Cet entretien est un nouvel épisode de notre série hebdomadaire « Capitalismes politiques en guerre », qui paraît chaque mercredi.
Dernièrement, l’intégration économique mondiale apparaît de plus en plus remise en question. Selon-vous, peut-on parler de fin de la mondialisation, voire de démondialisation ?
Michele Ruta
Il est important de bien faire la distinction entre l’intégration commerciale et la mondialisation d’une part, et les évolutions politiques d’autre part. L’intégration, c’est-à-dire les flux mondiaux de biens et de services, ne recule pas. La démondialisation est absente dans les données. Ce que nous constatons, c’est un changement dans le discours public relatif à la mondialisation et dans les politiques poursuivies par les États en matière commerciale.
L’économie mondiale a connu de véritables épisodes de démondialisation : entre le début de la Première Guerre mondiale et la fin de la Seconde Guerre mondiale, les échanges commerciaux internationaux, qui s’élevaient à environ 40 % du produit intérieur brut mondial, se réduisent pour ne représenter que 20 % de la richesse mondiale. L’intégration commerciale a repris suite à la Guerre, et s’est accélérée dans les années 1990 et au début des années 2000. Plus récemment, nous sommes entrés dans ce que nous appelons la slowbalization, c’est-à-dire un aplatissement du ratio commerce sur PIB, qui s’explique en grande partie par la stagnation de la croissance du commerce des biens, tandis que le commerce des services a continué à croître.
Pas de démondialisation, donc. Mais si nous examinons la situation au-delà des seules données sur les flux commerciaux, nous devons bien constater que les discours et les politiques publiques évoluent. Nous avons assisté à plusieurs vagues d’activisme accru en matière commerciale. La première vague de mesures a suivi la crise financière mondiale. La deuxième vague débute en 2018, avec le déclenchement de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine. La troisième vague est arrivée pendant la pandémie de Covid-19 et au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Dans le même temps, nous avons assisté à l’émergence d’un discours plus négatif au sujet de la mondialisation. Les recherches sur Google de mots tels que « démondialisation », « nearshoring« , « friend-shoring » ont considérablement augmenté ces derniers temps. L’analyse textuelle des présentations aux investisseurs permet de constater des évolutions similaires au sein même des entreprises. L’évolution du discours public et la montée en puissance des mesures protectionnistes constituent une importante alerte précoce, car cela pourrait conduire à la démondialisation et à l’aggravation de la situation économique mondiale.
Christian Ebeke
Nous observons également quelques signes précoces de fragmentation financière, certains Etats et institutions financières se détournant des actifs libellés en dollars. On observe notamment une réduction graduelle, depuis septembre 2022, du montant d’actifs américains détenus par les investisseurs chinois. C’est un signe que la fragmentation géoéconomique, si elle devait s’approfondir, pourrait avoir un impact sur le secteur financier.
Quels dommages ces politiques pourraient-elles provoquer si elles devaient conduire à une véritable fragmentation du commerce, de la finance et des coopérations ?
Les avantages de la mondialisation doivent être rappelés. L’intégration des économies émergentes dans l’économie mondiale leur a permis de développer leurs exportations et d’accroître immensément leur niveau de PIB par habitant. Cela a contribué à augmenter les revenus des ménages les plus pauvres et, par conséquent, dans ces pays, le pourcentage de personnes vivant sous le seuil de pauvreté a considérablement diminué au cours des deux ou trois dernières décennies. La mondialisation a également aidé le consommateur moyen au sein des économies avancées, grâce à la baisse des prix des biens essentiels importés. Les premières conséquences négatives de la fragmentation de l’économie mondiale fragmentée seraient donc le fait de l’effritement des liens commerciaux entre les pays. L’impact serait le plus sévèrement ressenti par ceux qui ont le plus bénéficié de l’essor du commerce mondial, notamment les pays à faible revenu, les économies émergentes et, dans les économies avancées, les consommateurs.
Dans un monde fragmenté, les restrictions à l’égard des migrations internationales pourraient s’accroître, privant les économies de précieuses compétences étrangères. La réduction des migrations entraînera également une baisse des envois de fonds des travailleurs à leurs proches, au détriment des pays à faible revenu. Nous sommes également inquiets de l’impact négatif que la fragmentation pourrait exercer sur les flux d’investissements directs étrangers puisque ces derniers jouent un rôle important pour la diffusion des innovations technologiques. Plus largement, les investissements, la productivité et la croissance à long terme seraient affectés par l’accroissement de l’incertitude due à la création de blocs économiques et à l’adoption de politiques restrictives non coordonnées. Des risques importants pèsent également sur le système monétaire international. La fragmentation, par exemple, pourrait réduire l’interopérabilité des systèmes de paiement internationaux concurrents. En outre, la dégradation de la coordination existante entre les acteurs financiers internationaux, publics comme privés, affaiblit l’architecture globale de sécurité financière, au détriment des pays confrontés à des besoins de financement de leur balance des paiements.
