Cette conversation est la transcription de la table ronde « Strategic Agenda for the New Political Cycle. Europe in the New Macrofinancial Environment » qui a réuni Laurence Boone, Niall Ferguson, Enrico Letta et Isabella Weber lors de la première édition du Sommet Grand Continent, en Vallée d’Aoste, du 18 au 20 décembre 2023. Nous publions cette semaine les actes du Sommet ainsi que les vidéos des sessions publiques.
Shahin Vallée
Enrico Letta, vous avez été chargé par le Conseil européen de travailler sur un rapport concernant l’avenir du marché unique. C’est un excellent prétexte pour réfléchir à un large éventail de questions affectant l’économie européenne et un large éventail de politiques, et en particulier pour discuter de l’avenir de la politique industrielle et de bien d’autres questions.
Enrico Letta
Tout d’abord, je tiens à exprimer ma fierté de participer à ce Sommet, une expérience exceptionnelle qui m’offre une opportunité unique de continuer mon parcours de l’Europe dans le cadre de la mission qui m’a été confiée. Pour élaborer mon rapport sur l’avenir du marché unique, j’entreprends des visites dans les 27 États membres afin de recueillir des idées et de les intégrer dans une approche collective de mon mandat.
Je voudrais commencer par partager une anecdote récente survenue à Berlin lors d’une course en taxi. Le chauffeur, typiquement allemand, m’a gentiment dit, lors de ma tentative de paiement par carte de crédit : « vous n’êtes pas suédois, vous êtes italien, payez donc en liquide. »
Après tout, nous sommes en Europe. Et si nous sommes réunis ici aujourd’hui, c’est pour discuter de la manière dont les choses évoluent. Nous entamons une nouvelle décennie où nous devons non seulement renouveler le récit européen, mais également ajuster son contenu. Pour une raison simple. Les quatre dernières années ont été marquées par des événements incroyables et la réponse de l’Union européenne à une crise sans précédent. Bien que remarquables, ces actions ont été imposées par l’urgence.
Nous sommes tous familiers avec la célèbre citation de Jean Monnet — selon laquelle l’Europe se ferait dans les crises — mais je considère que les véritables grandes réalisations passées de l’Union, telles que l’introduction de l’Euro et la création du Marché unique, ont été le fruit d’une planification anticipée plutôt que de réactions à des crises. Ainsi, aujourd’hui, il nous faut engager une discussion approfondie sur la trajectoire future de l’Union au cours de la décennie qui vient, un sujet qui occupera le devant de la scène lors des prochaines élections européennes.
Les réponses à ces questions clefs — qui sont au cœur de mon périple à travers l’Europe — seront déterminantes. La première question fondamentale concerne le financement de la transition verte et numérique en Europe au cours de la prochaine décennie.
La deuxième interrogation concerne la construction d’une Europe indépendante, capable d’assumer un rôle géopolitique mondial. Cette transformation implique des ajustements dans les chaînes d’approvisionnement, l’énergie, la sécurité, la défense et les technologies, ainsi qu’une redéfinition des relations commerciales avec la Chine, l’Inde et les États-Unis.
La troisième question — peut-être la plus complexe — concerne la gestion des élargissements au cours des dix prochaines années.
Les réponses à ces trois questions remodèleront le grand continent.
La tâche n’est pas facile, mais elle est fascinante. La première question porte sur notre décision d’emprunter une voie plus verte et plus numérique. Il s’agit maintenant de se donner les moyens de le faire. Le Covid-19 a débouché sur le plan de relance Next Generation EU, mais il n’est pas facile de rallier des soutiens à un nouveau plan de relance. J’ai beaucoup voyagé en Europe, surtout dans les régions froides et enneigées. Là-bas, le sentiment général est que Next Generation EU était en quelque sorte un apax, désormais terminé. Pourtant, dans le même temps, nous sommes pleinement conscients que nous avons besoin d’un double pilier — un pilier privé et un pilier public — pour financer l’avenir de la transition verte, car le coût est énorme. Nous parlons de milliers de milliards et nous avons donc besoin des deux. Comment obtenir un pilier privé ? Une partie de notre travail sur le marché unique consiste à nous demander comment nous pouvons achever l’Union des marchés de capitaux — qui est à mon avis la partie du Marché unique la moins achevée jusqu’à présent.
Concernant l’indépendance et « l’autonomie stratégique ouverte », des nuances entre les positions françaises et allemandes se manifestent, la France soutenant clairement le plan de relance contrairement à l’Allemagne. La notion d’échelle est également cruciale, car une expansion significative est requise dans les télécommunications, les services bancaires et les secteurs de l’énergie pour relever les défis à venir.
Et ce n’est pas facile parce que, si l’on file la métaphore de l’échelle, le toit a les couleurs du drapeau national de chaque pays. Et le fait d’avoir le drapeau national comme toit est une question compliquée. Il n’est pas facile de passer à l’échelle supérieure si vous avez des consolidations transfrontalières, etc. Je dirai peut-être quelques mots sur l’élargissement. Il s’agit à mon avis de la question la plus compliquée, car lorsque j’ai parcouru l’Europe dans le cadre de cette mission sur le Marché unique, j’ai entendu différentes voix, trouvé une panoplie de nuances à ce sujet. Même s’il n’est pas facile, l’élargissement est l’outil géopolitique le plus important pour l’Europe. Et la Commission de Romano Prodi a montré qu’avec du leadership, on pouvait gérer l’élargissement. Et l’élargissement a été un succès, car avoir une Union européenne de 27 membres aujourd’hui est un succès — même s’il n’a pas été facile à l’époque de convaincre les gens de mener à bien.
Isabella Weber, vous avez quant à vous beaucoup travaillé sur la dynamique des prix à l’heure actuelle, en montrant qu’elle ne constitue pas le type d’inflation induite par la demande que nous avons l’habitude de combattre avec les outils de la politique monétaire. Assistons-nous à votre avis à de grands changements structurels en matière de politique monétaire ?
Isabella Weber
Merci beaucoup pour votre question et mes sincères remerciements aux organisateurs. Cet événement est formidable. Permettez-moi en effet de prendre un peu de recul : à quel type d’inflation avons-nous été confrontés ? Et comment avons-nous combattu ce type d’inflation en Europe ?
Selon moi, nous avons eu affaire à une inflation qui a été alimentée par des chocs dans des secteurs d’importance systémique. L’énergie bien sûr mais aussi l’alimentation, les marchés céréaliers, les marchés des matières premières, les transports, etc., qui sont tous des secteurs critiques pour le fonctionnement des réseaux de production et pour les moyens de subsistance des populations. Dans de nombreux cas, ces chocs ont été tels qu’ils ont déclenché à la fois une explosion des profits et une explosion des prix. Si l’on prend l’exemple de l’industrie des combustibles fossiles, qui est probablement le plus important, on voit très clairement que lorsque les prix ont explosé, les marges bénéficiaires ont explosé parce que les coûts n’avaient pas explosé en même temps que les prix.
