Après la pensée stratégique de Machiavel et l’analyse de la rupture polémologique des guerres d’Italie, la série d’été « Stratégies : de Cannes à Bakhmout » nous conduit sur les rives du monde grec — où le combat d’hoplites ressemble à une immense mêlée de rugby.
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Pourquoi fait-on la guerre dans le monde grec entre l’époque archaïque et l’époque hellénistique ?
Pour diverses raisons qui peuvent être tout à fait comparables aux nôtres.
La guerre archétypale est la guerre hoplitique qui se déroule entre cités pour le contrôle d’une ressource : un point d’eau ou quelques arpents de terres cultivables. Ce sont le plus souvent des conflits frontaliers. En elle-même, la guerre hoplitique symbolise très bien cela, parce que son but n’est pas d’exterminer l’adversaire, mais de garder le contrôle du champ de bataille. La victoire se manifeste par l’érection d’un trophée, qui consacre le gain du territoire.
On peut aussi faire la guerre pour des raisons religieuses, par exemple quand il faut châtier un sacrilège. C’est le cas assez spécifique des guerres « sacrées », pendant lesquelles une cité est accusée d’avoir manqué de respect à un dieu dans le cadre d’un sanctuaire international comme Delphes, motif qui toutefois peut aussi servir des antagonismes politiques. Les conséquences peuvent être terribles, en dehors des normes usuelles : on retrouve des cas où le vaincu se voit interdire de relever ses morts.
Certaines cités importantes peuvent aussi déclarer la guerre parce qu’elles considèrent que leurs intérêts vitaux sont menacés. C’est la logique de la guerre du Péloponnèse où Sparte finit, après beaucoup d’atermoiements, par entrer en guerre parce qu’elle se rend compte que son réseau d’alliances va se rompre si elle ne fait rien. De manière générale, les jeux d’alliance, nombreux, sont une autre cause d’entrée en guerre.
On s’engage aussi dans un conflit pour assurer sa survie. C’est ainsi que les Grecs ressentent les guerres médiques. Inversement, à l’époque hellénistique marquée par la suprématie macédonienne, il existe des guerres offensives, de type impérialiste : Alexandre le Grand avait montré la voie en conquérant l’Orient jusqu’à l’Indus, et en présentant d’ailleurs cette expédition comme la réparation des guerres médiques.
Et enfin, il y a les guerres civiles, qui peuvent du reste s’inscrire dans des conflits plus vastes puisqu’elles sont parfois instrumentalisées par certains belligérants pour déstabiliser un adversaire.
Toutes les cités sont-elles équipées d’hoplites à l’époque classique ?
Toutes les populations ne sont pas forcément équipées en hoplite. La manière de conduire la guerre et d’équiper ses hommes dépend largement des conditions matérielles de la cité. La Grèce de l’Ouest, par exemple, est peu hoplitisée parce que c’est un pays de montagnes et de forêts. C’est sur ce type de territoires que l’on trouve le plus de cas de guerres que l’on qualifierait aujourd’hui d’asymétriques.
Quels sont les rituels d’une bataille dans le monde grec — de l’engagement initial jusqu’à la levée des corps ?
Un conflit entre cités dérive le plus souvent de l’échec d’une tentative d’entente. Lorsque la guerre est décidée, il y a toujours un temps de préparation : dans la très démocratique Athènes, on définit en commun quels seront les effectifs dont on aura besoin ; la stratégie ; les objectifs du conflit. En général, les stratèges athéniens partent avec des ordres de mission précisément définis par l’Assemblée. Quand il y a des rois, comme à Sparte, c’est le roi et ses conseils qui dirigent les opérations.
Lorsqu’on engage des expéditions très lointaines — comme les Athéniens en Sicile en 415— des stratèges « autokratores » sont mandatés : ils ont une marge d’initiative plus importante, mais ils n’ont pas vraiment les pleins pouvoirs, puisqu’ils doivent rendre des comptes très régulièrement.
