Une autre guerre froide ? conversation avec Pierre Grosser
« Le problème dans le duel sino-américain, c’est que les deux protagonistes ne disposent pas des outils de gestion de crises qui ont émergé à partir de 1962 entre Américains et Soviétiques. » À l’occasion de la sortie de son dernier livre, nous avons rencontré Pierre Grosser.
Dans votre dernier livre, vous réfléchissez en historien à la nature des relations actuelles entre la Chine et les États-Unis que certains observateurs envisagent comme une nouvelle guerre froide. Pour évaluer la pertinence d’une telle comparaison, il convient en premier lieu de s’entendre sur ce que fut la guerre froide. Qu’en dit aujourd’hui l’historiographie ?
Elle n’en donne toujours pas une définition consensuelle et chaque définition amène une chronologie propre. Avec la fin de la guerre froide, on avait l’impression qu’on terminait l’ère de la révolution bolchévique et donc de la contestation révolutionnaire qui avait commencé en 1917. Aujourd’hui en Russie, comme en Union soviétique hier, on fait commencer la guerre froide en 1917 en la caractérisant comme un conflit à dimension idéologique. Dès les années 1970, le rapprochement entre la Chine communiste et les États-Unis ainsi que les guerres entre pays communistes en Asie amoindrissent toutefois cette dimension idéologique, qui finit par disparaître en même temps que l’Union soviétique.
L’autre grande définition s’axe autour de la rivalité de deux superpuissances débouchant sur une bipolarisation, bien qu’on puisse se poser la question de savoir si les États-Unis n’étaient pas en 1945 la puissance hégémonique et l’Union soviétique simplement une puissance contestataire de cette hégémonie. La rivalité entre les deux Grands fut aussi suscitée par les « vides de puissances » produits par la Seconde Guerre mondiale (Europe, Asie) et par la fin des Empires coloniaux (Asie et Afrique). La bipolarité commence à s’affaiblir à partir des années 1970. Dans les années 1980, on a l’impression d’un rebond américain et au contraire d’une crise de l’Union soviétique. C’est un jeu d’équilibre des puissances qui disparaît à la fin des années 1980, avec l’effondrement de l’Union soviétique.
La troisième définition qui semble être aussi importante et qu’on oublie parfois, c’est qu’il existe aussi une contestation du Sud soutenue assez largement par l’Union soviétique contre la domination du Nord. Nombre de révolutions dans le tiers-monde contestent la domination occidentale, voire le capitalisme qui lui est associé. C’est une dimension dans laquelle le discours de la Chine maoïste est important.
Depuis quelques années, on s’interroge sur l’entrée dans une séquence post-post-guerre froide, qui pourrait aussi être une forme de prolongement de la guerre froide après une sorte de pause de trente ans. Les Etats-Unis sont accusés par la Chine d’avoir conservé une « mentalité de guerre froide », et les alliances de guerre froide. Depuis longtemps, ils sont aussi suspectés de vouloir en terminer avec la puissance russe, après en avoir fini avec l’URSS. La contestation de l’hégémonie américaine et de la démocratie libérale est de nouveau vigoureuse, avec un vocabulaire et des références qui rappellent les années 1960 et 1970, sans phares révolutionnaires toutefois comme le furent la Chine, le Vietnam, Cuba, ou la Corée du Nord. Depuis les années 1990, les Américains et l’Occident d’une façon générale, ayant triomphé, ont pensé que la contestation était terminée et espéraient des transformations de la Russie et de la Chine vers des formes de démocratie de marché. Aujourd’hui il y a de nouveau ce type de contestation mais aussi un regain de la rivalité entre grandes puissances. On retrouve donc à la fois les dimensions idéologiques et les dimensions géopolitiques de la guerre froide.
La guerre froide fut d’abord un affrontement entre les États-Unis et l’Union soviétique, bien qu’il engageait le monde entier. Pour penser son éventuel retour lié à l’émergence chinoise, il importe de revenir sur la place que ce pays a occupée dans ce jeu à deux. Une question d’autant plus complexe qu’il a pour ainsi dire navigué entre les deux camps.
