Carlos Corrochano, vous êtes conseiller de la ministre du travail espagnole et leader du parti Sumar, Yolanda Diaz, qui a signé l’article au cœur de notre discussion d’aujourd’hui dans le dernier volume du Grand Continent, Fractures de la guerre étendue. Pourriez-vous nous résumer son propos : quelle doctrine et quelle stratégie pour la gauche, pour les progressistes en Europe dans les années qui viennent ?
Carlos Corrochano
Nous avons besoin d’une approche flexible et adaptée à un contexte de grande incertitude et de changement constant. En réalité, nous devons davantage penser à la stratégie qu’à la doctrine.
L’idée de l’article de Yolanda Díaz était de poser les bases d’un débat stratégique débarrassé des clichés et des automatismes classiques de la gauche. Il est important de rendre la stratégie aussi concrète que possible. Cela est plus évident que jamais après ce qui s’est passé en Grèce. À l’échelle mondiale, nous vivons un moment de récession géopolitique, comme l’appelle Ian Bremmer ; un moment de clair-obscur, paradoxal et contradictoire. Il rappelle celui que Marx a saisi dans son écrit sur le 18 Brumaire, après l’échec des révolutions de 1848 et le coup d’État de Louis Bonaparte en 1851. Mais Le moment actuel est beaucoup plus gramscien que celui qui s’est ouvert après la crise financière de 2008. Nous vivons une véritable crise de régime, une crise organique dont les symptômes morbides sont visibles partout — contrairement à celle de 2008, celle-ci est beaucoup plus marquée par l’ampleur de la crise écologique et de l’urgence climatique.
Après l’échec de la réforme fiscale de Liz Truss et du parti conservateur britannique, et le rejet dans la rue de la réforme des retraites en France, on pourrait dire, de manière provocatrice, que le néolibéralisme est intellectuellement moribond, incapable d’offrir des « horizons de certitude », comme dirait García Linera — ce qu’il faisait il y a encore trente ans.
Pour la première fois depuis longtemps, les élites n’ont pas de programme. La logique du marché et de la gouvernance mondiale a perdu sa légitimité. Or il est important de poser un bon diagnostic pour deux raisons. D’abord parce que, comme l’écrit Stuart Hall, « celui qui veut intervenir dans la réalité doit le faire sur la base d’informations exactes, libérées des chaînes de la nostalgie ». Si nous voulons être efficaces, ce ne peut être que sur la base d’une analyse rigoureuse des choses telles qu’elles sont, et non telles que nous voudrions qu’elles soient.
Ensuite, seule une crise peut conduire à un véritable changement. Lorsqu’une telle crise a lieu, les actions qui sont entreprises dépendent des idées qui se trouvent dans l’environnement. Il s’agit là de notre fonction fondamentale : développer des alternatives aux politiques existantes, maintenir ces alternatives vivantes et disponibles jusqu’à ce que ce qui est politiquement impossible devienne politiquement inévitable. Nous devons repolitiser ce que Wendy Brown appelle la « politique du ressentiment » — la colère et la peur — dans une direction progressiste. Sinon, la vague réactionnaire sera inévitable. Dans ce contexte, l’Europe est plus importante que jamais. Et trois sorties sont possibles. La première, celle de la reconfiguration néolibérale, favoriserait la protection des privilèges des élites européennes ; ce serait un remake de 2008. Une deuxième option, encore plus inquiétante, serait la protection d’une minorité nativiste et excluante. C’est la lecture réactionnaire du déclin de l’Europe. Mais il existe une troisième option, que nous appelons l’européisme transformateur. L’Europe doit faire tout ce qu’il faut pour protéger les gens : avec, par exemple, un Pacte vert européen élargi ; avec des ambitions renouvelées et des objectifs avancés, qui doit être notre principale boussole politique pour la prochaine décennie ; avec une réforme des traités pour protéger les personnes et pour inclure, comme le syndicalisme européen nous le demande, un protocole de progrès social ; avec la transformation de l’architecture institutionnelle et de la politique monétaire dans l’Europe d’aujourd’hui ; avec enfin la construction d’un multilatéralisme démocratique et d’une autonomie stratégique au service des citoyens européens et non des bilans de l’industrie de l’armement du continent.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Comment cela se matérialise-t-il concrètement ?