Cette fragmentation de l’économie mondiale risquerait également d’entraver la coopération internationale sur des objectifs communs, comme la lutte contre le changement climatique, la préparation aux pandémies et le règlement des dettes. Dans un monde plus fragmenté, il sera plus difficile de parvenir à un consensus sur les questions essentielles.
Quelle pourrait être l’ampleur des dommages provoqués par la fragmentation géoéconomique ?
La modélisation précise du coût de la fragmentation pour l’économie mondiale constitue un exercice incroyablement complexe étant donné l’incertitude entourant la manière dont elle pourrait se dérouler. Il est difficile de prédire avec certitude à quoi pourrait ressembler le nouvel équilibre, comment les chaînes d’approvisionnement seront réorganisées au niveau international ou comment les capitaux circuleront. Dans notre note de discussion, nous avons passé en revue des articles provenant d’un large éventail de publications et avons trouvé quatre articles intéressants qui se concentrent sur l’impact de la fragmentation du commerce sur l’économie mondiale. Il ne s’agit que d’un seul canal de transmission, les estimations peuvent donc être considérées comme une limite inférieure. Elles varient considérablement en fonction des hypothèses utilisées.
À l’extrémité inférieure de la fourchette, le coût de la fragmentation semble négligeable, environ 0,2 % de perte de PIB mondial dans un scénario de fragmentation limitée lorsque le coût de l’ajustement est faible. En haut de la fourchette, dans un scénario de fragmentation plus sévère avec des coûts d’ajustement élevés, le coût estimé passe à près de 7 % du PIB mondial. La littérature a également révélé que si l’on ajoute la fragmentation de la diffusion des technologies — ou découplage technologique —, c’est-à-dire la difficulté d’accéder aux technologies étrangères, les coûts estimés deviennent beaucoup plus élevés. Avec le découplage technologique le coût estimé pourrait atteindre 12 % du PIB mondial à long terme. Il est important que les économistes approfondissent l’analyse de ces questions, en intégrant des canaux de transmission supplémentaires. Que se passe-t-il si l’on ajoute à cela les perturbations migratoires ? Et si l’on ajoute la volatilité des flux de capitaux ? Et si l’on ajoute le fait qu’à long terme, nous pourrions être en désaccord sur l’atténuation et l’adaptation climatiques en raison de la fragmentation géoéconomique ?
Moins discutées que les mesures commerciales, les restrictions en matière d’investissements directs étrangers seraient donc potentiellement plus destructrices. Comment le FMI envisage cette question, devenue très politique ?
Nous constatons une augmentation des restrictions pesant sur les investissements directs étrangers. Certains pays avancent l’argument de l’autonomie et de la reprise du contrôle sur certains secteurs stratégiques. Dans d’autres cas, ce sont des motivations de sécurité nationale qui sont mises en avant.
Ces questions doivent être analysées avec beaucoup de soin. Il faut mettre en garde les États contre les dommages causés par l’utilisation croissante d’outils commerciaux pour atteindre des objectifs non commerciaux. Cela requiert de bien comprendre les retombées que toute mesure unilatérale est susceptible d’avoir sur le reste du monde — notamment sur les pays à faible revenu et sur les marchés émergents.
Michele Ruta
Au Fonds monétaire international, nous sommes des économistes, nous ne sommes pas des experts militaires. Cependant, même les politiques commerciales motivées par des motifs de sécurité nationale peuvent avoir des retombées économiques sur d’autres pays, ce qui nous concerne. Dans le domaine du commerce, lorsqu’une mesure restrictive est adoptée par un État, les partenaires visés ont tendance à réagir. Cela peut rapidement provoquer une escalade qui peut conduire à la fragmentation économique. L’objectif principal de ce document était précisément de dire : regardez, ces mesures, quelle que soit leur justification, ont des conséquences et le monde peut se retrouver sur une voie susceptible de conduire à un nouvel équilibre très coûteux.
Votre article ne traite pas de la logique des politiques mises en œuvre, mais il laisse entrevoir certaines causes à l’origine du mouvement vers le protectionnisme et la fragmentation : inégalités économiques, populisme…
Christian Ebeke
Il est vrai que si la mondialisation a eu un impact positif sur de nombreux pays, ses bénéfices n’ont pas toujours été répartis de manière égale. Il est également prouvé que, dans certaines régions, les progrès technologiques rapides ont laissé certains individus à la traîne. Les raisons en sont multiples et incluent le manque de compétences appropriées pour participer à la nouvelle économie ou l’insuffisance des mécanismes d’adaptation en place. En conséquence, pour les personnes touchées, la mondialisation est perçue comme une menace pour leurs moyens de subsistance. C’est pourquoi les États ont besoin de politiques efficaces qui aident les travailleurs à s’adapter à une économie mondiale en pleine mutation. Dans le même temps, si l’on se réfère aux enquêtes internationales, la majorité de la population des pays avancés continue de considérer la mondialisation comme une opportunité, même si le pourcentage de réponse positive a diminué. Il est donc essentiel de mettre en œuvre des politiques complémentaires pour faire en sorte que les dividendes de la mondialisation soient partagés équitablement et durablement dans la société.
