Louis Gautier, directeur de la Chaire Grands enjeux stratégique de Paris 1, ancien Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, est l’auteur en 2019 du rapport « Défendre notre Europe ». Il publié en 2021 Mondes en guerre. Guerres sans frontière, 1945 à nos jours chez Passés Composés.
Transformations de la défense européenne depuis l’invasion de l’Ukraine
Après plus d’un an, est-il avisé de tirer de premières leçons de la guerre ?
Plusieurs leçons s’imposent déjà d’elles-mêmes. Le retour de la guerre en Europe confirme le basculement définitif dans une ère géostratégique nouvelle engagée durant la précédente décennie.
D’un point de vue militaire, ce conflit, régressif tant par ses mobiles que par ses visées, nous ramène à des combats d’attrition meurtriers et brutaux. L’art de la guerre « sans empreinte » théorisé et promu par l’Occident pour ces interventions extérieures dans la période post guerre-froide (« zéro mort », frappes chirurgicales et à distance, limitation des dégâts collatéraux…) est pris à contre-pied. Par rapport à tous les conflits depuis trente ans, il est également un contre-exemple dans la conduite des opérations, dans la mesure où les Russes n’étant pas parvenus à obtenir la maîtrise de l’air, ce milieu reste, jusqu’à présent, non déterminant dans la confrontation.
La guerre d’Ukraine nous rappelle aussi combien le ressort moral d’un peuple, quand sa survie est en jeu, est un facteur essentiel dans la conduite d’un conflit. Enfin, la guerre d’Ukraine, anachronique par maints aspects, est cependant aussi une guerre contemporaine avec l’emploi d’armements modernes testés sur le champ de bataille — drones isolés ou en essaim, missiles, systèmes électroniques… — ou de moyens civils détournés de leur usage initial. C’est cette combinaison qui est la plus intéressante à observer du côté ukrainien car très innovante, par exemple en matière de communication, de renseignement, de logiciels de préparation de manœuvres tactiques isolées, ou de ciblage des tirs.
Il serait néanmoins trop tôt pour tirer les conclusions d’un conflit encore inabouti ?
À ce stade, à la veille d’une contre-offensive annoncée des forces ukrainiennes, ce qui frappe c’est, pour les deux parties, l’écart persistant entre les objectifs militairement atteignables et les objectifs politiques souhaités. Les Russes ont dû faire le deuil d’une domination complète de l’Ukraine et en rabattre sur toutes leurs prétentions, mais ils peinent à rendre irréversible l’annexion politique des oblasts de Kherson, Zaporijjia, Donetsk et de Louhansk en unifiant leurs zones de conquête à partir de la Crimée et à l’est du Dniepr. Les Ukrainiens et leurs alliés, de leur côté, doivent viser des objectifs militaires réalistes. Il s’agit de parvenir à dégager sur le terrain les conditions d’une sortie du conflit rétablissant le plus complètement possible l’Ukraine dans ses droits souverains et rendant patent l’échec de Moscou. Or plus on surcharge les opérations militaires d’enjeux géopolitiques et idéologiques qui les dépassent, moins on a de chance d’en assurer le succès.
D’une manière générale, il faut éviter de chercher un sens à la guerre là où la signification suffit. Autrement, on entretient sa dynamique néfaste en falsifiant ses terribles réalités. On commet les mêmes erreurs que Frédéric Gros qui, en 2006, dans Etats de violence pronostiquait la fin de la guerre faute de la reconnaitre dans les conflits intraétatiques et les opérations extérieures en cours à l’époque et qui aujourd’hui dans Pourquoi la guerre ? a tendance à l’essentialiser, à la sublimer comme une passion triste. Il n’est malheureusement pas un cas isolé. Parmi tous les pièges que la guerre tend à celui qui cherche dans ses occurrences et sa récurrence historiques à en comprendre les ressorts, le premier qu’il faut éviter est de se laisser fasciner par elle.
On se trompe toujours en cherchant à la guerre un au-delà démonstratif. Le seul au-delà rationnel de la guerre c’est, de tout façon, la paix. Or la paix n’arrive jamais comme par magie lorsque la guerre s’arrête. Elle se construit. À cet égard, quelle que soit sa fin, le conflit d’Ukraine ne règlera pas les désordres qu’il aura causés, en Ukraine, en Europe et au plan international.
C’est pourquoi la reconstruction de l’Ukraine et les garanties de sécurité à lui donner devraient déjà faire l’objet de discussions exploratoires. Nous devrions avoir compris que notre sécurité et la stabilité de notre continent passent par la capacité des Européens à assumer davantage en commun leur défense. Il ne faut pas croire enfin que les Occidentaux, parviendront à remobiliser le « reste du monde » sur leurs lignes de confrontation — aujourd’hui contre la Russie et demain contre la Chine. La plupart des autres pays attendent d’eux un discours moins autocentré, plus global et positif.
