Pourriez-vous nous donner un bref aperçu de l’histoire de l’empire des Habsbourg ? Quels sont les moments clés ou les caractéristiques qui se prêtent à une comparaison avec la situation actuelle ?
Caroline de Gruyter
Je ne suis pas une experte de l’Empire des Habsbourg ; je suis plutôt une experte de l’Europe — de l’Union Européenne, même ; mais en vivant à Vienne pendant quelques années, il y a environ 10 ans, j’ai identifié de nombreuses caractéristiques dans l’Empire des Habsbourg qui m’ont intéressé. Il a existé pendant plusieurs siècles, en couvrant de grandes parties de l’Europe centrale et même de l’Europe de l’Est. Pendant son existence, il s’est étendu de la frontière suisse jusqu’à une partie de ce qui est aujourd’hui l’Ukraine occidentale. L’empire des Habsbourg était un État, ce que l’Union n’est pas, mais il se composait aussi d’un grand nombre de nations, de groupes linguistiques et de groupes religieux distincts, plus ou moins importants. Bien qu’il ait été gouverné de manière plutôt autocratique, il traitait tous ces groupes de manière assez libérale, tout comme l’Union aujourd’hui : un système d’État de droit dans lequel les droits des minorités et des différents groupes étaient plus ou moins garantis.
Et même lorsque ces droits n’étaient pas garantis et que l’empereur était amené à prendre une décision, il faisait souvent faire le tour de ces différents groupes pour voir quelles étaient leurs réquisits et les lignes qu’ils ne souhaitaient pas voir franchies ; il en tenait souvent compte dans ses décisions — pourquoi ? Parce qu’il voulait conserver leur loyauté et les garder de son côté ; parce qu’ils étaient entourés de grands rivaux, la Russie, l’Empire ottoman, la France — qui essayaient constamment d’arracher des parties de l’Empire.
Helen Thompson
Je suis d’accord avec une grande partie de ce que Caroline vient de dire ; je pense qu’il est important de voir que les Habsbourg, en tant que dynastie, ont gouverné ce qui est devenu plus tard l’Empire autrichien, puis l’Empire austro-hongrois. Leur puissance s’est renforcée au XVIe siècle, au moment où la montée de la puissance ottomane a jeté l’Europe et la politique européenne dans le désarroi.
L’empire austro-hongrois avait manifestement la prétention — et c’était un idéal plutôt qu’une réalité — d’être un espace où l’autorité pouvait s’exprimer dans un cadre cosmopolite et multinational. En un certain sens, il s’agissait même d’accueillir ces nationalismes au sein d’une unité plus large.
Et je pense que cette idée d’unité et de diversité, qui avait été un slogan des Habsbourg, constitue une partie de l’attrait que suscite l’Empire autrichien — ce qu’on a appelé le mythe de l’Autriche au XXe siècle, après sa chute. C’est quelque chose qui a ensuite été reformulé dans les différentes versions du projet européen.
Je pense que l’autre chose qu’il est important de comprendre à propos des Habsbourg, c’est que le chef de la dynastie est devenu empereur du Saint Empire romain jusqu’à sa chute au début du XIXe siècle : ils se rattachaient donc à une histoire européenne plus longue, qui remonte à la fin de l’Empire romain et à l’ascension des Carolingiens. Leur importance dérive de leur histoire par laquelle l’héritage romain se déplace d’une certaine manière de la partie occidentale de l’Europe vers les parties plus centrales et orientales du continent.
L’image de l’empire des Habsbourg comme un paradis de civilisation et de cosmopolitisme, puis comme un paradis perdu après sa chute provoquée par les nationalismes, a été popularisée par des intellectuels comme Stefan Zweig ou Joseph Roth. Justement, quel était l’équilibre entre cosmopolitisme et nationalisme au sein de l’empire ?
Il me semble que c’est beaucoup plus compliqué que l’idée qui ferait du dernier empire autrichien un bastion de cosmopolitisme détruit par le nationalisme. C’est une histoire qui est devenue très séduisante à raconter après les horreurs de la première guerre mondiale, mais elle ignore certains aspects fondamentaux des décennies des Habsbourg. Elle élude notamment la question de l’union entre l’Empire autrichien et la Hongrie, à partir de 1867, et la manière dont les autres nationalités au sein de l’empire ont été organisées politiquement.