Dans la mesure où la bataille hoplitique se déroule toujours sur un terrain plat assez vaste (ce n’est pas l’Ukraine !) et que la Grèce en est assez largement dépourvue, les armées se rendent souvent au même endroit, comme Mantinée en Arcadie ou Chéronée en Béotie. Avant le début de l’engagement il faut faire des sacrifices favorables, ce qui peut donner lieu à des scènes assez cocasses. Hérodote — que Plutarque qualifie de philobarbaros (c’est-à-dire d’ami des barbares) — raconte ainsi qu’à la bataille de Platées (479), les Lacédémoniens ont attendu jusqu’au dernier moment de l’avancée des Perses pour s’engager dans le combat car les signes n’étaient pas bons.
Après ces préliminaires religieux, on s’affronte. En général, c’est assez simple. Il s’agit d’un choc frontal pour faire reculer l’adversaire. Le dispositif tactique consiste à mettre les plus forts à droite car c’est le côté non couvert par le bouclier : c’est là par exemple que se bat le roi de Sparte. L’idée est de faire porter l’effort sur le point faible identifié de l’adversaire. La logique même du combat d’hoplites s’apparente à une mêlée de rugby : le but est de pousser pour expulser l’adversaire d’une zone de combat. La cavalerie joue un rôle assez marginal : jusqu’au IVe siècle avant notre ère, c’est essentiellement une arme de flanquement et de reconnaissance. Une fois qu’on a repoussé l’adversaire, on occupe le terrain en dressant le trophée et on relève les corps.
Le but n’est pas d’exterminer, mais de mettre en fuite. Il s’agit de faire des prisonniers pour les vendre comme esclaves ou en obtenir des rançons. Les taux de pertes sont très difficiles à définir, mais cela peut être assez sanglant. À la bataille de Leuctres, par exemple, où les Thèbes écrase Sparte, on aurait compté près de 400 Spartiates tués sur 700 combattants. Toutefois ce taux de perte reste sans doute assez exceptionnel.
Par ailleurs, le combat terrestre était loin de se limiter au seul affrontement hoplitique. Les Spartiates étaient les rois du coup fourré, des astuces et des stratagèmes pour éviter l’engagement, parce que la vie des citoyens de Sparte était beaucoup trop précieuse. Plus généralement, la « guerre irrégulière » est un sujet en cours d’exploration.
Ce sens de la ruse de guerre est-il lié à la cryptie — qui concernait un nombre limité de jeunes Spartiates ?
Ce que nous savons de la cryptie se limite à quelques sources tardives ou athéniennes. Or les Athéniens détestaient leur ennemi numéro Un, mais éprouvaient également une certaine fascination pour lui et ils voulaient aussi construire la figure d’un adversaire redoutable. Pour accroître nos connaissances, nous ne pouvons compter que sur de nouveaux documents directs, notamment de nouvelles inscriptions. Progressivement venues au jour depuis quelques décennies, celles-ci suggèrent que la cryptie s’apparentait à l’entraînement de ce que l’on appellerait aujourd’hui des forces spéciales, d’élite, et qu’elle existait ailleurs qu’à Sparte.
Jusqu’au IVe siècle, les hoplites sont les citoyens capables de s’acheter l’équipement nécessaire. Les autres citoyens sont-ils mobilisés ? Peut-on parler d’un imaginaire élitiste de la guerre ?
La « révolution » hoplitique, qui s’est probablement étalée sur plusieurs décennies, a été une sorte de révolution bourgeoise, diffusant à un groupe un peu plus large et aisé les valeurs combattantes qui étaient auparavant l’apanage de l’aristocratie. En général, on retrouve donc une équivalence théorique entre citoyen et hoplite, mais avec une connotation oligarchique plus ou moins marquée. Les catégories les moins riches de la population peuvent cependant être engagées comme troupes auxiliaires. À Sparte, les hilotes — les indigènes réduits en servitude du territoire lacédémonien — peuvent être enrôlés et changer de statut en cas de bon comportement.
Une cité comme Athènes va néanmoins évoluer grâce à sa flotte : quand on est un rameur et qu’on tient le salut de la cité dans ses bras, on devient aussi important qu’un hoplite.
Au cœur de la culture et de la littérature grecques, on trouve un poème épique, L’Iliade. Pourriez-vous nous décrire l’univers homérique de la guerre ? Comment est-il lu et entendu par les Grecs de l’époque classique et hellénistique ? En saisissent-ils la nature composite ?
