« Alors qu’une histoire proche court vers nous à pas précipités,
une histoire lointaine nous accompagne à pas lents »
Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, 1987
La question pressante des prochains et ultimes élargissements de l’Union européenne, dans un contexte critique, ravive la problématique générale de l’organisation de l’espace européen. Un examen fondé sur les deux dimensions du temps et de l’espace et de leur articulation aux échelles pertinentes peut compléter utilement l’approche juridique et institutionnelle du rapport du Groupe des Douze.
À l’Est, toujours du nouveau : à propos du temps long de la mise en œuvre du projet de coopération européenne
C’est la troisième fois dans son histoire que la construction européenne doit se déterminer en fonction de la situation stratégique prévalent sur l’ensemble du continent : la première était dominée par la guerre froide des années 1950 ; la seconde a dû combler le vide laissé par l’effondrement soviétique en 1991 et la séquence actuelle a été provoquée par l’agression russe de février 2022. Ce qui se passe à l’Est du continent est donc une constante historique qui surplombe, sans la surdéterminer, la trajectoire d’établissement d’une Europe démocratique, qui a, par ailleurs et dès l’origine, sa dynamique propre de coopération.
La guerre froide a vu les États-Unis s’atteler au redressement de l’Europe. Leur objectif était de ne pas répéter les erreurs de 1919, marquées par le retrait américain et la punition de l’Allemagne (fortes réparations), en restant cette fois présents militairement pour contenir l’Union soviétique et en œuvrant pour réintégrer les pays et les peuples vaincus — allemands et italiens en tête — dans un ensemble européen occidental restructuré et doté de régimes démocratiques. Une politique comparable de quasi-protectorat fut imposée au Japon, devenu le premier allié en Asie orientale. « Le remède consiste à briser le cercle vicieux et à rétablir la confiance de la population européenne dans l’avenir économique des différents pays et de l’Europe dans son ensemble », déclara Georges C. Marshall, secrétaire d’État américain et acteur du Plan éponyme annoncé le 5 juin 1947 à Harvard (13 milliards de dollars d’aide jusqu’en 1952, soit 0,5 % du PIB américain).
La diplomatie américaine réussit à faire évoluer la politique française à l’égard de l’Allemagne en suggérant de passer d’une stratégie d’occupation des régions industrielles (Ruhr, Sarre) et de présence militaire sur la rive gauche du Rhin à une initiative de co-fondation, par les Européens eux-mêmes, d’institutions supranationales. Un épisode trop peu rappelé fut l’encouragement explicite que le secrétaire d’État américain Dean Acheson prodigua à son homologue français Robert Schuman : « Je crois que notre politique en Allemagne et le développement d’un gouvernement allemand qui pourrait occuper la place qui lui revient en Europe occidentale reposent sur la prise en main par votre pays du leadership européen pour ce qui a trait à ces problèmes ». Ce courrier, où l’articulation entre le but américain d’une cooptation de l’Allemagne — mal perçue en France — et l’intention française de jouer un rôle moteur, datait du 30 octobre 1949, quelques mois donc avant la déclaration Schuman du 9 mai 1950 qui en est l’application concrète.
Le premier gouvernement allemand, dirigé par Konrad Adenauer, venait d’être formé et cherchait à sortir son pays de son statut de paria ; il était donc prêt à faire des concessions pour rallier une union économique, qui lui fut proposée, sur un pied d’égalité, la veille de la fameuse déclaration française, par un émissaire dépêché à Bonn le 8 mai 1950. La relégation infligée par le traité de Versailles de 1919 était oubliée. Konrad Adenauer considérait l’union avec la France comme un moyen de défendre l’Europe de l’Ouest contre une Russie toujours plus pressante militairement : la fameuse trouée de Fulda plaçait l’Armée rouge à 250 km de Bonn, à une « étape du Tour de France » selon le Général de Gaulle. Pour le chancelier allemand, le partage de la souveraineté sur le charbon et l’acier était donc d’un intérêt secondaire. Autrement dit, l’échelle pertinente principale n’était pas l’aire carolingienne du franco-allemand élargi comme le ressasse la légende du projet européen mais celle du continent à réorganiser dans sa moitié occidentale, pour la protéger.