On pourrait dire que l’Empire austro-hongrois a été une réussite considérable en matière d’accommodement de certaines nationalités — et il l’a certainement été par rapport à ce qui a suivi l’Empire austro-hongrois pendant l’entre-deux-guerres. Je pense néanmoins que la question de la Hongrie complique considérablement les choses. D’une certaine manière, c’est aussi le problème posé par la relation de l’Autriche avec l’Allemagne — derrière l’idée de l’Autriche, il y a un idéal supranational, le pangermanisme, qui constitue une force déstabilisatrice au sein de l’empire.
Ce sont les questions qui intéressent particulièrement Joseph Roth. Je ne pense pas qu’il ait eu une vision aussi romantique de l’empire austro-hongrois que celle qui est parfois présentée ; il le regrette, parce qu’il comprend ce qu’il a perdu ; et il le comprend en relation avec la question juive. Mais je ne pense pas qu’il ait jamais vraiment cru que la partie autrichienne était, à la base, libre de tout nationalisme — que celui-ci soit autrichien ou allemand d’ailleurs.
S’il est certain qu’il existe un mythe habsbourgeois — et nous reviendrons sur ses origines — il y avait néanmoins une très forte énergie cosmopolite dans l’empire, que l’on ne retrouve peut-être pas dans d’autres entités politiques, en particulier à l’époque.
Caroline de Gruyter
C’est tout à fait vrai : c’était un espace très cosmopolite et très comparable à l’Union d’aujourd’hui. Ce fut un havre de paix pour les juifs pendant longtemps ; et si le nationalisme existait, il ne s’exprimait pas sous la forme d’une aspiration à quitter l’empire.
L’histoire que nous avons tous apprise à l’école — à savoir que l’empire des Habsbourg aurait été tué par le nationalisme — n’est donc pas tout à fait exacte. Les nationalistes tchèques étaient très jaloux des germanophones et n’appréciaient guère le fait qu’ils puissent à peine parler tchèque dans leurs propres écoles. Ils se battaient donc constamment pour avoir le droit de faire imprimer leur propre poésie. Toutes les nationalités revendiquaient ainsi leur existence culturelle — mais sans exprimer pour autant de revendication séparatiste.
Lorsque la Première guerre mondiale a éclaté en 1914, toutes les nationalités soutenaient l’empereur ; tous voulaient donner une raclée sanglante aux Serbes. Partout dans l’empire, les hommes se sont enrôlés pour aller au front. L’empire des Habsbourg s’est effectivement effondré politiquement, mais pas sur le front.
Dès les premiers jours, la guerre s’est mal passée, et pourtant à aucun moment n’a émergé un plan prévoyant la dissolution de l’empire. Lorsque l’on observe la situation politique interne de l’empire pendant les années de guerre, on se rend compte que, jusqu’à sa chute, l’immense majorité des populations qui le constituaient ont continué à vouloir régler les problèmes comme cela se faisait avant la guerre. Alors même que cette manière de faire était incroyablement difficile à suivre, ils continuaient à la pratiquer : ils étaient plus habitués à cela qu’à suivre leur propre voie. Ce n’est pas sans rappeler l’Union aujourd’hui.
La preuve de cette force de l’habitude est que ceux qui insistaient le plus pour faire les choses à leur manière — les Hongrois — sont aussi ceux qui quittèrent l’empire en dernier. Après la publication de mon livre, qui multiplie les parallèles entre l’empire et l’Union, nombre de mes lecteurs hongrois m’ont répondu qu’ils y avaient retrouvé un peu de leur rôle dans l’Union européenne : « nous tirons le meilleur parti des cadres existants ».
Dans la conscience nationale hongroise, il semble y avoir cette sorte de rupture nette entre l’époque où la Hongrie était essentiellement dominée par l’Autriche et la période de la double monarchie à partir de 1867 — lorsque la Hongrie devient une sorte de partenaire égal. Quel est l’héritage de l’empire en Europe centrale ? Est-il seulement célébré en Autriche et oublié en Croatie ? Et comment les Hongrois se situent-ils par rapport à cet héritage ?
J’ai vécu à Vienne entre 2013 et 2014 et j’ai vécu auparavant à Bruxelles pendant de nombreuses années. Ce qui m’a surprise, c’est à quel point il y a un héritage durable — la nostalgie est peut-être un grand mot — de l’empire. C’était très fort.
Un jour, je me suis rendu à Dubrovnik, par exemple, qui a toujours été très rancunière de la domination des Habsbourg, laquelle n’a duré là-bas qu’une centaine d’années. Avant cela, elle avait été une ville-État indépendante. Ils en voulaient donc beaucoup à ces gens venus de Vienne.