La première étape de l’élaboration d’une stratégie transformatrice et réaliste est de nous assumer en tant que bloc progressiste historique. Nous avons le devoir de construire un nouveau mouvement politique à l’échelle européenne et à vocation transversale qui unisse les verts, les gauches et les progressistes de traditions et d’origines très diverses. Il s’agit de convertir l’élan euro-critique en vocation de transformation. Seule l’extrême-droite a réussi à construire un sujet politique à l’échelle continentale, une internationale réactionnaire qui, malgré ses différences internes et sa division en différentes familles, est perçue comme un bloc compact, produisant des effets matériels, toujours au détriment des classes populaires, des femmes ou des personnes migrantes.
L’important est d’articuler un discours ancré dans le moment social, de reconstruire un horizon de mobilisation crédible. Il ne s’agit pas d’affronter des identités et des positions préexistantes, mais de développer notre capacité à projeter des horizons de certitude. Notre action politique doit être une source de protection et de stabilité à un moment où l’avenir ne semble se présenter que sous forme de catastrophe ou de menace. Il n’y a peut-être pas eu de moment plus critique et plus décisif pour la gauche depuis des décennies, avec un plus grand potentiel d’ambition et de créativité politique.
Yolanda Díaz écrit que : « L’Europe a été et reste l’échelle pertinente pour améliorer la vie des gens, en raison de l’ampleur de ses politiques et du large soutien qu’elle conserve parmi les citoyens qui, loin d’être purement symbolique, produit des effets matériels. ». Paul Magnette, partagez-vous cette analyse ? Selon-vous, quelle est la doctrine qui permettra la victoire des progressistes en Europe dans les années à venir ?
Paul Magnette
Ce sont, c’est vrai, des questions de doctrine, mais aussi de stratégie. Il est important de réfléchir aux deux. Or aujourd’hui, la gauche a moins un problème de doctrine, qu’un problème de stratégie. Bien sûr, il y a tout un héritage : il faut compter avec une idée de social-libéralisme encore en cours de liquidation – elle fut un échec total et l’on doit définitivement tourner la page. Encore qu’elle embarrassa certains pays moins que d’autres — la France bien plus que la Belgique, pour évoquer un terrain que je connais.
Aujourd’hui, il y a une urgence climatique absolue, qui devient le cœur de toute problématisation politique. Mais il faut en même temps reconnaître que cette urgence climatique est d’abord et avant tout une question sociale — c’est pour cela qu’il faut pour moi mêler ces deux enjeux dans des problématiques qui soient écosocialistes.
Naomi Klein dit — et je trouve que la formule est très juste — que la droite a fait du climato-scepticisme un élément constitutif de son identité, et que la gauche doit faire de la lutte contre le changement climatique un élément de son identité. Pour intégrer cet enjeu dans la continuité de ses références et de ses répertoires d’action, la gauche, politique et syndicale, intellectuelle et associative, doit convaincre que lutter contre le réchauffement climatique, c’est à chaque fois lutter contre une inégalité.
C’est tout d’abord une inégalité de responsabilité ; les plus riches polluent plus que les plus pauvres, au sens large des émissions de gaz à effet de serre. Ensuite, il y a une inégalité d’exposition : les pauvres sont beaucoup plus victimes de la pollution sonore, de la pollution de l’air et de toutes les conséquences en matière de santé, parce qu’ils n’ont pas le choix de leur travail et de leur lieu de vie. Et puis il y a enfin une inégalité d’accès, une pauvreté environnementale : les pauvres bénéficient beaucoup moins de tous les bienfaits d’un environnement sain, d’une proximité avec la nature ou d’une alimentation de qualité.
