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Dans quelques jours se tiendra à Chisinau, en Moldavie, le deuxième sommet de la Communauté politique européenne, dont la création avait été proposée par le Président français Emmanuel Macron le 9 mai 2022. Cette rencontre est l’occasion de revenir sur la genèse de ce projet et de dresser quelques perspectives pour son évolution.

Retour sur une genèse

Il y a dans la proposition du Président français une parenté de questionnement et d’intuition, assumée dans son discours du 9 mai 2022, avec la proposition mitterrandienne de confédération européenne. Le questionnement était simple : « comment structurer politiquement notre Europe  ? ». La parenté d’intuition était que, comme trente auparavant, l’Europe était « à la recherche d’une enceinte où puisse se nouer entre tous les États qui la composent, un dialogue permanent et organisé dans des conditions d’égale dignité » 1. Cette nécessité n’était pas guidée, comme en 1989, dans un contexte de paix et de libération, par une ambition architecturale visant à réunir deux Europe séparées l’une de l’autre pendant des décennies, mais par l’urgence des circonstances dramatiques de l’agression russe contre l’Ukraine, par le retour de la guerre et de la géopolitique. 

Apporter une réponse à ce questionnement était néanmoins redevenu un impératif. Non seulement parce que, alors qu’il y avait une urgence à forger et afficher l’unité des Européens en soutien à l’Ukraine, il y avait la conscience que le processus d’adhésion à l’Union européenne de l’Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie, qui venaient de déposer leurs candidatures, serait vraisemblablement long, même s’il n’était que de quelques années 2. Mais aussi et surtout, et c’est là l’intuition, en connaissance de la nature profondément asymétrique de la relation entre l’Union et les pays qui aspirent à la rejoindre pour toute la durée du processus. 

Il y avait, en ce moment précis de l’histoire européenne et bien que le continent européen soit le plus riche en organisations régionales, un vide de gouvernance à combler.

Alexandre Adam

Les sommets UE-Balkans nous avaient enseigné que, bien loin de permettre d’évoquer, comme ils en ont l’ambition, la variété des intérêts communs indépendamment du processus d’élargissement, ils ne portent toujours que sur cette question et ne sont souvent que l’occasion pour l’Union de répéter encore et encore la promesse d’adhésion future et pour les pays des Balkans occidentaux de redire leurs griefs et leurs frustrations. Ils ne permettent pas davantage, par la centralité de l’Union et la position de demandeurs dans laquelle sont placés les candidats à l’adhésion, d’offrir un cadre de dialogue dans des conditions d’égalité dignité.

Il y avait donc, en ce moment précis de l’histoire européenne et bien que le continent européen soit le plus riche en organisations régionales, un vide de gouvernance à combler.

Mais le legs du projet de confédération européenne s’arrête là. 

D’autant que les leçons des raisons de son échec, largement documentées 3, ont été retenues : l’inclusion de l’Union soviétique évidemment, mais aussi les réticences américaines, le soutien timide de la Commission Delors, les doutes sur l’articulation avec la CSCE et le Conseil de l’Europe, la suspicion à l’égard d’une confédération vue comme une salle d’attente voire une alternative à l’adhésion aux Communautés, cette dernière raison continuant d’influencer les craintes de certains de nos partenaires à l’égard de la communauté politique européenne. 

Reposer la question de l’organisation de l’Europe en mai 2022 ne préjugeait pas de la réponse apportée par les 27 aux candidatures de l’Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie, et surtout pas, quoique le soupçon ait été répandu, de la réponse française, comme l’a montré l’engagement de la présidence française du Conseil de l’Union en faveur de l’octroi du statut de candidat à l’Ukraine et à la Moldavie, formalisée par la décision du Conseil européen de juin 2022, ou ses efforts de médiation pour lever le veto bulgare à l’ouverture des négociations d’adhésion de la Macédoine du Nord. Et la France l’a protesté ad nauseam depuis un an : la communauté politique européenne n’est pas une alternative à l’élargissement 4. Au contraire, la proposition française a été une main tendue. Celle consistant à créer rapidement, dans un moment de rupture historique, l’espace politique indispensable à l’identification et à l’expression de la communauté d’intérêts de tous les États européens, sur un pied d’égalité, avec une égale dignité 5.

Reposer la question de l’organisation de l’Europe en mai 2022 ne préjugeait pas de la réponse apportée par les 27 aux candidatures de l’Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie, et surtout pas, quoique le soupçon ait été répandu, de la réponse française.