Mais par la suite, ils ont vécu l’enfer et se sont rendu compte que ce que les Habsbourg avaient fait leur avait été très bénéfique : ils avaient un système judiciaire plus ou moins indépendant ; il y avait cette sorte de négociation permanente à propos de tout, des institutions fortes… c’était en fait très bénéfique pour le pays. Ce sentiment est également très fort en République tchèque, en Slovaquie, dans de nombreux endroits. C’est peut-être moins le cas en Hongrie, parce qu’ils se sont toujours tenus à l’écart de ces considérations.
Mais lorsque vous allez à l’opéra à Vienne, il ferme toujours à 10 heures du soir. Si c’est un long opéra, il commence plus tôt, si c’est un opéra plus court, il commence plus tard. Pourquoi ? Parce que François-Joseph aimait toujours se coucher à l’heure, parce que c’était un lève-tôt — et ils ont conservé cette tradition.
Des recherches universitaires ont même montré que dans des pays comme la Roumanie et la Pologne, le pour les institutions locales — tribunaux, municipalités — dans les territoires qui ont vécu sous les Habsbourg est plus important. Pourquoi ? Parce qu’ils ont vécu sous une administration efficace pendant des siècles et que c’est au cœur de leur mentalité. C’est incroyable, je pense, et cela montre aussi quelle pourrait être l’influence durable de l’Union européenne.
Helen Thompson
Il y a sans aucun doute un héritage des Habsbourg dans les pays qui formaient l’empire. On peut le voir dans l’architecture de certains lieux qui faisaient partie de l’empire autrichien : les frontières actuelles des États sont contingentes, et passent parfois par-dessus une unité culturelle préalable.
Mais j’aimerais revenir un peu sur la question juive en relation avec l’Empire autrichien, car je pense que l’une des choses qui s’est produite en particulier après la Seconde Guerre mondiale, pour des raisons évidentes, c’est que l’ère des Habsbourg est apparue comme quelque chose de vraiment digne de nostalgie, en raison des catastrophes qui ont suivi la fin de l’Empire austro-hongrois — de l’entre-deux-guerres à la Seconde Guerre mondiale.
Pour autant, il n’est pas possible de dissocier l’antisémitisme de l’époque de l’Empire : c’est particulièrement vrai en ce qui concerne Vienne. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire du rôle que l’espace viennois a joué dans la formation de l’antisémitisme d’Hitler.
Vienne était un endroit où l’on voyait des gens se présenter aux élections en utilisant l’antisémitisme avec succès pour gagner des voix. L’histoire de cette question est donc très compliquée : il me semble difficile de séparer la période des Habsbourg des catastrophes qui ont suivi la chute de leur empire.
Passons un peu de l’héritage de l’Europe centrale aux parallèles entre l’Union et l’empire des Habsbourg, qui est au cœur du livre de Caroline de Gruyter. Nous savons, par exemple, que l’Union affectionne la figure de Charlemagne : il fait partie de son iconographie et de son histoire. Mais où se situe l’empire des Habsbourg dans la façon dont l’Union se perçoit elle-même et dans sa mission ?
Caroline de Gruyter
Ce qui est très similaire, c’est le fait que tant l’Union que l’Empire sont ou ont été multinationaux. Chaque partie de l’Empire des Habsbourg — comme chaque État membre de l’Union — a des traditions culturelles et politiques différentes, une géographie différente et des intérêts différents. Cela implique une certaine façon de faire les choses en recherchant des solutions de compromis. Tout le monde vient donc à la capitale, quelle que soit la question en jeu, et tous ne sont pas d’accord : c’est ainsi que le système est conçu.
Ce qui m’a frappé après avoir couvert la crise bancaire, une partie de la crise des réfugiés et la crise de l’euro à Bruxelles, c’est de découvrir que les Habsbourg avaient une expression pour la gestion des crises : le fortwursteln, que l’on pourrait traduire par l’art de la débrouille ou l’art d’avancer cahin-caha. C’était même le cœur du métier, comme le dit l’un de leurs ministres dans les années 1870 — et Jean-Claude Juncker aurait pu dire la même chose.
Ainsi, quelle que soit la question en jeu, chaque groupe arrive d’une direction différente et veut quelque chose de différent. Et si vous choisissez de ne pas écouter les revendications de certains d’entre eux, au bout d’un moment, ils risquent de perdre tout intérêt et d’essayer de partir : regardez le Brexit.