En 1991, l’effondrement de l’Union des républiques socialistes soviétiques sur elle-même et par elle-même créa un vide à combler rapidement. L’Organisation du traité de l’Atlantique Nord en fut l’instrument, à la demande expresse des pays ayant recouvré leur liberté ou leur indépendance. Sandy Berger, qui dirigeait alors le Conseil national de sécurité sous la présidence de Bill Clinton, diffusa le concept d’enlargment, élargissement en français, déjà employé par le président Giscard d’Estaing. Et la Communauté devint Union dès l’année 1993. En Europe centrale, le nouvel ensemble à bâtir était baptisé : famille euro-atlantique, pour bien signifier un retour dans l’espace de civilisation européenne, sous le parapluie de sécurité américain. Les critères dits de Copenhague furent formulés — en peu de mots, il s’agissait d’unir les principes de Montesquieu à ceux de l’économie de marché — pour adapter le processus d’élargissement à la réalité socio-économique des anciens pays satellites candidats, héritiers d’une économie centralement planifiée et du règne d’un État contrôlé par parti unique. Il n’y avait pas eu besoin de critères comparables pour le noyau fondateur, en 1957, car il rassemblait, selon la formule de Robert Schuman, des peuples qui se ressemblaient. Le « big bang » de l’élargissement de 2004, complété en 2007 (Roumanie et Bulgarie) fut une décision éminemment politique, car une approche au cas par cas, fondée sur le seul mérite, aurait relégué la Pologne en fin de liste, situation inacceptable en termes de géographie politique.
En février 2022, une nouvelle séquence a été déclenchée par l’agression militaire et informationnelle russe contre l’Ukraine. Cet acte de guerre procéda, entre autres facteurs, de l’incapacité des élites russes à comprendre et à endosser les raisons internes de l’effondrement de 1991, bien vite attribué, pour l’usage interne, à une conspiration occidentale, responsable de tous les maux de la terre.
La tragédie ukrainienne a pour effet paradoxal de clarifier définitivement, dans la douleur et à moyen terme, la question des limites finales de l’Europe démocratique. Longtemps, ce sujet difficile des limites extérieures de l’Europe de l’Union a été laissé de côté, car il n’était pas consensuel : il opposait à la fois les partis politiques — d’un côté, une droite schumanienne démocrate-chrétienne réticente et, de l’autre, une ligne libérale à la Jean Monnet plus allante — et les États-membres entre eux, en fonction de leur expérience passée et de leur position géographique. Seule la diplomatie américaine a su, avec une constance remarquable, exposer une vision claire de la configuration finale recherchée : regrouper tous les pays membres du Conseil de l’Europe, à l’exception de la Fédération de Russie et de la Biélorussie. Car c’est dans l’intérêt des Etats-Unis.
Les limites finales à venir de l’Europe de l’Union sont donc clarifiées par l’agression russe — le cas de la Biélorussie reste ouvert, en raison de la consistance de l’alternative démocratique — mais elles envelopperont un ensemble beaucoup plus hétérogène et donc divisible car vulnérable, dans plusieurs pays, à des influences extérieures. C’est à ce moment de clarification que le grand allié américain est, pour des raisons de politique intérieure et de priorités extérieures, structurellement moins engagé dans les affaires européennes (Ukraine exceptée, pour l’instant), comme s’il en venait à considérer que sa mission de réorganisation de l’Europe démocratique était en voie d’achèvement.
Et à l’Est, la Russie poutinienne est et restera durablement agressive, à moins d’un changement véritable de régime, qui ne peut provenir que d’une défaite militaire comme l’histoire de ce pays nous l’enseigne. Cette menace aggravée implique que les décisions de défense et de sécurité à prendre par l’Union européenne puissent rapidement être arrêtées à la majorité qualifiée. Rien ne semble empêcher de les dissocier de la politique extérieure de l’Union, qui concerne l’échelle de son rapport au monde. C’est à mon sens la priorité d’une Europe « géopolitique », qui ne peut advenir que si elle est capable de se défendre seule.
L’espace : la moitié des États-membres partagent une frontière avec les pays candidats et l’adversaire russe.
Si le rapport du Groupe des Douze avait comporté une carte des espaces concernés par le questionnement sur les prochains élargissements, on aurait pu lire que huit pays de l’Union Européenne sont frontaliers de la Russie et de l’Ukraine et que cinq (ou six avec l’Italie) le sont avec pays candidats des Balkans occidentaux. Soit treize ou quatorze pays sur un total de vingt-sept.
Rappelons ici que la procédure d’élargissement repose sur l’unanimité dans toutes ses étapes : octroi du statut de candidat, ouverture des négociations, clôture des chapitres, décision finale d’adhésion. Ce principe de consensus préserve les intérêts de chacun des États-membres à chaque étape du processus et réduit le risque de blocage en fin de parcours, tant lors de la décision du Conseil que de la ratification nationale. Un passage à la majorité qualifiée risquerait d’affaiblir le consensus.
Ceci signifie que chacun des vingt-sept États-membres a une voix égale au chapitre, sur la base de ses intérêts nationaux, même si l’intérêt général européen n’est pas négligé, et que les contentieux, qui ne sont pas négligeables (minorités et langue, rapport à l’histoire et frontières, terrestres et maritimes, droit de vote et double nationalité), peuvent être abordés en amont.