Il s’agit donc vraiment d’une triple peine, et je pense qu’en la thématisant ainsi, on peut essayer de mobiliser tous ceux qui auraient intérêt à ce changement vers un monde neutre en carbone. Ceux qui n’ont pas intérêt, ce sont les privilégiés d’aujourd’hui, une petite oligarchie mondiale, dont le pouvoir est exorbitant mais pas invincible. Les 1 % les plus riches du monde émettent autant de gaz à effet de serre que la moitié la moins riche du monde ; quand on sait cela, on comprend aisément que la lutte contre les dérèglements climatiques est une question de justice.
Mettre en œuvre un écosocialisme impliquerait d’isoler les bâtiments, de changer radicalement l’agriculture, d’investir massivement dans les énergies renouvelables dans la mobilité collective. Si on ne fait pas tout cela en 2024, alors je pense qu’il faudra mettre le pied dans la porte : ne pas investir la Commission et créer une forme de crise institutionnelle — nécessaire pour obliger à réorienter le cours des politiques.
Peut-on aller jusqu’à provoquer les institutions, François Ruffin ? Est-ce là une bonne stratégie pour les gauches européennes ?
François Ruffin
Il me semble qu’il ne faut pas passer au-dessus de l’échelle nationale en la négligeant. Quand on dit que l’Europe est le meilleur endroit pour prendre des décisions, je répliquerais que, quand il veut, l’État peut. On l’a vu pendant la crise du Covid en France. C’est un échelon qu’il ne faut pas négliger.
Quand Yolanda Díaz dit que l’Europe est la meilleure échelle, j’en conviens sur beaucoup de points — ce serait, par exemple, une échelle idéale pour la régulation économique ou fiscale. Mais j’emploie là le conditionnel.
Quand elle ajoute que c’est là l’échelle la plus populaire, il s’agit peut-être d’un point de vue espagnol sur la question — en Espagne, le retour à la démocratie et l’adhésion à l’Union européenne se sont faits de manière conjointe. On ne peut pas dire que cela corresponde à l’histoire française.
Il faut se placer dans le temps long de la gauche : la fameuse « parenthèse » s’ouvre dans les années 1980 et l’Union européenne a son rôle dans ce changement. Lionel Jospin a pu dire à ce moment-là — il était alors premier secrétaire du parti socialiste : nous ouvrons une parenthèse libérale et nous nous rallions à l’Allemagne sur les questions monétaires, nous refusons de faire du protectionnisme. Il y a eu, à cette époque, une adhésion à l’orthodoxie néolibérale en train de se former ; elle se consolida avec l’Acte Unique européen, puis l’Europe de Maastricht et les élargissements successifs. La conséquence fut des délocalisations en série. Aussi suis-je sceptique à l’idée de parler de l’Europe sociale : il ne me semble pas que l’électorat puisse réellement y croire.
La mondialisation a produit de fait un divorce des deux cœurs sociologiques de la gauche. Le cœur des classes intermédiaires a été peu frappé par les délocalisations et la désindustrialisation — une certaine partie a même considéré que la mondialisation était heureuse ; elle était du moins passive face à ce tournant. D’un autre côté, les classes populaires ont connu le quadruplement des taux de chômage dans les années 1980. Dès ce moment-là, leur niveau de vie a stagné ou baissé. Ces conséquences économiques se sont traduites en choix politiques dans les urnes : la montée de l’extrême-droite en France est directement liée à ce processus.
