Les Lumières radicales de Spinoza, une conversation avec Jonathan Israel
Pourquoi Spinoza fait-il partie de notre monde et de notre culture ? C’est au fond la question qui anime la dernière grande enquête historique de Jonathan Israel sur l’époque du philosophe. Au rebours d’un grand nombre de chercheurs, il affirme que Spinoza et son héritage ont été décisifs pour une partie des penseurs des Lumières. Nous le rencontrons à New York pour un long entretien.
Pourriez-vous pour commencer nous en dire plus sur la nature du livre que vous consacrez à Spinoza ? Ainsi que l’indique son sous-titre, vous y étudiez sa vie mais aussi son héritage. Il ne s’agit donc pas seulement d’une biographie. En quoi votre projet diffère-t-il de celui d’une biographie classique, comme celle de Steven Nadler par exemple ?
Jonathan I. Israel
Je voudrais dire d’abord que j’admire le travail de Steven Nadler. Nous sommes de bons amis et nous échangeons régulièrement à propos de nos recherches respectives sur Spinoza. Sa biographie de Spinoza a été publiée en 1999. Cela fait donc presque un quart de siècle et, depuis lors, de nouvelles recherches ont été menées en Hollande, en Grande-Bretagne, en France, en Italie, en Allemagne et aux États-Unis notamment, à partir d’archives jusqu’alors inexploitées. Nous disposons donc de beaucoup plus de détails sur la vie de Spinoza et le premier impact de ses idées qu’en 1999 et Steven Nadler, bien sûr, aurait écrit sa biographie différemment et avec plus de détails, s’il avait eu toutes ces recherches récentes à sa disposition.
Mais je voudrais aussi souligner que Steven Nadler est un philosophe et qu’il s’est principalement concentré sur la vie de Spinoza. Son livre est donc essentiellement une biographie. Or comme vous le dites, mon ouvrage est plus qu’une simple biographie. Il me semble que la vie de Spinoza, recluse et tranquille, impose de dépasser ce cadre. Il a en effet très peu voyagé et a passé beaucoup de temps seul. Il travaillait la nuit et dormait le jour, contrairement à la plupart des gens. On pourrait donc penser à première vue qu’il menait une vie très tranquille, sans faire de vagues. Mais en réalité, il a suscité plus d’oppositions, de colère et de fureur que n’importe quel autre penseur de son époque.
Immédiatement après sa mort, il y eut de nombreuses et virulentes polémiques à son égard en Hollande, puis en Allemagne, en Angleterre, en France et dans des pays comme l’Italie où l’inquisition était forte. C’est un phénomène qui n’a pas été très bien compris, je pense, par les historiens ou les philosophes dans le passé. Il n’y a donc pas eu beaucoup d’écrits à ce sujet. Si l’on consulte certains ouvrages plus anciens sur Spinoza, datant des années 1960 et 1970, on trouve même des chercheurs qui affirment que Spinoza n’a pas eu beaucoup d’impact sur son époque, ce qui est tout à fait erroné. Spinoza a eu, de son vivant, un impact énorme, mais la plus grande partie de cet impact a été polémique.
On ne peut donc pas vraiment séparer sa biographie à proprement parler, les faits concernant sa vie, des faits concernant son impact précoce sur la société, la culture européennes et sur le monde universitaire qui, à tous ces égards, a été très puissant. En fait, nous savons maintenant qu’il commençait à avoir un impact considérable, en tout cas aux Pays-Bas et aussi un peu en Allemagne, dès avant sa mort en 1677.
Peut-on considérer cette étude comme le couronnement de vos travaux antérieurs sur les Lumières radicales ?