Malgré cela, l’empire des Habsbourg était dirigé de manière autocratique : la famille impériale, dont on peut encore admirer les traces dans les musées, mangeait dans de la vaisselle en argent et en or.
Tout reposait sur un système très vertical. Au XVIIIe siècle, les dirigeants avaient déjà compris que s’ils n’écoutaient pas toutes les parties constituantes de leur empire, sans prendre leurs demandes en considération, elles finiraient par provoquer sa chute. C’est en partie pour cette raison que l’impératrice Marie-Thérèse a créé des écoles, la première véritable bureaucratie au monde, des écoles et des hôpitaux pour le peuple. Elle avait compris que l’empire devait apporter une valeur ajoutée au peuple s’il voulait que celui-ci lui reste fidèle.
Je pense que c’est exactement la même chose pour l’Union : regardez ce que la Commission européenne a fait pendant la pandémie, ce qu’elle fait maintenant avec la guerre en Ukraine — elle essaie et a essayé de fournir de la valeur ajoutée, des vaccins achetés en commun pour s’assurer que tout le monde puisse les obtenir en prévenant les rivalités entre les États membres. Bien que personne n’ait jamais voulu d’une union de l’énergie en Europe, ni d’une union de la défense, nous parlons de toutes ces choses en ce moment. Nous avançons donc à tâtons et nous prenons ces décisions, tout en essayant de garder tout le monde à bord. C’est pourquoi un certain nombre de décisions prises par l’Union sont illisibles : il y a douze exceptions dans chaque paragraphe. Pour moi, ce fut une grande surprise de découvrir que cela fonctionnait plus ou moins de la même manière dans l’Empire des Habsbourg… et que tout le monde s’en plaignait déjà sans cesse ! Vous avez évoqué Joseph Roth et Stefan Zweig ; tous deux ont ridiculisé l’empire, sans même parler d’écrivains comme Robert Musil. Leur modernité et leur succès constant viennent aussi de ce que nous partageons leurs dilemmes et leur insatisfaction face au monde dans lequel nous vivons.
Helen Thompson, vous avez un point de vue plus critique sur la façon dont ce que vous appelez le « mythe des Habsbourg » pèse sur l’Union — notamment dans les relations qu’elle entretient avec certains de ses membres.
Helen Thompson
Je pense que cela remonte à la longue histoire des relations entre les Habsbourg, le Saint Empire romain et ce qui l’a précédé. Une certaine vision romantique de cette histoire a longtemps prospéré : elle transparaît par exemple dans les textes que Stefan Zweig a écrit sur l’Autriche comme symbole de l’Europe.
En l’occurrence, il s’agissait d’une Europe essentiellement centrée sur le christianisme latin : très étrangement, l’Europe grecque orthodoxe est parfois exclue de ce tableau dans le récit de Stefan Zweig. Si vous regardez les origines de la Communauté économique européenne, depuis 1957, elles sont en quelque sorte carolingiennes, dans le sens où elles remontent à Charlemagne — constamment invoqué comme une idée. Il y a une sorte de prémisse catholique-chrétienne à la Communauté économique européenne originelle.
Aujourd’hui, l’Union européenne s’est considérablement élargie et englobe une grande partie du continent européen, notamment la Grèce, un pays qui, d’une certaine manière, était étranger au christianisme occidental et représentait le christianisme oriental. C’est ainsi, je pense, que s’est imposée l’idée que la Grèce était, d’une certaine manière, un pays de seconde zone en Europe.
Si vous regardez la façon dont la Grèce a été traitée pendant la crise de la zone euro, je pense qu’il y a une hiérarchie claire à l’œuvre. On peut expliquer cela par la dette de la Grèce et son lien avec les problèmes bancaires en Europe du Nord, qui constitue un problème matériel majeur auquel la zone euro a dû faire face.