Pour nous, c’est une grande source de confusions, et pour eux, ça l’était au moins autant. La composition des poèmes homériques est stratigraphique, mêlant des éléments de l’époque mycénienne (soit les XVe-XIIe siècles) avec d’autres points qui sont issus de l’époque archaïque et donc contemporains de la mise en forme des poèmes (VIIIe siècle).
Dans l’Iliade, la guerre est faite d’affrontements de masses informes. La nécessité de régulièrement dresser des bûchers pour les morts suggère qu’ils sont meurtriers. On trouve aussi un usage assez problématique des chars de combat, qui a sans doute été une arme lourde à l’époque mycénienne — probablement importée du monde égyptien ou oriental —, mais dont l’usage est semble-t-il assez mal compris par le ou les auteurs du poème puisqu’ils sont décrits comme un moyen de transport. Seul Nestor, qui est le plus vieux des rois de la coalition achéenne, semble vouloir — et savoir — les utiliser comme une arme de choc puisqu’il est décrit comme un expert dans l’art de les ranger avant la bataille. On trouve aussi des traces d’armement mycénien, comme le casque d’Ulysse muni de défenses de sanglier dont les fouilles archéologiques ont retrouvé plusieurs exemplaires.
Cela dit, Homère connaît aussi le mot phalange et décrit des formations militaires en ordre serré. Le seul élément de l’équipement hoplitique qu’il ne décrit pas est le grand bouclier rond fixé au bras gauche. Mais sinon tout y est, au point que certains peintres grecs des VIIe ou VIe siècles avant notre ère représentent sur les vases des personnages homériques armés comme des hoplites. Manifestement, pour eux, il s’agit en gros du même monde et l’anachronisme ne les choque pas.
Quoi qu’il en soit, le principe central de la guerre homérique est le duel de héros : ce sont les champions qui décident de l’issue de l’affrontement. Du point de vue des imaginaires, le plus important est le code de l’honneur qui en découle. Avec le temps, et l’avènement des cités, celui-ci s’est progressivement étendu à l’ensemble des citoyens de la phalange. Autrement dit, chaque hoplite spartiate est un peu l’héritier de Ménélas et se sent l’héritier des codes de ce monde héroïque. Ce sont des valeurs qui irriguent les mentalités.
Les héros homériques ne combattent pas sur mer. Pourtant le combat naval est une réalité importante du monde grec. Différait-il beaucoup du combat terrestre ?
Les Grecs ont eu peur de la mer : c’est tout à fait manifeste dans les œuvres d’Hésiode, par exemple. Les Grecs sont des paysans contraints de naviguer. Même Ulysse, qui est un marin intrépide, ne cesse de souffrir en mer, où il est sans cesse trahi par les éléments.
Le vrai tournant est l’invention de la trière ou plutôt le moment où l’on commence à savoir s’en servir au Ve siècle : cela prend près de cinquante ans. Thucydide le dit du reste très clairement : les Athéniens ne commencent à être vraiment opérationnels avec leurs trières qu’au début de la guerre du Péloponnèse.
Ce nouveau type de navire change tout parce qu’il est la quintessence de ce que les Grecs savent faire de plus compliqué. Une trière coûte très cher ; elle rassemble les meilleures techniques disponibles et elle nécessite énormément d’hommes : une trière mobilise deux cents personnes. Deux cents trières, ce sont donc 40 000 hommes, soit la totalité du corps civique athénien.
Par ailleurs, la trière convoque logiquement la symbolique de la mer, c’est-à-dire l’espace par excellence de la prise de risque. Ce n’est pas un hasard si la tragédie naît véritablement pour nous d’une bataille navale, avec Les Perses (472) dont l’auteur, Eschyle, avait combattu à Salamine. Et les conséquences sont colossales : le développement des marines de guerre marque la naissance de la géostratégie. Grâce à elles on est obligé de comprendre ce qu’est un détroit ; on invente aussi le principe de la force d’action rapide, c’est-à-dire la capacité à se projeter et à intervenir n’importe où sur un vaste territoire maritime. À partir des Grecs, il n’y a quasiment plus jamais eu de vraie grande puissance sans capacité navale. Même Alexandre, qui est souvent caricaturé comme un pur terrien, a une flotte et, surtout, il n’oublie pas la mer : simplement, il la conquiert en se rendant maître des ports.