Il faut même remonter plus loin dans le temps, dans la mesure où la Chine a été un terrain de l’action révolutionnaire de l’Union soviétique dès les années 1920. Les premières grandes campagnes du Komintern ont visé la Chine, dès 1925. Il y avait déjà un enjeu de guerre froide « idéologique » et « du Sud » à ce moment. L’Union soviétique en Asie a été en quasi état de guerre avec le Japon dans les années 1930, puis a été avec les États-Unis victorieuse du Japon en 1945. Comme en Europe, les États-Unis ont redressé l’ancien vaincu contre l’ancien allié, en l’occurrence l’Union soviétique. On oublie trop souvent que les rivalités historiques entre la Russie et le Japon s’inscrivent directement dans la guerre froide. Soviétiques et Chinois ont craint que les États-Unis jouent la carte japonaise contre eux.
Le grand moment, c’est le passage de la Chine au communisme en 1949 et immédiatement après, en février 1950, l’alliance sino-soviétique ; et enfin, l’attaque de la Corée du Sud par la Corée du Nord en juin. Cette séquence a été un moment très particulier dans l’histoire de la guerre froide où l’Asie a compté presque plus que l’Europe et où les Américains avaient l’impression de faire face à un gigantesque bloc hostile en Asie. Qui plus est, ce bloc était en progression alors qu’en Europe à partir de 1955, la carte ne bouge plus. La théorie des dominos, américaine, française ou australienne, se fonde sur le souvenir de la conquête-éclair de toute l’Asie du Sud-est par le petit Japon dix ans plus tôt.
En Asie, l’Union soviétique délègue la diffusion de la révolution à la Chine, l’encourageant par exemple à intervenir dans la guerre de Corée. Les États-Unis qui ne se sont jamais directement battus contre les Soviétiques, se sont battus contre les forces chinoises en Corée. Ce moment reste dans les esprits aux États-Unis, mais plus encore en Chine, instrumentalisé par le Parti.
Les années 1960 changent la donne, avec du côté chinois la rupture sino-soviétique : les Chinois ont désormais deux ennemis, les États-Unis et l’Union soviétique. La bipolarité est remise en cause. D’autre part, la Chine devient un grand leader du Tiers monde, beaucoup plus révolutionnaire que l’URSS. Cela inquiète les États-Unis mais aussi et plus encore l’Union soviétique qui se trouve concurrencée sur sa gauche. Durant les années 1970, la Chine et les États-Unis sont ainsi quasi-alliés. La Chine est encore plus antisoviétique que ne le sont les Américains. Elle critique la Détente, qui permet à l’URSS de se concentrer sur son front oriental et d’encercler la Chine en s’appuyant sur l’Inde et le Vietnam. Elle pousse Washington à la fermeté. Enfin, dans les années 1980, parce que progressivement les États-Unis deviennent plus forts, la Chine et l’Union soviétique entrent dans un processus assez lent de normalisation qui intervient en 1989 avec le voyage de Gorbatchev à Pékin, juste avant la répression place Tian’anmen (et dans le pays).
Revenons sur trois moments importants dans l’histoire des relations contemporaines de la Chine au monde et notamment aux États-Unis. Le premier serait 1945 : la Chine se retrouve membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. C’est un privilège qu’elle partage avec seulement quatre autres pays. Avec la France, elle est celui dont la présence est la plus surprenante. Comment la Chine s’est-elle retrouvée dans cette situation ?