J’ai souhaité faire de cet ouvrage un travail sur l’impact précoce de Spinoza, jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Il est vrai qu’on ne peut pas vraiment séparer cet ouvrage de la série de livres que j’ai écrite sur les Lumières, car je soutiens que Spinoza a été une des figures les plus importantes et les plus durables au sein des Lumières occidentales, contrairement à ce que les chercheurs ont soutenu jusqu’à présent. Dans le passé, on avait l’habitude de dire que Spinoza n’avait eu que très peu d’impact sur son époque et qu’il aurait fallu attendre l’époque de Lessing, de Goethe et de Herder pour que ses idées renaissent. Les autres cultures européennes ont également commencé à s’intéresser à Spinoza à partir de la fin du XVIIIe siècle et surtout au XIXe siècle, lorsque, par exemple, George Elliott, que certains considèrent comme la plus grande des romancières anglaises du XIXe siècle, a tenté de traduire le Tractatus theologico-politicus. Elle a également réalisé une traduction intégrale de l‘Éthique, qui n’a pas été publiée de son vivant mais qui est aujourd’hui de plus en plus valorisée.
L’impact de Spinoza devient donc très fort à la fin du siècle des Lumières, à la fin du XVIIIe siècle. Dans ma série d’ouvrages sur les Lumières, j’essaie toutefois de montrer la présence clandestine et influente de Spinoza dès les années 1670. Il est suivi par tout un groupe de personnes qui se répartissent à travers l’Europe. Au départ, ils sont principalement à Amsterdam et dans d’autres villes néerlandaises, mais le phénomène s’étend rapidement par la suite. Je soutiens que ce qui a commencé comme une sorte de groupe d’étude centré sur la personne de Spinoza a constitué le premier cercle ayant réellement introduit les principes de ce qu’avec d’autres historiens, j’appelle les Lumières radicales.
Les Lumières radicales reflètent une volonté de rejeter toute autorité et toute influence de la religion et de l’Église. Elles combinent ce principe de laïcité avec une philosophie politique et sociale posant le modèle républicain et démocratique comme la forme la plus aboutie d’organisation. Elles promeuvent la liberté d’expression, la liberté de la presse, la liberté et l’autonomie des individus, non seulement pour s’exprimer, mais aussi pour se construire intellectuellement et moralement sur la base de la raison, selon leurs principes et d’une manière indépendante et critique. Parce qu’elles rejetaient le christianisme et parce qu’elles étaient antimonarchiques, les Lumières radicales ont bien sûr été fortement réprimées par les autorités de toutes sortes et par l’opinion publique dominante tout au long du XVIIIe siècle. Mais peu à peu, elles ont recueilli un soutien intellectuel de plus en plus important.
Comment définiriez-vous les Lumières en général ? Et pourquoi jugez-vous nécessaire de distinguer en leur sein un courant « radical » et un courant « modéré » ?
Les Lumières peuvent être considérées comme un mouvement qui débute à la fin du XVIIe siècle en réponse aux grandes avancées scientifiques et philosophiques de ce siècle, notamment aux travaux de Copernic et à la prise de conscience que la Terre tourne autour du soleil et non l’inverse, ainsi qu’à ceux de Descartes qui a été le premier philosophe à soutenir que toutes les fonctions matérielles et physiques, tous les phénomènes de la nature, suivent un ensemble unique de lois physiques. Descartes est donc allé plus loin que Galilée en considérant la science comme une sorte d’explication unifiée de l’ensemble de la nature ; pas seulement de notre planète, mais de la nature en général. Il reliait donc en quelque sorte les galaxies et notre Terre. Ces avancées scientifiques et philosophiques ont engendré une situation dans laquelle beaucoup d’idées conventionnelles ont dû être rejetées. Je définirais donc les Lumières comme le mouvement visant à redéfinir et à réinterpréter la science, notre perception générale de la réalité et la manière dont la société se situe par rapport à la nature en termes de raison et de philosophie rationnelle.