Mais ce que j’ai trouvé intéressant, c’est la façon dont Yanis Varoufakis, le ministre des finances pendant la crise grecque de 2015, a constamment essayé de faire appel à cet idéal de l’Europe, dans lequel la Grèce serait à traiter avec autant d’égards que la France et l’Allemagne. Progressivement, il a découvert qu’il y avait en fait une hiérarchie au sein de l’Union européenne, et que la Grèce se trouvait au bas de cette hiérarchie : la question était donc bien de savoir si la Grèce serait ou non expulsée de la zone euro. Cette Europe idéalisée avec laquelle Varoufakis travaillait l’aveuglait sur la réalité de l’Union européenne, sa nature hiérarchique. Un État comme la Grèce se situe en dehors du mythe de l’Union et, dans une certaine mesure, constitue une forme d’altérité orientale, comme la Russie. Il y a toujours eu une sorte de soupçon dans l’Union selon lequel la Grèce ne serait pas assez européenne.
Aujourd’hui, on ne dresse pas seulement des parallèles entre l’Union contemporaine et l’empire des Habsbourg, mais aussi entre le contexte géopolitique qui a conduit à sa chute et le monde dans lequel nous vivons. Les relations historiques de l’Autriche avec la Russie ont-elles joué un rôle dans la manière dont l’Union a considéré cette dernière ?
Ce sont deux questions différentes. La question russe était profondément importante pour l’Empire austro-hongrois et pour la Couronne d’Autriche elle-même ; il n’est pas vraiment possible de comprendre la fin de l’Empire en dehors du contexte de la crise géopolitique autrichienne, qui est devenue la Première Guerre mondiale : au cœur de cette crise, on trouve la question russe.
Voilà quelque chose d’intéressant : si vous lisez L’Homme sans qualités, l’une des choses que Musil essaye d’exprimer dans le livre est que l’Autriche est géopolitiquement innocente de ce qui se passe autour d’elle, et que la guerre vient de l’Est. Pourtant, la plupart des personnages ne le comprennent pas.
Je pense qu’il existe un véritable parallèle avec la manière dont l’Union européenne n’était pas conceptuellement équipée pour faire face au problème géopolitique que lui posait la Russie.
Si l’on considère la question de l’énergie, ce qui est intéressant, c’est la façon dont l’Autriche a joué un rôle central dans le développement des relations gazières de la Communauté économique européenne avec l’Union soviétique — avant même que l’Autriche ne fasse partie de l’Union européenne.
C’est l’Autriche qui est à l’origine de ces relations dans les années 1960, avant l’Allemagne de l’Ouest. Et cela est principalement lié à l’issue de la Seconde Guerre mondiale et au fait que les Soviétiques contrôlaient dans une certaine mesure l’industrie énergétique autrichienne.
Je dirais donc que si, historiquement, l’Autriche des Habsbourg et la Russie étaient des rivales géopolitiques, ce n’était plus vraiment le cas après 1945.
Des parallèles plus complexes doivent être établis aujourd’hui en termes de relations entre l’Autriche et la Russie dans le domaine de l’énergie, par rapport à ce qu’elles étaient dans la première partie du XXe siècle.
Caroline de Gruyter, dans votre livre, vous écrivez que ce qui fait tenir l’Empire des Habsbourg, c’est le soft power : en fin de compte, la montée aux extrêmes provoquée par la guerre aurait été tout simplement trop forte pour que les Habsbourg soient capables de maintenir l’Empire ensemble. Est-il juste de dire que l’Union utilise le même type de soft power pour garantir l’unité de ses membres ? On a l’impression que cette unité a été renforcée depuis l’invasion de l’Ukraine.
Caroline de Gruyter
Vous avez tout à fait raison, mais c’était aussi le cas dans l’empire des Habsbourg. Je le répète : en 1914, les sujets de tout l’empire étaient prêts à combattre les Serbes. Zweig lui-même était très favorable à cette guerre. Pourtant, en quatre ans, la guerre a défait l’Empire : c’est aussi une leçon pour l’Union européenne.
La guerre a tué l’Empire des Habsbourg pour plusieurs raisons : le front était très vaste et la guerre s’est très mal déroulée dès le premier jour. Alors même que l’empereur avait cherché à relancer son armée, afin d’imiter la Russie, le Royaume-Uni ou l’Allemagne, il n’en a jamais vraiment eu les moyens, en partie parce que les Hongrois refusaient de lui concéder les budgets dont il avait besoin. Les défaites militaires et l’approvisionnement des armées ont progressivement provoqué des situations de pénurie dans les grandes villes, ce qui a petit à petit miné les relations entre les différentes composantes de l’empire. Parallèlement, le Parlement a été fermé et les syndicats ont vu l’essentiel de leurs activités interdites. Progressivement, l’empire a cessé de s’occuper de ses peuples : les salaires de l’imposante bureaucratie n’ont par exemple plus été payés.