Et d’un point de vue rituel ? Est-ce que la guerre navale était très différente ?
En principe, non. Mais les conditions particulières du combat naval compliquaient, voire rendaient impossible, l’exercice de certains rituels. C’est tout le problème que pose la bataille des îles Arginusesen 406 avant notre ère. Les stratèges athéniens qui ont emporté la victoire contre Sparte ont été empêchés par les intempéries de relever les naufragés. Cela a motivé leur procès au moment de leur retour à Athènes, sans que l’on sache si on leur reprochait d’avoir abandonné des marins encore vivants ou s’il s’agissait de cadavres.
Ne pas avoir respecté les usages leur a valu des condamnations qui ont décimé l’État-major athénien.
Existe-t-il des militaires ou des penseurs grecs qui intègrent la guerre navale dans leur réflexion ?
Thucydide bien sûr, dont c’est l’un des apports essentiels — mais j’y reviendrai plus tard.
La marine athénienne suscite plusieurs réflexions politico-militaires. Pour Platon, elle est indissociable de la démocratie et, à ce titre, elle est responsable de la mort de Socrate. C’est sur les trières que sont nés la démagogie et le gouvernement de ceux qui n’auraient pas dû gouverner. Il cherche donc à ériger un cordon sanitaire entre le port et la ville. Aristote est beaucoup plus lucide et pragmatique. Il a conscience des dangers politiques que pose la marine, mais il est aussi conscient qu’il n’y a pas de puissance sans déploiement maritime.
Quelles sont les principales évolutions tactiques entre la période classique et la période hellénistique ?
Mise à part l’émergence au cours du Ve siècle d’une petite cavalerie — dont le rôle est essentiellement de prestige — dans des cités comme Athènes puis Sparte, la guerre terrestre reste sur le modèle hoplitique.
Après la guerre du Péloponnèse, les Athéniens — notamment sous l’impulsion du stratège Iphicrate — commencent à méditer l’intérêt des troupes légères : les peltastes. Cette réflexion est inspirée par le désastre de l’expédition athénienne en Étolie, en 426 avant notre ère. Dans ce territoire montagneux et boisé, les hoplites font la même expérience que celle que feront les légions de Varus dans la forêt de Teutobourg en 9 de notre ère : ils sont isolés par petits groupes, disloqués et, dans leur grande majorité, ils ne survivent pas à ce combat gagné par les troupes légères étoliennes adaptées à leur terrain… Cette catastrophe pousse les Athéniens à avoir recours à des unités plus légères jusqu’à la guerre de Corinthe où, en 390, Iphicrate met en déroute un bataillon d’hoplites spartiates avec ce genre de troupes. C’est un véritable tournant, d’autant que quatre ans plus tôt, la phalange hoplitique a connu son apogée : à la bataille de Némée, les Spartiates privés de leur roi mettent en déroute Athènes et ses alliés. Sans commandement, ils arrivent à manœuvrer parfaitement pour obtenir la victoire.
D’après le récit très détaillé que Xénophon donne de la bataille, il se produit à un moment un décalage dans le dispositif. C’est normal, toute phalange a une tendance à dévier vers la droite parce qu’on protège son côté dégarni derrière l’arrondi débordant du bouclier du voisin. En raison de ce décalage, les Spartiates qui sont à l’aile droite se retrouvent sans vis-à-vis direct et, au lieu de poursuivre ceux qu’ils avaient mis hors de combat, s’arrêtent sur un ordre dont l’auteur n’est pas identifié, peut-être venu du rang. Les hommes s’exécutent. Ils pivotent et attendent que les Athéniens, qui sont vainqueurs dans leur secteur, reviennent de leur poursuite. À ce moment-là, ils les prennent de flanc du côté non protégé et la victoire est totale. Cela donne l’impression d’un orchestre parfaitement réglé, tellement bien entraîné qu’il peut se passer de chef.
