La France, l’Inde et les Émirats arabes unis ont dévoilé en février une feuille de route ambitieuse pour une initiative trilatérale visant à entreprendre des projets dans divers domaines tels que l’énergie, la technologie et la défense. S’appuyant sur leurs relations bilatérales respectives, les trois pays ont convenu de rechercher de nouveaux moyens de conduire la diplomatie, en mettant l’accent sur un « échange actif » d’idées entre partenaires stratégiques. Leur feuille de route reprend l’ordre du jour de la première réunion trilatérale des ministres des affaires étrangères, qui s’est tenue en marge de l’Assemblée générale des Nations unies à New York en septembre de l’année dernière.
Après un processus heurté de démarrage, la France, l’Inde et l’Australie ont également formalisé en 2021 un effort trilatéral similaire pour forger un plan d’action commun. Ce projet a toutefois été interrompu quelques mois après un conflit entre la France et l’Australie, à la suite de la décision de cette dernière d’abandonner l’accord sur les sous-marins et de lancer le pacte AUKUS afin d’acquérir des sous-marins à propulsion nucléaire avec l’aide des États-Unis et du Royaume-Uni. Ces derniers mois, cependant, la France s’est montrée plus ouverte à dépasser ces divergences et à relancer le dialogue trilatéral.
Autre exemple de regroupement diplomatique de pays partageant les mêmes intérêts, le sommet virtuel I2U2 de 2022 a annoncé le « partenariat du futur » entre l’Inde, Israël, les Émirats arabes unis et les États-Unis. Le partenariat a annoncé des projets de sécurité alimentaire d’une valeur de 2,3 milliards de dollars. Ces initiatives impliquent des investissements dans la construction de parcs alimentaires en Inde en utilisant des technologies agricoles intelligentes et des énergies renouvelables israéliennes et américaines pour « aider à maximiser les rendements des cultures et aider à lutter contre l’insécurité alimentaire en Asie du Sud et au Moyen-Orient ».
Encouragés par la fragmentation de l’ordre mondial, ces groupements appelés « minilatéraux » se situent entre le bilatéralisme et le multilatéralisme et gagnent en importance. En travaillant ensemble sur un programme spécifique, les petits groupes de nations participantes évitent les complexités de la prise de décision dans les grandes organisations internationales.
Actuellement, le discours de politique étrangère des États-Unis se concentre sur la concurrence avec la Chine et la Russie. Mais la plupart des puissances émergentes ou moyennes préfèrent façonner un monde multi-aligné et multi-réseaux, voire « non polaire ». En 2022, les dirigeants de pays, allant de Singapour à l’Inde et aux Émirats arabes unis, ont réitéré leur désir d’éviter de choisir entre la Chine et les États-Unis.
Bien que le minilatéralisme ait été initié par les États-Unis il y a plusieurs décennies sous le nom de « coalitions de volontaires », il a désormais trouvé un écho auprès d’autres pays et pourrait contribuer aux futurs développements « stratégiques » dans diverses parties du monde.
La plupart des alliances minilatérales sont conçues pour renforcer la coopération fonctionnelle entre des pays partageant les mêmes idées, en évitant tout conflit géopolitique. Par exemple, l’I2U2 a été qualifié de « nouveau quadrilatère ». Mais cette appellation est trompeuse car, contrairement au quadrilatère indo-pacifique original ou au dialogue quadrilatéral qui implique les États-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde, le nouveau bloc se concentre sur des projets d’infrastructures technologiques plutôt que sur la concurrence géopolitique avec la Chine ou la confrontation avec l’Iran.
Même le Dialogue Quadrilatéral pour la sécurité est loin d’être une alliance militaire ou même un partenariat de défense. Lors de son dernier sommet à Tokyo en mai 2022, ses dirigeants ont identifié la réponse au Covid-19 et la sécurité sanitaire mondiale, le climat, les technologies critiques et émergentes, la cybernétique, l’espace et les infrastructures comme les domaines de coopération entre les pays participants. Ils ont également annoncé un partenariat indo-pacifique pour la connaissance du domaine maritime, qui permettra de suivre les navires faisant route sans identifiant dans les îles du Pacifique, l’Asie du Sud-Est et la région de l’océan Indien.