Pourtant, cette guerre a déjà été la source d’évolutions dans le domaine de la défense européenne du continent. Ces avancées rapides, qui vont aujourd’hui jusqu’à la possibilité de lever des munitions à l’échelle européenne, pointent vers l’émergence d’une industrie de défense proprement européenne à côté des industries nationales. Allons-nous dans la bonne direction ?
Incontestablement, à l’occasion du conflit d’Ukraine, l’Europe s’est dotée d’une dimension militaire avec des crédits mobilisés pour soutenir l’effort de guerre de ce pays. Certes la création du Fonds européen de défense (FEDef) pour les équipements militaires, puis l’augmentation des crédits de la Facilité de paix pour les opérations extérieures avaient ouvert la voie, mais le pas accompli pour financer la livraison d’armes à l’Ukraine et la reconstitution des stocks militaires des États de l’Union est plus significatif encore. La mobilisation de financements substantiels — qu’il s’agisse de crédits communautaires, ou de contributions volontaires des États mis au pot commun — va dans le bon sens. De même, dans le domaine connexe de la sécurité, l’annonce récente de la mise en place par l’Union d’un bouclier cyber doté de 1 milliard d’euros est une excellente nouvelle.
La méthode fonctionnelle par le financement des approvisionnements militaires est vertueuse. Toutefois elle n’est pas suffisante pour produire un réel effet de levier en faveur de la consolidation des appareils de défense et de sécurité des États membres et du renforcement de la base industrielle et technologique de défense (BITD) de l’Union. Cette méthode trouve aussi bien vite ses limites politiques, car c’est une façon d’obtenir une entente par le bas entre Européens tout en éludant tous les débats politiques par le haut. Sans même évoquer la question de l’autonomie stratégique européenne — redevenue un chiffon rouge — quelle équation de sécurité pour l’Europe, après la cessation des hostilités en Ukraine ? Quel est le positionnement des Européens dans la confrontation entre Chine et Etats-Unis ? Faut-il élargir rapidement l’Union à de nouveaux membres dont l’Ukraine afin de favoriser la stabilité du Vieux continent ou bien risque-t-on ainsi de la fragiliser excessivement au point de compromettre totalement cet objectif ? Au-delà des formules convenues ou des déclarations de circonstance quelle est réellement la place de la dissuasion nucléaire et des défenses antimissiles dans les doctrines militaires de nos partenaires ?
L’invasion de l’Ukraine a entraîné chez les Européens des réactions unitaires très positives, face à la Russie de Poutine. Elle a renforcé l’OTAN et son rôle essentiel dans la défense collective des Européens. En revanche, tant qu’il se poursuit, le conflit ukrainien empêche de clarifier le rôle de l’OTAN en dehors de sa mission centrale et au-delà de son aire continentale. Il bloque aussi l’essor de la défense européenne, y compris dans le domaine des équipements militaires. L’heure est à la fabrication de canons et à la livraison de chars. En ordre dispersé, les pays européens achètent en urgence du matériel sur étagère plus qu’ils ne se préoccupent du développement des systèmes d’armes du futur.
On finance, avec retard, la guerre qu’on n’a pas vu venir ; on ne cherche toujours pas à programmer en commun les équipements en dotation dans les armées européennes.
La transformation en cours n’avait de fait pas été planifiée. Mais au-delà de la possibilité d’un retour de flamme lié au cheminement fonctionnaliste de ces politiques, existe-t-il un risque à continuer d’improviser en matière de défense ?
La guerre en Ukraine a un effet paradoxal. D’un côté, elle fait prendre conscience aux États européens de l’erreur qu’ils ont commise en refusant collectivement de s’assumer comme un acteur stratégique à part entière face aux défis de sécurité que leur posait la Russie de façon répétée depuis au moins dix ans. De l’autre, ce choc n’est pas suffisant pour les sortir d’une culture de l’erreur. Hantés par leur passé, les Européens ont tourné le dos à la logique de la puissance militaire, en la déléguant aux Américains dans l’OTAN et en la neutralisant dans l’Union. Toutes les tentatives pour donner corps à la défense européenne depuis la fin de la guerre froide ont été ravalées. Finalement Trump et Poutine au cours des dernières années avaient plus fait pour la cause de la défense européenne que tous les efforts politiquement concertés. À la suite de l’invasion de l’Ukraine en février 2022, dans un monde de nouveau travaillé par des rivalités de puissance, les Européens sont tétanisés. La démonstration est pourtant faite dans ces circonstances qu’une puissance exclusivement civile comme l’Union ne peut prétendre être une puissance de paix. Pour dissuader les autres de nous agresser et contribuer utilement à la définition des conditions de la paix sur notre continent, il faut être forts.
Où faudrait-il agir ?
L’Europe est perçue comme un agrégat de nations faibles, divisées et incapables d’agir collectivement pour défendre ses intérêts stratégiques et de sécurité, a fortiori quand il s’agit de peser sur les grands équilibres mondiaux ou sur les enjeux planétaires. Depuis 2008, face à des provocations multiples et pas seulement russes, indépendamment de ce que nous pesons économiquement, cette représentation nous fragilise, pas simplement à Moscou ou Pékin mais également à Brasilia, à New Dehli, à Ryad ou à Abuja.