Le statut de membre permanent du Conseil de sécurité est beaucoup moins surprenant s’agissant de la Chine que de la France. C’est l’œuvre de Roosevelt, qui avait des liens familiaux avec la Chine et qui considérait que la Chine avait été victime du Japon et avait été un des grands vainqueurs. La Seconde Guerre mondiale est devenue essentielle dans la mémoire officielle chinoise précisément parce qu’elle a donné ce statut tout à fait considérable, juridiquement en tout cas, au pays. La Chine a été la première victime des puissances fascistes expansionnistes et elle a donc été le premier pays à signer la Charte des Nations Unies. Elle a participé avec un coût tout à fait considérable, 17 millions de morts, à la victoire, permettant par sa lutte à l’Union soviétique de se concentrer sur l’Europe et aux États-Unis d’avoir une partie des troupes japonaises qui était concentrée en Chine et non pas dans le Pacifique. Il était donc assez légitime qu’elle soit présente au Conseil de sécurité. Tout cela a été acté lors de la conférence du Caire en octobre 1943 avec la présence de de Tchang Kaï-chek à côté de Churchill et de Roosevelt, juste avant la première grande rencontre entre les trois grands à Téhéran en novembre 1943. Les Britanniques n’y étaient pas favorables, pas plus que les Soviétiques qui n’étaient pas en guerre contre le Japon et méprisaient très largement la Chine, mais Roosevelt a imposé cette présence chinoise avec l’idée de ne pas avoir seulement des puissances « blanches » au Conseil de sécurité. Les États-Unis étaient prêts à aider la Chine à se redresser. À Bretton Woods, elle avait une quote-part au sein du FMI supérieure à celle de la France. Bref, ce n’est pas le Parti communiste qui a assuré le statut de la Chine comme grande puissance, mais Tchang Kaï-chek.
Un deuxième moment important est celui où la Chine populaire récupère, en 1971, ce siège de membre permanent du Conseil de sécurité à l’ONU, au détriment de la République de Chine (Taïwan).
La Chine communiste a toujours considéré Taiwan, où s’était réfugié Tchang Kaï-chek en 1949, comme une province rebelle. Les États-Unis, au début de la guerre de Corée, en soutenant le régime de Tchang Kaï-chek, dissuadent une invasion sur le modèle de celle menée par la Chine au Tibet au motif de récupérer les marges jadis grignotées par les puissances impérialistes. Taiwan avait été de 1895 à 1945 une colonie japonaise et donc il semblait légitime que le Japon restitue Taïwan à la Chine. Mais le problème était (et reste) de savoir à quelle Chine… Les communistes ont repris le discours et les objectifs territoriaux des nationalistes pour retrouver la Grande Chine des Qing.
La guerre de Corée a empêché plus encore la République de Chine, bientôt accusée d’être un agresseur, de rejoindre l’ONU. La bataille pour le siège de la Chine a été longue. Les votes étaient au départ dominés par les Occidentaux et par les pays d’Amérique latine liés aux États-Unis qui empêchaient l’entrée de la Chine communiste à l’ONU. On sait que s’il a pu y avoir une opération conjointe dirigée par les États-Unis au moment de la guerre de Corée, après l’invasion de la Corée du Sud par la Corée du Nord, c’est parce que l’Union soviétique boycottait le Conseil de sécurité pour que la Chine communiste récupère le fameux siège permanent. Les Américains dans les années 1960 ont imaginé un système de deux Chine représentées aux Nations unies. Comme l’équilibre au sein de l’Organisation s’est profondément transformé avec l’arrivée des pays décolonisés plutôt favorables aux thèses chinoises, la RPC a pu être admise, provoquant le départ de la République de Chine. Pékin s’efforce toujours de réduire le portefeuille de reconnaissances de celle-ci, et de la tenir hors des organisations internationales.
Une autre étape importante dans cette histoire est le rapprochement sino-américain des années 1970-1980. Comment expliquer ce rapprochement a priori contre-nature et surprenant dans le contexte de la guerre froide ?
C’est un épisode qui relève en partie du mythe kissingérien et qui doit donc être abordé avec beaucoup de prudence. On le présente souvent comme un coup de génie ayant permis de changer les équilibres de la guerre froide. En effet, à partir de la fin des années 1970 et au début des années 1980, toutes les grandes puissances sont en fait coalisées contre l’Union soviétique et c’est cela qui a provoqué sa surexpansion impériale, et accru son militarisme. Les États-Unis, l’Europe de l’Ouest, le Japon en pleine croissance et la Chine avec sa masse démographique : toutes ces puissances étaient hostiles à l’Union soviétique. Mais il faut bien avoir en tête que l’objectif de Kissinger, en pleine guerre du Vietnam, c’était d’abord d’utiliser Pékin comme la détente avec l’Union soviétique pour essayer de faire pression sur Hanoï et parvenir à s’extirper de ce bourbier. Jusqu’à la fin des années 1960, la Chine ne voulait pas de négociation entre les Nord-Vietnamiens, qu’elle poussait à la guerre, et les Américains.