La question est donc de savoir comment le reste des entreprises a réagi à ce choc. Je dirais qu’aux États-Unis, le choc a été interne là où, en Europe, il est commercial. Les entreprises de ces secteurs étaient dans une position assez forte pour faire face à ces chocs des coûts. Je pense que cela s’explique par le fait que ces chocs de coûts ont agi comme une sorte de mécanisme de coordination : si les entreprises savent qu’elles sont confrontées à des augmentations massives de chocs qui surviennent très soudainement, la chose rationnelle à faire est d’augmenter les prix. Elles savent également qu’elles fixent leurs prix de manière à protéger leurs marges bénéficiaires. Ainsi, face à un tel choc, il est assez rationnel d’augmenter les prix pour protéger les marges bénéficiaires.
Si vous augmentez les marges en réponse à un choc de coût, vous obtenez une augmentation des bénéfices. Prenons un exemple : si vous achetez une maison bon marché et que les frais de courtage s’élèvent à un certain pourcentage, le revenu net du courtier peut être inférieur à celui d’une maison chère. Pour les mêmes raisons mécaniques, la protection des marges bénéficiaires suffit à elle seule à augmenter les profits. Cela signifie donc que dans les premières phases de cette inflation, il s’agissait en grande partie d’une inflation résultant d’une redistribution fonctionnelle des revenus du travail vers le capital.
Finalement, le travail a commencé à rattraper son retard. Les gens ont commencé à se mobiliser contre le déclin très réel des salaires qui a été particulièrement dramatique en Europe, surtout en Italie et en Allemagne. Les gens ont fini par se battre et les salaires réels ont commencé à augmenter. C’est alors que l’on est entré dans une situation inflationniste plus imposable. Mon point est le suivant : l’origine de cette inflation n’est pas due aux travailleurs qui réclament des salaires plus élevés, mais bien à ces chocs qui ont été à l’origine de l’explosion des prix et des bénéfices, puis de la protection des marges et de l’augmentation des bénéfices. Réagir à ce type d’inflation par la politique monétaire — ce qu’on essaye de faire, en fin de compte, et la BCE a été très explicite à ce sujet — c’est empêcher le rattrapage des salaires.
D’ailleurs, tout ce que j’ai dit jusqu’à présent sur la nature de cette inflation est conforme aux discours que Christine Lagarde a prononcés au cours du mois dernier. La question est de savoir s’il faut répondre à ce type d’inflation en empêchant le rattrapage des salaires par une nouvelle hausse des taux d’intérêt.
Et c’est là que nous touchons aux domaines de la cohésion sociale, de la montée des partis d’extrême droite et de la menace croissante qui pèse sur les démocraties. Il est clair que les banques centrales n’ont pas de mandat de distribution. Si vous confiez la responsabilité de la stabilité des prix exclusivement aux banques centrales, alors pour elles, tout ce qui est un marteau ressemble à un clou.
La bonne nouvelle est que je ne vois pas de situation en Europe où nous nous soyons appuyés exclusivement sur la politique monétaire. Celle-ci a fini par être assez agressive au moment où elle a commencé. Néanmoins, une étude du FMI montre que les mesures budgétaires non conventionnelles, y compris les mesures directes de stabilisation des prix, ont joué un rôle important dans la réduction de l’inflation, ce qui me semble tout à fait raisonnable, car si vous essayez de réduire l’inflation due à un choc des prix de l’énergie en augmentant les taux d’intérêt — ce qui, en fin de compte, tente de réduire la demande globale — vous devez les augmenter dans des proportions considérables. En fait, il faut faire tourner l’économie au ralenti jusqu’à ce que la demande d’énergie diminue suffisamment pour faire baisser les prix. Bien sûr, il y a aussi le plafonnement des prix du gaz en Europe, qui a joué un rôle très important, surtout l’année dernière.
La question est donc de savoir où cela nous mène. S’agit-il simplement d’une situation extraordinaire où nous avons eu ces méga-chocs qui se sont chevauchés et où, maintenant que nous sommes revenus à la normale, nous pourrions tous nous rasseoir et penser que la prochaine fois, nous pourrons simplement laisser la BCE faire le travail ?
Je ne le pense pas : nos discussions d’aujourd’hui et d’hier au Sommet montrent que nous vivons dans un monde où les urgences se croisent et se superposent. Nous vivons dans un monde où le changement climatique est une réalité. C’est un problème pour nos enfants ou nos petits-enfants. Nous connaissons déjà des phénomènes météorologiques extrêmes très fréquents. Si vous regardez le transport maritime en ce moment, il y a une sécheresse dans le canal de Panama. Des attaques dans la mer Rouge ont poussé les grandes compagnies maritimes à détourner leurs navires. Dans le même temps, la situation en mer de Chine méridionale met à rude épreuve les nerfs des Philippines et de la Chine.
Nous nous trouvons donc dans une situation où l’un des problèmes les plus critiques et les plus importants sur le plan systémique est le changement climatique, et où l’un des secteurs les plus importants, le transport maritime, ne devient qu’un petit détail d’une crise plus générale. Je pense qu’il ne s’agit pas d’une coïncidence, mais d’un phénomène systémique.
Nous devons abandonner l’idée que la politique monétaire serait omnipotente et pourrait nous orienter vers une sorte de politique économique de préparation aux catastrophes pour les secteurs d’importance systémique. Et je pense que lorsqu’on parle de sujets comme la construction de nouvelles infrastructures, lorsqu’on parle de politique industrielle, il faut penser de manière systémique à la dimension des prix comme l’une des questions qui doivent être prises en compte lors de la conception de ces réponses politiques.
Si nous ne le faisons pas, il y un risque très réel de se retrouver dans une sorte de situation de rattrapage, où un nouveau choc se produira et où l’on finira par augmenter encore les taux d’intérêt, ce qui rendrait beaucoup plus coûteux les investissements dans les choses dont nous parlons tous pour rendre les économies plus résilientes. Dans le même temps, le risque de déclencher une récession demeure. Par ailleurs, nous savons pertinemment que le ratio dette/PIB est susceptible d’augmenter en cas d’effondrement du PIB.
Tant que nous aurons ce type de règles budgétaires qui peuvent déclencher une plus grande austérité budgétaire — des pays comme le mien, l’Allemagne, restent arrimés à l’austérité budgétaire — on minera fondamentalement notre propre capacité à répondre aux chocs auxquels nous voulons répondre. Il faut donc trouver un autre paradigme de stabilisation qui s’adresse à ces secteurs d’importance systémique et qui renforce la stabilité des prix dans ce type de secteurs afin de rendre viables tous ces merveilleux projets dont nous discutons.
Pour bien comprendre, cela signifie-t-il que vous préconisez, par exemple, un système de double taux par lequel la banque centrale pourrait financer les infrastructures vertes à un taux inférieur au taux normal auquel elle finance l’économie ? Concrètement, quels types de changements structurels sont nécessaires, selon vous, pour obtenir le résultat que vous avez décrit ?