Certes, comme souvent dans les crises, dernièrement celle du Covid ou celle de l’Ukraine, les Européens ont régulièrement su se mobiliser et réagir. Mais les décisions prises dans l’urgence, si elles font positivement progresser l’Union, constituent aussi des précédents qui peuvent avoir des effets de bords problématiques. On le voit bien aujourd’hui dans le traitement de la question énergétique comme hier dans les mesures économiques et budgétaires trop drastiques imposées aveuglément à certains pays au moment de la crise des subprimes en 2008. La construction européenne ne peut pas se résumer à une gestion de crise. Notamment s’agissant de questions aussi fondamentales que le pacte démocratique sur lequel notre communauté de destin est établie ou la protection des intérêts stratégiques et de sécurité de l’Union européenne.
Comme après la guerre froide, lors de la guerre du Kosovo ou de l’intervention américaine en Irak en 2003, l’Europe est de nouveau travaillée par un dilemme : comment aller dans le sens d’une politique de défense et de sécurité commune sans distendre la protection américaine ? À chaque fois les évènements produisent un instant de lucidité puis c’est le blocage.
Est-ce vraiment un dilemme — ou une ligne de clivage insuffisamment explicitée au sein du continent ?
Un dilemme d’abord, un clivage ensuite, un blocage enfin.
En réalité, deux visions s’opposent.
D’un côté, parmi les Européens, il y a ceux — les plus nombreux — qui considèrent que la garantie militaire américaine est une condition indispensable à leur sécurité. Ils acceptent une dépendance stratégique et le prix à payer pour une telle dépendance, notamment en termes d’acquisition d’armements à l’industrie américaine. Ils admettent aussi délibérément des carences capacitaires dans leurs forces, de sorte que les États-Unis demeurent seuls en mesure d’assurer la cohérence opérationnelle globale des armées européennes. Ils pensent ainsi imposer aux Américains, par un chantage politique et moral (« sans vous nous serions vaincus ») une alliance obligée. L’histoire pourtant n’est pas clémente à l’égard des vaincus encore moins à l’égard de ceux qui intériorisent la faiblesse.
De l’autre il y a ceux qui, plus lucidement à mon sens, pensent, comme le général De Gaulle en son temps pour la France, qu’il est raisonnable d’être d’abord capable collectivement de se défendre soi-même quitte à le faire pour plus d’efficacité au sein d’une d’alliance intégrée avec les Américains. À part en France, cette position déjà très minoritairement partagée par les dirigeants politiques européens, n’est, dans les circonstances présentes, officiellement et publiquement soutenue par personne.
Point n’est besoin cependant d’alimenter ces querelles théologiques pour avancer dans le bon sens. Il suffit de rester concret. Le renforcement et la cohésion des moyens militaires détenus en propre par les Européens, quels que soient les cadres d’emploi (Alliance atlantique, Union européenne, coalitions d’États) améliorerait le niveau de sécurité globale des pays membres de l’Union.
Pour dénouer ce blocage, suffit-il de peser davantage au sein de l’OTAN ou faut-il repenser le système transatlantique ?
À vingt-sept — a fortiori à vingt-huit avec le Royaume-Uni — les Européens par leurs crédits de défense, constituent la deuxième puissance militaire au monde. Sauf que ces crédits ne sont pas rationalisés et que leur panoplie d’armements présente de multiples redondances et des impasses majeures.
Nous sommes ainsi dans une situation absurde où les États membres dépensent collectivement plus de 250 milliards d’euros par an pour leur défense, avec des crédits en très forte augmentation, sans programmation commune ni même priorités communes. On constate de fortes redondances dans les parcs en ligne, une disponibilité opérationnelle des moyens en revanche très problématique et de graves carences concernant notamment les instruments du contrôle stratégique — notamment des outils satellitaires, de renseignement et de guerre électronique – ou encore les armements de nouvelle génération autopilotés comme les drones.
La Russie, dont le budget de la défense représente, effort de guerre compris, moins de la moitié du budget européen de défense et dont le PIB est inférieur à celui de l’Italie, a ainsi pu considérer qu’elle pouvait attaquer impunément l’Ukraine sans craindre de réaction militaire de la part des Européens et en tablant sur une abstention stratégique des Américains.
Constat plus accablant encore : sans les initiatives anticipées des États-Unis et du Royaume-Uni dans la période post Brexit et surtout sans leadership américain, les Européens ne seraient sans doute jamais parvenus à un accord puis une mobilisation efficace pour soutenir militairement l’Ukraine. Il est probable que la plupart des pays membres de l’Union n’auraient pas dépassé le seuil des sanctions économiques infligées à la Russie.