D’autre part, il y avait l’idée d’avoir une sorte de structure de paix en jouant à la fois l’Union soviétique et la Chine : c’est un jeu à plusieurs bandes qui a été mis en place. Il a été possible uniquement parce que les Chinois l’avaient décidé. Le choix de Mao de considérer que l’ennemi numéro un était l’Union soviétique, avec laquelle il y eut une petite guerre qui aurait pu dégénérer en 1969, c’est ce qui a vraiment fait basculer la situation. Mais le basculement a été en fait assez lent puisque la normalisation et le quasi-alignement diplomatique entre Washington et Pékin se produisent seulement en 1978-1979, notamment avec le voyage de Deng Xiaoping en janvier 1979 aux États-Unis, ce que Mao n’aurait jamais fait. À partir de ce moment-là, les Américains pouvaient utiliser pour la première fois le Japon et la Chine ensemble pour équilibrer l’Union soviétique et donc se concentrer sur d’autres régions, même s’ils restent encore très présents en Asie, notamment parce que l’Union soviétique commence à y avoir une flotte extrêmement puissante. La « punition » infligée par la Chine au Vietnam apparaît finalement comme un moyen pour les Chinois de montrer aux États-Unis qu’ils remplissaient leur rôle dans le containment de l’alliance soviéto-vietnamienne en Asie.
Quatrième et dernier temps important de cette relation, la répression de Tiananmen en 1989, au moment où la guerre froide est en train de se terminer. La réaction des États-Unis fut très modérée. Comment cette séquence a-t-elle affecté la relation sino-américaine ?
Bush père et son entourage étaient de la génération Kissinger. Ils avaient participé au rapprochement avec la Chine et considéraient que c’était leur grand œuvre. Il faut se rappeler qu’au printemps 1989, la guerre froide n’était pas complètement terminée, que la puissance soviétique restait encore extrêmement importante. Garder malgré tout la Chine avec soi, ne pas la pousser dans les bras de l’Union soviétique, restait indispensable. D’autant qu’à ce moment les tensions sont fortes entre les Etats-Unis et le Japon, devenu un vrai défi économique. Par ailleurs, Bush croyait en un sens de l’histoire vers la démocratie de marché ; dès lors qu’il y aura des classes moyennes en Chine comme en Corée du Sud et à Taïwan, qui sont en train de se démocratiser, le pays se transformera politiquement lui aussi.
Quand se produit le massacre de Tian’anmen, les États-Unis, notamment le Congrès, commençaient seulement à s’intéresser à la question des droits de l’homme en Chine. Au début des années 1990, surtout du côté démocrate, on insiste sur les « 3 T » qui sont les points d’achoppement de la relation : Tian’anmen, Tibet et Taiwan. Lors de l’élection présidentielle de 1992, Clinton affirme qu’il est scandaleux de continuer à discuter avec les « bouchers » de Pékin. Pendant quelques années, les États-Unis se préoccupent de la question des droits de l’homme dans les relations avec la Chine. Toutefois, à partir de 1996, avec notamment un Congrès à majorité républicaine et sous la pression des milieux d’affaires, cette dimension est mise sous le tapis, ce qui permet l’entrée de la Chine à l’OMC en 2001.
Outre un éventuel retour de la guerre froide, la configuration géopolitique actuelle est parfois comparée à celle de l’avant-Première Guerre mondiale, ou encore à celle des années 1930. Ces rapprochements vous paraissent-ils pertinents ?
La première comparaison qui revient fréquemment depuis le début des années 1990 est le fameux piège de Thucydide, c’est-à-dire l’idée de comparer la Chine ascendante de ce début de XXIe siècle à l’Allemagne ascendante du début du XXe, avec pour conséquence une remise en question des dominations britannique hier et américaine aujourd’hui. Même si on peut discuter et même critiquer l’idée que la Première Guerre mondiale soit liée à la montée en puissance de l’Allemagne, et plus encore à la rivalité anglo-allemande, le fait est que ce parallèle est aujourd’hui dans toutes les têtes, aussi bien aux États-Unis qu’en Chine. Cette dernière imagine qu’il pourrait y avoir entre elle et les États-Unis une transition pacifique à l’image de celle qui s’est produite un siècle plus tôt entre le Royaume-Uni et les États-Unis. Graham Allison fait valoir que connaître ce précédent peut éviter de se laisser entraîner dans un conflit catastrophique.