Le double taux d’intérêt est à n’en pas douter une politique utile. Mais j’irais plus loin. Je dirais que lorsque nous examinons le secteur de l’énergie, nous devons penser à des choses comme les réserves stratégiques. Je pense que la mobilisation de la réserve stratégique aux États-Unis a été une bonne décision. Si l’Europe disposait de réserves stratégiques similaires, les États-Unis et l’Europe n’auraient probablement même pas besoin de se parler, car ces marchés seraient mondiaux. S’ils réagissaient à ce type de chocs de prix avec la même logique, ils finiraient par avoir un effet stabilisateur. Si nous réfléchissons systématiquement à la manière dont les réserves stratégiques peuvent être constituées et utilisées pour stabiliser des secteurs critiques tels que l’énergie — mais je pense aussi, par exemple, aux céréales — nous serons en mesure de réagir.
Bien entendu, nous devons également réfléchir à la conception du marché dans ce type de secteurs. Il y a des secteurs où il nous faut réagir plus localement. Je ne suis pas sûre, par exemple, que réfléchir à l’échelle européenne soit pertinent pour la question du logement. Je ne vois pas de réponse globale. Mais je pense que la situation dans laquelle nous nous trouvons, où les taux d’intérêt augmentent, où les crises du logement s’aggravent, où l’investissement dans le logement s’effondre, et où ce qui risque d’arriver ensuite, c’est que les loyers vont continuer à augmenter, est assez préjudiciable. Pour ce qui est du logement, je pense donc que nous devons réfléchir très sérieusement à ce qui peut être fait en termes de politiques qui ne reposent pas uniquement sur l’investissement privé, mais qui incluent également le logement public comme pilier principal, un pilier absolument essentiel pour stabiliser l’un des prix qui, dans presque tous les pays, souffre d’un taux d’inflation très élevé.
Enrico a posé la question de savoir qui paie et où nous trouvons l’argent, ce qui est, je pense, une question cruciale en Europe. Selon vous, Laurence Boone, où en sont ces discussions ? Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur la manière dont nous allons résoudre ce problème monétaire crucial qui nous attend ?
Laurence Boone
Tout d’abord, je voudrais remercier Gilles Gressani et le Grand Continent d’avoir organisé un Sommet aussi fabuleux dans un endroit aussi agréable, et d’avoir réussi à réunir des personnes aussi différentes. En effet, jusqu’à présent, j’ai entendu des Néerlandais plaider en faveur d’une nouvelle dette pour l’Europe, un Allemand plaider en faveur d’une politique monétaire et budgétaire plus souple, et un Italien se montrer très strict au sujet du marché. Je vous remercie donc pour cela.
La première question, à laquelle Enrico a fait allusion, est de savoir où nous allons. Nous ouvrons un chapitre totalement nouveau pour l’Union, non seulement en raison du travail que vous accomplissez, mais aussi, je pense, en raison de l’élargissement. Si nous sommes très honnêtes avec nous-mêmes, le plus grand changement pour les cinq à dix prochaines années trouve son origine dans l’agression russe contre l’Ukraine. Nous avons vécu le Covid-19, nous avons géré cette crise. Les prix de l’énergie ont augmenté, mais nous pouvons y faire face. Mais l’agression de la Russie contre l’Ukraine a au fond touché à un changement profond de ce que nous sommes en tant qu’Européens. Parce que nous avons vécu, et c’est notre cas à tous, ces trente ou quarante dernières années, sur les dividendes de la paix. Nous avons lancé Erasmus, nous avons ouvert les frontières, nous sommes devenus amis avec les Estoniens, les Lituaniens, les Hongrois, les Polonais. Cela peut paraître très naïf, mais pour notre peuple, pour ma génération, c’était un rêve. Or nous avons maintenant cette guerre, et cette guerre change tout. Elle change tout aussi parce que nous devons également réévaluer la manière dont nous pouvons faire face à ce qui se passe sur notre continent, avec ou sans les États-Unis. Je pense que ce n’est pas encore tout à fait dans l’esprit des gens en Europe. C’est quelque chose que nous devons réussir à comprendre ensemble, ce qui n’est pas le cas. Nous parlons donc de géopolitique, je pense, à cause de cela, à cause de la guerre, à cause du type de frontières que nous voulons. Nous avons ouvert les négociations d’adhésion à une dizaine de pays. Cela remet également en question la géographie de l’Europe et ce que nous sommes en termes de géographie. C’est cela — la guerre, la frontière, l’élargissement — qui est au fondement de notre géopolitique. Nous ne pouvons pas être un acteur géopolitique, tous autant que nous sommes, si nous ne sommes pas un acteur économique très fort. C’est le contraire de ce que nous faisions auparavant, lorsqu’il suffisait d’avoir une bonne économie.
Qu’est-ce qui fait de nous un acteur géopolitique et économique fort ? Tout d’abord, la politique de défense. Vous avez consacré durant ce Sommet une session entière à la défense, je ne vais donc pas m’étendre sur le sujet, mais la seule chose que je voudrais dire, avec une pensée particulière pour certains amis présents dans la salle, c’est qu’il nous reste un certain nombre de choses à accomplir. Nous devons aborder la question de l’équipement, un domaine dans lequel nous ne sommes pas très bons. Nous devons construire beaucoup d’équipement, par exemple en mobilisant des investissements pour produire des munitions. C’est la première chose à faire.
Ensuite, nous devons acheter davantage de produits européens — je sais qu’une telle phrase sonne très français mais j’ai bien dit « acheter européen » et non « acheter français ». Et nous devons penser à l’interopérabilité, à la capacité de travailler entre nous. Nous devons mieux travailler avec le matériel américain, ou je devrais dire que le matériel américain doit mieux fonctionner avec notre matériel. C’est totalement nouveau pour l’Europe. L’Europe de la défense était une chose à laquelle presque personne ne pensait auparavant.
Le deuxième enjeu concerne l’économie et la question de l’énergie. Il ne faut pas croire que le prix de l’énergie soit la base de notre compétitivité, car comme Isabella le décrivait, cela se répercute sur les entreprises, sur les consommateurs et sur l’attractivité ou non de l’Europe. Or nous avons un énorme avantage en Europe de ce point de vue. Nous n’avons pas les matières premières, mais nous réfléchissons à la transition énergétique depuis bien plus longtemps que les États-Unis. Et nous avons commencé, parce que nous réfléchissons avant d’agir, en tant qu’Européens, peut-être trop parfois. Mais nous avons planifié : nous avons réussi à réduire de moitié la consommation de gaz russe en un an environ. L’Allemagne a construit des terminaux énergétiques à une vitesse record. Je sais que des représentants de l’industrie de l’hydrogène sont présents dans la salle. Nous avançons très vite, même si cela coûte un peu cher aujourd’hui. Le réseau énergétique est une chose que nous ne parrainons pas encore en tant qu’Européens. Or si nous voulons rendre l’énergie moins chère, nous aurons besoin de ce réseau.