Pourtant, nous en restons là à des mesures d’urgence acceptables par tous (recompléter des stocks d’armes, restructurer des chaînes d’approvisionnement, financer des livraisons) mais rien qui n’indique qu’on s’achemine, par des exercices conjoints, vers une mise à plat puis une rationalisation des capacités militaires européennes. Ce serait pourtant un minimum que de veiller, pas simplement comme aujourd’hui, à l’interopérabilité des forces mais à la cohérence d’ensemble des moyens militaires mis au service de leur défense collective par les États européens. La Pologne achète aux Coréens et aux Américains des blindés d’occasion par centaine, l’Allemagne promeut un bouclier antimissile, l’European Skyshield, pour l’instant principalement à base de Patriot américain PAC-3 et d’Arrow3 développés par Israël et les États-Unis, tandis que la France tente de sauver le programme SCAF en coopération.
Quel est le risque de la situation que vous décrivez ?
Le risque immédiat pour les Européens, au moins tant que le conflit ukrainien dure, est d’être forcés à un alignement politique systématique sur les positions américaines, y compris dans leur bras de fer contre la Chine. Le risque, à plus long terme, est de mal préparer les conditions d’une suppléance à un désengagement militaire américain inéluctable une fois cette crise surmontée.
Dans leurs réflexions stratégiques, les Américains envisagent le traitement de la guerre en Ukraine et la confrontation avec la Chine dans deux séquences temporelles successives. En finir avec la menace récurrente de Poutine, pour se concentrer ensuite sur la Chine. Ce pari suppose que le conflit ukrainien reste bordé sans plus d’effets d’internationalisation que ceux aujourd’hui constatés, notamment en ce qui concerne l’implication de Pékin aux côtés de Moscou. Or le conflit ukrainien peut s’inscrire dans la durée, et faire évoluer tous ces paramètres. En outre, nul ne peut prévoir selon quelle probabilité et à quelle échéance pourrait survenir une épreuve de force avec la Chine. De même, on peut craindre l’ouverture d’une autre crise majeure ailleurs dans le monde. Une priorité chassant l’autre, les Européens risquent de se trouver alors aux avant-postes pour maintenir une ligne de front face à la Russie. Cette hypothèse plaide en faveur d’une plus grande unité de vue et d’action européenne qu’il s’agisse des sanctions, des mesures de rétorsions imposées à la Russie comme du soutien militaire à l’Ukraine. Or aujourd’hui la clé de voûte de cette unité est américaine.
Les États-Unis considèrent qu’ils ne peuvent pas être engagés dans deux conflits majeurs en même temps. Depuis 2018, c’est en tout cas ce que les documents de réflexion du Pentagone soulignent. L’implication des Américains dans le conflit ukrainien est certes politiquement décisif mais militairement il n’est qu’indirect. Tant que le conflit reste maîtrisé, le soutien aux forces ukrainiennes complique sans obérer leurs facultés de manœuvre — sauf marginalement certains stocks, de Javelin ou de Stinger par exemple qui sont à un étiage critiquement bas. D’où la question qui se pose du développement et de la conduite de la guerre dans la durée au terme de cette année.
Vous plaidez pour continuer le soutien à l’Ukraine mais de manière incrémentale, sans entrer dans le piège tendu par Poutine de l’internationalisation du conflit. Pourriez-vous revenir sur cette nuance ?
La guerre d’Ukraine reste verrouillée par le nucléaire et demeure territorialement confiné. Ce conflit, malgré son retentissement mondial est donc toujours stratégiquement et géographiquement limité. Alors qu’avec la fin de l’hiver une deuxième manche est engagée et qu’une contre-offensive ukrainienne est attendue, la question qui se pose est de savoir si ce conflit peut se poursuivre encore longtemps de façon linéaire dans des combats d’attrition meurtriers.
À ce stade de développement des opérations, les alliés de l’Ukraine peuvent augmenter de façon notable leurs soutiens, notamment par la livraison de missiles à plus long rayon d’action, d’avions de combat (classe F16), de drones plus performants (type Reaper) et la fourniture d’appuis logistiques renforcés. Il s’agirait par des actions complémentaires aux assauts contre les lignes fortifiées russes de désorganiser voire d’empêcher leur approvisionnement. Les alliés peuvent ainsi poursuivre plus avant dans cette voie incrémentale en restant cependant sous le seuil de la belligérance, là où les Russes mis en difficulté n’auraient d’autre choix que ceux conduisant à une plus grande internationalisation du conflit — ouverture d’un front de diversion, extension du théâtre d’opération, escalade dans l’emploi de moyens conventionnels comme un sabotage cyber massif, voire frappe nucléaire tactique ou explosion extra-atmosphérique au-dessus de l’Ukraine induisant cependant de très importants effets de bords y compris pour la Russie. On en est là. Une gamme d’options restreinte est donc encore possible pour les alliés de l’Ukraine sans tomber dans le piège de la cobélligérance ou craindre une plus grande internationalisation du conflit. Le but, je l’ai déjà indiqué, doit être le rétablissement le plus complet possible de l’Ukraine dans ses droits souverains et une fin des hostilités rendant manifeste l’échec de Moscou. Les mois à venir sont donc cruciaux. La partie est serrée. À l’été, au plus tard à l’automne, on risque d’avoir atteint un nouveau palier. La question se reposera alors dans les mêmes termes que maintenant, rupture ou continuité. C’est-à-dire dans le premier cas l’extension et le changement de nature de la guerre et dans l’autre la résignation à la voir s’épuiser, sans réel vainqueur, dans un conflit gelé.
