Vous êtes tous les deux nés à Beyrouth où vous avez grandi, et aujourd’hui vous vivez entre cette ville et Paris. Comment décririez-vous ces deux villes ? Se ressemblent-elles parfois ? Ou sont-elles complètement différentes ?

Joana Hadjithomas

Nous partageons nos vies entre ces deux villes de façon presque égale, mais nous n’avons pas du tout le même rythme de travail, ou la même application, dans une ville ou dans l’autre. 1 À Beyrouth par exemple, il y a notre atelier : c’est là-bas que nous travaillons beaucoup de nos pièces artistiques ou cinématographiques. À Paris, nous écrivons, nous réfléchissons à des projets.

La rencontre de ces deux villes pose nécessairement beaucoup de questions. Cela dit, même si Paris est une ville dans laquelle nous vivons, il est rare que ce soit une protagoniste de nos projets artistiques ou cinématographiques, en tous cas pour le moment.

Khalil Joreige

Paris, c’est l’endroit où nous aimons à digérer : c’est là que nous laissons les choses se sédimenter. À Beyrouth, au contraire, il y a quelque chose de beaucoup plus trépidant, qui nous engage à nous tourner vers l’extérieur.

À Beyrouth, il y a quelque chose de beaucoup plus trépidant, qui nous engage à nous tourner vers l’extérieur.

Khalil Joreige

Joana Hadjithomas

C’est aussi parce qu’on y est plus impliqués. Même si nous montrons beaucoup notre travail en France, nous participons différemment à la vie culturelle libanaise. Nous avons enseigné là-bas. Nous faisons aussi partie d’une association — Metropolis — qui programme des films d’auteurs : nous avons notamment créé une cinémathèque avec eux. On anime aussi une plateforme d’aide et d’entraide qui s’appelle Correspondance. Notre maison de production, Abbout, est basée à Beyrouth. Au Liban, nous nous disons que nous devons nous impliquer. Il faut y investir une énergie différente de ce que demande Paris, qui fonctionnera avec ou sans nous. C’est le cas du Liban aussi sûrement mais nous avons l’impression d’y avoir une autre utilité.

© Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, «  Circle of confusion  », 1997.

Notre relation au Liban ne découle pas seulement du fait que nous sommes Libanais, ou que nous travaillons dans ce pays. Pour nous, le Liban fonctionne comme une résonance avec les problématiques que l’on retrouve dans le reste du monde : elles y sont simplement plus obscènes, plus voyantes. C’est beaucoup plus facile d’y pointer du doigt des problèmes que l’on retrouve ailleurs.

Le Liban fonctionne comme une résonance avec les problématiques que l’on retrouve dans le reste du monde : elles y sont simplement plus obscènes, plus voyantes.

Joana Hadjithomas

Khalil Joreige

L’écrivaine Dominique Eddé a trouvé comment exprimer cela en disant que « le Liban est celui à qui l’avenir arrive en premier ».

Joana Hadjithomas

C’est une phrase très juste : les dysfonctionnements que l’on ressent dans les sociétés d’aujourd’hui s’éprouvent beaucoup plus au Liban. Pour nous, c’est donc aussi un terrain d’observation et d’expérience, symptomatiques, à la fois politique, économique, et écologique. Cela nous permet d’interroger notre travail. Que peuvent faire l’art et la culture dans une société comme celle-ci ? Quels sont leurs territoires ?

Dans son Histoire de la France urbaine, Georges Duby écrivait que « la cohésion du système urbain était beaucoup plus forte dans la France du Nord », à l’époque médiévale, insistant sur la différence entre des villes fermées (au Nord) et des villes ouvertes (au Sud). L’obscénité, le visible dont vous parlez à propos de Beyrouth tient-il aussi à l’organisation de la ville ?

Khalil Joreige

Je ne sais pas si j’en ferais quelque chose d’ontologique, comme Duby. Je dirais simplement que Beyrouth est un laboratoire parce que les choses y sont instables. Par conséquent, elles se négocient autrement.

Beyrouth est un laboratoire parce que les choses y sont instables. Par conséquent, elles se négocient autrement.

Khalil Joreige

Joana Hadjithomas

Je ne pense pas vraiment les territoires en termes géographiques mais plus en relation avec les médiums que nous pratiquons : le cinéma ou les installations artistiques sont des territoires à mes yeux. Comme disait Godard, le cinéma, c’est un continent en plus.

La relation personnelle que nous avons aux villes est bien sûr liée à tout ce que nous fabriquons artistiquement et cinématographiquement. Je n’arrive guère à les séparer spatialement, parce que tout cela se répercute dans chacune ces deux villes.