Il n’empêche. La phalange hoplitique commençait à être dépassée dans sa forme traditionnelle. Mais c’est seulement sous l’influence des Béotiens et surtout des Thessaliens, éleveurs de chevaux réputés, que les Macédoniens, au cours du IVe siècle, font de la cavalerie une arme décisive, outre des influences thraces (peuples du nord, non grecs). Sous le règne de Philippe, la cavalerie va petit à petit prendre de l’importance pour finir par être, avec Alexandre le Grand, une arme de rupture. De manière très symptomatique, Philippe combat encore à pied tandis que son fils Alexandre combat à cheval.
La phalange demeura néanmoins la base, mais les Macédoniens allègent l’équipement des soldats : c’est l’une des deux principales différences entre la phalange macédonienne et la phalange hoplitique. L’autre est l’introduction d’une nouvelle pique — la sarisse — qui peut mesurer jusqu’à 7,5 mètres de long.
La guerre est-elle liée au voyage pour les Grecs ? Ou est-ce une fausse impression créée par les récits homériques et par la conquête d’Alexandre ?
Ici, il ne faut pas se laisser piéger par Hérodote qui nous emmène à travers le monde connu de l’époque à l’occasion du récit des guerres médiques. Concrètement, c’est surtout Alexandre qui part accompagné de savants pour découvrir le monde. Il réalise en quelque sorte à la pointe de la lance ce que son maître, Aristote, lui a appris de manière théorique : il entreprend une conquête encyclopédique.
Pour les autres Grecs, la guerre et le voyage sont assez distincts. Même l’expédition des Dix-Mille n’est pas pensée comme un voyage — du moins au début : ce sont des mercenaires grecs qui sont impliqués dans un conflit interne aux Achéménides avant de devoir organiser leur retraite. C’est l’échec qui donne donc l’occasion à Xénophon de donner un aperçu du monde perse. Par contre, si l’on considère le récit qu’il en a donné, il est tout à fait remarquable de voir comment une troupe très hétérogène, composée de soldats venus du monde grec tout entier, finit par s’organiser comme une sorte de cité ambulante. Très vite après avoir été privés de leurs chefs, ils développent un véritable système de participation : des discussions et des débats suivis d’élections ont lieu, qui font naturellement ressortir le beau rôle de Xénophon.
Qu’est-ce qui explique le triomphe macédonien sur le monde grec ?
La force du nombre, mais aussi leur envie de l’emporter et de passer au premier plan — c’est ce qui revient dans tous les textes sur la conquête macédonienne. C’était un pays jeune, et peu usé par les guerres ayant déchiré le monde grec, même si le péril barbare existait au frontières (Illyriens puis Gaulois par exemple). Avant le règne de Philippe, il était en ordre dispersé, mais dès lors que le roi a été capable de l’unir, cela devenait une véritable puissance en devenir : un territoire riche — en métaux et en bois notamment — et doté d’un important réservoir humain
Après la Macédoine, qui appartenait encore à ce monde, même si elle en constituait une marge, c’est Rome qui a soumis la Grèce. Comment cette défaite est-elle comprise ?
Elle n’est pas bien vécue et elle inspire toute une réflexion aux Grecs sur les raisons de leur défaite : Polybe, lui-même officier supérieur et parfaitement compétent pour apprécier la chose, est ici notre guide.
Mais en réalité, cette défaite tient à relativement peu de choses sur le plan strictement militaire : les Antigonides ont opposé une belle résistance à Rome. Mais la légion avait su s’approprier certaines des qualités de la phalange en les améliorant. C’est une organisation redoutable essentiellement parce qu’elle est capable de plus de souplesse d’emploi et qu’elle s’adapte mieux au terrain.
Les Romains tirent-ils des choses de la Grèce militairement après la conquête ?
Dès avant, ils apprennent beaucoup des Grecs dans le domaine naval. La flotte romaine progresse beaucoup après le IVe siècle avant notre ère. Sur terre, ils profitent du savoir et des technologies grecs en matière de poliorcétique, d’ingénierie, ou d’artillerie. Mais il y a avant tout le génie romain, aussi bien technique que tactique.
En lisant Thucydide, quelles différences y a-t-il entre le projet d’écriture qu’il affiche au début de La guerre du Péloponnèse et sa réalisation ? Est-ce la rupture qu’il introduit dans la manière dont on raconte la guerre qui nous fait voir ce conflit différemment ? La guerre du Péloponnèse constitue-t-elle une guerre d’un nouveau genre ?