C’est à ce moment-là que les gens se sont tournés vers les nationalistes qui, comme nous l’avons déjà dit, ne s’intéressaient auparavant qu’aux droits sociaux et à une plus grande autonomie culturelle.
Otto Von Habsburg, le fils du dernier empereur, qui était membre du Parlement européen de nationalité allemande, a dit un jour que les entités multinationales ne peuvent pas mener une guerre offensive parce que, pour cela, il faudrait que tous les nez soient pointés dans la même direction. Nous voyons exactement la même chose aujourd’hui dans l’Union européenne : demandez aux Estoniens dans quelle mesure nous devrions nous impliquer dans la guerre en Ukraine, ils vous donneront probablement une réponse différente de celle des Portugais ou des Irlandais. À l’inverse, Otto von Habsburg disait que ce nous pouvions faire était mener une guerre défensive : c’est exactement ce qui se passe actuellement dans l’Union, nous discutons de formes d’intégration européenne dont nous n’avions jamais parlé auparavant. Même les nationalistes et les cosmopolites de toute l’Europe s’entendent finalement sur le fait que nous avons besoin d’une protection forte et de contrôles aux frontières.
Cela rappelle également aux Européens — et en particulier aux jeunes Européens qui l’avaient sans doute oublié — que la principale raison d’être de l’Union européenne était d’empêcher la guerre.
Aujourd’hui, alors qu’une guerre se déroule en Ukraine, la question est : l’Union peut-elle finir comme l’empire des Habsbourg ? Je pense que c’est possible. Non pas parce que la Russie nous attaquerait — bien que la probabilité que cela se produise soit assez élevée en ce moment — mais en raison des mêmes conditions qui ont permis aux nationalistes de prospérer sous le règne des Habsbourg : le chaos, la destruction et le dépérissement total de l’administration centrale.
Peut-être que Vladimir Poutine joue un peu là-dessus en essayant de diviser l’Union, de la faire souffrir économiquement. C’est pourquoi nous essayons de ne pas vraiment nous impliquer dans cette guerre.
Helen Thompson
Je suis d’accord avec Caroline pour dire que la cause fondamentale de la fin de l’Autriche impériale est géopolitique : c’est la Première Guerre mondiale et non pas le problème de la nationalité qui a emporté les Habsbourg. Il est certain que l’Autriche et la Hongrie auraient été confrontées à des questions difficiles si la Première Guerre mondiale n’avait pas eu lieu. La succession au trône s’était compliquée par le suicide du fils de François-Joseph : l’héritier désigné, François-Ferdinand, était très différent de son oncle, et son attitude quant aux entités composant l’empire aurait pu compliquer les choses.
Mais l’Autriche-Hongrie avait surtout besoin de paix. C’était en quelque sorte le fondement de son existence, du moins en ce qui concerne l’absence d’une guerre européenne générale. L’ironie tragique est que ce sont la mort de son prince héritier et la réponse autrichienne à cette mort — l’ultimatum envoyé à la Serbie — qui ont déclenché la guerre qui allait défaire l’empire austro-hongrois.
Je pense qu’il ne s’agit pas seulement de la manière dont la question des nationalités a été traitée en temps de guerre, mais aussi de la question des relations géopolitiques de l’Autriche avec la Russie : n’oublions pas que le premier coup dur que l’Autriche a subi pendant la guerre a été la perte de la bataille de Lemberg en 1914.
Puis les Américains sont arrivés en 1917 — Woodrow Wilson était attaché à l’idée que la guerre était menée pour la démocratie, qu’il assimilait à l’autodétermination nationale. Une fois que les Autrichiens se sont retrouvés du côté des perdants de la guerre, je ne pense pas que leur empire multinational aurait pu survivre, car les Américains avaient leur mot à dire sur les termes de la paix en Europe. Woodrow Wilson voulait défendre le principe de l’autodétermination nationale et il tenait particulièrement à le faire respecter en ce qui concernait l’Autriche-Hongrie.
On pourrait même dire que l’autonomie de l’Autriche-Hongrie avait pris fin en 1916, lorsque l’empereur allemand fut placé à la tête de toutes les forces des puissances centrales. L’Autriche était alors déjà affaiblie — je ne dirais pas que l’empire s’est effondré à ce moment-là, mais ses relations avec l’Allemagne en ont été fondamentalement modifiées — et il est assez difficile de voir comment l’empire aurait pu s’en remettre.