Khalil Joreige

Pour moi, le territoire est moins géographique que temporel. Ce qui définit un territoire c’est la notion de pouvoir vivre ensemble, d’être contemporains et de donc de partager à un moment des préoccupations et des inquiétudes. Les territoires sont des questions de temps, de rythme, plus que des questions de géographie.

Les territoires sont des questions de temps, de rythme, plus que des questions de géographie.

Khalil Joreige

Est ce que vous avez un tiers-lieu entre Paris et Beyrouth ? Je pense notamment à Athènes, qui est la troisième ville de Unconformities (2017), dans laquelle vous présentez des carottages tirés du sous-sol de ces trois villes.

Joana Hadjithomas

Pour chacun de nous deux, il y a une ou deux villes qui ont été marquantes, mais ce n’est jamais parfaitement fixe. À titre personnel, Athènes fait sans aucun doute partie de ces lieux : mon grand-père paternel était né à Izmir, lorsqu’elle s’appelait encore Smyrne ; et ma grand-mère venait de la communauté grecque d’Istanbul.

Leurs enfants parlaient Grecs, c’était leur langue maternelle, et les rares fois où nous avons quitté le Liban durant la guerre civile, on allait plutôt vers Athènes que vers la France parce qu’une partie de ma famille y était. Après la prise de Smyrne, ma famille s’était divisée entre la Grèce et le Liban. Il y a toujours eu cette idée que nous aurions pu choisir Athènes : cette ville était restée dans notre imaginaire, tout comme Smyrne, qui est une ville dans laquelle je n’ai jamais vécu mais dont la présence m’a été transmise par des récits. Elle était omniprésente jusqu’à ce qu’on aille y tourner un film, ISMYRNA, en conversation avec Etel Adnan, qui m’a permis de déposer les valises du trauma familial qui était lié à ce lieu et qui ne m’appartenait pas.

Khalil Joreige

Pour moi, ce sont d’autres villes car ma mère est d’origine palestinienne : son père était de Jérusalem et sa mère de Haïfa. Ils sont venus au Liban avant la Nakba, à une époque où les gens circulaient beaucoup plus — et beaucoup plus facilement — que maintenant dans la région. Aujourd’hui, bien que ma famille se revendique majoritairement comme libanaise, la perte de la Palestine est toujours un élément constitutif de notre identité.

Mais ce rapport aux lieux, comme des choses qui peuvent être perdues ou reconfigurées, est quelque chose qui nous guide, jusque dans notre choix de venir en France. Pour nous deux, c’était un choix délibéré de venir s’y installer quelques années, et non pas pour fuir l’instabilité.

Joana Hadjithomas

On nous a demandé de participer à un livre il y a quelque temps, qui interrogeait l’année 1920, l’année de la constitution du grand Liban par le mandat français. Pour nous, cette idée semblait politiquement un peu étrange donc plutôt que de répondre directement à la commande, nous avons demandé à nos familles où se trouvaient nos grands-parents en 1920. C’était très éclairant car deux des grands-parents de Khalil étaient en Palestine ; de mon côté, seule ma grand-mère maternelle était née au Liban, les autres grands-parents étaient à Smyrne et à Istanbul, donc, et puis à Damas. Nous avons grandi avec l’imaginaire de villes que l’on ne connaît que par ce qu’on nous en a dit, mais qui marquent énormément tous nos récits. Une forme de transmission orale liée à l’exil mais aussi à des sentiments d’appartenance complexes.

Nous avons grandi avec l’imaginaire de villes que l’on ne connaît que par ce qu’on nous en a dit, mais qui marquent énormément tous nos récits.

Joana Hadjithomas

Khalil Joreige

Cette dispersion de nos grands-parents touche à ce qui constitue le Liban. C’est quelque chose que nous avions traitée dans The Lebanese Rocket Society, un film qui raconte l’histoire du programme spatial libanais dans les années 1960 avant qu’il ne soit arrêté sous la pression internationale. Le titre peut laisser penser que c’était un projet strictement national, mais en réalité, il a été porté par la communauté arménienne : son instigateur Manoug Manougian, venait de Jérusalem ; ses membres étaient du Liban mais aussi de Jordanie, de Syrie, d’Irak… Ils se sont retrouvés au Liban à ce moment-là parce que c’était possible. Nous aimons traiter ce pays comme un lieu du possible. Ce projet spatial était en quelque sorte un projet pan arabe. Il n’y avait pas cette notion si problématique et exacerbée de nationalisme.

© Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, «  The Lebanese Rocket Society  », 2013.