Tout d’abord, le tournant dont on a parlé avec l’émergence des troupes légères se produit pendant la guerre du Péloponnèse. Mais surtout Thucydide décrit la première guerre totale de l’Histoire. Il explique comment la guerre pousse les peuples « au bout » : c’est là que se révèle absolument tout, le pire comme le meilleur. En essaimant dans toute la Méditerranée, la guerre du Péloponnèse est en quelque sorte la première guerre mondiale. Elle touche aussi bien Syracuse que l’Asie mineure et déstabilise la plupart des États grecs. En se prolongeant, elle pose des nouveaux problèmes. Où trouver des ressources ? Comment garantir le soutien de ses alliés ? Comment maintenir sa cohésion interne ?
À tous points de vue, elle a été caractérisée par une série de transgressions qui ont définitivement transformé les usages de la guerre. Cela a des conséquences durables : Démosthène se plaignait par exemple que Philippe faisait la guerre tout le temps — contre la tradition qui voulait que l’on ne combatte qu’en été.
Quoi qu’il en soit, en laissant le conflit s’étendre géographiquement et se prolonger indéfiniment, Athènes a fini par perdre une guerre qu’elle devait gagner au regard de ses ressources : paradoxe que les générations futures auront du mal à comprendre, comme le souligne Thucydide.
Si la guerre était imperdable pour Athènes, pourquoi a-t-elle perdu ?
Les Athéniens n’ont pas écouté Périclès. Ce dernier avait dit qu’ils gagneraient, s’ils menaient une guerre d’usure parce que l’adversaire n’avait pas les moyens de tenir. Il fallait préserver l’empire, mener des coups de main ponctuels et tout miser sur la flotte. Inversement, il fallait éviter les batailles rangées car les Spartiates et leurs alliés étaient meilleurs dans ce domaine.
Le problème est qu’à mesure que la guerre dure Athènes devient une sorte de bateau ivre sur le plan politique. L’expédition de Sicile était une folie, à la mesure de l’un de ses principaux instigateurs, Alcibiade, qui est l’incarnation de la démesure. C’est d’autant plus grave que cette folie était caractérisée par une grande méconnaissance de ce qui se passait en Sicile : Syracuse avait beaucoup plus à voir avec Athènes qu’avec Sparte. Athènes affronte son double — et cela se conclut par un désastre : bien connaître son adversaire et ne pas le sous-estimer restent des piliers du succès, comme le montre encore aujourd’hui la calamiteuse « opération spéciale » de Vladimir Poutine en Ukraine. Et les errements ne s’arrêtent pas là : dans les dernières années du conflit, Sparte a fait plusieurs offres de paix toutes refusées par Athènes. Mais finalement, elle se remettra beaucoup mieux de sa défaite que Sparte de sa victoire.
La guerre dans le monde grec antique peut-elle résonner avec la guerre étendue que nous connaissons aujourd’hui ?
Elle suscita beaucoup de questions que nous nous posons aussi. Il faut garder à l’esprit que les Grecs vivaient dans un monde où existaient toutes les formes politiques que nous connaissons aujourd’hui : de la démocratie au despotisme, et toutes les nuances qui existent entre ces deux pôles. Ils connaissent aussi toutes les formes d’alliance (bilatérales ou multilatérales), le fédéralisme, ou encore des instances internationales qui peuvent contribuer à régler leurs différends. Ils vivaient en outre dans une économie très largement monétarisée.
Mais deux éléments principaux les distinguent de nous. La première différence est quantitative : les Grecs évoluent dans un monde assez vide : quand ils étaient quelques dizaines de milliers, nous sommes des dizaines de millions. Deuxièmement, ils évoluent dans un monde sans poudre à canon ni bombe atomique. Il n’en demeure pas moins qu’à bien des égards, leur univers semble par exemple beaucoup plus proche du nôtre que ne l’est l’Europe médiévale, fait religieux mis à part. L’exercice de la guerre et les réflexions afférentes en sont une illustration parmi d’autres, ce qui justifie pleinement que Thucydide soit régulièrement convié parmi les commentateurs des tragiques événements que nous connaissons aujourd’hui…