Certains avancent que Poutine souhaite mener une guerre d’entraînement pour des raisons de politique intérieure et de maintien du pouvoir…
Le but de Poutine est désormais d’empocher sa mise en se satisfaisant d’un gel progressif du conflit sur une ligne de démarcation déterminée selon ses vues. Il a plutôt intérêt, y compris au plan intérieur, à pouvoir mettre en avant un demi-succès maquillé en victoire sur lequel thésauriser politiquement. Il est plus facile actuellement pour les Russes de contenir la contre-poussée ukrainienne que de repasser à l’offensive. Tant que le conflit reste linéaire, sans rupture ni escalade opérationnelles, l’objectif russe est de tenir et d’épuiser les forces adverses. Après, wait and see au Kremlin… La Russie cependant n’est pas en grande forme. Elle a du mal à reconstituer ses capacités et à régénérer une troupe avec des effectifs correctement formés. Elle doit mesurer, chaque jour les inconvénients, d’être passée en Ukraine de la stratégie de la guerre hybride et couverte à la guerre directe et ouverte, surtout si ses gains territoriaux in fine sont réduits.
Du côté de l’Ukraine, pour dépasser un rapport de forces qui numériquement n’est pas à l’avantage de ses forces, il faudrait envisager des scénarios tactiques nouveaux voire très innovants, y compris en allant frapper les forces russes sur leurs arrières pour les désorganiser et couper leurs chaînes logistiques. Jusqu’où aller cependant sans déborder en territoire russe, sans emballer le conflit, ce à quoi les Américains veillent comme le lait sur le feu ?
Pour Washington, il faut que la situation dégagée militairement en Ukraine non seulement contrecarre les ambitions annexionnistes de Poutine mais cause la « déroute symbolique » de la politique impérialiste qu’il pratique dans son étranger proche. Il faut casser la crédibilité des équipes au pouvoir à Moscou et surtout empêcher les récidives.
Les Chinois restent en lisière, confirmant leur soutien diplomatique, économique et financier à la Russie mais sans faire plus, en tout cas en évitant l’envoi direct d’armes et toute implication militaire manifeste. Cela dit, si la situation devait évoluer dans un sens trop défavorable à Moscou, ils en viendraient à soutenir plus fortement l’effort de guerre russe par tous les moyens discrets et indirects possibles. Il n’y a aucun doute là-dessus. Les Chinois ne peuvent pas laisser tomber un allié dont le comportement, stupide parce que mal calculé, a comme principal avantage pour eux de gêner sinon d’entraver la liberté d’action des États-Unis, leur unique compétiteur stratégique à ce jour. Un conflit qui dure sans escalader est une épine envenimée dans la botte américaine.
La deuxième problématique qui en découle concerne l’architecture de sécurité sur laquelle nous voulons parier : à ce stade, dans quelle direction faudrait-il aller ?
Nous payons déjà cher politiquement et économiquement les effets de ce conflit mais la fin des hostilités ne réduira pas pour autant le prix à payer si les Européens ne renforcent pas leur unité pour affronter les défis stratégiques et de sécurité de demain. Notre environnement de sécurité doit être durablement stabilisé. L’OTAN, comme organisation militaire, est une pièce majeure de l’échiquier. On n’imagine pas cependant que les États européens, pour eux-mêmes, et l’Union, en tant que telle, ne soient pas directement parties de négociations portant sur la définition de l’équation de sécurité du Vieux continent pour les décennies futures. En tout cas, ce n’est pas envisageable pour la France. En outre l’OTAN, dans la gestion de crises (sauvegarde de ressortissants, catastrophes naturelles, protection de populations civiles, missions de maintien de la paix) sur des théâtres extérieurs voisins de l’Europe (Méditerranée, Afrique, Proche et Moyen-Orient), peut ne pas pouvoir intervenir pour des raison politiques ou devoir l’envisager sans les États-Unis, ceux-ci souhaitant reconcentrer leurs déploiements militaires dans la zone Indopacifique. De tels scénarios de crises supposent donc des réponses européennes adaptées.