Joana Hadjithomas

Beaucoup de gens sont venus d’ailleurs pour trouver au Liban un autre pays, qui est devenu le leur. Je pense que c’est très important aussi, dans notre désir d’appartenance presque obsessionnel à la société libanaise. Pour ma part, j’ai un nom étranger au Liban et au niveau de la culture au sein de ma famille, c’était très mélangé. Je crois que cela a beaucoup joué dans mon développement. Cela m’a permis d’éprouver ce cosmopolitisme qui est très central dans notre réflexion ces derniers temps. C’est quelque chose qui se perd énormément alors que cette multitude d’identités, de possibilités que certaines villes avaient, comme Alexandrie, Smyrne ou Beyrouth, se retrouvent très restreintes aujourd’hui par les nationalismes et les communautarismes.

 Beaucoup de gens sont venus d’ailleurs pour trouver au Liban un autre pays, qui est devenu le leur.

Joana Hadjithomas

Khalil Joreige

Les États-nations détruisent cette possibilité en empêchant la circulation des individus, mais aussi en obligeant les personnes à toujours se définir par rapport à ces violences. Prenez Constantin Cavafy, qui est un des plus grands poètes grecs : il a grandi à Alexandrie et il se rattachait à une idée hellénique, et pas à une idée de la Grèce en tant que nation. On touche ici à quelque chose d’essentiel lorsque l’on approche un territoire, de ne pas seulement les limiter à une expression géographique ou nationale. Les arts créent des proximités a priori inattendues si l’on prend le cadre national : il m’arrive de me sentir plus proche d’un artiste ou d’un cinéaste qui travaille au bout du monde que de mon voisin. C’est ce qui permet de revendiquer ce territoire de l’art comme une communauté de partage de sensations. Notre pratique nous donne la possibilité de recréer des communautés choisies.

Vous avez évoqué rapidement la question du mandat français. Est-ce que dans votre itinérance entre les deux pays, cette question ressurgit ? Quel est l’état du passif post-impérial entre les deux pays ?

Joana Hadjithomas

En lui-même, le mandat a été assez court et il s’est terminé en laissant des traces qui semblent a priori moins traumatiques que l’Algérie par exemple. Il me semble par ailleurs que la société française a très peu été affectée par le mandat au Liban. Par contre, au Liban, il a eu des conséquences très importantes : cela a constitué une véritable intrusion sociale, politique et culturelle.

Khalil Joreige

Quand on considère la présence française au Liban, le malentendu tient d’abord aux dates. La période du mandat s’étend du début des années 1920 à la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais l’influence française, elle, a commencé bien avant et a duré bien après, et d’une certaine façon, jusqu’à aujourd’hui. Dès le XVIIIe siècle, les liens sont forts entre les soieries lyonnaises et le Liban, transformant les structures économiques. Cette présence s’est renforcée lorsque l’Empire ottoman est entré en crise : des écoles et des universités sont fondées ; les affrontements entre chrétiens et druzes en 1860 offrent un prétexte pour renforcer l’influence politique française. Le mandat vient parachever ce processus et nous continuons d’en vivre les conséquences aujourd’hui : la répartition des pouvoirs entre les communautés qu’organise la Constitution dépend d’un recensement effectué par les Français. Ils ont privilégié une communauté par rapport aux autres, ce qui a profondément transformé la société libanaise. Cela a créé un dysfonctionnement qui persiste jusqu’à aujourd’hui : les postes sont attribués sur la base d’une appartenance religieuse plutôt qu’au mérite : le pays reste structuré par le confessionnalisme, ce qui empêche l’émergence de nouvelles idées politiques.

Le Liban reste structuré par le confessionnalisme, ce qui empêche l’émergence de nouvelles idées politiques. 

Khalil Joreige

Joana Hadjithomas

La France a aussi infusé sa langue, qui a notamment été imposée dans les écoles. Nos parents ont grandi avec l’omniprésence d’une langue qu’une partie de mes grands-parents — le père de ma mère, par exemple — ne parlaient pas vraiment. Au contraire, ma mère considère presque le français comme sa langue – et c’est elle qui nous l’a transmise comme langue maternelle alors qu’elle n’était pas la sienne. Au sein même des familles, on ressent donc les ruptures que la présence française a créées.

Cela finit par créer des manques. Pour ma part, je les ai toujours ressentis. Ils ouvraient plusieurs alternatives : entreprendre un effort de reconstitution, et traiter ma langue maternelle comme une langue étrangère ; ou faire le choix d’accepter ces contradictions. Ce sont aussi ces luttes internes qui nous constituent en faisant de nous des êtres complexes, composites. Ce qui nous intéresse est de comprendre cela, comment nous avons été constitués et ce que cela signifie politiquement.

© Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, «  Wonderful Beirut  », 1997-2006.

Khalil Joreige

Et puis ce rapport à la langue a muté dans le temps. En 1975, le français était encore l’ennemi à abattre pour une partie des Libanais parce que c’était la langue du colon. C’était déjà très présent en 1958 lorsque deux visions du pays se sont affrontées : d’un côté le panarabisme, qui était stimulé par la fondation de la République arabe unie ; de l’autre, une forme d’occidentalisme.

Aujourd’hui, les choses ont changé, parce que le français a considérablement régressé, au Liban bien sûr, mais aussi dans le reste du monde. Cela a fini par susciter une forme d’affection pour cette langue parce qu’elle a perdu son statut de langue majoritaire. L’anglais a tout colonisé. Mais, jusqu’à aujourd’hui, politiquement, il y a une ingérence continue et un paternalisme des pays étrangers.

Joana Hadjithomas 

Au-delà de ces colonisations du territoire, il y a une forme de colonisation de la pensée.

Dans notre travail — surtout au début —, la notion d’orientalisme telle que la développe Edward Saïd a été fondamentale et, entre autres, cette idée que ce que l’Occident n’a pas voulu être, il l’a projeté sur d’autres peuples et ainsi les identités se retrouvent fabriquées par le regard de l’autre, devenant un jeu de construction imposé par le pouvoir. Il a fallu repenser aux représentations de nous-mêmes qui nous étaient imposées et celles que l’on voudrait créer, celles qui nous ressemblent, celles qui nous constituent. Se réapproprier nos corps, nos images. Avec cette idée, d’échapper aux définitions que l’on pouvait projeter sur nous. Une des premières installations que nous avons faite s’appelle Le cercle de confusion, une photo aérienne de Beyrouth coupée en 3000 morceaux collée sur un miroir. Chaque visiteur peut choisir un fragment de l’image derrière laquelle est écrit « Beyrouth n’existe pas ». Cela signifie qu’elle est insaisissable, indéfinissable, et qu’elle ne cesse d’exister à travers nos actions. Progressivement se dévoile le miroir sur lequel la photo est collée et qui projette notre propre image.

© Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, «  Circle of confusion  », 1997.

Lorsque vous avez présenté vos carottages, pourquoi avoir choisi Paris, Athènes et Beyrouth. Avez-vous pensé à d’autres villes ?

Joana Hadjithomas

Il fallait d’abord que ces villes qui sont trois grands centres urbains, politiquement signifiants, aux développements historiques propres aient aussi un rapport avec nos expériences, nos imaginaires. Dans le cas de ces trois villes, c’était évident de commencer là, par ces trios dans les rapports profonds que nous entretenons avec ces territoires.

Ce triptyque urbain nous est donc venu très naturellement, d’autant que nous étions très curieux de savoir ce qu’il y avait sous nos pieds dans ces trois lieux. Des histoires enfouies qui remontent des sous sols des villes et qui vont nous raconter leur histoire autrement. Donner à voir ce qui habituellement est invisible à nos yeux.

C’est aussi dans ces trois villes que nous avons fait les rencontres qui nous ont permis de récupérer les carottages. Il faut comprendre que ce n’est jamais nous qui les faisons. Nous les obtenons lorsque les ingénieurs qui les pratiquent pour vérifier la friabilité des sols n’en ont plus l’utilité. Nous les récupérons alors et les resculptons avec des archéologues et des géologues selon ce savoir et dans le respect des lieux avant de les fixer dans une résine expérimentale, totalement transparente. Cette œuvre est donc aussi le produit de rencontres, souvent fortuites, qui nous ont passionnées. À Paris, par exemple, on a eu la possibilité d’avoir des carottages du Louvre, du Collège de France et du musée de Cluny. À Athènes, on a eu beaucoup de chance parce qu’on a récupéré les carottages qui avaient été faits pour le métro, et qui allaient être jetés !

Khalil Joreige

Cela dit, c’est un très long processus. On s’est intéressé à des lieux qui étaient constamment occupés depuis une période ancienne, parfois deux mille ans d’histoire continue. Une fois que nous avions trouvé un terrain, nous y récupérions de très nombreux carottages. Pour moi, ils ressemblaient aux rushs d’un film. Après, avec les archéologues et les historiens, nous écrivions le scénario des fouilles avec tout ce qui avait été trouvé et nous faisions exister dans les carottages le montage des éléments qui correspondaient. Finalement, nous reconstitutions cette trame dans l’œuvre que nous réalisions.