Un tour d’Europe des confins indique ce qui suit :
- En Finlande : l’adhésion de l’Ukraine est soutenue, non sans émotion en raison du passé conflictuel de ce pays avec la Russie (guerre d‘hiver, annexion de la Carélie et du golfe de Vyborg en 1940). Mais la société civile est plus réticente en raison du coût estimé de cette adhésion et de son impact sur la Politique agricole commune, qui est la première contribution de l’Union européenne à ce pays.
- On retrouve les mêmes positions en Estonie, en Lettonie et en Lituanie et le soutien à l’adhésion est sans réserve. Les traumatismes de la période soviétique ne seront jamais oubliés.
- En Pologne, et en attendant de connaître les orientations du prochain gouvernement, une réflexion s’engage sur les arbitrages à effectuer entre la logique de sécurité – la Pologne partage une frontière longue de 535 kilomètres avec l’Ukraine (418 avec la Biélorussie et 206 avec la Russie au sud de l’enclave de Kaliningrad) — et la dimension budgétaire : de la Politique agricole commune au fonds structurels la Pologne passerait d’un statut de bénéficiaire net (75 milliards d’euros) à celui de contributeur net.
- En Slovaquie, il est trop tôt pour connaître la position du nouveau gouvernement de coalition en formation.
- En Hongrie, il est probable que le statut de la minorité magyarophone de Transcarpathie (150 000 environ, en baisse depuis 2022) sera jugé prioritaire à Budapest.
- La Roumanie soutient l’adhésion de la Moldavie, dont un tiers des citoyens ont reçu un passeport roumain, et vise une manière de réunification furtive avec les « petits frères moldaves ». La Moldavie est le seul pays candidat qui n’a aucun contentieux avec ses voisins. Mais la présence du « conflit gelé » en Transnistrie est un obstacle et Bucarest veut éviter de « faire entrer la Russie dans l’Union ».
- La Bulgarie continue de bloquer l’ouverture des négociations avec la Macédoine du Nord (non plus à cause de la question de la langue nationale mais à cause du statut exigé de minorité nationale pour 3000 locuteurs du bulgare). Cet octroi est un problème politique difficile à Skopje alors que la commission binationale des historiens semble paralysée par les interprétations de la partie bulgare.
- La Grèce, toute à son obsession turque, soutient la Macédoine du Nord, avec laquelle les relations se sont apaisées. Elle est attentive au sort de la minorité hellénophone du Sud de l’Albanie (entre 60000 et 300000 personnes, selon les sources).
- La Croatie a placé l’adhésion de la Bosnie-Herzégovine comme une priorité (956 kilomètres de frontière commune), sans doute en songeant aux 570000 Croates de Bosnie, alors qu’elle envisage que celle de la Serbie arrive « le plus tard possible ». Elle récuse donc tout « big bang » pour les Balkans occidentaux et toute dérogation pour l’Ukraine.
- L’Autriche est favorable à l’élargissement avec une priorité pour la Macédoine du Nord et le refus d’un « fast track » pour l’Ukraine.
- Enfin, l’Italie est très favorable à l’adhésion de l’Albanie, dans laquelle elle beaucoup investi (banques et réseau routier) ; elle achète la moitié des exportations albanaises et elle est son premier partenaire commercial.
De ce tour d’horizon, il ressort que les États-membres frontaliers pèseront dans le débat au prochain Conseil européen de décembre 2023, dans le sens d’un « oui mais » en faveur de l’Ukraine. Ce sera la première fois que la future limite extérieure de l’Europe de l’Union coïncidera avec une ligne de front. Il convient d’en anticiper les conséquences et les mesures à prendre. Plus de garanties de sécurité, d’arrangements de sécurité, de format bilatéral, sont urgents à mettre en place entre l’Ukraine et plusieurs États-membres ; le travail a commencé.
Les réalités complexes des Balkans occidentaux ne plaident pas pour une adhésion en bloc régional. L’État central ne fonctionne pas dans une Bosnie-Herzégovine à la viabilité très incertaine ; le Kosovo reste instable et n’est pas reconnu par cinq États-membres de l’Union européenne ni par la Serbie, tant qu’une rectification mineure de frontière n’est pas agréée entre Belgrade et Pristina alors que les bases d’un règlement sont connues. La prudence s’impose et on voit bien que des conditions spécifiques de règlement des contentieux et des tensions est un préalable à toute avancée.
Il me semble que la proposition du rapport du Groupe des Douze de la formation d’un cercle (temporaire) d’États associés à certaines politiques, au-delà des utiles rencontres informelles de la Communauté politique européenne est très opportune. Une formule proche d’intégration graduelle est conforme à la nouvelle méthodologie de négociations d’adhésion mise en place en 2020 : ouverture de l’accès à certaines politiques de l’Union européenne aux pays candidats avant leur adhésion pleine et entière, qui soutient le caractère incitatif du processus (« more for more »). Il est temps de sortir du choix binaire du « tout ou rien » afin de réponse aux aspirations des Ukrainiens en guerre et des sociétés balkaniques qui aspirent à une vie ouverte et pacifiée.