La première partie de cette étude consacrée à la contre-offensive ukrainienne est à retrouver ici.
Sur le plan de l’articulation des forces, l’organisation ukrainienne n’est pas très claire. Si on connaît les brigades, la brique de base de cette armée, et si on parvient à les identifier sur le front, on ne sait pas très bien comment elles sont commandées. On trouve ainsi 14 brigades du Dniepr à Huliapole exclue, avec Oirkhiv comme centre de gravité, et 17 de Huliapole inclue à Vuhledar inclue, largement centrées sur Velika Novosilka. Au total, un quart de l’armée ukrainienne se retrouve concentré dans la zone de l’opération Zapo-Donetsk. C’est à la fois beaucoup, car cela suppose des affaiblissements ailleurs, et peu face à un adversaire sensiblement de même volume et placé en défensive.
Cette répartition des brigades laisse supposer deux secteurs opérationnels différents commandés par deux états-majors de corps d’armée, eux-mêmes sous la coupe d’un commandement spécifique pour l’opération, directement de l’état-major central à Kiev ou plus probablement du commandement régional Ouest. Outre ces deux corps d’armée, ce commandement de l’opération doit conserver lui aussi sous sa coupe une force spécifique de frappes dans la profondeur — pour simplifier : tout ce qui peut frapper à plus de 40 kilomètres de la ligne de contact.
L’expérience tend à prouver qu’il est difficile de commander plus de cinq unités de même rang en même temps, et tous les échelons militaires sont organisés dans cet esprit. On suppose — on espère en tout cas pour l’organisation ukrainienne — que les deux corps d’armée eux-mêmes s’appuient sur un échelon intermédiaire de niveau division, organisé fonctionnellement et/ou géographiquement.
On peut donc imaginer, même si elles ne portent pas ce titre, qu’il existe trois divisions ou au moins trois petits états-majors de ce niveau, dans le corps d’armée Ouest : une division d’artillerie, forte de la 44e brigade d’artillerie et de la 19ebrigade de missiles, ce qui doit représenter un ordre de grandeur de 120 pièces à longue portée ; une division Dniepr avec quatre brigades de manœuvre (128e Montagne, 15e Assaut, 65e et 117e Méca), une brigade de Garde nationale et un échelon de renseignement avec un bataillon de reconnaissance et le groupement des forces spéciales de la Marine ; une division Orikhiv avec cinq brigades de manœuvre (118e, 47e, 33e et 116e Méca 3e Assaut, à confirmer), deux brigades de Territoriale/Garde nationale et un régiment de Forces spéciales.
On notera que si la division Dniepr est plutôt « pointe avant » — une brigade en premier échelon, les autres en deuxième échelon —, la division Orikhiv est très concentrée vers l’avant, ce qui témoigne que visiblement l’effort ukrainien se portait dans cette région avec l’espoir d’y obtenir des résultats plus rapides qu’ailleurs.
Le corps d’armée Est est sans doute organisé de manière similaire avec sa division d’artillerie (45e et 55e brigades, la dernière équipée de Caesar, soit environ 120 à 140 pièces), et trois divisions de manœuvre aux contours plus difficiles à déterminer. On se risquera à distinguer une division Huliaipole, une division Valika Novosilka et une division Vuhledar. La première pourrait être forte de cinq brigades de manœuvre (23e Méca et 36e Marine en 1er échelon, 67e Méca, 82eAssaut aérien et 3e Blindée en deuxième échelon) avec une brigade territoriale et un bataillon de reconnaissance. La deuxième est encore plus puissante avec la 31e Méca, 68e Chasseurs, 35e et 37e Marine en premier échelon, 1ère et 4e Blindée en deuxième échelon avec deux brigades territoriales. La troisième enfin est la plus faible avec seulement la 72e Méca et une brigade territoriale.
On rappellera l’extrême hétérogénéité de toutes ces unités dont pas une, jusqu’au niveau de la compagnie/batterie, n’est équipée comme la voisine et une organisation verticale où chacun ne sait pas ce que fait le voisin — et notamment où il est, ce qui induit de nombreux tirs fratricides — pour comprendre une partie de la lenteur des manœuvres ukrainiennes, du fait de « coûts de transaction » pour se coordonner ou simplement s’approvisionner.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Comment cela s’articule-t-il ? En combinant du feu et du choc. Quand on dispose de la surprise et d’un rapport de forces opérationnel très favorable, on peut se passer de cette combinaison pour attaquer, percer et exploiter sans modelage préalable. Cela a été le cas pour les Ukrainiens dans la province de Kharkiv en septembre 2022, mais c’est un cas très isolé, quasiment une anomalie dans cette guerre. Dans tous les autres cas, c’est l’artillerie qui permet d’avancer. Plus exactement, c’est la supériorité des feux qui permet de manœuvrer.