Joana Hadjithomas

Ce qui nous passionne et qui donne le titre au projet, ce sont les discordances, ces ruptures, ces hiatus qui font se rencontrer des séquences temporelles qui n’auraient jamais dû se croiser. C’est cette idée de cycle que nous lisons à travers ces pierres, ces sédiments, des cycles constants de destructions et de constructions, d’une civilisation à l’autre mais aussi de catastrophes et de régénérations. Ces palimpsestes géants sont comme les empreintes d’occupations successives, des catastrophes écologiques et et des folies spéculatives, de ce que nous laissons aussi derrière nous.

Cela raconte aussi la discontinuité d’une histoire qui ne se lit plus comme une succession de strates mais comme une dynamique d’actions enchevêtrées, mélangeant époques et civilisations.

Khalil Joreige

Ce travail a aussi une résonance politique : l’archéologie est une réécriture de l’histoire puisqu’elle détermine ce qui est mis en avant et ce qui est exclu ou détruit. Au Liban, tout ce qui est ottoman n’est pas considéré comme un objet d’étude pour certains archéologues. À Jérusalem, les strates arabes ont une importance secondaire puisqu’on cherche à remonter dans le temps. Autrement dit, qu’est ce qui a de l’importance ? Et qui décide de cela ?

L’archéologie est une réécriture de l’histoire puisqu’elle détermine ce qui est mis en avant et ce qui est exclu ou détruit.

Khalil Joreige
Joana Hadjithomas et Etel Adnan © Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, «  Ismyrna  », 2016.

Un carottage raconte à la fois quelque chose de la permanence des villes et en même temps des menaces qui pèsent sur elles. Cela résonne avec votre premier film, Autour de la maison rose (1999), qui raconte l’histoire d’une expropriation dans le Liban de l’après-guerre. Cela dit quelque chose de la persistance des destructions après la guerre civile à un moment où la reconstruction du pays a justifié l’anéantissement de quartiers entiers. Votre travail est-il une manière de dégager des permanences pour lutter contre le sentiment d’instabilité ?

Joana Hadjithomas

Autour de la maison rose est l’une de nos premières œuvres tandis que les sculptures des carottages d’Unconformities/Discordances font partie de nos projets les plus récents. Entre les deux, on peut mesurer le changement énorme qu’il y a eu dans notre travail. Au début, nous travaillions dans une ville qui sortait d’une guerre civile de quinze ans. Elle connaissait une transformation très rapide pour essayer d’en effacer les stigmates. À l’époque, notre impulsion initiale était qu’il fallait garder certaines traces ou, du moins, se poser la question du bouleversement que connaissait Beyrouth : alors même qu’il n’y avait pas eu de transition entre l’état de guerre et l’état de paix, c’est la ville qui était transformée. Autour de la maison rose, tout comme d’autres œuvres que nous avons produites, était une manière d’enregistrer ce moment — d’en saisir quelque chose pour que ces questions ne se perdent pas.

Khalil Joreige

Nous faisons partie d’une constellation d’artistes qui a commencé à aborder cette question de l’écriture de l’histoire contemporaine en proposant des images et des récits complexes qui cherchent à en rendre compte, dans lesquels on se reconnaît. Au début, nous disions que le problème du Liban avec l’histoire tenait aux transformations de Beyrouth. Le travail que nous proposons dans Discordances a déplacé la question : les destructions permettent de faire émerger une autre histoire. En devenant un énorme chantier, le centre-ville transforme notre rapport à l’histoire ancienne de Beyrouth et en modifie les traces.

Joana Hadjithomas

Dans des villes comme Beyrouth, les temporalités ne sont pas linéaires. Il y a eu tellement de modifications dans le sol de la ville — des remblais, des excavations, etc. — que les couches archéologiques ne suivent plus une logique chronologique. Par moments, l’histoire ancienne et l’histoire récente s’inversent.

Dans des villes comme Beyrouth, les temporalités ne sont pas linéaires.

Joana Hadjithomas

Khalil Joreige

Les sédimentations les plus anciennes sont supposées être en bas, et les plus récentes en haut. Mais à chaque fois qu’il va y avoir une perturbation, les choses s’inversent : toute rupture a des conséquences sur le récit que raconte le sol de la ville.

Joana Hadjithomas

L’histoire n’est pas une suite de couches, qui s’enchaînent parfaitement. Mais des actions. En réalité, c’est beaucoup plus complexe. En elle-même, cette idée que la destruction permet l’accès au passé était surprenante.