La deuxième comparaison que l’on fait souvent, inspirée du best seller de Christopher Clark, Les somnambules, c’est l’idée que, même si les peuples sont assez pacifiques, qu’il y a des interdépendances économiques entre les États et que personne ne veut vraiment la guerre, celle-ci peut néanmoins advenir parce que des dirigeants prennent de mauvaises décisions. L’idée est que nos dirigeants pourraient nous conduire à la guerre par de mauvais calculs, de mauvais choix à la faveur d’une crise, dans le détroit de de Taïwan par exemple. On imagine l’équivalent de Sarajevo, à Taiwan ou en Ukraine, qui amènerait à une escalade entre les Américains et les Chinois.
Pour ma part, je pense qu’il convient de se demander si on dispose ou non aujourd’hui, dans une configuration très différente de celle de la fin du XIXe siècle, des moyens de prévenir ce type d’escalade. L’interdépendance économique mais surtout les opinions et les sociétés qui sont très différentes de celles de 1914, doivent être prises en considération. Les dépenses militaires ne sont pas aussi importantes qu’elles l’étaient alors et le nationalisme xénophobe est moins exacerbé. Le rapport à la guerre est de manière générale très différent, ne serait-ce que parce qu’on fait moins d’enfants et qu’on est donc moins prêts à les voir sacrifiés.
Pour les années 1930 enfin, la Chine et la Russie grignotant leurs voisinages au nom de l’unification des peuples chinois ou russes, sont parfois comparées à l’attitude de l’Allemagne nazie, et plus encore au Japon essayant de se constituer une sphère quasiment réservée et d’en expulser les États-Unis. Les Américains ont aujourd’hui l’impression de revivre cela et craignent de voir leur capacité militaire frappée comme elle l’a été à Pearl Harbor, les empêchant de venir au secours des Philippines, de Taiwan, du Japon, etc. D’ailleurs, l’analogie est reprise aussi avec l’idée que les sanctions américaines aujourd’hui, comme les sanctions à l’égard du Japon hier, mèneraient inévitablement à la guerre, ce qui est une thèse qui me semble tout à fait excessive car elle néglige le rôle central de l’impérialisme japonais dans le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.
La comparaison avec la guerre froide serait donc la plus pertinente ?
S’agissant de la comparaison avec la guerre froide, on fait parfois le parallèle entre Biden et Truman, des hommes qui voient la menace et parviennent à créer des coalitions pour y faire face. La différence, c’est que la Chine ne sort pas d’une guerre comme l’Union soviétique en sortait. Elle n’est ni vainqueur, ni en position de domination sur un vaste espace eurasiatique. Autre différence majeure, les États-Unis n’ont plus la puissance qu’ils avaient en 1945, où il y avait une vraie asymétrie. Aujourd’hui les Américains ne dominent pas incontestablement le monde et ne peuvent plus être les architectes de l’ordre mondial comme ils l’étaient en 1945, surtout d’un point de vue économique.
En termes de comparaison avec la guerre froide, se pose aujourd’hui la question de l’analogie entre la situation actuelle et le tournant de 1947-1948, quand les Américains décident d’avoir des alliances en temps de paix, partant du principe que la sécurité des États-Unis dépend de leur présence dans le monde. Cela s’accélère avec la guerre de Corée pour ne plus diminuer ensuite les dépenses militaires restant élevées et l’engagement dans le monde entier intense. Or depuis Trump et les échecs au Moyen-Orient, une part de l’opinion américaine a plutôt envie de se replier. On retrouve donc aujourd’hui, d’une certaine façon, les grands débats qui avaient lieu à la fin des années 1940, mais il n’est pas sûr que ces débats similaires amènent à des résultats identiques, c’est-à-dire un engagement mondial des États-Unis. Certains stratèges aux États-Unis considèrent par exemple que les interventions extérieures sont un gaspillage d’autant qu’elles n’ont pas eu le succès escompté, que ce soit au Vietnam, en Irak ou en Afghanistan. À gauche, ces engagements sont jugés impérialistes, alors que la priorité serait de transformer la société américaine et de privilégier les investissements intérieurs et la transition écologique. Une droite nationaliste est persuadée que les États-Unis sont exploités par leurs alliés, et que la mondialisation ne favorise qu’une élite globaliste.