La guerre de position est donc avant tout une bataille dans la troisième dimension. Il y a d’abord les feux dans la profondeur sous les ordres directs du commandement de l’opération ou du commandement central. Le principe est simple, peu importe le vecteur — avions ou artillerie à longue portée — pourvu que l’on envoie des projectiles (roquettes, missiles Storm Shadow, bombes volantes GLSDB, bombes guidées, etc.) sur des cibles fixes ou semi-fixes (dépôts) dans la profondeur. On peut y ajouter les actions de sabotage au sol. On compte alors en dizaines de projectiles, quelques centaines ou plus, mais ceux-ci pourvu qu’ils s’appuient sur un bon réseau de ciblage, contribuent à entraver les mouvements opérationnels ou logistiques en zone arrière ainsi que le fonctionnement du commandement. C’est un « facteur de supériorité opérationnelle » ukrainien, en clair un avantage comparatif, mais qui manque sans doute d’un peu de masse pour être décisif. Les Russes sont gênés et prennent des coups mais ils ne sont pas paralysés. On regrettera pour les Ukrainiens que les États-Unis aient tardé à fournir des ATACMS, ces missiles tirés depuis des HIMARS et d’une portée de 300 kilomètres.
Le second étage est la contre-batterie. Ce qui empêche les forces de manœuvre ukrainiennes d’avancer, c’est avant tout l’artillerie russe — combinée aux obstacles et aux points d’appui — qui frappe quelques minutes seulement après être apparue dans le paysage. Si l’on veut avancer, il faut donc commencer par au moins neutraliser l’artillerie russe et si possible la détruire. C’est le premier travail des deux divisions d’artillerie décrites plus haut et de leurs 204-260 pièces, avec leur environnement de drones et de radars de contre-batterie. Les 20 bataillons d’artillerie des brigades de manœuvre, soit un total d’environ 400 pièces, peuvent se joindre également ponctuellement à cette campagne si les cibles sont à leur portée.
Les chiffres du ministère de la Défense ukrainien sont à prendre avec beaucoup de précautions quant aux bilans annoncés, mais ils indiquent à coup sûr une beaucoup plus grande activité de l’artillerie ukrainienne à partir de la mi-mai, en fait un triplement des tirs par rapport à la moyenne depuis le 1er janvier. Il s’agit de l’activité sur tout le théâtre et pour toutes les missions, mais ces chiffres indiquent assez clairement le début de la phase de préparation de l’offensive Zapo-Donetsk après des mois de retenues et d’économies des obus. On note aussi une activité un peu plus importante de l’aviation ukrainienne, de l’ordre de 13-14 sorties par jour contre 10, ce qui reste marginal.
Est-ce que tout cela est efficace ? Entre le 8 mai et le 1er juillet, le site Oryx comptabilise une centaine de pièces d’artillerie russe clairement identifiées comme détruites ou endommagées sur l’ensemble du théâtre, dont peut-être un ordre de grandeur réel de 150 dont la majorité — peut-être cent — dans la zone Zapo-Donetsk. Pour être juste, la bataille d’artillerie est à deux sens et Oryx comptabilise aussi une bonne trentaine de pièces ukrainiennes perdues et donc réellement de l’ordre d’une cinquantaine. On rappellera que l’artillerie de tous les camps connaît aussi des pertes invisibles par son simple fonctionnement. Un canon doit ainsi changer son tube tous les 2 000 obus, en étant très large, sous peine de tirer dans les coins ou, pire, d’éclater. Il y a donc ainsi, chaque jour, plusieurs dizaines de tubes à changer dans les deux cas. Quelles sont leurs capacités en la matière ? On n’en sait pas grand-chose.
En résumé, l’artillerie russe — 3 500 pièces de tout type au début de 2023 en Ukraine, dont peut-être un millier dans le groupe d’armées Zapo-Donetsk — souffre mais n’est pas encore abattue, loin de là, et c’est sans doute pour cela que l’offensive ukrainienne piétine. Son principal problème est peut-être surtout le manque d’obus (le « point Oméga ») avec une production et des importations cachées (Biélorussie, Corée du Nord, Iran, peut-être Chine) qui ne permettent plus d’en consommer comme au printemps 2022. Cette pénurie est cependant compensée en partie par une meilleure technique — l’artillerie russe subissant moins de pertes que les unités de manœuvre a pu capitaliser de l’expérience — et l’apport des munitions téléopérées, les Lancet en particulier.
Au bilan, l’artillerie russe, associée à des forces aériennes — avions et surtout hélicoptères d’attaque — qui ont beaucoup plus de facilité à agir en zone de défense (ils peuvent tirer à distance pratiquement depuis la zone principale de défense) qu’en zone ukrainienne, reste encore un excellent empêcheur d’attaquer. On ne voit pas comment, à ce rythme, comment ils pourraient en être autrement pendant encore plusieurs mois. Maintenant le rythme de contre-batterie peut effectivement augmenter avec l’aide occidentale, mais les Russes ont également aussi encore des capacités d’adaptation.