Khalil Joreige

Je crois que nous voulions retrouver la complexité de l’histoire libanaise, à rebours de certaines représentations courantes. Au Liban, il y a un discours assez répandu qui veut présenter la guerre comme un accident. A l’instar de cette publicité faite par l’État et le Conseil national de la reconstruction, qui montrait une horloge avec les dates qui s’égrènaient : en 1975, un grain de sable venait tout d’un coup le bloquer et en 1990 une main gantée venait le retirer. Bref, la guerre était une parenthèse accidentelle. Cela nous a inspiré notre recherche et nous a poussés à travailler sur les traces invisibles.

© Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, «  Unconformities  », 2017.

Au Liban, il y a beaucoup de choses que l’on ne voit pas comme si une chape était venue couvrir tous les problèmes. Les choses sont là — les kidnappés, les bombes à sous-munition, la corruption —, mais les conditions de leur visibilité ne sont pas réunies. Le passé de Beyrouth est dormant. En définitive cela approfondit une certaine définition de l’art : essayer de représenter ce qu’on ne sait pas voir ou qu’on ne peut pas voir.

La guerre du Liban est absente des programmes scolaires libanais. Vous heurtez-vous parfois au sentiment que vous parlez de choses qui ne sont plus vraiment sues ?

Joana Hadjithomas

Je pense que cela a beaucoup évolué. Nous parlons essentiellement de notre présent. Plus que la guerre qui a rarement était le centre de notre intérêt, nous avons surtout voulu parler des conséquences de la guerre ou des conflits : les disparus durant la guerre civile mais dont on ne sait toujours rien comme l’oncle maternel de Khalil, un programme spatial suspendu sans doute à cause des conflits dans la région, des cahiers écrits dans les années 80 et qui réapparaissent dans notre vie aujourd’hui… ce sont très souvent des choses liées aussi à notre vie personnelle ou à nos rencontres qui nous ont ramené à ces sujets.

Khalil Joreige

C’est très important de comprendre cela : nous avons toujours voulu parler du présent. C’est notamment ce qui travaille nos films. La plupart d’entre eux se déroulent dans un laps de temps très court, souvent une journée. Il y a toujours cette idée de l’instant – traversée par cette angoisse du passé et du futur. Nous sommes ainsi bloqués dans un présent presque hystérique.

Joana Hadjithomas

La question de la transmission est fondamentale pour nous. Comment transmettre ce qui est immatériel ? Comment rendre compte des ruptures que nous avons éprouvées ? C’était déjà le thème de Ismyrna, où Joana échange avec Etel Adnan. Dans Memory Box, nous voulions parler de notre adolescence pour raconter cette époque à notre fille qui traversait cet âge de la vie.

© Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, «  Memory Box  », 2021.

Dans La crise de la culture, Hannah Arendt écrivait : « Du point de vue de l’homme, qui vit toujours dans l’intervalle entre le passé et le futur, le temps n’est pas un continuum, un flux ininterrompu ; il est brisé au milieu, au point où “il” se tient ».

L’éloignement donne toute sa valeur aux correspondances, un phénomène qui travaille autant vos territoires artistiques et cinématographiques. Est-ce que les lettres vous fascinent parce qu’elles construisent une proximité entre deux lieux géographiquement éloignés ou est-ce parce que, au contraire, elles marquent une distance ?

Joana Hadjithomas

C’est vrai que dès le début, nous avons travaillé sur la correspondance. En 1997, nous avons réalisé une recherche sur Khiam, un camp de détention au Sud du Liban. À l’époque, la guerre était officiellement finie, mais le territoire était occupé par les Israéliens et leur milice supplétive, l’armée du Liban Sud. On ne savait donc pas exactement sous quelle juridiction tombait ce territoire. Chacun se rejetait la responsabilité, il y avait un flottement. On a donc créé une première installation, Poste restante. Des gens devaient envoyer des lettres aux détenus de Khiam et voir où arrivait leur lettre. Cela posait la question des liens, des juridictions qui existaient entre les territoires d’un même pays, complètement divisé.

Ensuite nous avons travaillé autour des Scams, des arnaques internets que l’on reçoit dans nos mails. Ces arnaques s’inspirent d’une arnaque très ancienne, connue sous le nom de « lettre de Jérusalem », dans laquelle durant la Révolution française, une personne, prétendant être injustement emprisonnée, demande de l’aide pour recouvrer un trésor promettant au destinataire un pourcentage de cette somme.