Pour rester dans le registre des comparaisons, peut-on selon vous établir une comparaison entre ce que représente Taiwan aujourd’hui entre la Chine et les États-Unis et ce qu’a représenté Cuba entre les États-Unis et l’Union soviétique durant la guerre froide ?
Le rapport des Américains à Cuba est très émotif comme pour un certain nombre de Chinois à l’égard de Taiwan. Depuis 1898, quand ils battent les Espagnols et se posent la question d’une annexion de Cuba, les Américains ont un lien étroit avec l’île. Pour eux, 1959 est donc vécu comme un traumatisme, d’autant que le régime castriste se lie bientôt avec des puissances hostiles.
Taïwan est un cas différent, ne serait-ce que parce que ce n’est pas un État indépendant reconnu internationalement. Surtout, Taiwan a pendant une partie de l’histoire chinoise fait partie de l’horizon cartographique national, même si on sait que Mao n’avait pas en fait un intérêt considérable pour cette île. En termes symboliques pour le pouvoir chinois aujourd’hui, Taïwan est essentielle pour en finir avec le « siècle des humiliations » et obtenir enfin l’« unification » de la Chine, tandis qu’en termes stratégiques, l’île constitue un verrou qu’une puissance hostile peut utiliser. Aujourd’hui, les Chinois développent un discours qui rappelle la doctrine Monroe, questionnant la légitimité de la présence des Américains dans la région et revendiquant le droit à une zone d’influence réservée.
La comparaison entre Cuba et Taiwan doit toutefois être nuancée en rappelant que les Américains ont soutenu dans l’île caribéenne des régimes autoritaires alors qu’aujourd’hui, Taiwan est un symbole de démocratie. Mais c’est là qu’on retrouve une comparaison pertinente : si les Soviétiques ont décidé de soutenir Cuba, c’est notamment parce qu’ils y voyaient une belle révolution socialiste — qu’ils avaient l’impression que c’était l’équivalent de 1917, un régime socialiste presque pur.
Une autre comparaison historique devenue fréquente, notamment à la faveur de la crise ukrainienne, est celle d’un retour du non-alignement de certains pays du Sud.
Il y a aujourd’hui une tendance à idéaliser le non-alignement et à mélanger un peu tout, en estimant que Bandung et l’afro-asiatisme ont donné le non-alignement alors que, notamment dans les années 1960, ce furent deux mouvements opposés. C’est la Chine qui était à la tête de l’afro-asiatisme, un mouvement très révolutionnaire et, pour le dire vite, anti-blanc, notamment anti-soviétique. Le non-alignement, plutôt mené par l’Inde, était beaucoup plus modéré. Or l’Inde et la Chine, après la guerre de 1962, se détestaient.
Par ailleurs, les logiques du non-alignement étaient très différentes d’un pays à l’autre. C’étaient des pays qui avaient des visions et des histoires hétérogènes. Nasser et Nehru, par exemple, n’avaient pas la même vision du non-alignement car leurs intérêts n’étaient pas les mêmes. Surtout, dans les années 1970, l’Inde commence à s’aligner sur l’Union soviétique, sur laquelle Cuba était déjà pleinement alignée. La tenue en 1979 d’une conférence des non-alignés à la Havane avait ainsi quelque chose d’incongru. À l’intérieur même du mouvement, les rivalités étaient fortes avec parfois des guerres entre pays membres : qu’on songe aux relations entre Vietnam et Cambodge, Maroc et Algérie ou Irak et Iran.
Aujourd’hui, ce que l’on retrouve du non-alignement, c’est l’idée que l’essentiel pour les pays du Sud est le développement économique et qu’il ne leur faut donc pas gaspiller argent et énergie dans des guerres qui ne les regardent pas et dont ils n’auraient rien à gagner. Il y a cette idée qu’il ne faut pas entrer dans le jeu des grandes puissances qui les ont déjà par le passé entraînés dans leurs guerres. Mais aussi qu’il est possible de naviguer entre les deux camps en en tirant des bénéfices économiques et financiers.