Deux tendances contradictoires se sont développées au sein des Lumières. La plupart de ceux qui essayaient de redéfinir et de réinterpréter la réalité, la nature et la vie humaine en termes de raison devaient rendre leurs explications et leurs perspectives philosophiques compatibles avec les puissances dominantes de l’époque. Il y avait donc une très forte pression pour que leurs théories sur la vie humaine et la société, la promotion du bonheur humain, qui est l’une de leurs principales préoccupations, soient conciliables avec les points de vue de la monarchie, qui était la forme politique alors dominante. Louis XIV a laissé une empreinte considérable sur le XVIIIe siècle. Le grand modèle politique du XVIIIe siècle était l’absolutisme monarchique. Sur le plan politique, il fallait donc concilier les opinions « éclairées » avec la monarchie et l’absolutisme royal. Et du côté religieux et intellectuel, il y avait bien sûr également une pression très forte. Vous deviez faire en sorte que vos opinions soient acceptables et compatibles avec la forme de christianisme dominante dans votre pays. En France ou en Espagne, c’était l’Église catholique qui dominait. Mais en Hollande ou en Écosse, c’était l’Église calviniste. En Allemagne protestante ou en Scandinavie, c’était l’Église luthérienne. Ainsi, quelle que soit l’Église, politiquement, institutionnellement et légalement dominante dans votre pays, vous deviez rendre vos idées « éclairées » compatibles avec les siennes.
C’était une tendance inéluctable. Mais précisément parce qu’elle était dominante et que tout le monde n’était pas d’accord avec cette façon de penser, il était tout aussi inévitable qu’apparaisse une tradition philosophique clandestine d’opposition. Cette opposition rejette la monarchie et l’autorité religieuse, qu’elle soit catholique, luthérienne ou calviniste. Les penseurs juifs rejettent également l’autorité de la synagogue et des rabbins. Il était inévitable que le courant des Lumières modérées, favorable à la monarchie et à l’Église, soit dominant et tout aussi inévitable qu’une opposition minoritaire plus radicale se développe à son encontre. Contester cette tension au sein des Lumières me paraît difficile, non seulement parce que cela ne correspond pas aux faits historiques mais aussi parce que c’est illogique. Quiconque pense logiquement conçoit que la position dominante ne peut que générer une opposition. Ainsi, le fait que, dans les Lumières, il y ait des Lumières radicales n’est pas quelque chose de contingent ou d’accidentel, c’est quelque chose d’absolument inévitable. Il a toujours fallu qu’il y eût une opposition. Parce que ce n’est pas possible autrement. Les historiens et les philosophes qui s’opposent à cette lecture — et ils sont nombreux, Antoine Lilti étant l’un des plus connus — me semblent aller à l’encontre des faits historiques et de la logique. Bien que la thèse des Lumières radicales soit très contestée, aucune des critiques qui lui ont été adressées ne me paraît donc convaincante.
Vous considérez donc que la distinction la plus importante à opérer au sein des Lumières, est celle entre une aile modérée et une aile radicale. Les différentes incarnations nationales des Lumières (écossaises, françaises, anglaises…) seraient secondaires. Les Lumières peuvent-elles alors être considérées comme un mouvement véritablement paneuropéen ?
Il ne s’agissait pas uniquement d’un mouvement paneuropéen. C’était un mouvement transatlantique et panaméricain. Après tout, les Lumières ont été un facteur très puissant dans la révolution américaine. Les leaders de la révolution américaine comme Thomas Jefferson, John Adams ou Benjamin Franklin, sont des figures majeures des Lumières occidentales. Nous avons également tendance à sous-estimer l’impact des Lumières en Amérique hispanique, en Amérique lusophone et dans les Caraïbes. Or, il y a beaucoup d’écrivains et de scientifiques d’Amérique latine qui ont contribué au mouvement des Lumières parce qu’il y avait de nombreux échanges. Des Allemands comme Alexander von Humboldt, qui a passé beaucoup de temps en Amérique latine, avait de nombreux collègues, amis et assistants latino-américains qui travaillaient avec lui. Il ne fait aucun doute que les Lumières ont été une force puissante en Amérique latine.
Venons-en à la vie et à l’œuvre de Spinoza. Quelle était sa relation avec la péninsule ibérique d’où étaient originaires ses ancêtres ?