Les deux corps d’armée ukrainiens ont ensuite pour mission d’atteindre les deux effets majeurs probables, Tokmak et Bilmak sur la route T0803, à force d’attaques de groupements tactiques. Pour l’instant, leur avance est très modeste et se limite à deux poches dans la première position, ou position de couverture, russe. La progression moyenne est d’environ 8 km2 par jour sur un espace de bataille d’environ 6 000 km2 de la ligne de contact jusqu’à la ligne Mykhailivka-Tokmak-Bilmik-Volnovakha. C’est évidemment très en dessous de la norme souhaitable pour les Ukrainiens pour atteindre les deux effets majeurs dans un délai de trois mois. Et encore ne s’agit-il pour l’instant que de la zone de couverture tenue par un ensemble disparate de bataillons réguliers complétés d’auxiliaires, bataillons de volontaires BARS, miliciens DNR, bataillons de prisonniers Storm-Z. La bataille pour la zone de défense principale, environ dix kilomètres en arrière de la ligne de contact, sera sans aucun doute plus difficile encore.
La faute en revient d’abord à l’absence de supériorité nette d’artillerie susceptible, une fois l’artillerie russe neutralisée, d’écraser les points d’appui ennemis sous les obus, à l’absence de bulles de protection forte contre les aéronefs et surtout les drones, et sans doute aussi à la faiblesse numérique des équipements de génie indispensables au bréchage. Sans doute aurait-il été préférable de tailler le volume de l’action à la hauteur de celui des appuis disponibles — génie, artillerie, drones, brouillage électronique, défense aérienne mobile — en les concentrant sur un seul corps d’armée et en formant des unités spécialisées, équipées et entraînées pour la seule mission de bréchage. Au lieu de cela, les moyens sont dispersés, peut-être sous-utilisés et surtout s’usent dès la conquête de la ligne de couverture alors que le plus dur reste à faire.
À défaut de conquérir du terrain, on peut essayer d’abord d’user grandement l’ennemi afin de pouvoir conquérir ensuite plus facilement le terrain. Reprenons les chiffres d’Oryx. Oryx comptabilise environ 200 engins principaux de combat (Tanks + AFV +IFV + APC selon la terminologie du site) russes détruits ou endommagés sur l’ensemble du théâtre en un mois. Dans le même temps, il comptabilise 150 EPC ukrainiens. C’est inédit : le rapport de pertes étant plutôt jusque-là de l’ordre de 1 à 3 ou 4 en faveur des Ukrainiens. Je considérais alors que les pertes russes étaient sous-estimées d’environ 50 % (en ajoutant les engins détruits ou endommagés non vus) et qu’il fallait compter 60 pertes pour 1 EPC perdu. Avec 250 EPC perdus cela donne 15 000 pertes pour le mois de juin, soit une moyenne de 500 pertes par jour, ce qui paraît crédible. Mais en doublant comme d’habitude les pertes matérielles ukrainiennes et en comptant 160 pertes par EPC, cela donnerait 300 engins réellement perdus et avec 120 pertes par EPC, ce qui donnerait 36 000 pertes, soit 1200 par jour, ce qui est manifestement très exagéré. Ce qu’il faut retenir, c’est que les pertes ukrainiennes et russes semblent en réalité s’équilibrer, ce qui n’est pas du tout une bonne nouvelle pour les Ukrainiens à l’offensive. L’attaquant n’est pas condamné à subir des pertes supérieures au défenseur. S’il a forcément un désavantage, c’est bien les différences de qualité tactique et de puissance de feu lourdes qui font les différences de pertes.
En résumé, si le potentiel ukrainien consacré à l’offensive Zapo-Donetsk est à peine entamé, ce qui a été entamé n’a pas permis d’obtenir des résultats probants. Les Ukrainiens peuvent continuer dans cette voie en espérant finalement faire craquer l’artillerie ennemie ou ses forces en ligne et en réserve. Cela peut survenir effectivement, mais pour autant aucun signe ne semble pour l’instant conforter un tel espoir. Ils peuvent également arrêter une opération mal engagée et réorganiser leur dispositif, en concentrant absolument tous les moyens d’appui disponibles dans la zone offensive et même sur une seule partie de cette zone, quitte par exemple à faire l’impasse sur la défense des villes contre les drones Shahed 136 qui absorbent de très précieux moyens antiaériens et d’appui direct.
L’aide occidentale doit se porter en urgence sur ces moyens d’appui, génie, canons-mitrailleurs, etc., en obus de 155 mm bien sûr et munitions à longue portée. Peut-être faut-il aussi envisager d’autres méthodes, comme les bataillons de brèche et l’infanterie d’infiltration, pour évoluer dans un espace dangereux, mais finalement humainement peu dense — avec dix fois moins d’hommes qu’en 1918 sur un front de même dimension.
Rappelons pour conclure que depuis sept mois maintenant le front a à peine bougé dans les deux sens, et on ne peut considérer la prise de Bakhmout comme un grand mouvement. Quand avec les mêmes moyens et méthodes on se trouve à n’avoir plus de résultats, il faut soit renoncer à son objectif, soit accroître considérablement les mêmes moyens, soit changer les méthodes.