Alexandre Adam

Il ne faut pas non plus mésestimer dans cette genèse la question tout aussi essentielle qu’était le réancrage dans la famille européenne d’un Royaume-Uni sorti de l’Union. Cela peut étonner tant les différends franco-britanniques de ces dernières années ont été aussi âpres que médiatisés. Mais derrière l’écume de cette période, pleine de bruit et de fureur, il y a toujours eu chez le Président français la conscience de la nécessité de renouer avec ce partenaire européen indispensable qu’est le Royaume-Uni, qui s’était manifestée dès 2019 dans sa proposition de créer un conseil de sécurité européen associant le Royaume-Uni et dont le sommet franco-britannique de mars 2023 a représenté, sur le plan bilatéral, la première marque. Et là encore avec la conviction que la relation entre l’Union et le Royaume-Uni, qui resterait marquée par une renégociation permanente de ses paramètres 6, offrait un cadre à la fois trop étroit et inadéquat. Le Premier ministre britannique l’a compris, qui a proposé d’accueillir le sommet de la CPE au premier semestre 2024.

Enfin, dans cette genèse, il y avait la volonté de penser l’Europe au-delà l’Union européenne, de la penser dans ses différents ensembles comme une seule et même communauté réconciliant ses géographies politique, culturelle et économique. Une communauté d’intérêts (de paix et de sécurité, d’interconnexions, d’approvisionnement et de transition énergétique, de sécurité alimentaire, de gestion des migrations et d’organisation des mobilités, sur nos espaces communs — mers Noire, Baltique et du Nord —, dans la relation à la Chine et au « Sud global ») davantage qu’une communauté de destin.

Ce qui ne revient pas à penser la communauté politique européenne en opposition à l’Union européenne mais, d’une part, à reconnaître que, même élargie aux candidats actuels à son adhésion, l’Europe n’est pas réductible à l’Union et que certains États européens n’ont jamais envisagé de la rejoindre, d’autres y ont renoncé (Norvège, Islande), d’autres ont fait le choix de la quitter et, d’autre part, qu’une communauté politique ne peut être dégagée du maillage complexe des accords liant l’Union aux pays de son voisinage, qu’il s’agisse de l’accord avec le Royaume-Uni, de l’accord sur l’espace économique européen, des accords avec la Suisse ou des accords d’association.

Dans cette genèse, il y avait la volonté de penser l’Europe au-delà l’Union européenne, de la penser dans ses différents ensembles comme une seule et même communauté réconciliant ses géographies politique, culturelle et économique.

Alexandre Adam

Ce qui ne revient pas davantage à prétendre substituer la Communauté politique européenne au Conseil de l’Europe, comme ses instances ont pu le craindre, crainte dont le succès du récent sommet de Reykjavik a démontré qu’elle n’était pas fondée. S’il y a presque concordance entre leurs membres, la communauté politique européenne n’a pas vocation à s’engager dans une œuvre conventionnelle — celle du Conseil de l’Europe restant toujours aussi féconde, comme en témoignent ses travaux sur l’intelligence artificielle — ou à créer un mécanisme de garantie des droits et libertés, en particulier individuels. Au-delà de la dénomination même de la nouvelle venue, qui devrait suffisamment dire sa vocation, il y a au moins deux raisons concrètes à cela : le souci de préserver l’autonomie décisionnelle de l’Union dans les domaines relevant de sa compétence et l’expérience de quinze années de tentative, non couronnée de succès à ce jour, d’articuler les ordres juridiques de l’Union et de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Ce qui, enfin, ne revient pas à répliquer l’OSCE, dont le but a été d’organiser une coexistence avec la Russie, là où la communauté politique européenne est un instrument de renforcement de la résilience du continent européen face aux menaces, russes mais aussi autres.

Perspectives pour un avenir

Il aura fallu quelques mois, du discours du 9 mai au sommet de Prague le 6 octobre, pour convaincre de ce que la CPE n’était pas : ni alternative à l’élargissement, ni duplication d’organisations existantes ou annonce d’une nouvelle organisation, ni alliance offrant des garanties de sécurité, ni réplique de l’Union européenne avec des liens plus lâches.