Pourtant, une nouvelle période s’ouvre et le jeu n’est pas figé. Le marbre dans lequel était gravé le traité s’est fissuré. Il y a nécessité de maintenir la brèche ouverte, et certains signes témoignent en ce sens. L’on assiste ainsi aux prémisses d’une bascule idéologique : l’Union européenne vient de poser la question de la présomption de salariat pour les auto-entrepreneurs — la France, qui est supposée être moins libérale par son histoire, refuse la proposition par la voix d’Emmanuel Macron. Le président de la République française brosse le tableau de la politique industrielle à venir ; Jean Pisani-Ferry soutient qu’il faudra un impôt sur la fortune pour taxer les plus grands patrimoines sur trente ans, et que l’investissement écologique de l’Union ne devrait pas être compris dans sa dette. Il y a donc aujourd’hui des prises pour une bascule idéologique. En parallèle, l’idéologie dominante — concurrence, croissance, compétitivité, marché et mondialisation — se retrouve, comme le coyote des Looney Tunes, à continuer à courir bien qu’elle ait quitté la terre ferme. Elle est à court d’idées : les termes de concurrence, de mondialisation heureuse et de prospérité ne trouvent plus d’écho.
Certes, il y a encore des forces sociales qui continuent à pousser dans cette même direction, chargeant l’inertie du statu quo. Mais dans la masse de l’électorat, ces termes inquiètent plus qu’ils ne produisent de l’adhésion et de l’envie. Un autre point important, c’est qu’il faut compter avec l’impératif écologique dans le temps présent. Cette urgence produit un autre rapport au temps. Sur le plan social, je pense qu’il y a des hauts et des bas, même si cela glisse vers le bas pour les classes populaires depuis quarante ans ; mais sur le plan de l’écologie, nous rentrons dans une nouvelle phase : désormais, nous savons que ce qui est détruit ne sera plus reconstruit — et cela rend le rapport à la politique plus tragique.
La conjonction de ces éléments doit nous forcer à nous inscrire au maximum dans les brèches qui peuvent être ouvertes au niveau de l’Union européenne. Mais il ne faut pas négliger tout ce qui peut être fait au niveau national : c’est un terrain d’action tout à fait praticable.
Chloé Ridel, quelle doctrine mettre au cœur des gauches européennes : une social-démocratie réinventée, une union populaire, un écosocialisme ?
Chloé Ridel
Comme l’a rappelé François Ruffin, une erreur fondamentale a été commise par les socialistes dans les années 1980, sous Mitterrand. Celui-ci a renoncé à exiger qu’avant de libéraliser les flux de marchandises et capitaux, ceux-ci soient harmonisés avec des enjeux environnementaux et sociaux. En conséquence, le marché nous a dicté ses normes. Il convient d’abord d’être lucide sur cette erreur. Aujourd’hui, l’Europe est depuis près de quatre ans dans un moment historique de bascule. Une conjonction de crises — pandémie, crise écologique, guerre en Ukraine — sont en train de faire basculer le continent dans une autre phase de son histoire et d’ouvrir des brèches.
La pandémie a fragilisé le système de rigueur budgétaire de Maastricht ; sur simple décision budgétaire, les règles ont été assouplies ; de même que les normes de concurrence entre États. Nous les avons écartés ou assouplies pour laisser les États voler au secours de leurs entreprises. Nous avons aussi créé une nouvelle politique industrielle — les fameux projets européens d’intérêt commun — pour investir dans les vaccins, et contracté pour la première fois de l’histoire de l’Europe une dette conjointe auprès du marché pour distribuer de l’argent aux pays les plus touchés, par le biais de subventions. Nous avons pu de surcroît faire des commandes groupées de vaccins.
L’aggravation de la crise écologique nous a aussi amené à enfin utiliser le marché — certes très mal construit, mais grand tout de même — pour imposer de nouvelles règles. Ce marché est accessible à tous les acteurs internationaux. Et tous souhaitent vendre à l’Europe des biens — nous nous sommes rendus compte que nous avions là un pouvoir immense, pour dire : « si vous souhaitez nous vendre ceci, vous devrez accepter telles et telles règles ». Un exemple : nous avons interdit récemment l’importation sur le marché de tous les produits issus de la déforestation ou du travail forcé ; nous avons commencé à créer une taxe carbone à nos frontières. Tout cela est insuffisant ; mais l’on voit que la bascule s’amorce progressivement. La guerre en Ukraine nous a aussi amené à prendre des décisions majeures pour sortir notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie ; ce fut un pari gagné. Nous essayons aussi de sortir de notre dépendance industrielle et économique vis-à-vis de la Chine — de notre dépendance militaire vis-à-vis des États-Unis aussi, quoique ceci soit plus ardu.