Il est également intéressant de noter que certaines alliances minilatérales comme l’I2U2 se sont développées organiquement, d’abord entre les pays asiatiques (Inde, Israël et Émirats arabes unis), grâce à des partenariats public-privé. L’arrivée des États-Unis a donné plus de poids au groupe, mais la formation d’un groupe trilatéral n’a jamais été remise en question après les accords d’Abraham, compte tenu de la synergie entre ces pays, née de leurs liens bilatéraux.
Des alliances locales entre puissances intermédiaires
De nombreux pays impliqués dans les alliances minilatérales sont des puissances de taille moyenne qui s’efforcent de disposer de capitaux, de technologies, de marchés, de connectivité et de ressources humaines en abondance. La volonté de dépasser les seules prouesses militaires permet à plusieurs économies émergentes de se positionner comme des puissances intermédiaires. Le minilatéralisme facilite la coopération économique d’une manière que le multilatéralisme ne permet pas. La plupart des institutions internationales multilatérales s’enlisent dans des intérêts divergents et sont incapables de faire des choix difficiles dans la recherche d’un consensus.
Dans le cas de la trilatérale France-Inde-Émirats arabes unis, les trois pays sont des partenaires stratégiques l’un pour l’autre et sont en train de trouver des domaines communs de collaboration. Soulignant la nécessité d’approfondir la coopération dans la région indo-pacifique, ils ont donné la priorité aux infrastructures régionales et à la connectivité, à l’énergie propre, à la sécurité alimentaire, à la résilience de la chaîne d’approvisionnement, ainsi qu’à la sécurité maritime.
Les groupes de travail de cette trilatérale ont également identifié parmi leurs priorités l’économie bleue, l’environnement, la biodiversité, l’aide humanitaire et les secours en cas de catastrophe, ainsi que l’innovation et les start-ups. Certaines de ces initiatives sont destinées aux pays de l’Association des États riverains de l’Océan Indien. Ils ont également convenu d’assurer un meilleur alignement de leurs politiques économiques, technologiques et sociales respectives avec les objectifs de l’Accord de Paris.
La France et l’Inde sont des puissances maritimes qui ont des intérêts économiques exclusifs dans les eaux de l’Indo-Pacifique. Elles disposent toutes deux de bases navales dans les eaux de la région et souhaitent maintenir un ordre maritime libre et sûr ; elles ont signé des partenariats globaux qui englobent les domaines de la défense, de l’espace et du nucléaire.
Or alors que l’Inde et la France mènent des exercices conjoints depuis près de trois décennies, l’Inde et les Émirats arabes unis ont entamé des exercices navals en 2019. Les trois pays s’engagent dans des exercices navals trilatéraux pour tester leurs compétences de combat combinées dans les eaux du Golfe. Alors que 36 avions de combat français Rafales ont été intégrés à l’armée de l’air indienne en 2021 et 2022, les Émirats arabes unis ont passé une commande d’avions d’une valeur de 19 milliards de dollars à la fin de l’année 2021. Cela leur donne une autre possibilité d’interopérabilité et de collaboration, en particulier dans le domaine de la maintenance et de la fabrication de pièces détachées.
La France et l’Inde travaillent également à la mise en place d’un fonds trilatéral indo-pacifique de coopération au développement pour soutenir l’innovation dans les pays tiers, fonds auquel les Émirats arabes unis pourraient participer compte tenu de leur collaboration avec l’Inde dans le développement d’infrastructures en Afrique.
