Les élections municipales et régionales du 28 mai ont largement transformé les équilibres politiques à l’échelle locale. La droite, emmenée par le Partido Popular, a remporté un nombre important de gouvernements régionaux et municipaux. Le PSOE, qui dirigeait sous la précédente législature les exécutifs de la Communauté valencienne, de l’Estrémadure, des Baléares, des Canaries, de La Rioja et de l’Aragon, les a tous perdus. Malgré le changement de couleur de la carte territoriale, la défaite électorale du PSOE n’est pas catastrophique. Il n’y a pas eu de débâcle à proprement parler puisque les socialistes ont obtenu 28 % des voix aux élections municipales — soit seulement trois points de moins que le PP. Ces données permettent également d’illustrer que, dans de nombreux cas, la perte des gouvernements progressistes a été causée par le changement de majorité parlementaire dans lequel les mauvais résultats de Podemos et d’autres partis de gauche ont été décisifs, en plus du recul socialiste lui-même.
Face à ce scénario politique qui a façonné l’issue de la nuit du 28 mai, le président du gouvernement, Pedro Sánchez, a fait usage de son pouvoir constitutionnel pour annoncer la dissolution des Cortes Generales et la convocation d’élections anticipées. Cette décision, rapide et audacieuse, a été prise le matin même du lundi 29 mai. Sánchez rompt ainsi avec le scénario prévu après les élections municipales et régionales, dans lequel le cycle électoral commençant à signaler un changement de couleur politique, la droite arriverait au pouvoir à la fin de la législature. En d’autres termes, Pedro Sánchez s’est évité une agonie politique de six mois jusqu’à la tenue des élections générales. Il a également renoncé à une période pendant laquelle il aurait pu continuer à porter son programme de gouvernement notamment constitué de politiques publiques progressistes puisqu’il était devenu évident, au cours de la campagne pour les élections locales, que celles-ci ne fonctionnaient pas comme un élément de mobilisation du vote.
Ce changement de rythme visait à renverser la situation et à amener le pays à un « second tour ». Le 23 juillet, les électeurs devront choisir le modèle de pays qu’ils souhaitent pour l’avenir proche. À ce stade, on peut affirmer que la décision de Sánchez a été un succès stratégique, puisqu’elle a modifié les tendances antérieures à l’annonce de la convocation des élections. Si le triomphe du PP aux élections municipales et régionales autonomes laissait penser qu’une vague triomphale porterait Alberto Núñez Feijóo à la présidence du gouvernement, c’est aujourd’hui beaucoup plus incertain, étant donné la croissance et le redressement du parti socialiste.
Comme cela a déjà été souligné, les résultats des élections municipales n’ont pas signalé de retournement électoral majeur. De plus, les données de ces élections ne peuvent être comparées à celles des élections de 2000 et 2011, au cours desquelles un changement de cycle avait été observé, l’une et l’autre ouvrant la voie à une majorité absolue pour le PP. Le scénario historique auquel la situation actuelle est la plus comparable est celui des élections générales de 2008. Lors de ce précédent, le PSOE a rattrapé une défaite antérieure aux élections municipales, alors que le Premier ministre de l’époque, José Luis Rodríguez Zapatero, arrivait aux élections générales dans une atmosphère là aussi marquée par une forte polarisation. Les quatre années précédentes avaient été caractérisées par une législature au cours de laquelle la droite avait mis la vie démocratique sous pression avec les théories du complot sur l’attentat djihadiste du 11M — dans lesquels elle avait trouvé l’explication centrale de sa défaite aux élections — et avec deux questions d’État, le débat territorial et la lutte contre le terrorisme, tous deux également utilisés à cette occasion à des fins électorales. Le triomphe de Zapatero était basé sur un large appel et une mobilisation des électeurs progressistes qui ont plus que compensé la perte des électeurs modérés au profit du PP.
Le scénario actuel est également caractérisé par des singularités. En Espagne, comme dans d’autres pays voisins, la droite conservatrice se trouve excessivement conditionnée par la concurrence des nouveaux partis d’extrême droite : le PP ne fait pas exception. L’intensité de la concurrence pour les voix a diminué, dans la mesure où Vox ne menace plus de dépasser le PP en termes électoraux. Cependant, la nécessité de compter sur le parti de Santiago Abascal pour accéder à des postes gouvernementaux après la disparition de Ciudadanos pousse le PP à assumer des positions et des discours indignes d’un parti appartenant à sa famille politique. Cette question a trouvé son expression maximale après les négociations et les accords de gouvernement au niveau régional et municipal : le PP s’est empêtré dans ces négociations, tandis que Vox en a maîtrisé le récit pour en faire un succès.