La guerre froide fut un tournant dans l’histoire mondiale dans la mesure où, pour la première fois depuis longtemps, l’Europe est devenue un terrain et un enjeu de l’affrontement global plus qu’un acteur prédominant de celui-ci. Est-ce encore le cas aujourd’hui dans le bras de fer sino-américain qui se met en place ?
L’Europe n’a pas le poids qu’elle avait par le passé et elle devient donc secondaire : pour les Américains, l’Asie est désormais plus importante. L’Europe a eu des rêves de grandeur à la fin des années 1990, pensant transformer le monde avec sa puissance normative et civile, par contraste avec l’usage jugé immodéré et contreproductif de la force armée par les Américains. Aujourd’hui, les Européens sont revenus de cette prétention et tiennent un discours inverse, se comparant à la Chine endormie et en plein déclin face à des puissances prédatrices de la fin du XIXe siècle. Après avoir rêvé d’être le grand organisateur du monde, l’Europe se voit aujourd’hui comme une citadelle assiégée. Cela rappelle la période de la détente et de l’ostpolitik, la politique de la main tendue à l’est, qui avait été extrêmement critiquée dans les années 1980. On craignait alors de cautionner un régime autoritaire et de devenir dépendants de l’URSS. L’ostpolitik était comparée à l’appeasement et discréditée. Or on s’est aperçu à la fin des années 1980 que cette politique avait été efficace, ancrant les sociétés soviétiques à l’Occident. Cette politique de la main tendue a dès lors été réhabilitée, ce qui explique d’ailleurs qu’après la guerre froide, elle ait été poursuivie par les dirigeants allemands à l’égard de la Russie, en pensant qu’on garderait toujours la haute main sur la relation. Aujourd’hui, on retrouve les mêmes critiques à l’égard de cette stratégie de la main tendue que contre l’ostpolitik des années 1970 : on se serait fait avoir par les Russes et les Chinois, on serait devenus dépendants d’eux, on aurait cautionné des régimes contraires à nos valeurs. Surtout vis-à-vis d’une Chine bien plus puissante, attirante et indispensable économiquement que ne l’était l’URSS.
Face à cette politique d’ouverture, les Américains, notamment à l’époque de Reagan, avec leur politique de sanctions, ont tenté d’aligner l’Europe sur leur position de fermeté face à l’Union soviétique. Certains en Europe s’en inquiétèrent, les accusant de bellicisme et de cynisme : lorsqu’ils nous empêchent de commercer avec l’Union soviétique hier ou avec la Chine aujourd’hui, ce serait en fait dans leurs propres intérêts. Ils seraient en train d’aligner nos intérêts économiques sur les leurs et seraient ainsi doublement gagnants, quand nous serions quant à nous doublement perdants. Ce type de questions se pose aujourd’hui à l’Europe qui a l’impression d’être prise entre le marteau et l’enclume. Elle a absolument besoin des États-Unis, via l’OTAN, pour répondre au défi russe en Ukraine, mais l’alignement pose aussi des problèmes : nous nous sommes rendus dépendants énergétiquement des États-Unis en coupant les liens avec la Russie, nous risquons d’en faire de même avec les micro-processeurs en nous détournant des fournisseurs chinois. C’est le dilemme classique des alliances — et des alliances avec les États-Unis notamment — oscillant entre peur d’être abandonné et peur d’être entraîné contre notre gré. Nous voudrions le beurre et l’argent du beurre, le commerce avec la Chine et les garanties américaines. Et nous prétendons endiguer les endigueurs — les Américains face à la Chine — pour éviter qu’ils ne fassent des bêtises.
De plus, l’autre question qui taraude les Européens, c’est de savoir si l’engagement des États-Unis dans l’OTAN et leur opposition dure à la Chine va durer. Il y a la crainte qu’un nouveau Trump décide demain de faire un « deal » avec les Russes et les Chinois au détriment des Européens. En Asie, on se pose la même question quand on est Japonais ou Taïwanais. Il y a la peur d’un nouveau Yalta. On veut que Washington et Pékin discutent, comme hier Washington et Moscou, pour diminuer les risques de confrontation, mais pas à notre détriment.