L’Europe devient progressivement un levier parce qu’elle a montré qu’elle était capable de bifurquer — elle n’est pas par essence un granit libéral ou néolibéral. Certes, il y a présentement une hégémonie libérale, et ce n’est pas la fin du chemin, mais plutôt le début. Il s’agit néanmoins d’être capable maintenant d’entrer dans le rapport à l’échelle pertinente, et porter une stratégie qui soit une offensive. Ce que Paul Magnette a essayé de rendre par le terme d’écosocialisme me semble très pertinent.
Quelles peuvent-être les propositions qui incarnent la bascule, le changement d’époque ?
Elles peuvent porter sur notre capacité à contrôler non seulement les investissements étrangers faits en Europe, mais aussi ceux que les entreprises européennes font à l’étranger. Les pères fondateurs de l’Europe disaient que la paix se ferait par le commerce : en laissant les entreprises européennes investir dans le monde, et en faisant se replier l’État sur lui-même pour que les marchés fonctionnent, le renforcement des intérêts économiques des parties prenantes au commerce serait tel que tout conflit ouvert disparaîtrait. On a bien vu que cette croyance-là a échoué ; elle a cessé d’animer la politique étrangère allemande depuis les années soixante-dix. La position de l’Allemagne est aujourd’hui un bon exemple des dilemmes qu’une telle vue entraîne ; elle sait son interdépendance d’avec la Chine, alors qu’elle y a investi 11,5 milliards d’euros en 2022 (et 10 milliards en 2021). La dépendance de l’Allemagne envers la Chine s’accroît — partant, celle de l’Europe aussi.
Il devient urgent — comme le ministre allemand des Verts l’a proposé — de réguler les investissements européens à l’étranger pour éviter un retour de flamme, où nous sommes pieds et mains liés par des intérêts économiques chez nos rivaux géopolitiques.
Paul Magnette, vous avez expliqué qu’il y avait davantage un problème de stratégie. Mais avant de faire pression sur la Commission, il faut gagner les élections. Pourriez-vous développer l’articulation entre ces deux formes de politique ?
Paul Magnette
L’une va avec l’autre : on ne gagne les élections que si on a une perspective claire. On perd les élections quand personne ne sait exactement ce que l’on va faire, ni sur le fond, ni sur la manière. En somme, si l’on n’est pas crédible sur le fait que voter pour vous va changer les choses. C’est un principe absolument élémentaire.
C’est pour cela que, dans l’optique des élections européennes, il nous faut pouvoir construire un récit dans lequel nous dirons clairement que nous allons désobéir aux traités. En tant que ministre de la Wallonie, j’ai beaucoup désobéi aux traités. J’ai tous les ans remis des budgets qui étaient en déficit et ne respectaient jamais les critères de Maastricht ; j’ai refusé de signer un traité commercial avec le Canada. Mais désobéir ne suffit pas — cela ne fait pas fondamentalement basculer les équilibres du système européen. Nous avons donc vraiment besoin de l’Europe, mais notre soutien à celle-ci n’est pas inconditionnel.
Il faut rappeler, comme le faisait François Ruffin, que le niveau national est aussi un niveau essentiel, et ce dans de nombreux domaines : le droit social, la protection sociale, le droit fiscal, l’organisation de services publics, une grande partie de la politique industrielle, l’aménagement du territoire… Ces compétences nationales — pour certaines, régionales — seront cruciales dans l’optique d’une transition sociale.