Spinoza est né à Amsterdam. En ce qui le concerne personnellement, il n’a donc pas de lien direct avec la péninsule ibérique, mais ses deux parents sont nés au Portugal, dans la petite ville de Vidigueira, près d’Évora. Ils se sont installés en Hollande à un stade ultérieur de leur vie. Il est très important de noter qu’il existe un lien très fort entre la présence de l’Inquisition dans la péninsule ibérique et la vie de Spinoza. Si l’on retrace la généalogie de la famille de Spinoza à Vidigueira, on constate qu’un assez grand nombre de ses membres ont été victimes de l’Inquisition. Certains ont été envoyés en prison, sans que leur intégrité physique soit menacée, mais d’autres ont été brûlés en place publique. Dans la famille de Spinoza, il y a donc de nombreux témoignages de souffrances profondes causées par l’Inquisition. Au cours de son enfance, Spinoza a dû apprendre beaucoup à ce sujet, d’autant plus que nous savons désormais que dans l’école qu’il fréquentait, les professeurs et les rabbins parlaient des autodafés en Espagne et au Portugal et soulignaient continuellement dans l’esprit des enfants de la communauté juive portugaise d’Amsterdam, l’importance des martyrs juifs qui avaient été mis à mort ou emprisonnés pendant de longues périodes par l’Inquisition.
Par ailleurs, alors que Spinoza s’était déjà lancé dans son œuvre philosophique, mais n’avait pas encore rompu avec la communauté juive séfarade, ce qui ne s’est produit qu’à l’été 1656, il s’est lié d’amitié avec Juan De Prado qui avait échappé à l’Inquisition en Espagne juste avant que Spinoza ne le rencontre en 1655. Certains proches de Spinoza disposaient d’un grand nombre d’informations sur la façon dont la vie intellectuelle, la philosophie et les universités espagnoles et portugaises étaient sous l’emprise de l’Inquisition et de l’Église. Spinoza a donc probablement eu une compréhension beaucoup plus vive et détaillée de la façon dont l’Église et l’Inquisition opprimaient la vie intellectuelle que n’importe quel autre penseur nord-européen de son époque.
Sauf erreur de ma part, Spinoza n’a jamais quitté les Provinces-Unies. En revanche, il a changé plusieurs fois de lieu de résidence à l’intérieur de ce pays. Comment expliquer ces déménagements ?
La plupart des spécialistes s’accordent à dire, et je pense que c’est exact, qu’il n’a effectivement jamais quitté les Provinces-Unies. Il n’a pas non plus beaucoup voyagé à l’intérieur des Provinces-Unies. Nous savons néanmoins qu’il a fait une visite restée célèbre à Utrecht en 1673. Mais dans l’ensemble, il a surtout vécu à Amsterdam et dans ses environs, jusqu’à l’âge de 30 ans. Les seuls autres endroits où il a vécu par la suite ont été le village de Rijnsburg, près de Leyde, puis celui de Voorburg, près de La Haye. Enfin, il a vécu dans le centre de La Haye. Spinoza a donc eu quatre lieux de vie différents : Amsterdam, Rijnsburg, Voorburg et le centre de La Haye.
Il semble qu’il ait d’abord élu domicile à Rijnsburg puis à Voorburg car Amsterdam était trop grande, trop bruyante et trop animée à son goût. Spinoza était constamment interrompu et voulait vivre dans un endroit plus calme. Par ailleurs Amsterdam était très polluée. Même si je pense que sa santé n’était pas aussi mauvaise que ce que des chercheurs ont parfois écrit, elle était tout de même un peu fragile et il s’en inquiétait. Le fait d’avoir un air plus pur et une meilleure qualité de vie dans les villages proches de la côte, était l’une des raisons pour lesquelles il a choisi de vivre en dehors des villes. C’était donc en partie parce qu’il voulait être moins dérangé et désirait plus de calme, et en partie parce qu’il voulait un air plus sain que Spinoza a choisi de vivre à la campagne. La Haye, bien qu’il s’agisse d’une ville assez importante en 1670, était très proche de la côte. Il n’y avait pas de zones densément construites comme dans les autres villes néerlandaises. C’était une ville avec une meilleure qualité de vie que la plupart des autres villes néerlandaises.