Le troisième point est la politique industrielle. Est-elle bonne ou non ? Il faut en discuter. Si nous voulons rester dans la course avec les États-Unis, nous avons besoin d’une politique industrielle pour encourager l’innovation et rattraper notre retard en matière de technologie numérique. Nous sommes à la traîne. Alors que les grandes entreprises américaines s’emparent de 70 % du marché, nous devons faire mieux. Et nous avons suffisamment de cerveaux pour cela. Nous produisons autant de scientifiques que les États-Unis, mais ils partent aux États-Unis. Nous avons donc besoin d’une politique industrielle et d’une politique de concurrence adaptée. Nous pouvons parfaitement combiner les deux. Nous devrions être en concurrence avec le reste du monde. Mais nous devons construire une base industrielle solide en Europe.
Enfin : le commerce et les normes. L’Union compte 440 millions d’habitants, soit 100 millions de plus que les États-Unis. Nous avons 80 partenaires commerciaux. Les États-Unis en ont 20. Nous sommes la première région du monde pour les investissements sortants et la première pour les investissements entrants. Nous sommes forts, donc. Nous avons la capacité d’être encore plus forts si nous agissons ensemble. Et avec le commerce, nous pouvons exporter certaines de nos normes. Nous pouvons être pénibles, nous le constatons, mais nous pouvons aussi être à l’origine de certains changements, et c’est ce que nous essayons de faire avec nos accords commerciaux. Ils doivent être stratégiques. Ils doivent être réciproques — ce que nous n’avons pas très bien su faire jusqu’à maintenant — et ils doivent tenir compte des contraintes climatiques. Personne d’autre que nous ne doit le faire. Et oui, cela prend du temps, et oui, cela nécessite beaucoup de négociations au sein de l’Europe et entre l’Europe et le reste du monde. Mais je pense qu’il s’agit d’un pilier très solide.
Voici les priorités politiques pour les cinq à dix prochaines années. Une fois que nous avons défini ces priorités politiques, nous pouvons poser la question du budget. Car il est évident que l’on peut avoir des rêves et des politiques, mais si l’on ne met pas d’argent derrière, ils restent très théoriques. Et avant que mon voisin ne le dise, nous n’avons pas mis d’argent en rapport avec nos priorités politiques jusqu’à présent, en partie parce que les priorités politiques ont changé. Mais nous voulons reconstruire l’Ukraine, nous voulons mettre en place un réseau énergétique très rapidement, nous voulons faire baisser les prix de l’énergie, nous voulons investir dans la technologie numérique, nous voulons investir dans les microprocesseurs, nous voulons garder la science et les scientifiques chez nous, nous voulons changer notre parc automobile, nous voulons changer le chauffage de nos logements. Il est temps de commencer à penser au financement.
Or ce n’est pas ce que nous avons fait : nous avons alloué un peu d’argent à l’Union pour un certain nombre de politiques, principalement l’agriculture et la cohésion. Nous devons repenser cela. Par exemple, si nous voulons consolider les nombreuses industries que nous avons dans les pays qui produisent des navires militaires, nous sommes essentiellement en concurrence les uns avec les autres à ce stade. Si nous voulons être puissants dans ce domaine, l’Union devra mettre de l’argent sur la table pour que les entreprises se réunissent et produisent. C’est ainsi que nous favoriserons la consolidation de cette industrie. Elle sera moins chère et nous serons plus forts.
Voilà comment nous devons envisager les choses. Et si nous avons une politique budgétaire plus forte au niveau de l’Union, nous pouvons nous permettre d’avoir des règles budgétaires nationales plus strictes. Mais nous devons faire ce choix et répartir les responsabilités entre les États-membres et l’Union dans son ensemble.
À ce programme, qui n’est pas un programme de campagne, je voudrais juste ajouter une chose : nous devons amener les gens avec nous. Et je pense à ce que vous disiez, Isabella. Vous parliez du logement, et vous avez ici, dans cette salle, des ministres de l’Europe de toute l’Union européenne. 27. Il n’y a pas un seul pays de l’Union qui n’ait pas de problème de logement. Pas un seul. Nous sommes tous concernés. Et peut-être devrions-nous commencer à réfléchir à l’utilisation d’une partie de notre argent commun consacré à la transition énergétique pour isoler et rénover toutes les maisons des personnes à faible revenu en Europe.
Merci, Laurence. Je vais maintenant donner la parole à Niall Ferguson, qui est peut-être l’Américain le plus européen de ce Sommet — mais aussi le conservateur le plus progressiste — et qui pourrait nous donner une perspective américaine sur ces questions : quel que soit le prochain président des États-Unis, à quoi devons-nous nous attendre — et sommes-nous prêts ?
Niall Ferguson
On m’a présenté comme une sorte de méchant Américain. Mais je vais tout gâcher en révélant que je suis avant tout un Écossais, et donc un Britannique ! Je suis citoyen américain depuis 2018. Je travaille aux États-Unis depuis près de 20 ans. Mais je ne suis pas simplement un citoyen de l’anglosphère. Je me sens européen. J’étais un Remainer dans la grande guerre civile anglaise ou britannique sur le Brexit. Et c’est un plaisir d’être ici dans les Alpes, un territoire contesté dans l’histoire européenne, pour débattre de ces questions avec vous.
Nous venons d’entendre trois visions de l’avenir européen. Et je les trouve inspirantes.
Je pense que ce qu’a dit Enrico est vrai. Ces années ont été extraordinaires. Et certaines choses ont été possibles dans ces crises qui n’auraient pas été possibles auparavant. L’une des conséquences du Brexit, je pense, a été la suppression d’un obstacle majeur à l’intégration et l’Union européenne en a tiré parti d’une manière qui a, je pense, surpris ses détracteurs en Angleterre. Nous avons également entendu que l’Europe dispose, si elle le souhaite, des options monétaires et fiscales qui pourraient éviter un ralentissement inutile, voire une récession. L’Allemagne est déjà en récession. Je me demandais tout à l’heure si l’Allemagne allait ressembler au Japon, mais sans l’expansion budgétaire et monétaire, ce qui pourrait être un très mauvais scénario. Enfin, Laurence a mentionné les chantiers qui doivent être mis en œuvre pour que l’Europe ne réussisse pas seulement la transition numérique et verte, mais qu’elle devienne puissante. Et c’est là que j’interviens.
Ce qui est frappant d’un point de vue américain, c’est tout d’abord que les réponses américaines aux crises ont été plus importantes et plus fructueuses sur le plan économique. C’est indéniable. Regardons les performances économiques pendant les années de crise. Les États-Unis ont dépassé l’Europe de manière assez frappante. Comme vous venez de l’indiquer, Shahin, il existe aujourd’hui un programme bipartisan « America First ». L’Amérique d’abord. Qui a été, d’une certaine manière, exhumée pendant la campagne de Trump en 2016, presque accidentellement, parce que David Ignatius lui a suggéré d’utiliser la formule de David Sanger — et il l’a en quelque sorte reprise, sans en connaître l’importance historique. Mais aujourd’hui, Joe Biden utilise la même expression. Et ce qui a le plus surpris les Européens au cours des trois dernières années, c’est que l’arrivée de Joe Biden n’a pas du tout été synonyme d’une quelconque amélioration pour vous.