En tout état de cause, la guerre d’Ukraine ne pourra se terminer sans que des garanties de sécurité soient données à l’Ukraine. L’entrée immédiate de ce pays dans l’OTAN se heurte à des difficultés évidentes. Elle est problématique si le conflit est simplement gelé et peut reprendre à tout moment mais aussi en cas de solution négociée avec la Russie, l’adhésion de ce pays à l’OTAN ayant été un motif allégué de son agression. L’entrée dans l’Union européenne est, malgré toutes les promesses faites, plutôt compliquée aussi. Des garanties de sécurité pourraient passer, le moment venu, par la signature d’un traité séparé avec l’Ukraine comportant une clause démarquée de l’article 42 § 7 du traité sur l’Union européenne.
Loi de programmation militaire
En France, la loi de programmation militaire (LPM) a voulu prendre en compte les bouleversements que l’on connaît depuis le 24 février 2022. Mais cette allocation d’un montant considérable de ressources ne semble adossée à aucune doctrine. Êtes-vous inquiet qu’il n’y ait pas eu suffisamment de travail intellectuel en amont pour en décider ? Le problème que vous pointiez à l’échelle continentale s’observe-t-il à l’échelle nationale ?
Ce qui me frappe c’est le caractère effervescent mais finalement peu audacieux des débats sur les questions de défense en Europe comme en France. Tout le monde a l’œil rivé sur les combats d’artillerie du Donbass. Pourtant si les leçons à en tirer sont utiles, les nouvelles règles de l’art militaire du XXIème siècle s’écrivent ailleurs, dans la compétition technologique civile et militaire que se livre Chinois et Américain notamment en matière d’IA ou de calcul quantique, de vols spatiaux habités ou de cyber.
Par ailleurs, chacun agit en ordre dispersé. Tous les budgets d’armement des États européens augmentent comme jamais depuis la fin de la guerre froide, sans concertation ni définition conjointe d’orientation des priorités et de partage des tâches. La France ne fait pas exception à la règle. En pleine guerre d’Ukraine, elle semble renationaliser le sujet de sa défense. Si les mots ont un sens, l’intitulé du dernier document de cadrage de la politique de défense française pour les années prochaines est « Revue nationale stratégique », là où hier on parlait dans les derniers Livres blancs (2008 et 2013) ou revue (2017) de défense et de sécurité nationale pour souligner que si la sécurité restait un domaine d’action placé sous l’emprise de notre droit national (cyber, lutte intérieure contre le terrorisme, renseignement…), la défense en revanche était conçue dans l’interdépendance avec nos partenaires et alliés. Je ne sais pas si l’effet d’affichage symbolique était voulu. Je constate que cette revue fait juste référence au « concept stratégique » de l’OTAN ou à la « boussole stratégique » de l’Union européenne, sans chercher à les décliner. C’est un constat et non un reproche tant ces deux documents adoptés en 2021, avant la guerre d’Ukraine, peuvent d’ores et déjà apparaître en partie décalés.
Nous sommes à l’amorce d’un troisième cycle de la politique de défense française sous la Vème République. Le premier cycle, correspondant à la période de la guerre froide (1960-1990) est marqué par la constitution de la dissuasion nucléaire ; la réalisation dans les années 1980 de grands programmes conventionnels pour doter un contingent de forces limité mais lourdement armé d’équipements très modernes et déployable face au Pacte de Varsovie ; le maintien d’une armée de gros effectifs à base de conscription. Celui-ci fut suivi d’un deuxième cycle également de trente ans (1990-2020), caractérisé par la priorité donnée aux missions de projection extérieure post guerre-froide, à la mise sur pied d’une armée professionnalisée, plus souple et ramassée et à la réalisation de la deuxième génération d’armes nucléaires en nombre plus limité.
En ce début de la décennie 2020, la donne stratégique est modifiée par la contestation de la supériorité stratégique, le déclin, en partie induit, de l’interventionnisme militaire occidental (retrait d’Irak, d’Afghanistan, du Mali …), la réémergence de conflits interétatiques (Yémen, Haut Karabakh, Ukraine…), l’essor de nouvelles dimensions de conflictualité et leur militarisation (cyber, espace, grandes profondeurs océaniques), l’entrée dans un troisième âge nucléaire.
Ces évolutions sont décrites dans les documents officiels français mais pas encore réellement traduites dans un corps de doctrine ni dans des contrats ou des scénarios opérationnels pour les forces ou encore dans des concepts d’emploi pour les équipements. Prenons par exemple le groupe aéronaval (porte-avions, frégates, SNA et pétrolier ravitailleur d’accompagnement, escadre d’avions embarqués) qui est un élément de projection lointaine de puissance. Concrètement dans quelle zone de conflit envisage-t-on de le déployer demain comme on le fit durant le conflit d’Afghanistan en 2001 ? S’il doit consolider la stratégie française en indopacifique quelle base relais est aménagée pour l’accueillir et assurer son maintien en condition opérationnelle ? Prenons en un autre : de façon très conservatrice, les armées françaises envisagent l’emploi des drones en compléments ou en appui des forces classiques, mais dans quelle mesure faut-il passer à une logique de substitution au moins partielle ?