Il y a aussi une autre raison qui explique le choix de Spinoza de vivre à Rijnsburg qui tient au fait que cette ville disposait d’un statut juridique particulier, tout comme le centre de La Haye, ce qui permettait à Spinoza d’être moins vulnérable à la répression ou à l’ingérence des prédicateurs locaux. Le statut juridique de Rijnsburg et de La Haye était assez complexe et n’était pas directement sous le contrôle d’un gouvernement municipal comme l’étaient la plupart des villes hollandaises. C’est pourquoi il était moins susceptible d’être gêné par les autorités municipales qu’il ne l’aurait été dans d’autres endroits.
Le fait que Spinoza ait vécu aux Provinces-Unies a-t-il influencé le développement et la diffusion de sa pensée ?
Cela a effectivement considérablement influencé la formation de sa pensée et sa diffusion. Au début de son cheminement intellectuel, ses amis et ses interlocuteurs à Amsterdam appartenaient tous à ces églises marginales, ces églises sectaires, que nous appelons les Quakers, qui non seulement rejetaient les doctrines fondamentales de la théologie chrétienne, mais n’acceptait pas les conceptions trinitaires de base de la théologie chrétienne. Ces églises mettaient aussi beaucoup l’accent sur le droit de l’individu à exprimer des opinions dissidentes. Je pense que c’était là l’élément le plus important ; leur volonté de discuter, d’avoir une discussion ouverte sans aucune forme de répression théologique.
En ce sens, la vie et la philosophie de Spinoza reflètent la réalité d’Amsterdam, car cette ville était plus diversifiée sur le plan culturel que n’importe quelle autre grande ville d’Europe. Londres, Paris, Rome… peu importe qu’elles aient été des villes plus grandes et plus importantes à bien des égards, aucune autre grande ville d’Europe ne pouvait rivaliser avec Amsterdam au XVIIe siècle en ce qui concerne la diversité des opinions religieuses. C’est un facteur crucial. Et je pense que c’est absolument fondamental pour comprendre la vie et la philosophie de Spinoza. Il y avait beaucoup de divisions en Hollande au XVIIe siècle et de nombreuses villes étaient beaucoup plus fermement sous le contrôle de l’église calviniste que ne l’était Amsterdam par exemple. Il y avait d’autres endroits, dont Rijnsburg, et c’est l’une des raisons pour lesquelles Spinoza s’y est rendu, où ces groupes de discussion étaient très nombreux. En un sens, il y avait donc deux Pays-Bas différents, d’un point de vue religieux et intellectuel. Il y avait une Hollande fondamentalement calviniste et une autre Hollande où l’autorité ecclésiastique existait de manière beaucoup plus ténue, d’une manière qui ne pouvait pas empêcher tous ces groupes confessionnels de prospérer.
Quelle place occupe la pensée cartésienne dans le développement de celle de Spinoza ?
Descartes a été le point de départ philosophique de Spinoza. Il est donc fondamental pour le développement de sa pensée. Avant que Spinoza ne découvre Descartes, nous ne savons pas exactement quand, mais c’était certainement dans les années précédant son expulsion de la communauté juive d’Amsterdam, il étudiait principalement l’hébreu et les textes de l’Ancien Testament. Il était souvent en désaccord avec les points de vue de ses professeurs et des rabbins.
Il est passé à la philosophie fondamentale à un moment donné dans les années 1650, après avoir découvert Descartes, probablement en néerlandais. Ici encore, le contexte néerlandais est important pour deux raisons. Premièrement, René Descartes a eu un impact culturel plus important sur les universités et sur l’enseignement de la philosophie aux Pays-Bas que dans n’importe quel autre pays européen et ce à un stade très précoce. En effet, l’influence de Descartes est plus tardive en France qu’aux Pays-Bas. Descartes a passé la plupart de ses années de création aux Pays-Bas. La presse était également plus libre aux Pays-Bas et il était donc beaucoup plus facile d’y faire traduire et publier les livres de Descartes. La Hollande était le seul pays où il était facile de se procurer des livres de Descartes dès les années 1650. Cela aurait été difficile en France à cette époque. Ce n’est donc pas seulement Descartes, mais le fait que son œuvre ait été largement traduite diffusée au début des années 1650 en Hollande – un fait historique remarquable en soi –, qui explique pourquoi Descartes est devenu le point de départ de Spinoza.