Après toutes les belles paroles sur « l’Amérique est de retour » et « les adultes sont de retour dans la pièce », il s’est avéré être, en fait, autant, sinon plus, un praticien de l’America First que Donald Trump, et sans doute un praticien plus efficace. D’une certaine manière, l’Inflation Reduction Act est une mesure plus protectionniste que tout ce que Trump a fait avec les instruments contondants que sont les droits de douane. Je pense que l’Europe a également dû faire face à une douloureuse réalité : la politique étrangère de l’administration Biden n’a été qu’une succession de désastres, à commencer par l’Afghanistan, qui s’est soldée par l’incapacité totale de dissuader Vladimir Poutine d’intensifier son invasion de l’Ukraine. Et qui sait ce qui va suivre ? L’Iran n’a pas du tout été dissuadé de lancer ses proxys contre Israël, et il nous reste encore un an d’administration Biden.
La victoire de Joe Biden en 2020 s’est donc avérée beaucoup moins bonne pour l’Europe que ce que la plupart des Européens pensaient lorsqu’ils ont célébré le résultat de l’élection. Il n’y a que deux superpuissances. Dans le domaine de la deuxième guerre froide — nous nous y trouvons depuis quelques années — il n’y a que deux superpuissances, et l’Europe n’en fait pas partie, peu s’en faut. Aujourd’hui, le statut de superpuissance dépend non seulement de l’arsenal nucléaire, mais aussi des capacités en matière d’Intelligence artificielle, d’informatique quantique et d’une série d’autres domaines dans lesquels l’Europe n’est pas un acteur. Et c’est de cette dure réalité que je suis venu vous parler — juste avant le dîner, je me suis fait une spécialité de couper l’appétit.
L’Europe se fait des illusions en pensant qu’elle a le choix.
C’est ce que l’on entend dans les conversations à Berlin et parfois même en France. S’il y a une crise à propos de Taïwan, qui pourrait être la prochaine chute importante après les élections taïwanaises, que se passera-t-il ? En réalité, lorsque l’Europe est si fortement, toujours si fortement dépendante des États-Unis pour sa sécurité, elle n’a pas le choix dans cette éventualité. Elle peut essayer d’être non-alignée. Il y avait beaucoup de pays non alignés pendant la première guerre froide. Mais si l’Union européenne essaie d’être non alignée dans la deuxième guerre froide, cela ne se passera pas bien. Vous n’avez pas cette option. Les électeurs allemands ne le voient peut-être pas. La Körber-Stiftung a récemment suggéré qu’ils seraient tous heureux d’être neutres dans un conflit entre les États-Unis et la Chine, mais ce ne sera pas une option. Il s’agit là d’une autre dure réalité que nous devons digérer.
Les transformations susceptibles d’aboutir à l’autonomie stratégique et même au statut de superpuissance prendront des années. On ne peut pas créer un complexe militaro-industriel à l’échelle européenne en douze mois. Or vous n’avez que douze mois. Car voici la très mauvaise et très étrange nouvelle. Les Bidenomics semblaient excellentes sur le papier. Les Européens adoreraient disposer de données américaines sur presque toutes les mesures économiques. Ils adoreraient avoir des données américaines alors que les Américains les détestent et pensent que l’économie est nulle et que les sondages sur l’économie sont à peu près aussi bons qu’en 2009, au lendemain de la plus grande crise financière depuis les années 1970, voire les années 1930. Le plus gros problème pour les stratèges démocrates est qu’ils avaient l’intention de faire campagne sur les Bidenomics, qu’ils ont pris connaissance des sondages et qu’ils ont été détruits spécifiquement sur l’économie, où les Républicains et en particulier Donald Trump obtiennent des sondages beaucoup plus forts. Il s’agit d’un énorme problème auquel ils n’ont pas trouvé de solution. Et il est trop tard pour changer Biden ; s’il tombe dans un escalier, ce sera Kamala Harris.
Donald Trump est le favori le plus solide pour l’investiture républicaine depuis l’introduction du système moderne des primaires au début des années 1970. Si vous pensez que Nikki Haley va vous sauver, la probabilité qu’elle y parvienne est de l’ordre de 10 %. Si vous pensez qu’il va aller en prison, chaque action en justice à son encontre renforce sa cote auprès des électeurs républicains probables. La très mauvaise nouvelle — que je dois en quelque sorte vous annoncer — c’est que vous allez devoir faire face à toutes les transitions dont vous avez parlé, très probablement, je dirais même à 60 %, avec Donald Trump de retour à la Maison Blanche. Il sera peut-être le premier homme depuis Grover Cleveland à avoir deux mandats présidentiels non consécutifs.
La dernière chose sur laquelle je m’attarderai, c’est à quoi pourrait ressembler ce second mandat de Trump. Très peu de gens, même aux États-Unis, comprennent à quel point il sera différent du premier. Il y a une sorte d’hypothèse irréfléchie selon laquelle, bien sûr, c’était un peu chaotique, et il y avait beaucoup de choses sur Twitter qui étaient un peu ennuyeuses, mais ce sera globalement la même chose. Non : ce ne sera pas du tout la même chose parce qu’il n’y aura pas d’establishment républicain pour le contraindre. Il n’y aura pas de généraux pour le contraindre — vous savez que les élites militaires sont son ennemi juré.
L’administration sera composée de membres de groupes de réflexion comme Heritage et America First, et contrairement à 2017 où ils n’avaient aucune idée et inventaient au fur et à mesure, ils ont maintenant un plan. Et le plan est beaucoup plus radical que vous n’en avez conscience. D’un point de vue intérieur, il s’agit clairement de purger la bureaucratie fédérale de tous ceux qu’ils n’aiment pas, en commençant par le ministère de la Justice et en descendant vers le bas. Mais du point de vue de la politique étrangère, qui sait ? On ne peut certainement pas compter sur une répétition du discours de Trump à Varsovie, lorsqu’il a été contraint de dire des choses gentilles sur l’OTAN. Au contraire, je pense qu’il sera très difficile de réfréner son instinct qui le pousse à rompre les réseaux d’alliances parce qu’il s’agit essentiellement de relations avec des profiteurs.
Il n’y aura pas de H.R. McMaster, ni de Jim Mattis. Aucune de ces personnes ne sera en mesure d’exercer l’influence qu’elles ont eue au cours du premier mandat de Donald Trump.
Tout cela implique une crise de l’Occident — cette chose que Stanford n’est plus autorisée à enseigner car l’expression « civilisation occidentale » est une sorte d’oxymore aux yeux de la gauche progressiste. Une crise de l’Occident dans ces circonstances sera très profonde et constituera une immense opportunité pour la Chine, la Russie, ses proxys en Eurasie, et l’Iran. Et ils exploiteront cette opportunité si nous ne sommes pas prudents.
Nous devons, et c’est l’une des raisons de ma présence ici, nous assurer que l’alliance transatlantique survive à la crise qui s’annonce. Nous devons cesser de prétendre que l’autonomie stratégique peut être atteinte par l’Europe dans un délai réaliste. À mon avis, il n’y a pas de voie crédible pour y parvenir. Le plus important est de s’assurer que nous maintenons ensemble ce qui reste de l’Alliance atlantique. Nous ne devons pas laisser l’Ukraine perdre par inadvertance — ce que nous sommes sur le point de faire. Et nous ne devons pas permettre à la Chine d’exploiter les divisions qui sont déjà, à mon avis, à un niveau stratégiquement critique.