Les accords entre le PP et Vox ont également constitué une motivation importante pour la gauche, qui trouve dans cette alliance l’occasion de montrer un PP qui n’aura aucun scrupule à inclure Vox dans le gouvernement espagnol si cela s’avère nécessaire pour qu’il parvienne au pouvoir. Cette stratégie diffère considérablement de la simple alerte antifasciste — qui s’est déjà avérée inefficace en termes électoraux lors des élections régionales de Madrid en 2021. Ce n’est pas la peur de l’extrême droite, mais le rejet d’un PP apparemment radicalisé par la nécessité de faire un pacte avec Vox qui est décisif. Ces pactes sont une incitation pour la gauche, qui a essayé de les utiliser pour mobiliser ses propres électeurs et décourager ceux qui sont actuellement tentés de passer du PSOE au PP.
La gauche et la droite face au 23 juillet
Les élections du 23 juillets sont présentées comme un choix entre deux modèles antagonistes pour l’Espagne. Les citoyens sont donc appelés à répondre à la question suivante : quel modèle voulez-vous pour les quatre prochaines années ? Le PP a tout misé sur « l’abrogation du Sanchisme ». À gauche, le cadre proposé par le PSOE est celui de « La meilleure Espagne », dans lequel s’inscrit le dernier slogan en date « Adelante » (« En avant »). Sumar a fait de même en choisissant « L’Espagne que nous méritons » pour finir par l’adopter en slogan de campagne « Es por ti » (C’est pour toi). Les deux blocs doivent dans tous les cas mobiliser leur propre électorat dans cette dualité des modèles de pays. L’antagonisme de ces derniers est notamment visible dans les stratégies adoptées de part et d’autre du spectre politique : d’un côté, les progressistes cherchent à défendre leur bilan et à proposer une continuité — tournée donc vers l’avenir — « en mieux » comme l’a déclaré Yolanda Díaz ce dimanche dans un entretien à El País. De l’autre, la droite et l’extrême droite — dans une certaine mesure plutôt sensibles au passé — veulent reconstruire et choisissent comme espace de bataille électorale les guerres culturelles.
La gauche a compris que ces élections se jouaient sur le terrain des émotions, même s’il est également nécessaire d’offrir aux électeurs des horizons et des attentes vitales. Le PSOE a changé de rythme au début de la campagne en prenant l’initiative et en passant à l’attaque. La campagne de Sánchez est sentimentale. Elle a quelque chose d’épique : c’est une remontada. Il tente un impossible retour pour continuer à aller de l’avant. Plus que de défendre ces quatre années de pouvoir, il présente un projet antagoniste à celui du bloc des droites. L’agenda et le cadre des premières semaines de la pré-campagne ont été favorables à Sánchez. Les violences sexistes et la censure sont devenues les principaux sujets de débat. De même, les pactes de gouvernement du PP avec Vox à l’échelle locale ont été évoqués : des situations comme celle de l’Estrémadure, ou les personnalités que Vox a placées à la présidence de parlements autonomes comme celui de Valence ou des Baléares, sont au centre du débat politique. Ce sont des questions sur lesquelles le PP n’est pas à l’aise, car il apparaît comme un bloc réactionnaire, une image dont il n’arrive pas à se dépêtrer.
Le défi pour les socialistes dans cette campagne est de minimiser la fuite des électeurs vers le PP car les transferts de voix du PSOE vers le PP seront décisifs dans le résultat final. À l’heure actuelle, différents sondages, tels que ceux du CIS, de 40dB ou d’Ipsos, situent cette masse d’électeurs à environ 10 % des anciens électeurs socialistes. Il faudra donc compenser ces pertes par une large mobilisation des secteurs progressistes les plus larges. C’est là que sa capacité à attirer les électeurs mécontents de Unidas Podemos que Sumar n’a pas réussi à retenir entre en jeu. Par ailleurs, le PSOE s’est également retrouvé avec un faible taux de fidélité des électeurs — environ 65 % — qu’il s’efforce d’inverser.
La combinaison de ces deux facteurs constitue un véritable défi pour le PSOE. Cependant, il n’est pas impossible à relever, comme le montre l’amélioration des dernières semaines. Des élections très tendues peuvent favoriser une large mobilisation qui permettrait que Sánchez conserve le pouvoir ou, dans le pire des cas, d’empêcher la droite et l’extrême droite d’obtenir une majorité absolue. Une autre question importante en termes électoraux est la force dont jouit à nouveau le PSC, dans notamment un territoire, la Catalogne, dans lequel le Parti Populaire a toujours eu plus de difficultés en termes de discours et d’implantation.
Dans ce contexte, le PP insiste sur le rejet que la figure de Sánchez suscite dans une grande partie de l’électorat de droite pour en faire un élément mobilisateur du vote. Pour faire oublier ses pactes de gouvernement avec Vox, le PP tente de se présenter comme le parti du vote utile. Le Parti Populaire tente ainsi de mettre en scène son aspiration à gouverner seul, bien qu’aucun sondage ne présente cette option comme une possibilité. Leur but est clair : ne pas perdre les électeurs modérés — ceux-là même qu’ils disputent au PSOE — qui pourraient être effrayés par l’extrême droite.