Khalil Joreige

C’est un schéma qui a une très longue postérité puisqu’on le retrouve aujourd’hui dans des spams que nous avons rassemblé durant plus de 15 ans. Ces arnaques Internet racontent une histoire parallèle du monde, celle des imaginaires postcoloniaux de la corruption, qui semblerait plus plausible dans certains pays plutôt que d’autres selon les arnaqueurs et leurs victimes. Ces emails sont des lettres qui arrivent parfois à destination puisqu’elles sont très efficaces. Suivre les trajectoires des pays qu’elles mettent en relation sont comme un atlas de la corruption qui évolue selon les conflits et les catastrophes. On a représenté cette circulation géographique dans des sculptures, on les a donnés également à dire à des acteurs. On s’est surtout demandé pourquoi les gens répondent à ces courriers, qui arrivent sur nos ordinateurs et qui sont envoyés par des inconnus. Est-ce seulement l’appât du gain ? Ou s’agit-il d’autre chose ? Pourquoi y croire ? Quelles sont les conditions de la croyance ?

© Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, «  Unconformities  », 2017.

Joana Hadjithomas

Dans un entretien que nous avions fait avec Jacques Rancière à ce sujet, celui-ci suggérait que répondre était une manière d’échapper aux bulles de sécurité dans lesquelles nous sommes enfermés. C’est une manière de sauter dans l’inconnu, de refaire confiance, de retrouver des croyances à faible intensité, si l’on peut dire.

Memory Box est un peu différent puisqu’il est né de quelque chose qui m’est — littéralement — arrivé. Lorsque j’étais adolescente à Beyrouth, ma meilleure amie de l’époque a quitté le pays pour la France. À ce moment-là, en 1982, nous nous sommes jurés de nous écrire tous les jours, ce que l’on a fait pendant six ans, dans des lettres et des cahiers que l’on essayait d’envoyer en profitant des gens qui allaient en France. On enregistrait également nos voix sur des cassettes. Longtemps après, je l’ai recroisée et elle me les a redonnés. Les retrouver était presque un hasard : comme si ces cahiers et ces lettres avaient parcouru le temps pour arriver enfin à nous, au moment même où notre fille avait le même âge que moi quand j’écrivais ces cahiers et ces lettres.

Lorsque j’étais adolescente à Beyrouth, ma meilleure amie de l’époque a quitté le pays pour la France. À ce moment-là, en 1982, nous nous sommes jurés de nous écrire tous les jours, ce qu’on a fait pendant six ans. 

Joana Hadjithomas

Khalil Joreige

Les retrouver permettait aussi de mesurer le décalage entre la mémoire et les faits. Les empreintes d’une certaine époque ont été transformées à travers le temps, soumises à de nouvelles interprétations.

L’idée d’envoyer une bouteille à la mer nous intéresse également, comme le Golden Record des sondes spatiales Voyager. Cette lettre interstellaire, contenant des sons de la terre, destinés à de possibles destinataires extraterrestres, est incroyable. Nous en avons recréé une, comme si elle avait été réalisée par les scientifiques libanais des années 1960 qui rêvaient d’espace et de satellites, et qui pensaient faire partie du grand élan de la recherche spatiale contemporaine avant de voir cet élan freiné pour des raisons géopolitiques.

Il en va de même lorsque des archéologues laissent des messages pour leurs collègues du futur au moment de fermer un champ de fouilles qui sera bientôt inaccessible (Under the Cold River Bed, 2020). On touche à une autre définition de l’art : n’est ce pas envoyer des messages sans en connaître le destinataire et sans savoir si cette lettre arrivera bien à destination ?

© Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, «  The Lebanese Rocket Society  : Restaged No. 6  », 2012.

Communiquer, c’est toujours prendre le risque de ne pas être compris – a fortiori, quand on écrit une lettre. La correspondance crée une latence, qui peut provoquer de l’incompréhension. L’un des thèmes de Memory Box est que l’héroïne, Alex, a du mal à se représenter ce qu’était la vie de sa mère pendant la guerre. Est-ce que c’est une difficulté que vous avez avec vos propres enfants ? Comment fait-on pour transmettre une expérience aussi radicale ?

Khalil Joreige

L’expérience a ceci de compliqué qu’elle ne se transmet pas. Elle ne peut que s’éprouver. Ce qu’on essaie plutôt de montrer, c’est comment les contextes influent sur les modes de représentation. Il ne s’agit pas tant de représenter la violence que de montrer comment elle affecte des modes de représentation.

L’expérience a ceci de compliqué qu’elle ne se transmet pas. Elle ne peut que s’éprouver.