C’est un exposé pour le moins brutal des risques à venir. En réponse, commençons peut-être par vous, Isabella, et par votre perception de l’état d’esprit de l’Allemagne en réponse à cela. L’Europe semble extrêmement divisée en interne face à certains des risques mentionnés par Niall, et on a l’impression que l’Allemagne se trouve à l’extrémité polaire de cette division. Comment voyez-vous la politique allemande, la société allemande, se préparer au monde tel qu’il vient d’être décrit aujourd’hui ?
Isabella Weber
Il est évidemment très difficile de parler après cette intervention. Un bref commentaire sur la question des sondages aux États-Unis toutefois : je pense en fait que les très mauvais sondages sur l’économie sont liés à certaines des choses dont j’ai parlé. En effet, les gens ont fait l’expérience de l’explosion des prix des produits de première nécessité, des produits dont ils ne peuvent se passer. Et même si les Bidenomics sont à bien des égards formidables et constituent un changement de paradigme, ils ont été assez lents à produire leurs effets pour les personnes soumises à des prix de l’essence et des denrées alimentaires incroyablement élevés, ainsi qu’à une augmentation rapide des prix de l’immobilier. Or c’est sur ces trois postes de prix que beaucoup de gens dépensent la majeure partie de leur argent. Même si l’inflation diminue aujourd’hui, ces prix n’ont pas baissé. Les prix de l’énergie ont baissé, mais pas au point que les gens aient l’impression d’être revenus au monde d’avant 2019. Je pense que cela a laissé les gens avec une inquiétude existentielle sur les fondements économiques de leur vie, qui n’a pas été abordée de manière proactive. C’est pourquoi, dans les sondages, lorsque les gens sont interrogés sur l’économie, les prix sont toujours la chose qui les préoccupe le plus. Les prix sont l’élément du panier économique qui préoccupe le plus.
Pour ce qui est de la question allemande, si vous m’aviez posé cette question en octobre ou même début novembre, je pense que j’aurais probablement répondu d’une manière légèrement différente. Mais si l’on considère les deux dernières semaines, depuis l’arrêt de la Cour constitutionnelle, et non seulement l’arrêt de la Cour constitutionnelle, mais aussi la réaction politique à cet arrêt, il s’agissait essentiellement de l’obsession de Lindner pour l’austérité, qui, à mon avis, ne peut être justifiée par aucune bonne raison macroéconomique. L’idée de passer à l’austérité dans une situation où les salaires réels ont baissé de 7,2 % en cumulé depuis 2019 en Allemagne, dans une situation où le FMI prévoit une récession, une croissance négative de 0,5 %, dans une situation où l’inflation est en chute libre, dans une situation où vous n’avez atteint aucun des objectifs d’investissement que vous vous êtes fixés, c’est tout à fait affligeant.
Je ne vois aucune théorie macroéconomique standard qui puisse justifier une telle décision. Il s’agit littéralement d’une forme de fondamentalisme du désendettement, d’une forme de fondamentalisme budgétaire, qui, à mon avis, ne peut être justifiée que par des raisons culturelles ou quasi religieuses. Si c’est le cas, c’est assez consternant, car l’Allemagne est bien sûr l’un des pays les plus importants de l’Union, ce qui ajoute une nuance nationale au tableau plutôt sombre qui a été brossé ici plus tôt.
Pour continuer sur l’Allemagne, dirais que si nous examinons le budget 2025, c’est-à-dire la prochaine chose que le gouvernement Scholz va faire, nous assisterons probablement au même combat que celui qui a été mené au cours des soixante dernières semaines, un combat absolument horrible. Le compromis qu’ils ont trouvé consiste essentiellement à augmenter les prix du CO2 à un niveau qui aurait été projeté comme optimal en 2030, sur la base d’études datant de 2019. Ce type de prix frappera particulièrement les personnes à faible revenu. Nous savons que ces politiques sont régressives. Tout cela se produit dans une situation où l’AfD devance les trois partis au pouvoir dans les sondages. Je trouve cela vraiment désolant. Il est très probable que la coalition soit prise dans une sorte de politique de petit bras très décevante, une petite chose après l’autre, sans être en mesure de travailler à des visions plus grandes pour quoi que ce soit, y compris sur des questions urgentes comme le climat.
L’élection potentielle de Trump n’est-elle pas le genre de choc qui pourrait ébranler cela ?
Je ne pense pas que les Allemands soient actuellement dans une situation où ils sont suffisamment tournés vers l’avenir pour que la perspective d’une élection potentielle de Trump puisse les sortir de l’impasse dans laquelle ils se sont fourvoyés. La perspective d’un AfD à 21 ou 22 % dans les sondages ne semble pas suffire à Lindner pour renoncer à son fondamentalisme budgétaire. Je ne vois donc pas en quoi la perspective de l’élection de Trump pourrait, de manière prospective, changer la donne.
Mais je suis un peu plus optimiste. Je pense que nous devrions en quelque sorte être cultiver un optimisme de la volonté. Voyons ce qui se passera à l’automne. Mais pour l’instant, la perspective d’une élection à l’étranger, même s’il s’agit de l’élection américaine, ne suffira pas à changer de cap.
Enrico, si l’on s’en tient à ce qui vient d’être dit sur le djihad de la dette mené en Allemagne, devrions-nous espérer que nous puissions faire mieux au niveau européen, que d’ici 2027, la discussion sur un budget européen pour financer toutes les choses que vous avez mentionnées puisse avoir lieu ? Est-ce possible ou sommes-nous en train de nous bercer d’illusions ?
Enrico Letta
Nous devrions demander à Niall d’assister à de nombreuses réunions des institutions européennes. Il serait fantastique d’y dire ce que vous avez dit. Car à mon avis — ce serait peut-être l’introduction de mon rapport — je suis sûr que le rapport de Mario Draghi, sur lequel nous discutons, aura exactement le même sens de l’urgence. Voici le point crucial : le sentiment d’urgence. Et ma question est de savoir combien d’années il nous reste avant que la fenêtre ne se referme pour prendre toutes les décisions nécessaires en termes de gouvernance. Parce qu’une partie du problème est liée à la gouvernance, en termes d’élimination des droits de veto, en termes de processus décisionnel qui peut être plus efficace, en termes d’outils communs. Je viens de mentionner la nécessité de parachever le marché unique. Si nous y parvenons, nous pourrons rester sur le devant de la scène avec certains outils. Je ne sais pas ce qui se passera aux États-Unis. Je sais que pour mon rapport, je passerai une semaine aux États-Unis, à Washington, parce que je pense qu’il est nécessaire, lorsqu’on s’intéresse au marché unique, de comprendre les liens entre le commerce, l’IA et la défense. Je serai également à Oslo. Et je dois dire que je serai à Oslo pour une raison très simple : je pense que la Norvège est la meilleure publicité pour le marché unique. C’est un pays riche qui ne fait pas partie de l’Union européenne. Chaque fin d’année, elle paie un chèque pour faire partie du marché unique sans participer aux réunions où nous décidons du fonctionnement du marché unique.