Les scénarios possibles après le 23 juillet
L’estimation moyenne des sondages de ces derniers jours place le Partido Popular en tête avec 33,8 % des voix. Le PSOE serait en deuxième position avec 28,2 %. La troisième position est disputée entre Vox et Sumar avec des moyennes respectives de 13,5 % et 13,1 %. Si les sondages se confirment, on assistera à un rebond des deux grands partis, qui pourrait atteindre la somme de 60 %. En tout état de cause, il ne faut pas y voir un retour au bipartisme, car les deux partis sont loin des 85 % des voix qu’ils réunissaient par le passé.
Les projections de sièges en donnent 143 au PP, suivi par le PSOE (107), Vox (35) et Sumar (32). Bien que le résultat des élections ne sera pas connu avant le 23 juillet au soir, voici trois scénarios possibles pour l’Espagne.
Une majorité absolue pour la droite
Le résultat le plus probable selon les baromètres électoraux publiés à ce jour et le seul qui permettrait à Feijóo d’assurer la présidence du gouvernement. Une majorité absolue pour le PP est exclue, car elle n’est incluse dans aucun sondage électoral. Pour ce faire, le PP et Vox doivent remporter au moins 176 sièges — seuls ou avec l’UPN (Union du peuple navarrais, classé à droite) — pour assurer un changement de gouvernement. Si les deux formations récoltent le nombre de voix nécessaire pour former un gouvernement, il y aura un accord de coalition, bien que ces derniers jours Feijóo dramatise des tensions qu’il y aurait avec Vox. Le président du PP assure que si son parti a décidé de gouverner avec Vox dans les villes et les régions gagnées après les élections du 28 mai c’était par défaut car le PSOE s’était à chaque fois abstenu.
Ensemble, le PP et Vox pourraient obtenir un résultat historique s’ils atteignent les 47 % prévus par les sondages. Une majorité absolue pour ce bloc et la formation ultérieure d’un gouvernement de coalition entre les conservateurs et l’extrême droite seraient une nouveauté substantielle dans la politique espagnole qui aurait des répercussions en Europe. Il ne s’agit pas seulement du changement que cela représenterait, mais aussi des conditions dans lesquelles il aura lieu. Vox a déjà démontré tout son savoir-faire en matière de guerre culturelle dans l’Exécutif de Castille et Léon.
Blocage institutionnel et retour aux urnes
C’est un autre scénario probable, surtout si les partis de gauche réduisent encore l’écart dans les derniers jours de la campagne. Il s’agirait d’un résultat dans lequel le bloc de droite n’atteindrait pas la majorité absolue et dans lequel la gauche obtiendrait un résultat positif mais insuffisant pour constituer une majorité avec d’autres formations régionalistes. La nécessité pour le PP d’inclure Vox dans toutes les variantes possibles afin de parvenir à des accords révèle une incompatibilité avec d’autres partenaires hypothétiques, tels que le PNV ou Teruel Existe (parti politique fondé en 1999 dans la province de Teruel en Aragon).
Si ce scénario devait se produire, la pression pour que le PSOE facilite l’investiture du PP serait considérable dans l’opinion publique, quand bien même ce dernier n’aurait pas fait de même en 2019 — ce qui a été rappelé à plusieurs reprises au cours de la campagne. Le climat de tension augmentera également et ce tant que le PP sera la première force politique du pays. La tension dans la vie démocratique du pays risque d’atteindre des niveaux insupportables si la délégitimation des institutions déjà observée ces dernières années devait s’accroître avec un président du gouvernement jugé illégitime.
En tout état de cause, compte tenu du mécanisme constitutionnel actuel, les Cortes Generales seraient dissoutes si la session d’investiture était un échec. Reste à savoir lequel des deux grands partis serait le premier à passer cette étape si aucun accord de coalition ne semble possible et que le pays est par conséquent ingouvernable. L’autre question est de savoir qui serait le plus affecté par une nouvelle élection. En 2016 et en 2019, le PSOE a obtenu un résultat inférieur à celui des élections précédentes : la première fois, ils confirmèrent leur position comme première force de gauche, mais ils perdirent cinq sièges au passage ; la deuxième fois s’imposa l’idée qu’il fallait forger une coalition avec Podemos. Les choses pourraient être différentes aujourd’hui si la dynamique de la droite continuait de s’effriter.
Un nouveau gouvernement progressiste
C’est le moins probable de tous les scénarios, mais il n’est pas impossible. Ce serait néanmoins une véritable surprise électorale. Le PSOE devrait remporter les élections ou, à tout le moins, être très proche du PP pour pouvoir gouverner tout en étant la deuxième force du Parlement. Il aurait également besoin que Sumar fasse un score important tout en réussissant à trouver un soutien conséquent (176 voix) pour garantir l’investiture. La bonne campagne des socialistes ces dernières semaines et la dynamique des derniers jours pourraient ouvrir cette possibilité. D’autant plus qu’en cours de route, des événements pourraient influencer et conditionner le comportement des électeurs, qui font leur choix de plus en plus tard, au point qu’un bon pourcentage d’entre eux déterminera son vote au cours de la dernière semaine, voire le jour même des élections.