Comment évite-t-on que les destructions massives d’emplois ne génèrent, comme aux États-Unis et à l’époque de Trump, un repli populiste d’une partie du pays ? C’est déjà le cas en France, au Royaume-Uni et dans bien d’autres endroits. Ce repli de la classe ouvrière historique s’oriente soit vers l’abstention et le retrait civique, soit vers le soutien des partis d’extrême droite. C’est un véritable enjeu, absolument essentiel et qui se joue aussi à l’échelle nationale. Contre cela, nous avons besoin d’avoir une vision de l’Europe qui soit crédible et qui ne se résume pas à des slogans, mais dans laquelle on puisse montrer ce qui est possible.
Si l’on voulait raisonner par analogie, deux éléments seraient à retenir.
Le premier est le New Deal des années 1930, non seulement aux États-Unis, mais aussi en Europe. Car en Europe aussi, les États ont répondu par des politiques de planification sociale et de création massive d’emplois publics à une crise qui était à la base une crise financière — et qui est devenue une crise économique et sociale. Cela a pris du temps. Lorsque l’on regarde l’histoire du New Deal aux États-Unis, il ne s’agit pas simplement du krach financier de 1929 et de l’arrivée de Roosevelt avec le New Deal en 1930. Le processus a pris entre six et sept ans — toute une série de brèches dans la politique monétaire financière américaine ont été utilisées par le Parti démocrate et par Roosevelt, accompagnés par la Cour suprême, pour construire le New Deal.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Il nous revient d’échafauder une telle stratégie sur l’échelle de la législature de 2024-2029. Posons-nous la question suivante : comment faire basculer le régime européen comme le New Deal l’a fait ?
Le deuxième élément de comparaison est peut-être très paradoxal, mais il faut toujours apprendre de ses adversaires. Lors de la révolution conservatrice de la fin des années 1970 et du début des années 1980, Reagan et Thatcher sont parvenus en quelques années à bouleverser le cours des politiques économiques, monétaires et financières grâce à une mainmise idéologique et une hégémonie culturelle sur les grandes institutions économiques internationales — le FMI, la Commission européenne et un certain nombre d’autres. Nous devons apprendre de cela. En construisant notre doctrine, il s’agit d’utiliser tous les leviers internationaux. Il ne faut point les négliger, puisque c’est en les négligeant qu’on les laisse à la droite. Il ne faut pas faire croire aux néo-conservateurs et aux libéraux qu’ils ont réussi.
Leur échec est d’ailleurs un échec social, qui désavoue l’un des principes mêmes du néolibéralisme — le mouvement ayant réussi à créer ce qu’il souhaitait éviter. Le but des néolibéraux était de faire échouer l’État social ; or dans les faits, chaque année, on continue à socialiser davantage la richesse ; on continue à créer des emplois publics au niveau national, local et régional ; on continue aussi à développer des politiques de protection sociale.
Pour résumer, les politiques libérales sont un échec dans l’absolu, mais elles sont même un échec du point de vue des critères du néolibéralisme !
Il est impératif que les élections européennes de 2024 soient perçues comme un moment politique clef, que la gauche n’a surtout pas le droit de perdre. Si l’on passe à côté de cette occasion historique, si nous les considérons comme de simples midterms, nous voici repartis pour dix ou quinze années de prolongations de politiques libérales et conservatrices.
Pour vous, François Ruffin, les Européennes de 2024 revêtent-elles une importance stratégique majeure ?
François Ruffin
Je suis favorable à une liste unique des gauches françaises, parce que c’est la seule manière d’aller tutoyer le Rassemblement national et les forces qu’est en train de rassembler Emmanuel Macron. D’une part, il y a un bloc central-libéral qui s’effrite dans la durée. D’autre part, une compétition est en cours entre l’extrême droite et la gauche, qui se battent toutes deux pour réussir à aimanter des particules en suspension.
Soyons clairs. Dans un couple à cinq, une infidélité ne doit pas forcément conduire au divorce. Mon souhait est d’aller vers une liste unique, et il faudra trouver le moyen de maintenir le dialogue, y compris durant la compétition électorale. On peut être concurrents pour aller chercher les voix des électeurs sans faire des autres ses adversaires prioritaires. Je réitère mon souhait d’avoir une liste unique. Dans le cas où celle-ci échoue à voir le jour, je souligne qu’il y a des manières de se parler et de continuer à se parler par d’autres moyens.