Le message que je souhaite faire passer, c’est que le sentiment d’urgence signifie que pour nos dirigeants, pour la prochaine campagne électorale, et aussi pour la décision de la prochaine Commission et du prochain Conseil européen, nous n’avons plus de temps. Voilà où je veux en venir : nous n’avons plus de temps. Nous perdons du temps pour prendre des décisions cruciales. Ce que j’ai dit précédemment sur le « toit national » est à mon avis le point clef. Si nous continuons à penser que le toit national est le moyen par lequel chaque pays doit avoir son titulaire en matière de télécommunications, son titulaire en matière d’énergie, sa banque nationale, sans aucun accord transfrontalier, nous continuerons à ne pas être capables d’être compétitifs au niveau mondial.
Vous connaissez tous les chiffres concernant les télécommunications. Le nombre moyen de clients d’un opérateur chinois est de 420 millions. Le nombre moyen de clients d’un opérateur américain est de 110 millions. Le nombre moyen de clients d’un opérateur européen est inférieur à 5 millions. Cette situation s’explique par le fait que nous avons 27 marchés, que nous n’avons pas de consolidations transfrontalières et que tout cela ne fonctionne pas. Nous devons donc, à mon avis, faire une révolution dans ce domaine. C’est compliqué, mais ce sentiment d’urgence est dû à « la jungle » qui nous entoure — pardon, Josep — et au fait que nous sommes de plus en plus seuls. Nous devons prendre nos responsabilités.
Ce n’est pas facile parce que notre problème est notre repli sur soi. Mais ce que je veux dire, c’est que lorsque nous avons commencé le marché unique, notre problème était l’Union européenne, les Européens, parce que nous étions seuls au monde lorsque nous avons commencé le marché unique. Aujourd’hui, le problème est que nous sommes en concurrence avec le reste du monde. J’ai eu la chance de pouvoir m’entretenir avec Jacques Delors lorsque j’ai commencé cette mission, en lui demandant quelques suggestions. Il m’a fait part d’un point très important qui est, à mon avis, crucial. Lorsqu’il a lancé le Marché unique et que celui-ci a été couronné de succès, c’est aussi parce qu’il a lancé en même temps la politique de cohésion. Or la politique de cohésion et les fonds structurels ont été l’une des autres grandes réussites de l’Union européenne. Il est impossible d’avoir un Marché unique réussi sans convergence. Il s’agit là d’un point essentiel qu’il convient de garder à l’esprit pour l’avenir. Nous devons avoir des règles du jeu équitables, mais nous devons aussi parler avec les gens et assurer la convergence.
Je terminerai par un point pour rejoindre ce que Laurence a très justement dit à propos des citoyens. Notre problème, notre principal problème, à mon avis, est le fait que nous avons créé un Marché unique, une intégration européenne, qui était faite d’abord pour les personnes qui veulent se déplacer. Pour les gens qui sont mobiles. Pour les personnes qui ont l’idée d’aller dans un autre pays, de vivre dans un autre pays, de parler une autre langue, de trouver un autre emploi dans un autre pays — la partie mobile de notre société. Mais une grande partie de nos sociétés ne veut pas bouger. À mon avis, le point clef est que nous devons construire un récit, peut-être, mais aussi des outils pour montrer que l’Union européenne et le Marché unique ne sont pas seulement bons pour ceux qui veulent se déplacer. À côté de la liberté de circuler, il faut aussi protéger la liberté de rester sur place. Nous devons être capables de construire un récit et des outils, peut-être, pour protéger les gens ou pour donner des opportunités à ceux qui, en grande partie, ne veulent pas se déplacer. Dans le cas contraire, l’Union européenne ne sera considérée comme un outil fantastique que pour la partie cosmopolite de notre société. Et nous perdrons sur le plan politique. Je pense donc que le grand défi pour les années à venir est d’être capable de garder cela à l’esprit et de donner les bonnes réponses.
Laurence Bonne, serions-nous au fond dans la même situation qu’au début du Covid-19, où l’on pensait que l’Europe était incapable de faire face à ce genre de choc et où, en fait, elle a plutôt bien géré la campagne de vaccination, redressé la politique monétaire très rapidement, lancé le plan de relance ? Avons-nous l’air impuissants face au choc qui nous frappe avant d’en fait être sur le point d’opérer des changements très importants ? Est-ce la lueur d’espoir que nous devrions rechercher ?
Laurence Boone
Tout d’abord, je pense que nous devrions arrêter de dire que nous sommes impuissants, que nous sommes divisés, que c’est horrible, que les gens n’aiment pas ce que nous faisons, que la situation économique est un désastre, que nous n’avons pas d’outils. Il n’y a pas de quoi avoir honte quand on est européen. Grâce à l’Union, nous ne nous sommes pas battus les uns contre les autres depuis 70 ans — sauf au Conseil européen, pour des questions de papier. Et cela peut être douloureux, mais beaucoup moins dommageable. Chaque fois que nous allons à une conférence, nous avons le même biais, le même réflexe : celui de penser que nous sommes un désastre, que nous ne gérons pas cela, que cela ne fonctionne pas. Nous avons construit la plus grande région du monde où les gens ont cessé de se battre. Je pense que nous devrions envoyer tous les jeunes gens suivre une formation d’un trimestre aux États-Unis, pour qu’ils apprennent à parler de leur région à d’autres personnes.
Je ne veux pas revenir sur la politique industrielle et les choses que nous avons faites. Je pense que le changement que nous avons enclenché en termes d’économie est massif. Vous m’avez fait peur, Niall. Non pas à cause de la possibilité d’un Trump à 60 % mais plutôt de ce qui vient après : quelles sont les chances de troubles civils aux États-Unis après l’élection de Trump et tout ce que vous avez décrit ? Parce que nous voyons ce qui se passe avec le conflit au Moyen-Orient en ce moment. C’est tellement orthogonal à ce que vous avez décrit. Je suis donc très curieuse à ce sujet. Vous vous êtes abstenu de discuter de la politique étrangère plus longuement, mais nous avons de nombreux conflits et je comprends, d’après ce que vous avez dit, que nous devrons nous occuper nous-mêmes de celui qui se déroule en Ukraine. Nous partageons en partie ce constat : notre dernier Conseil avait pour but de renforcer l’Ukraine. Ce qu’ils voulaient d’abord, c’était l’ouverture de négociations. Ensuite, il y a eu l’argent, et c’est ce dont nous allons nous occuper. Je suis curieuse de voir à quel point vous considérez la situation comme dangereuse au Moyen-Orient, par exemple, mais aussi dans cette région.