Étant donné que l’Inde accueillera le sommet du G20 et que les Émirats arabes unis tiendront la COP28 en 2023, les trois pays sont susceptibles de travailler ensemble sur plusieurs initiatives. Il s’agit notamment de l’Alliance des mangroves pour le climat menée par les EAU et du Partenariat des parcs indo-pacifiques mené par la France et l’Inde. Enfin, la coopération en matière de défense fait également l’objet d’un consensus, notamment pour améliorer la compatibilité, le développement conjoint et la coproduction, ainsi que la formation.
Dans le cas de la trilatérale France-Inde-Australie, le groupement soutient les perspectives de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) sur l’Indo-Pacifique en raison de sa complémentarité avec l’initiative indienne sur les océans de l’Indo-Pacifique (IPOI). La France a rejoint l’IPOI en prenant la tête du secteur des ressources marines et l’Australie s’est investie dans le pilier de l’écologie marine. Les deux pays partagent des préoccupations communes concernant les défis stratégiques, sécuritaires, économiques et environnementaux dans la région indo-pacifique. Ils se sont engagés à explorer les possibilités de développement dans les forums régionaux tels que le symposium naval de l’océan Indien, le sommet de l’Asie de l’Est, l’Alliance solaire internationale et le forum des îles du Pacifique, entre autres.
Une recomposition de la région indo-pacifique
Les trois pays se sont également engagés à développer des infrastructures durables, résilientes et de qualité dans la région indo-pacifique et souhaitent travailler ensemble dans le cadre de la Coalition pour une infrastructure résiliente face aux catastrophes (CDRI) pour faire avancer ces objectifs. Ils font également partie du Centre de fusion d’informations maritimes — positionné dans l’océan Indien, dirigé par l’Inde et auquel la France et l’Australie ont affecté un officier de liaison. D’autres domaines de coopération incluent la lutte contre le terrorisme, la cybersécurité et les technologies critiques.
Ces nouveaux groupements sont motivés par le fait que les organisations multilatérales telles que les Nations unies et l’Union européenne sont incapables de coordonner leurs politiques étrangères sans consensus. En conséquence, de nombreux pays agissent soit individuellement, soit au sein d’unités plus petites, minilatérales, composées de plusieurs membres partageant les mêmes idées. Ils préfèrent désormais opérer en dehors du cadre des institutions formelles et optent pour des partenariats à court terme et axés sur des questions précises, plutôt que pour des alliances à long terme.
Les alliances minilatérales ont un champ d’action plus restreint, sont généralement informelles, s’attaquent à des problèmes spécifiques et rassemblent moins d’États partageant les mêmes intérêts. Elles sont axées sur les tâches et capables de surmonter les obstacles à l’action collective. Elles sont pratiques, adaptables, économiques et volontaires, sans être liées par des contraintes institutionnelles.
La plupart des alliances minilatérales sont également volontaires et ne sont pas juridiquement contraignantes. Elles impliquent de multiples parties prenantes, y compris des entreprises et des ONG, au lieu d’être centrées sur l’État, ce qui les rend ascendantes plutôt que descendantes. Les alliances minilatérales tendent à être géographiquement non congruentes — transgouvernementales plutôt qu’intergouvernementales — contrairement aux groupements régionaux tels que l’Association sud-asiatique pour coopération régionale, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, l’Union africaine, l’Organisation des États américains et l’Union européenne.
Parmi les autres exemples d’alliances minilatérales, un partenariat en évolution en Amérique latine est particulièrement intéressant. L’Argentine, la Bolivie et le Chili, rejoints par le Mexique, ont formé leur propre groupement afin de garantir la non-exploitation de leurs ressources par d’autres pays. Cette démarche était devenue nécessaire dans la mesure où le prix du carbonate de lithium a augmenté de près de 500 % au cours des deux dernières années. On s’attend encore à ce que ce prix continue de s’envoler, étant donné que la demande de batteries minérales et de véhicules électriques augmentera au cours de cette décennie.