L’appropriation de ce projet par certains de ses membres — notamment l’Ukraine et la Moldavie — et par de nombreux think-tanks a permis de définir, à l’occasion du sommet de Prague, la communauté politique européenne comme ce qu’elle est : la structuration politique d’une communauté des États européens, assise sur un principe d’égale dignité, pour mener un dialogue sur des enjeux stratégiques à l’échelle du continent et renforcer sa sécurité, sa stabilité et sa prospérité.

Il est un peu vain de chercher à prédire comment se développera la CPE, au-delà de ce qu’elle est déjà, à la satisfaction de ses membres. Il n’y a pas de partition écrite.

La CPE est une tentative de structuration politique d’une communauté des États européens, assise sur un principe d’égale dignité, pour mener un dialogue sur des enjeux stratégiques à l’échelle du continent et renforcer sa sécurité, sa stabilité et sa prospérité.

Alexandre Adam

Mais des réflexions qui précèdent sur sa genèse et du succès qu’a représenté le sommet de Prague se dégagent quelques lignes de force pour l’avenir de la CPE.

D’abord, il faudrait résister à la tentation de l’institutionnalisation. Il y a une valeur parfois sous-estimée à la rencontre semestrielle de chefs d’État et de gouvernement et de leurs proches collaborateurs avec leurs homologues européens, de même que, parfois en matière diplomatique, à ce que la délibération prenne le pas sur la décision 7. La souplesse du format, l’adaptabilité de l’agenda et l’informalité des discussions sont propices à créer la confiance, ainsi que le sens et la conscience de la communauté d’intérêts. Il y aurait en revanche un intérêt à structurer la préparation des sommets et d’assurer une forme de continuité de l’un à l’autre 1/ en créant un « quatuor » de présidences, de membres Union et non-Union, selon le principe de rotation déjà en vigueur (Espagne puis Royaume-Uni accueilleront, après la Moldavie, les prochains sommets) et 2/ en anticipant davantage les travaux préparatoires des différentes tables-rondes thématiques. 

Ensuite, la seconde tentation serait de ne juger du succès des sommets de la CPE qu’à l’aune de leurs « livrables », dit autrement des décisions sur des coopérations concrètes entre ses membres ou certains de ses membres, comme par besoin de justifier ainsi sa nécessité. Sans nier l’utilité, en particulier pour les pays hôtes, que de telles coopérations puissent être formalisées à l’occasion des sommets, en matière de connectivité ou de cybersécurité par exemple et dans des formats flexibles, la dimension stratégique de l’ambition qui a présidé à la création de la CPE nécessite tout autant de démontrer sa valeur ajoutée, au-delà de l’indispensable symbolique de l’unité de la famille européenne face à la Russie, par trois objectifs :

1. La définition d’objectifs stratégiques communs : sans nécessairement viser l’alignement des positions, les sommets de la CPE doivent permettre de dégager entre les 47 chefs d’État et de gouvernement des priorités stratégiques communes sur la variété d’intérêts précédemment mentionnés. 

Il faudrait résister à la tentation de l’institutionnalisation.

Alexandre Adam

Pour la mise en œuvre des impulsions politiques et orientations ainsi dégagées, et notamment leur financement, la CPE devrait s’appuyer sur les organisations existantes, sur le modèle du G7, à commencer par les institutions financières et banques de développement régionales (BEI, BERD, BDCE) 8, et bien sûr la Commission européenne.

2. Le règlement des différends régionaux : si « l’histoire de l’Europe est celle de ses frontières » 9, l’agression russe contre l’Ukraine n’est pas la seule manifestation de ce que cette histoire est encore agissante. Les différends entre la Serbie et le Kosovo, la Turquie et la Grèce et Chypre en méditerranée orientale ou entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, qui nuisent à l’unité du continent, devront être abordés lors des sommets ou en marge de ceux-ci. À l’image de la réunion de Prague entre le Président azerbaidjanais et le Premier ministre arménien, avec la médiation du Président français et du Président du Conseil européen, format dont il est déjà prévu qu’il soit reconduit, avec le chancelier allemand et peut-être à l’avenir le Premier ministre britannique, lors des sommets de Chisinau et de Grenade. 