Beaucoup trop de réflexions restent au stade exploratoire, dans les centres de doctrine des États-majors ou de la DGA, les bureaux d’études des industriels ou les think tanks. Au-delà de cette observation, constatons que le débat politique sur la réorientation de notre défense pour relever les défis de demain et sur l’adaptation du modèle physique et financier de nos armées pour y parvenir n’est pas encore engagé.
Trouvait-on davantage de structuration dans la Revue nationale stratégique publiée fin 2022 ?
La revue nationale stratégique a le mérite d’être un document synthétique et complet sur les enjeux de sécurité et l’état de la menace. Elle livre une description à plat, indique de nombreuses priorités pour notre défense sans les hiérarchiser (la dissuasion, le cyber, le spatial, le renseignement, la nécessaire remontée en gamme et le durcissement des armements conventionnels dans l’hypothèse de conflits majeurs sur ou à la périphérie de notre continent, les approvisionnements et le redimensionnement des stocks de munitions, la présence en indopacifique). Elle laisse la future LPM (2024-2030) dont elle est une sorte d’exposé des motifs en décider au travers de la distribution des enveloppes financières finalement affectées à ces divers objectifs.
N’exagérons pas cependant la portée des revues ou des livres blancs. Le premier livre blanc sur la défense a été rédigé 1972 plusieurs années après que le général de Gaulle a réformé de fond en comble nos armées. Le président Mitterrand et son ministre Pierre Joxe, immédiatement après la guerre du Golfe, ont lancé la réforme de notre outil de défense, sans attendre un livre blanc écrit en 1994. Il n’a pas fallu plus de trois ans pour réaliser la professionnalisation complète de nos armées décidée par Jacques Chirac. Le livre blanc de 2008 d’une certaine façon se distingue parmi tous ces exercices en consacrant de façon préalable l’adoption de la notion de continuum de sécurité et de défense dans notre corps de doctrine et la réinsertion de notre pays dans le commandement intégré de l’OTAN. En réalité, seuls comptent, la réactivité des options levées, la netteté des décisions et la force des arbitrages, notamment au plan budgétaire et financier.
Ce sont les enjeux de la future LPM 2024-2030 et des prochaines lois de finances.
Quelles leçons peut-on déjà en tirer ?
La 14ème loi de programmation militaire prévoit une nette augmentation de l’enveloppe de programmation qui passe à 413 milliards d’euro, soit en moyenne 10 milliards d’euro de plus par an. Cette manne supplémentaire est cependant affectée par de nombreux facteurs qui limitent fortement son effet positif en termes d’acquisition d’équipements et d’investissements nouveaux. Tout d’abord sur 413 milliards de financements, 13 milliards de ressources extra budgétaires restent à trouver. Ensuite l’accroissement de l’inflation renchérit le coût des facteurs avec un manque à gagner global en termes de pouvoir d’achat de l’ordre de 30 milliards d’euro. Enfin l’accroissement des dépenses militaires programmées à l’horizon 2030 est une progression en escalier avec des marches plus petites au départ (de l’ordre de 3 milliards jusqu’en 2027) plus élevées à la fin. Certaines priorités de souveraineté sont clairement établies, comme le renouvellement des composantes de 3ème génération de la dissuasion ou celle des outils de renseignement et de cyberdéfense. En revanche la composition et le dimensionnement de nos forces conventionnelles dans le haut du spectre suscitent plus d’interrogations. Jamais depuis 1958 nous n’avons eu un modèle d’armée général et complet, sauf sur le papier. L’important c’est bien la cohérence et la robustesse du scénario d’emploi de référence le plus élevé qui peut être dégradé et complété dans d’autres circonstances correspondant à des interventions militaires du milieu ou du bas du spectre. En l’occurrence, les principales questions en attente de clarification sont les suivantes : quel volume de forces déployables et sous quel préavis dans un conflit majeur sur ou à la périphérie du Vieux continent, quels moyens d’entrée en premier, quelles capacités de commandement et de contrôle stratégique et tactiques ?
Le blocage pourrait-il précisément s’expliquer par le fait que l’articulation entre nucléaire et conventionnel n’a jamais été repensée ?
Cette articulation existe déjà en réalité, ne serait-ce que dans la « communalité » de certains éléments ou le partage de certains développements concernant la famille des missiles (furtivité, vélocité, propulsion, leurrage, guidage) ou les moyens de planification des frappes ex ante. En revanche, il est vrai que notre doctrine est assez peu évolutive en matière de dissuasion et insiste sur l’étanchéité entre le domaine nucléaire et conventionnel. La France a raison de souligner qu’il existe une différence de nature entre les armements nucléaires et les autres. Il s’agit de respecter et faire respecter l’interdit qui s’attache à l’emploi de ces armes dans tous les cas où les intérêts vitaux d’une puissance détentrice ne sont pas directement ou indirectement menacés. Cela dit, la crédibilité de la dissuasion passe aussi par la crédibilité du scénario conventionnel du haut du spectre, on ne passe pas sans transition stratégique du ManPad à la bombe atomique.
