent que Poutine est mort deux semaines plus tôt — tous les espoirs se rivent à cette seconde où la guerre ne sera plus qu’un mauvais songe et où se découvriront les espaces infinis de la liberté. Or, croire que la guerre consume toute liberté d’action est une funeste erreur — tout comme le fait de s’imaginer que l’après-guerre ressuscitera la liberté.
En deux ans, la guerre a accouché de deux sortes de pensées non-libres de la liberté, qui n’exigent aucune action, ni aucun jugement, à mesure que s’estompe la distinction entre le « possible », appelant à l’action libre, et le « survenu », indépendant de toute action. Tournée vers le passé, la première ne produit qu’amertume et ressentiment, puisqu’elle s’épuise en hiérarchisations des coupables parmi les militants et les conseillers politiques, les intellectuels et les diplomates, de part et d’autre des frontières nationales et sociales. Tournée vers l’avenir, interdite devant ses profondeurs opaques, la seconde fait d’immuabilité vertu et s’amarre en toute hâte aux vérités les mieux éprouvées ; elle prescrit de poursuivre ses occupations, de rester qui l’on est, de demeurer humain tant qu’on demeure en guerre — car cette guerre, comme les autres, finira bien un jour. La guerre donne corps à ce spectre trompeur qui, au lieu de libérer les êtres, veut les libérer du besoin d’action libre. Ce spectre qui veut rendre toute politique incongrue, inopportune, impraticable, s’agrippe à tout le désarroi des corps, à toute terreur de les voir détruits, à toute espérance et soif de survie.
La tromperie se loge ici dans l’analogie entre le passage de l’état de paix à celui de guerre, et celui de l’état de guerre à l’état de paix, car ces changements d’états se produisent différemment. Il a suffi d’une décision du seul Vladimir Poutine pour déclencher la guerre ; en revanche, aucun être n’est plus capable, à lui seul, de déclencher la paix. Si tout être peut repousser, appuyer ou accompagner le déclenchement de la paix, le poids qu’exerce chacun sur ce grand champ de forces demeure immesurable.
En temps de paix, le sens des possibles suffit à guider l’action politique. La possibilité d’un monde plus égalitaire ou plus juste, celle d’un monde plus surveillé ou plus émancipé, sont autant de perspectives qui inspirent l’action politique élémentaire — le mouvement originaire vis-à-vis du possible. En temps de guerre, il faut au contraire des efforts colossaux de la volonté et de l’imagination, ne serait-ce que pour secouer la torpeur générale, éloignant d’autant la perspective d’exercer une action libre. L’état de guerre contracte et déforme tous les possibles ; pourtant, il ne supprime pas la liberté, ni ne l’amoindrit. Emporté par la guerre, on choisit malgré tout comment on s’emporte — et c’est ainsi que l’on dégage les espaces infinis qu’exige la politique.
Or il n’y a d’action, à proprement parler, que dès lors qu’il y a objet de la volonté, tout le reste relevant de l’habitude ou de l’exécution du devoir. Nier l’existence de la guerre, exiger haut et fort la « cessation immédiate des combats », ce n’est pas encore une action ; s’efforcer de gagner la guerre sans se projeter dans ses lendemains, ce n’est pas encore de la politique. L’action politique du temps de guerre exige de se retourner vers la guerre, qui veut imposer ses changements, et d’imposer soi-même ceux qui correspondent à un futur désirable. Tout comme une révolution ne met pas tant en lutte des partisans de l’ordre ancien et ceux d’un ordre nouveau, mais les partisans de différents ordres possibles dans le monde sorti de la révolution, une guerre ne met pas en lutte des êtres qui la désirent et d’autres qui la rejettent, mais les tenants de différentes paix dans le monde sorti de la guerre. C’est dans la revendication d’une sortie de la guerre que résident les espaces infinis offerts à l’action libre — dans la convocation d’un avenir.
L’humain contemporain qui entre dans cette guerre est tout sauf préparé à appréhender ses transformations. Cet humain s’est habitué, non pas à regarder la manière dont les choses se transforment, mais à voir comment des choses toujours égales à elles-mêmes se multiplient, se réduisent ou conservent leur nombre. De même, lorsque changent les qualités du temps vécu, ce changement se voit d’emblée rabattu sur une « accélération » ou un « ralentissement » du temps. Cette approche du changement en exclut la potentialité que surgissent des relations inédites entre les choses et les êtres — à commencer par celles que fait surgir la guerre. Or, exercer une action politique, dans la guerre comme dans la paix, n’exige aucune maîtrise des prémisses historiques de l’existant, aucun sens de l’homologie entre positions et prises de position, aucune conjecture inquiète de « ce que penseront de nous les historiens du futur » — mais un sens du devenir infini.
L’Ukraine vit dans la guerre depuis maintenant deux ans. Pour l’heure, ses amis comme ses ennemis s’échinent à éterniser le présent, qu’il s’agisse de l’historicisme progressiste des bureaucrates européens, inapte à reconnaître la réalité de la guerre, ou de l’avidité sans fin du pouvoir poutinien, dont le seul souci est de faire durer le conflit. L’Ukraine elle-même est privée de présent, si ce n’est celui de la guerre. Tandis que ses amis et ses ennemis se terrent sous des monceaux de déterminismes historiques et traquent le nécessaire dans tout l’advenu, l’Ukraine peut encore, de là où elle se tient, percevoir la politique concrète de la guerre — percevoir que la guerre advenue n’a jamais relevé de la nécessité. Laisser mourir le présent sans s’y cramponner ; se ressaisir de l’histoire comme d’une œuvre humaine : ces deux conditions suffisent à ouvrir les espaces infinis de l’action politique, malgré les écrasantes pesanteurs de la guerre. L’action politique dans la guerre ne connaît qu’un ressort : l’affirmation, non pas d’un accord de paix ou d’une ligne de démarcation, mais bien d’une existence concrète dans l’état de paix à venir — d’un état qui soit aussi total que celui de la guerre.