Khalil Joreige

Joana Hadjithomas

Cette question de la reconstitution, de la transmission, a traversé plusieurs de nos œuvres récentes, comme Ismyrna où j’évoque l’exil de mes grands-parents avec la poétesse Etel Adnan dont la mère est aussi née à Smyrne, l’actuelle Izmir. On y parle de ces villes qui habitent nos imaginaires et qui nous constituent sans qu’on y pose le pied. Memory Box creuse la question de ce qui est transmis. Dans le film, Alex comprend progressivement qu’elle subit les effets de quelque chose qui vient de la vie de sa mère et sa grand-mère, qui ne lui ont rien dit. Ce qu’elle découvre de la jeunesse de sa mère en lisant ses carnets l’affecte, mais elle n’a pas l’imaginaire pour se représenter la guerre : en réalité, les images sont essentielles. C’est l’une des questions qui nous a passionnés : si tu as des photos et quelques cassettes audios, comment reconstruire le passé de ta mère à travers ce qu’on te raconte ? Que vois-tu ? Qu’imagines-tu ? Que te représentes-tu ?

Khalil Joreige

Nous opérons une forme de médiation, ce que nos outils en tant qu’artistes nous permettent de faire, en partie. Donner à voir ou en tous cas se poser la question de la visibilité.

Joana Hadjithomas

Tout cela revient à une question fondamentale aujourd’hui : « Que laissons-nous derrière nous ? » Elle se pose à tous les niveaux, de la transmission des récits familiaux aux tonnes de déchets qui pèseront sur les générations futures.

À quoi ressemblerait votre ville idéale ? Est-ce une ville réelle ? Si elle n’existe pas, quelle serait sa forme ?

Khalil Joreige

C’est une question très compliquée, qui recoupe à la fois le problème de l’habitabilité et celui de l’hospitalité. Quels territoires et quels lieux de rencontre sont encore possibles ? À travers notre travail, je me passionne pour les questions connectées d’architecture, d’urbanisme, de géologie et d’écologie. Tous ces aspects participent en réalité d’un même monde composite. C’est un monde à créer où il y aurait encore une place pour l’invention qui échapperait à la récupération étatique ou institutionnelle. Il est sain que chacun invente des formes pertinentes et valables pour lui-même et pour elle-même. Subversives même.

© Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, «  Two Suns in a Sunset  », 2017.

Joana Hadjithomas

Cette question de l’habitabilité des villes est très centrale aujourd’hui. On pourrait décrire la ville où on a envie de vivre, mais ce n’est plus vraiment une question pertinente. Avec la crise écologique, il faut plutôt se demander quelle ville va résister… Où pourrons-nous vivre ? 

Cela dit, je crois que la ville idéale devrait aussi être une ville où l’on a conscience de la fragilité extrême. La fragilité est une chose qui est très présente dans notre vie : nous avons grandi dans une ville d’inattendu, où, à tout moment, les choses peuvent évoluer et se briser, une ville faite de ruptures. Dans notre esprit, je ne crois pas qu’une ville idéale pourrait être confortable, reposante car vouloir cela aujourd’hui reviendrait à ne pas prendre acte de la lutte dans laquelle on doit être. Une ville idéale donnerait à voir que nous sommes en « guerre climatique », comme disait Bruno Latour, et que celle-ci nous concerne tous. Quand je pense à une ville, je pense à la façon dont je peux résister, avec d’autres.

La ville idéale devrait aussi être une ville où l’on a conscience de la fragilité extrême.

Joana Hadjithomas

Khalil Joreige

Être fragile, c’est aussi refuser des formes de normalisation, d’institutionnalisation, et de définition, et pouvoir, en même temps, donner leur place aux accidents. Une ville ne peut pas être préconçue ; il faut en faire l’expérience. C’est ce qui permet de se sentir vivant…

Joana Hadjithomas

Tout en gardant certaines questions à l’esprit. Quelle place laisse-t-on à l’autre ? Comment faire pour les accueillir ? Comment garder le contact, la générosité et la solidarité ? À Beyrouth, cette question se pose constamment à chacun.

Sources
  1. Joana Hadjithomas  et Khalil Joreige sont deux cinéastes et artistes libanais. Depuis les années 1990 et la fin de la guerre du Liban, ils réalisent ensemble, des documentaires, des films de fiction, des photographies, des sculptures et des installations. En 2008, ils présentent Je veux voir au festival de Cannes. En 2013, ils réalisent un documentaire sur l’histoire de l’aventure spatiale libanaise The Lebanese Rocket Society  et en 2021, leur film Memory Box est sélectionné en compétition à la Berlinale. Leurs œuvres artistiques sont montrées dans les plus grands musées et institutions à travers monde. En 2017, ils ont reçu le prix Marcel Duchamp.