Dans ce contexte incertain, la France prétend jouer dans la cour des grands en s’affirmant comme un acteur majeur dans l’Indo-pacifique où elle ambitionne d’être une « puissance d’équilibres » déjouant l’engrenage guerrier entre États-Unis et Chine. A-t-elle les moyens de ses ambitions ?
Aujourd’hui comme dans le passé, la France ne peut plus être une grande puissance et justifier son siège permanent, de plus en plus contesté, au Conseil de sécurité des Nations unies, sans être présente en Asie, tant la région est économiquement fondamentale par les acteurs qui s’y trouvent (Inde, Indonésie, Japon). De plus, comme une guerre pourrait y éclater, mieux vaut être dans les discussions que tenus à l’écart et subir les actions des autres. Sur l’Indo-Pacifique, il y a aussi des inquiétudes autour de la sécurité maritime, de la gestion des océans et des biens publics globaux en général, sur lesquelles la France peut avoir un rôle à jouer, en se saisissant ainsi de sujets de « niches » sur les enjeux globaux.
La question fondamentale reste toutefois de savoir combien de navires elle peut aligner dans la région pour être crédible. Nos moyens sont relativement limités, d’autant que la guerre en Ukraine nous pousse à des arbitrages entre terre et mer qui pourraient être défavorables à la seconde. L’idée de la France est de s’engager en Asie sans aller vers une OTAN asiatique, le partenariat développé avec l’Australie était censé illustrer cette approche moins « provocatrice » à l’égard de Pékin. Notre stratégie à l’égard de l’Inde est similaire. C’est aussi bien sûr un moyen de faire tourner notre industrie d’armement qui a besoin d’exportations pour fonctionner et rester au niveau, l’armée française n’ayant pas les moyens à elle seule de passer des commandes d’ampleur suffisante.
L’idée de puissance d’équilibres ne doit pas être entendue comme l’idée que la France pourrait être la grande puissance qui équilibre le système international, mais plutôt qu’elle mettrait de l’huile dans le moteur pour éviter que la coopération internationale cale. Il s’agit de favoriser la médiation et le dialogue plutôt que la confrontation. C’est l’acceptation traditionnelle de la notion d’équilibre depuis le XVIIIe siècle, non pas mécanique — vision américaine —, mais diplomatique, comme un travail permanent et patient des diplomaties, de manière assez conservatrice.
Quels sont les motifs qui doivent nous alerter voire nous inquiéter quant à la possibilité d’un affrontement armé entre États-Unis et Chine et quels sont ceux qui peuvent au contraire nous rassurer ?
Le plus inquiétant est qu’on ne peut totalement exclure une crise forte sur un sujet symbolique, une ligne rouge, comme Taiwan, qui provoquerait une escalade avec une grande difficulté à reculer pour des questions de crédibilité interne et internationale. Je ne pense cependant pas qu’on puisse avoir une escalade nucléaire ou une guerre mondiale « à l’ancienne » avec des millions de combattants mobilisés. La difficulté russe à mobiliser pour la guerre en Ukraine montre que nous sommes sortis de l’ère des armées de masse. La Chine n’est de toute façon pas encore prête à mener une grande guerre ouverte et générale face aux États-Unis. Le problème dans le duel sino-américain, c’est que les deux protagonistes ne disposent pas des outils de gestion de crises qui ont émergé à partir de 1962 entre Américains et Soviétiques.
L’autre point d’inquiétude, c’est que dans un lieu particulier, l’Afrique ou le Moyen-Orient, se développe une guerre par proxys et qu’on voit se multiplier les guerres alimentées de l’extérieur. On peut aussi redouter un affrontement dans l’espace extra-atmosphérique dont les répercussions demeurent difficiles à mesurer.
Le plus rassurant, c’est tout de même que tout le monde tient à la prospérité économique et est très endetté. Je ne suis pas certain qu’on puisse financer un effort militaire très important et sur un temps long. La proportion des dépenses militaires dans le PNB est encore relativement faible (2 % pour la Chine, 3-4 % pour les États-Unis) relativement à ce qui prévalait durant la guerre froide (6/7, voire 10 %) et très loin des 25 %-30 % qu’on avait en URSS et dans l’Allemagne nazie avant la Seconde Guerre mondiale.