Mais n’y a-t-il pas un risque à ne pas changer la doctrine si l’on veut continuer à dissuader ? La dernière fois que le Président s’est exprimé là-dessus, il avait employé une formule très maladroite en soutenant que les intérêts vitaux de la France ne trouvaient pas menacés par un tir en Ukraine ou « dans la région… » — c’est-à-dire y compris dans des pays de l’Alliance.
Je retiens surtout l’ouverture pratiquée dans son discours de Toulon du 9 novembre 2022 en direction des Européens assurant que la « dissuasion nucléaire française contribuait aussi à la sécurité de l’Europe », sans recueillir d’ailleurs plus d’écho de la part de nos partenaires que les tentatives allant dans le même sens des présidents Mitterrand et Chirac. Dans son interview sur France 2, quelques semaines auparavant, ses propos avaient, je pense, pour but de rassurer les Français sur le risque d’une conflagration nucléaire. Leur décryptage ensuite montre une moindre maîtrise et une moindre compréhension du vocabulaire de la dissuasion que durant la Guerre froide et les décennies qui ont suivi. C’est bien là le problème le plus préoccupant. La dissuasion repose sur une rationalité et un langage entre puissances nucléaires. Or je ne suis pas sûr qu’à cet égard on parle toujours la même langue à Moscou, Pékin, Dehli, Washington, Paris et Londres, sans parler d’Islamabad, de Téhéran ou de Pyongyang.
Justement, la guerre en Ukraine nous a-t-elle fait basculer dans une nouvelle séquence sur ce sujet ?
Je crains malheureusement que le troisième âge nucléaire matérialisé par la multiplication des acteurs, la modernisation et la diversification des armements nucléaires, la différentiation insidieuse des doctrines d’emploi et l’éclatement en Ukraine du premier conflit « nucléairement ambiancé » depuis la guerre de Corée ne voit augmenter les probabilités de risques nucléaires que ces derniers soient intentionnels ou accidentels. Les règles régissant, par la dissuasion, le continuum stratégique et de sécurité entre les puissances officiellement dotées (le P5) — Chine, États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France — principalement fondées sur des protocoles de confiance établis au temps de la Guerre froide entre les États-Unis et la Russie sont de plus en plus fragiles. La question du dialogue nucléaire avec les puissances régionales — Inde, Pakistan, Iran, Israël — reste en suspens. La relance de la course technologique entre grandes puissances pour le renouvellement de leurs armements nucléaires montre en tout cas que la dissuasion nucléaire n’est pas une survivance du monde ancien mais, pour le meilleur ou le pire, une reprise d’abonnement pour le XXIème siècle.
Comment interprétez-vous l’expression de « puissance d’équilibres » employée dans la Revue stratégique ?
C’est une belle formule… Elle nous rappelle que la France, même relativisée et mal en point, compte dans le monde et en Europe. Comme septième puissance économique mondiale, membre permanent du conseil de sécurité, État nucléaire, et pays doté de moyens et d’une expérience militaires qui nous distinguent, la France a bien une partition à jouer dans le concert des Nations et vis-à-vis de nos alliés. Mais cette formule est comme un moulin à prières tournant dans le vide si on ne précise pas où et à quoi l’appliquer. Une politique de l’équilibre ne peut pas pour la France, ou très incidemment, se confondre avec un exercice diplomatique opportuniste et solitaire. Jouer le contre-poids suppose d’abord clairement de déterminer avec qui et contre quoi il faut mettre son poids dans la balance. Il ne faut pas confondre politique d’équilibre avec équilibrisme.
La France et l’Europe sont-elles encore crédibles comme puissances de paix ?
Curieusement, en raison de la guerre d’Ukraine, le military thinking envahit désormais toutes les réflexions stratégiques européennes traditionnellement axées sur la promotion de la paix. J’y vois un double inconvénient. Comme cela ne se traduit pas par un passage à l’échelle, l’Union européenne refusant d’endosser l’uniforme et de se comporter comme un acteur stratégique à part entière, ces réflexions tournent dans le vide. Le second, c’est que les Européens qui ont très largement inspirés dans la période post guerre froide tous les mécanismes de régulation de l’ordre international (désarmement, droits de l’homme et droit humanitaire, opérations de maintien de la paix, coopérations en faveur du développement et de l’état de droit) désarçonnés par la tournure prises par les évènements cessent de croire en leur modèle et à une paix démocratique possible. Si les Européens se désengagent, qui dans reprendra le flambeau ? Personne. Dans les années 1990 et 2000, je me suis évertué à rappeler aux décideurs et aux chercheurs que la guerre ne s’était pas volatilisée par miracle et qu’il fallait se préparer en Europe à des chocs en retour. Ils ont réapparu au cours de la précédente décennie. Aujourd’hui je me trouve dans la situation de vigilance inverse parce que la paix se prépare toujours avant que les armes se soient tues.