Il y a beaucoup d’éléments dans la façon de raisonner de Descartes et dans son approche de la philosophie, que Spinoza a adoptés. Néanmoins, Spinoza se montre également très critique à l’égard de Descartes. Le premier livre qu’il a publié sous son propre nom était son livre sur les Principes de la philosophie de Descartes, qui a été publié en 1663. Si vous le lisez attentivement, et en particulier la dernière partie, Cogitata metaphysica, vous pouvez voir qu’en même temps qu’il explique Descartes, il explique surtout ce que Descartes aurait dû dire plutôt que ce que Descartes a réellement dit. Spinoza critique donc Descartes tout en lui faisant des emprunts.
Le point le plus important est bien sûr que Spinoza rejette très tôt le dualisme. Pour Descartes, il y a deux réalités : une réalité physique et une autre réalité qui implique l’âme, l’esprit, la présence divine, la révélation de Dieu, et qui est régie par un ensemble de règles complètement différent. Et ce sont les philosophes qui ont la tâche de définir les lignes de partage entre les deux réalités, la réalité physique et la réalité spirituelle. Mais bien sûr, les détails et les formes exactes de la réalité spirituelle sont du ressort des théologiens et des églises plutôt que des philosophes. Selon Descartes, l’ensemble de la réalité se divise donc en deux sphères. Dès le début, Spinoza rejette complètement ce dualisme. Pour Spinoza, il n’y a qu’une seule réalité, un seul ensemble de règles. Par conséquent, la raison mathématique, définie comme le mode de fonctionnement de la pensée scientifique, devient la clef qui permet de déverrouiller tous les aspects de la réalité. Chez Descartes, il y a le naturel et le surnaturel. Chez Spinoza, il n’y a que la nature, il n’y a rien de surnaturel. Il ne peut pas y avoir de miracle. Rien de surnaturel n’a jamais existé, n’existe ou ne pourra jamais exister. Le surnaturel n’est que le fruit de l’imagination humaine.
Du côté germanique, quelles étaient les relations de Spinoza avec Leibniz ?
Leibniz est le seul grand philosophe que Spinoza ait rencontré en personne. Leibniz s’était rendu en Hollande à l’automne 1676. Il passa plusieurs jours à La Haye. Il y a eu des discussions longues et très profondes avec Spinoza. Ils se connaissaient donc et parlaient de philosophie ensemble. Mais bien avant cela, Leibniz avait étudié l’œuvre de Spinoza, en particulier le Tractatus theologico-politicus publié en 1670. Leibniz connaissait ce texte, certainement dès 1671. Il l’a découvert très tôt et en était très troublé. Leibniz développe un grand nombre de ses idées en opposition consciente aux idées de Spinoza. Je pense qu’il s’agit là d’un trait fondamental de la pensée de Leibniz, de 1671 à la fin de sa vie.
Quel rapport Spinoza entretient-il aux langues ? Quelles langues parle-t-il, dans quelles langues lit-il, dans quelles langues écrit-il ?
Spinoza maîtrisait le latin de façon assez correcte à la fin des années 1650. Peut-être parce qu’il n’avait pas été scolarisé en latin dans son enfance, son vocabulaire n’était pas aussi diversifié que celui de Descartes mais il était capable d’exprimer ses pensées de manière très précise et concise en latin. Tous ses textes philosophiques et la majeure partie de sa correspondance savante sont rédigés en latin. Le latin est donc de loin la langue la plus importante chez Spinoza. Nous disposons d’une liste complète de sa bibliothèque personnelle au moment de sa mort en 1677 et la grande majorité de ses livres sont en latin. C’est donc en latin qu’il a lu la majeure partie de sa vie d’adulte.