Concernant les alliances, la France en a besoin — au même titre que la Belgique. Il est malheureux que le premier geste de François Hollande en matière de politique internationale lorsqu’il a été élu président fut de passer sur la première chaîne privée grecque pour inviter à ne pas voter Syriza. Je pense que son devoir était de faire l’inverse. Il aurait dû inviter à voter Syriza, puisque cela lui aurait apporté un allié de plus pour peser à Francfort et à Bruxelles. François Hollande aurait aussi dû faire, dès le début de son mandat, des déplacements à Lisbonne, à Madrid, à Rome, à Athènes. Il aurait dû se rendre dans cette Europe du Sud souffrante pour se faire le porte-voix de cette Europe latine et aller négocier ensuite à Bruxelles et à Francfort, fort de ces voix-là.
La France doit cesser de vivre dans l’isolement mais elle ne peut pas aller négocier en tête à tête dans le couple franco-allemand. Il s’agit de se demander quels sont les intérêts communs, qui peuvent être nos alliés potentiels, et ce parfois au-delà des étiquettes politiques.
Quand je vois le terme d’« européisme transformateur » dans le texte de Yolanda Díazn, je pense qu’il est susceptible de faire fuir les électeurs populaires, et ce dans la durée. Il s’est déjà produit un divorce entre la gauche et le populaire ; entre la gauche et l’Union européenne. C’est pour cette raison qu’il faut partir de propositions, plus que d’étiquettes ; soutenir que l’on est « pour l’Europe sociale » risque de ne provoquer que l’incrédulité. Il faut plutôt se demander : quelles propositions communes et marquantes avons-nous à mettre dans le panier ? Je pense que se dire qu’on fait un impôt de solidarité sur la fortune européenne peut être une formule appropriable par tous.
Nous sommes à la fois au niveau français et au niveau européen face à une situation paradoxale. En 2017, Emmanuel Macron est élu à contretemps de l’histoire, de même que Mitterrand le fut en 1981 — puisque la grande vague keynésienne socialiste autogestionnaire des années 1970 était déjà retombée. Emmanuel Macron arrive au pouvoir alors que les tenants de l’idéologie néolibérale sont morts ; plus grand-monde n’y croit encore. Macron se présente ainsi comme l’homme de la réintervention de l’État alors qu’il n’a pas été élu pour faire cela. En effet, aujourd’hui, en raison des multiples crises — la crise des gilets jaunes, la crise politique, la crise de la guerre en Ukraine — Macron prône l’interventionnisme d’un État fort. Mais, tout comme au niveau de l’Union européenne, cet interventionnisme n’est pas pensé — ce qui le rend brouillon.
L’enjeu, à la fois pour la gauche française dans les années à venir et pour la gauche européenne à Bruxelles, est de demander que la pensée de fond concernant les besoins contemporains soit refondue, pour affronter avec de meilleures armes la crise climatique et sociale en cours.
Nous avons besoin de plus de justice fiscale et d’investissements massifs sur un certain nombre de domaines. La doxa, bien qu’elle soutienne cette position, est quelque peu bancale. Nous sommes ensemble pour un impôt de solidarité sur la fortune européenne. Il est crucial que l’Europe d’aujourd’hui protège les besoins des classes populaires. Elles sont en grave besoin de protection ; elles doivent être rassurées, tandis que ce que font les néolibéraux aujourd’hui sème le chaos. Nous devons mettre en évidence à quel point ils sont le parti du chaos.
Ce serait aisé : l’hôpital est en lambeaux, l’école de la République recrute les enseignants en job dating, les factures d’énergie fluctuent sans arrêt pour les artisans, pour les mairies, pour l’industrie ; même le MEDEF n’en est pas content ; on manque de médicaments dans les pharmacies. Les néolibéraux sont donc aujourd’hui le parti du désordre ; et il faut qu’on se présente comme étant le parti de la stabilité, le parti d’une protection apportée. Nous proposerons un réalignement dont ils ne disposent pas. Le marché peut exister, à condition d’être encadré et régulé.