3. La mise en cohérence des initiatives régionales : la CPE comble un vide de gouvernance dans l’architecture européenne. Il ne s’agit pas de construire un édifice néoclassique dont la voûte aurait été posée mais à tout le moins de sortir d’un tableau d’Escher par une meilleure coordination et lisibilité des initiatives existantes et de leurs objectifs et moyens. Deux illustrations possibles : 

Les initiatives visant à promouvoir le développement économique, l’intégration régionale et le rapprochement européen des Balkans occidentaux sont légions. Sommets UE-Balkans, processus de Berlin, processus de Brdo-Brijuni, South-East European Cooperation Process (SEECP), Regional Cooperation Council (RCC), South Eastern Cooperation Initiative (SECI), Central European Initiative (CEI), initiative « Open Balkans »… La CPE n’a pas vocation à les remplacer mais, dans l’intérêt de leur meilleure coordination et compréhension, les présidences annuelles de ces différentes initiatives et processus pourraient en présenter les objectifs et résultats à l’occasion de chaque sommet afin d’y dégager des priorités communes pour l’avenir. 

La CPE comble un vide de gouvernance dans l’architecture européenne.

Alexandre Adam

De la même manière, la reconstruction de l’Ukraine est riche en initiatives et s’il faut souhaiter que l’Union européenne soit au centre de cet effort, non seulement par sa capacité financière mais aussi en vue de l’adhésion de l’Ukraine, la CPE peut être lieu de coordination avec les autres bailleurs européens, notamment le Royaume-Uni, la Norvège ou la Suisse.

*

Le sommet de Chisinau est déjà un succès. Il affirmera l’ancrage européen, le soutien et la solidarité de ses pairs à un pays menacé par la Russie et qui aspire à rejoindre l’Union. On peut aussi souhaiter qu’il déterminera un peu plus la forme et les objectifs qui seront donnés à la CPE, l’avenir d’une intuition.

Sources
  1. Discours du Président François Mitterrand du 4 mai 1992 devant l’Assemblée du Conseil de l’Europe sur la « théorie des ensembles » comme fondement de l’intégration européenne, sur le renforcement du Conseil de l’Europe et la complémentarité des organisations européennes entre elles et sur l’édification du Palais des droits de l’Homme.
  2. Alexandre Adam, « L’UE à 36 : dégager l’horizon », Rapport Schuman sur l’Europe — l’état de l’Union 2023, éd. Marie B, 2023.
  3. Roland Dumas, « Un projet mort-né : la Confédération européenne », Politique étrangère, 3/2001, p. 687  ; Jean Musitelli, « François Mitterrand, architecte de la Grande Europe : le projet de Confédération européenne (1990-1991) », Revue internationale et stratégique, 2011/2, n° 82  ; M. Foucher, « À Prague, de l’échec confédéral à la communauté politique européenne », Le Grand continent, 30 septembre 2022.
  4. Il y aurait un grand avantage pour les sommets de la CPE à suivre la recommandation de Sam Green, Edward Lucas et Nicolas Tenzer in « The Road to Chisinau : How the European Political Community Can — and Cannot — Adress the Wider Continent’s Conundrums », CEPA, mai 2023 : « Don’t talk about enlargement ».
  5. Principe d’égale dignité qui fut oublié par le Président Chirac lorsque celui-ci regretta, en 2003, que les pays d’Europe centrale et orientale eussent « perdu une occasion de se taire », propos qui ont laissé des traces profondes dans des pays auxquels le droit à la parole avait été refusé par un pouvoir totalitaire. Le Président Macron s’était exprimé en faux contre ces propos à Bratislava le 26 octobre 2018 aux côtés du Président slovaque : « Moi je n’oublie pas cette phrase de l’historien Bronislaw Geremek qui disait « l’Europe ne mesure pas tout ce qu’elle nous doit », et c’est vrai […] si j’avais un message à passer aux Slovaques à l’instant, ce serait de leur dire : dites-le, choisissez, transformez l’histoire européenne, elle est à vous autant qu’à chaque pays membre ; et ne perdez aucune occasion de parler et de participer au débat européen, ne perdez aucune occasion ».
  6. Le rapport de la commission des affaires européennes de la Chambre des Lords du 29 avril 2023 sur la future relation Royaume-Uni — UE en donne un avant-goût.
  7. À titre d’exemple, les discussions entre chefs d’État et de gouvernement durant le sommet de Versailles des 10 et 11 mars 2022 auront davantage fait progresser la cause de la candidature ukrainienne à l’Union que les négociations, sur ce point, du texte de la déclaration.
  8. Laurence Boone, « La Communauté politique européenne : quels objectifs, quel horizon  ? », Rapport Schuman sur l’Europe — l’état de l’Union 2023, éd. Marie B, 2023.
  9. Krzysztof Pomian, L’Europe et ses nations, Paris, Gallimard, 1990.