Il maîtrisait assez bien le français. Son père était francophone. Il avait quitté le Portugal alors qu’il était encore un jeune garçon et avait passé la plus grande partie de sa vie à Nantes. Il n’a jamais appris le néerlandais correctement. Son néerlandais était très mauvais et il avait besoin d’aide dans ses activités commerciales. Certains éléments indiquent que Spinoza maîtrisait sans doute assez bien le français parce qu’il avait des conversations avec des officiers français. C’est mon impression. Il est donc surprenant que dans sa bibliothèque, il n’y ait pratiquement aucun livre en français. C’est très étrange compte tenu de l’importance du français dans la culture européenne au XVIIe siècle.
Spinoza avait un peu plus de vingt livres en hébreu. Dans les dernières années de sa vie, il a écrit une grammaire en hébreu. Après son expulsion de la communauté juive, il n’a en aucun cas abandonné son intérêt pour la langue hébraïque, la grammaire hébraïque et l’étude des textes hébraïques anciens. Je pense qu’il aimait l’hébreu et qu’il le connaissait certainement assez bien.
Lorsque Spinoza lisait de la littérature, pour se détendre, c’était bien souvent en espagnol. Dans les écoles séfarades d’Europe occidentale, y compris celles d’Amsterdam, la plupart des cours et des manuels scolaires n’étaient pas rédigés en portugais, mais en espagnol. Il a donc appris à écrire et à lire l’espagnol lorsqu’il était enfant. Et je pense que l’espagnol est toujours resté sa langue préférée lorsqu’il souhaitait se divertir. Il y a notamment un volume de Cervantes dans sa bibliothèque et des textes de Luis de Gongora et d’autres écrivains espagnols du XVIIe siècle. Il y a peu de textes littéraires dans sa bibliothèque, mais la plupart de ceux qu’on y trouve sont en espagnol.
La seule autre langue qu’il lisait également était le néerlandais mais il y avait assez peu de livres en néerlandais dans sa bibliothèque. Bien sûr, Spinoza devait savoir parler le néerlandais parce qu’il vivait aux Pays-Bas, mais c’est une sorte de langue de substitution lorsqu’il n’était pas possible de parler latin.
Je dirais que les quatre langues qui ont compté dans sa vie étaient donc le latin en premier lieu, l’hébreu en second lieu, puis l’espagnol et le néerlandais. Il ne connaissait pas l’anglais, il connaissait le français, mais il ne lisait rien en français parce qu’il lisait en néerlandais. Il aurait pu facilement apprendre l’allemand s’il l’avait voulu mais il ne montrait aucun intérêt pour la lecture de cette langue.
En quoi Spinoza peut-il selon-vous être qualifié de « révolutionnaire » ?
Spinoza était un révolutionnaire dans un certain sens, mais il faut être prudent avec cette qualification. Il n’était certainement pas un révolutionnaire qui essayait de soulever les masses contre le gouvernement ; pas quelqu’un qui aurait souhaité planifier une insurrection de masse. En réalité, Spinoza avait une très mauvaise opinion des masses en général. Je ne pense pas pour autant que cela signifie qu’il avait une mauvaise opinion des classes populaires. Lorsqu’il parle des gens du peuple, ce que Spinoza réprouve principalement, c’est leur ignorance et leur manque de compréhension. Mais lorsqu’il parle du « vulgaire », il ne l’entend pas au sens d’une classe sociale ou d’une classe économique. Il ne parle pas des pauvres. Par « vulgaire », il entend certainement le clergé, la plupart des universitaires, la plupart des aristocrates et presque tous les rois. Ils font partie des « vulgaires » parce que, dans l’esprit de Spinoza, ils ne comprennent pas les choses correctement et sont très ignorants. Mais quelqu’un comme son ami Jarich Jelles, qui ne parle pas très bien le latin, qui n’est pas allé à l’université et ne fait pas partie de l’élite, suscite le respect de Spinoza parce qu’il est capable de penser de manière critique et indépendante et qu’il comprend ce que Spinoza essaie de dire. Il ne fait donc pas partie du vulgaire.