Les socialistes traditionnels ont dominé les strates politiques à gauche au cours des décennies précédentes. Est-ce que les partis sont encore aujourd’hui de bons véhicules pour mener les transformations évoquées ?
Chloé Ridel
Aucun parti n’est figé dans le temps ; parfois il a besoin de stimuli extérieurs pour se modifier ; mais il peut aussi en revenir aux sources ; ce serait crucial pour tirer des conséquences importantes pour une stratégie en vue des élections européennes de 2024. Avant de dire non par principe à une liste commune aux européennes — même si c’est une élection proportionnelle — l’idée même force à accepter un dialogue sur le fond. Celui-ci aura lieu à l’automne. Mais quand bien même nous ne serons pas unis, ce ne sera pas la fin de la NUPES. Si la NUPES a des divergences internes vis-à-vis de la question européenne, chacun des partis devrait pouvoir s’exprimer librement devant les électeurs, pour que ce soient ces derniers qui puissent trancher dans les urnes.
Il faut néanmoins regarder les différences qui sont les nôtres, sur le plan de la stratégie et de la désobéissance. Nous pouvons être d’accord sur le fait que c’est ponctuellement utile. Mais de quelle désobéissance parle-t-on ? Elle gagnerait à être transnationale. On le voit dans le cas d’un pays comme la France : nous ne pouvons pas dire de façon unilatérale « désormais, les choses se feront sans moi » — il faut essayer de créer un mouvement de désobéissance qui ne concerne pas que nous ; un mouvement à plusieurs pays. Plus important encore, il faut essayer de proposer une autre règle à la place de celle à laquelle on désobéit : il me semble que c’est là une certaine philosophie de la désobéissance.
Je vais exposer une vue peu populaire : on entend souvent dire : « le rapport compliqué des Français à l’Europe est une conséquence de 2005 car nous avons trahi le verdict du référendum avec le Traité de Lisbonne. » Il me semble que c’est une proposition erronée. Ce qui a été repris dans le traité de Lisbonne de 2005, c’est le renforcement du Parlement européen, le fait que le Conseil européen devienne une institution de l’Union à part entière ; à quoi s’ajoutent des éléments sur les coopérations renforcées. On a cependant mis de côté les points les problématiques du Traité constitutionnel, notamment l’objectif de concurrence libre, qui devait figurer dans les objectifs de l’Union.
Cela ne veut pas dire que le Traité de Lisbonne n’était pas problématique. Ce n’est pas mon propos. Mais je pense que là où le bât a vraiment blessé, c’est que les dirigeants français, toutes couleurs politiques confondues, ont été incapables de défendre nos intérêts à Bruxelles — notamment les intérêts des pays du Sud. Dans le cadre de la crise économique et financière, il y a eu une incapacité réelle à peser sur le cours des choses et à créer des brèches dans l’hégémonie néolibérale.
C’est cela qui a véritablement créé le malaise vis-à-vis de l’Europe dans des pays comme la France, puis dans l’ensemble des pays du Sud. Au-delà de la stratégie, il y a donc également des éléments de fond qui comptent. Et cela pose aussi la question de la défense et de la sécurité. On ne peut pas en même temps s’opposer à la dépendance à l’OTAN et refuser l’Europe de la défense. Il me semble sain que la sécurité des Européens ne dépende pas de ce que veulent les Américains, mais on ne peut pas pointer cela et refuser dans le même temps la construction d’une défense européenne.
Quand donc l’on rechigne à envoyer des armes à la résistance ukrainienne, nous envoyons comme message à tous nos partenaires d’Europe centrale qui craignent pour leur sécurité et leur existence que les Français ne contribueront pas mieux que les Américains à les rassurer ; il faut donc mieux compter sur les seconds. La gauche doit cesser d’ignorer ces sujets.