Le gouvernement argentin envisage même de lancer une association régionale du lithium qui pourrait ressembler à l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, pour essayer de reproduire, dans le domaine minier, son influence sur la production et les prix du pétrole.
L’Inde est devenue l’un des principaux partisans du minilatéralisme. Après que la réunion des ministres des affaires étrangères du G20 qui s’est tenue à New Delhi en mars s’est achevée sans qu’un communiqué commun ait été publié en raison de « divergences qui n’ont pu être conciliées » concernant le conflit Russie-Ukraine, le ministre indien des affaires extérieures, S. Jaishankar, a déclaré que « le multilatéralisme est aujourd’hui en crise pour ce qui est de la prévention des guerres futures et du terrorisme ».
Considérant les alliances minilatérales comme un format diplomatique plus efficace, l’Inde forme des combinaisons uniques et explore de nouveaux projets. Elle s’est associée au Japon et aux Émirats arabes unis pour mettre en place deux projets trilatéraux en Afrique. Il s’agit d’un hôpital pour malades du cancer au Kenya et d’un centre de télé-éducation en Éthiopie. Les accords minilatéraux de l’Inde reflètent l’élargissement des partenariats. L’Inde et les Émirats arabes unis, par exemple, entretiennent désormais des relations bilatérales, trilatérales (avec la France) et quadrilatérales (I2U2).
L’Inde entretient également des relations trilatérales avec l’Indonésie et l’Australie, le Japon et l’Italie, ainsi qu’avec le Sri Lanka et les Maldives. Les RIC (Russie, Inde et Chine) ainsi que les BRICS (dont le Brésil et l’Afrique du Sud) font partie du dispositif minilatéral depuis un certain temps.
En outre, la diplomatie parallèle explore le potentiel de l’I2U2S2, qui ajouterait Singapour et la Corée du Sud au groupe existant de quatre membres. Les synergies de ces groupements minilatéraux de puissances moyennes pourraient servir de base à des accords modulaires auxquels d’autres pays pourraient être ajoutés. Mais le défi consisterait à s’assurer que les groupes ne deviennent pas trop grands et ne finissent pas par devoir gérer des intérêts et des attentes divergents.
Les États-Unis élargissent également leur participation aux accords minilatéraux, ce qui en fait un outil essentiel de la diplomatie économique. L’initiative « Chip 4 », par exemple, réunit les États-Unis, Taïwan, le Japon et la Corée du Sud pour grouper les chaînes d’approvisionnements des quatre leaders dans la fabrication de puces. Bien que l’initiative soit basée sur des préoccupations économiques, elle comporte également un élément géopolitique sous-jacent. Elle vise à contrer la domination de la Chine dans la conception et la production de semi-conducteurs sophistiqués, qui sont à la base des ordinateurs et de la plupart des appareils électroniques.
Dans le cadre de la COP27 en Égypte, les Émirats arabes unis et l’Indonésie ont annoncé la création d’une formation minilatérale visant à renforcer la conservation des mangroves dans le monde entier, ce qui constitue une avancée importante en matière de protection de l’environnement. Baptisé Alliance des mangroves pour le climat, ce groupe comprend également l’Inde, le Sri Lanka, l’Australie, le Japon et l’Espagne.
Dans l’ensemble, l’évolution du paysage géostratégique mondial a créé de nouvelles possibilités de coopération entre et parmi plusieurs puissances moyennes. Dans de nombreux cas, les relations bilatérales ont atteint un point de saturation et les institutions multilatérales sont faibles et inefficaces. Dans un tel contexte, d’autres pays émergents pourraient également avoir de plus en plus recours à des forums minilatéraux, ce qui pourrait également profiter aux pays en développement. Mais le minilatéralisme comporte aussi des risques. S’il n’est pas géré avec délicatesse, il peut nuire à l’efficacité de certaines organisations internationales importantes et favoriser les dissensions susceptibles de déboucher sur la formation de coalitions rivales. Pour l’instant, ses avantages l’emportent largement sur ses inconvénients.