Enfin, il faut un peu de désaccord, sinon ce n’est pas un groupe de discussion agréable. Et je ne pense pas du tout, contrairement à Enrico, que la gouvernance soit le problème. Je sais que nous avons discuté du vote à la majorité qualifiée, etc. Mais je ne pense pas que cela soit important. Je pense que ce qui compte, c’est la volonté politique. Lorsqu’il y a une volonté politique et une convergence politique, nous trouvons les moyens, nous avançons. Le Covid-19 en est un exemple. Le plan de relance a peut-être pris du temps, mais nous l’avons fait. La politique monétaire a été mise en œuvre rapidement, en dépit des résistances nationales. Je pense que la question qui se pose aujourd’hui est de savoir qui croit encore que les États-Unis avec Trump protégeront l’Europe. Et qui n’y croit pas ? Niall a eu la gentillesse de ne pas s’étendre sur l’OTAN. Mais si vous pensez qu’il y a un risque, que Donald Trump jette l’OTAN à la poubelle, alors nous ferions mieux de nous armer. C’est aussi simple que cela. Et c’est peut-être ma dernière question.
Une dernière chose. Il y a deux tendances communes à l’Europe et aux États-Unis. La première est que le cœur du problème n’est plus l’économie. Nous avons certes un problème de pouvoir d’achat, mais notre situation économique est la meilleure depuis des décennies. Le taux de chômage est le plus bas depuis quatre décennies. Et pourtant, les gens sont tentés de voter pour l’extrême droite. Il ne peut donc s’agir uniquement d’économie. Quelque chose nous échappe. Et je pense que ce que nous avons manqué, c’est le changement. L’énorme changement : le tournant de la sécurité. Et quand je parle de sécurité, je parle des pays voisins.
Niall, une réaction ?
Niall Ferguson
Les meilleurs panels sont ceux où il semble y avoir un désaccord, mais où l’on parvient à une résolution. Et en fait, nous sommes parvenus à une harmonie de vues plutôt frappante.
Isabella, je suis d’accord avec tout ce que vous avez dit. Si j’avais eu plus de temps, j’aurais dit : « Regardez maintenant la politique intérieure allemande. C’est exactement ce que vous décrivez. Et c’est une source, je pense même la grande source de faiblesse future. Si l’AfD dépasse les 20 % dans les sondages, cela envoie un signal d’encouragement majeur à Poutine, étant donné que l’AfD s’engage périodiquement dans le défaitisme à l’égard de l’Ukraine. »
Je suis également d’accord avec les points soulevés par Enrico au sujet de la « liberté de rester ». La liberté de rester est aussi importante que la liberté de circuler.
Mais permettez-moi de répondre très brièvement aux excellentes questions de Laurence. Les campus où vous voulez envoyer de jeunes Européens pour une brève exposition à l’éducation américaine les renverront aussi antiaméricains qu’il est possible de l’être. Si vous voulez devenir antiaméricain, allez à Harvard et faites-vous dire que toute l’histoire n’est qu’une série de crimes terribles commis par des suprémacistes blancs — mais il faut comprendre à quel point les étudiants de ces universités d’élite ne sont pas du tout représentatifs.
Si vous faites un sondage par tranche d’âge sur la question Israël-Palestine, vous constaterez que les moins de 25 ans, les électeurs de la génération Z, ne sont pas du tout en phase avec les tranches d’âge plus élevées. Cela signifie que ce qui se passe à Harvard ne donne aucune indication sur ce qui se passera lors des élections de l’année prochaine, si ce n’est que cela aide probablement un peu la droite. Du point de vue de la droite, ce qui se passe à Harvard ou à Penn, les prestations des présidents de Penn, Harvard et du MIT devant le Congrès, tout cela a alimenté le moulin à propagande de Tucker Carlson et de ses semblables.
Il faut donc ignorer les étudiants et la présidente de Harvard et se concentrer sur l’orientation du pays en matière de politique étrangère. L’isolationnisme fait partie de la philosophie de l’America First. La seule haie d’honneur que l’on peut obtenir à la fois comme Démocrate progressiste ou en comme Républicain pro-Trump est de dire que l’on est contre les guerres éternelles.
Ce qui me frappe, c’est que l’Ukraine est déjà en difficulté — avant même que Donald Trump n’obtienne l’investiture. L’Ukraine est à court de munitions. Les crédits dont elle aurait besoin ne sont pas votés par la Chambre des représentants. C’est une raison de plus pour que l’Europe se ressaisisse rapidement, car le coût pour l’Europe d’une défaite ukrainienne est presque incalculable, et on ne le soulignera jamais assez.
Au Moyen-Orient, paradoxalement, une victoire de Trump serait une bonne nouvelle pour Israël et une mauvaise pour l’Iran, mais cela ne ferait qu’ouvrir des brèches plus larges entre les États-Unis et l’Europe sur ce dossier, où il y a une différence vraiment profonde…
Vous avez probablement raison de souligner qu’il n’est pas forcément nécessaire de porter attention à la vie sur les campus aux États-Unis. Il y est question de guerres culturelles qui sont après tout des secondaires. Cependant, la remarque de Laurence sur la guerre civile et la transition avec Trump me semble pertinente.
Niall Ferguson
C’est très juste. Et je suis très inquiet à ce sujet. Je crains que, quels que soient les résultats de l’élection de novembre prochain, l’autre camp ne l’accepte pas comme légitime. Si Trump gagne, ce que les sondages prédisent à ce stade parce qu’il est en tête dans les swing states, s’il est déclaré vainqueur le soir de l’élection, je pense qu’il y aura des protestations massives à côté desquelles les protestations qui ont suivi le meurtre de George Floyd sembleront inoffensives. Et ce qui est le plus alarmant, c’est que cela donnera l’occasion, au moins dans les États républicains, de prendre des mesures beaucoup plus sévères contre les manifestants que ce qui s’est passé en 2020. Je ne saurais trop insister sur l’inquiétude que m’inspire ce scénario. Je pense qu’il mettra la république elle-même en grave danger.
Vous avez donc raison de vous inquiéter. Je suis sûr aussi qu’il y aura des bouleversements si Biden gagne de justesse, mais je m’inquiète vraiment du scénario si Trump est déclaré vainqueur le soir de l’élection. Et c’est probablement la raison la plus brûlante pour laquelle l’Europe doit se ressaisir et devenir bien davantage un État fédéral, qui est la destination ultime du processus d’intégration. Elle ne peut plus se permettre d’être un État fédéral à temps partiel — fédéral en matière de politique monétaire, mais pas en matière de défense par exemple. Il s’agit d’un impératif urgent et c’est la survie même des valeurs européennes dont il a été question lors de la session précédente qui sera en jeu.
Mais j’ai dit que je ne voulais pas terminer sur une note négative. J’ai appris en Amérique qu’il faut toujours terminer du bon côté de la rue. Et c’est ce que je vais faire. N’oubliez pas la remarque d’Enrico : c’est en réponse à des crises que l’Europe a fait ses grands pas en avant au cours des dernières années. Et la bonne nouvelle, c’est que je peux vous promettre de nombreuses nouvelles crises pour vous propulser sur la voie d’une intégration toujours plus étroite. Car une intégration toujours plus poussée est votre seule option. L’alternative ? Ce serait le désastre. Je m’en tiendrai là.