Spinoza pense que la vie humaine est inutilement oppressive, superstitieuse et misérable, que la plupart des gens vivent leur vie dans la misère et qu’il est possible d’améliorer le monde. Il est donc possible d’avoir une société mieux organisée et plus heureuse. Pour ce faire, il faut tout changer, et en particulier changer la façon de penser de chacun, ou du moins les principes directeurs établis par la loi et le gouvernement. En ce sens, je dirais que Spinoza est définitivement un révolutionnaire. Pour parvenir à un changement révolutionnaire, il envisage de diffuser ses idées par le biais d’un groupe clandestin qu’il a constitué autour de lui et qui s’élargit dès 1660. Ce groupe commence à se propager dans différentes villes hollandaises vers 1670 puis dans d’autres pays européens vers 1690. Spinoza pense qu’en diffusant leurs idées et en influençant les professeurs d’université, les avocats, les juges, les régents, les citoyens de premier plan dans le gouvernement municipal et dans le gouvernement républicain, il est possible de changer progressivement la façon de penser de l’élite intellectuelle. Et si l’on parvient à transformer la pensée de l’élite intellectuelle, il arrivera un moment où les principes fondamentaux du gouvernement et de la loi seront eux-mêmes modifiés. C’est ainsi que l’ensemble de la société devient plus libre et plus heureuse.
Spinoza ne pense pas qu’il y aura un temps où la plupart des gens comprendront ce que sont les bons principes. Mais si les bons principes sont inscrits dans les lois, alors les gens ordinaires seront forcés d’être libres pour utiliser une expression typique de Spinoza. Bien sûr, beaucoup de gens se demandent : comment peut-on forcer quelqu’un à être libre ? Mais selon Spinoza, vous êtes plus libre si vous vivez sous le régime d’une République démocratique, qui vous donne le droit de lire ce que vous voulez, de dire ce que vous voulez, d’exprimer vos idées comme vous le voulez que si vous pensez que la seule chose qui compte est la religion. Une personne qui pense ainsi est en esclavage parce que son esprit est totalement piégé par des superstitions et des idées erronées. C’est donc un esclave et non une personne libre, mais elle est plus libre en vivant dans une République démocratique où elle a le droit de s’exprimer qu’elle ne le serait sous un autre type de gouvernement.
Ainsi, bien que certaines personnes, fanatiques et très superstitieuses, doivent être forcées d’être libres dans la République démocratique, cela signifie qu’elles doivent être forcées de respecter les droits des autres personnes, qu’elles le comprennent ou non, et dans la plupart des cas, elles ne comprendront pas qu’elles sont plus libres dans une République démocratique que dans une monarchie, une république aristocratique ou une théocratie où l’élite se contente de contrôler les lois de la société. En ce sens, Spinoza est un révolutionnaire. Il propose un plan pour transformer tous les fondements de la société et créer une société meilleure et plus heureuse, et il vous ouvre, ou du moins vous montre, un chemin pour y parvenir.
Pourquoi avons-nous encore besoin de lire Spinoza aujourd’hui ? Qu’a-t-il encore à nous apprendre ?
Je pense que ce qui est intéressant, c’est que depuis les Lumières, au XIXe et au XXe siècles — j’ai déjà mentionné George Elliott, mais on pourrait citer d’autres exemples —, les esprits les plus créatifs et les plus importants de notre époque ont trouvé Spinoza plus inspirant et plus éclairant, comme compagnon de lecture, que n’importe quel autre philosophe du début de l’ère moderne ou du XIXe siècle. Einstein a dit à juste titre que Spinoza avait eu un impact important sur sa vie et avait façonné sa propre pensée. Je pense que c’est vrai car il a souvent mentionné Spinoza dans ses écrits et ses discours. Freud qui était célèbre pour sa piètre opinion de la philosophie et des philosophes en général avait pourtant déclaré : « Je ne pense pas grand-chose des philosophes et de la philosophie, mais il y a une exception pour laquelle j’aurai toujours un grand respect : Spinoza ». Vous voyez donc que de nombreux grands esprits ont trouvé Spinoza plus pertinent que d’autres penseurs. Et je pense que c’est quelque chose que nous devons garder à l’esprit. Spinoza fait partie de notre monde et de notre culture.