Michele Ruta
Vous avez mentionné un second élément, la montée du populisme. La littérature scientifique constate que la montée du populisme et la mondialisation se recoupent, mais également que ce fait politique possède bien d’autres causes que la seule intégration économique. Pour autant, l’émergence du populisme a accru la probabilité que les gouvernements décident d’instrumentaliser les politiques menées par d’autres pays pour justifier l’adoption de mesures protectionnistes. Un troisième élément, je pense, est la pandémie de Covid-19 elle-même. Pourquoi ? Tout d’abord, parce que les perturbations liées au Covid-19 ont eu plusieurs effets sur les chaînes de valeur mondiales. Nous n’utilisions pas beaucoup le mot résilience avant la pandémie. Après l’émergence du virus, nous avons parlé constamment de la résilience des chaînes de valeur mondiales. Et même si, en fin de compte, les chaînes de valeur mondiales se sont montrées très résistantes, cela a quand même conduit beaucoup de gens à remettre en question les structures d’intégration actuelles. Le dernier élément est la guerre de la Russie en Ukraine qui a créé une grande fissure dans l’ordre géopolitique et conduit à une autre poussée des politiques de fragmentation.
Il faut bien voir que les politiques restrictives et protectionnistes elles-mêmes alimentent le problème, dans le sens où elles sapent la confiance nécessaire à l’existence d’un système intégré. Par exemple, lorsque la pandémie a commencé, de nombreux pays exportateurs de produits médicaux ont commencé à mettre en place des restrictions à l’exportation par crainte de la pénurie. Certains commentateurs ont alors parlé de nationalisme de la pénurie parce que les gouvernements essayaient de garder ces produits chez eux, même si ces produits étaient demandés sur l’ensemble du globe. De nombreux pays importateurs ont alors jugé que s’ils ne pouvaient pas accéder à ces biens critiques quand ils en avaient besoin, il était peut-être nécessaire qu’ils repensent leur insertion commerciale. Le protectionnisme sape ainsi la confiance dans le système commercial mondial. Un système qui avait déjà été affaibli par des tensions qui existaient depuis très longtemps. Le cycle de Doha, lancé en 2001 par l’OMC, n’a ainsi jamais abouti.
Vous proposez un graphique frappant qui montre le changement de la puissance économique et militaire au cours des vingt dernières années, la montée des économies du Sud et surtout de la Chine. Pensez-vous qu’il s’agit d’une raison de la montée des préoccupations géoéconomiques ?
Christian Ebeke
Il y a maintenant plusieurs indices qui sont publiés comme l’indice de tension géopolitique, l’indice d’incertitude économique globale. Grâce à eux, les statisticiens peuvent désormais suivre dans l’actualité, le nombre de mentions de sujets tels que l’incertitude, la guerre commerciale, les tensions, etc. sur Internet et dans le monde entier, à une fréquence très élevée. L’examen de ces indices montre que l’incertitude politique et les tensions géopolitiques ont augmenté ces derniers temps. Ce sont des sources importantes d’incertitude globale et de retombées négatives pour le reste du monde. Une partie du mandat du Fonds consiste à évaluer ces retombées internationales qui affectent nos membres. Pour répondre à votre question, oui, nous suivons donc de près ces évolutions et nous sommes préoccupés par l’impact de ces différentes tendances sur l’économie mondiale.
Comment la gouvernance mondiale devrait-elle être adaptée afin de limiter les risques de fragmentation géoéconomique ?
Nous devons reconnaître que le monde a changé, et qu’il ne sera pas simple de réformer les règles internationales. Le résultat sera probablement une approche plus progressive pour trouver des solutions aux défis communs. Dans notre article, nous avançons la nécessité d’un multilatéralisme pragmatique.
L’approche pragmatique comporte trois piliers. Elle commence par la réaffirmation que, lorsque cela est possible, le multilatéralisme reste la meilleure forme d’engagement. Nous pensons que sur les questions communes qui ont un impact critique sur l’économie mondiale et produisent d’immenses externalités, il est important que les discussions aient lieu dans un format multilatéral. Ces questions comprennent la lutte contre le changement climatique, la préparation aux pandémies, la résorption de la dette et la gestion des tensions commerciales. Si nous pouvons progresser sur ces questions qui nous concernent tous, cela peut servir de modèle pour progresser sur d’autres questions en suspens.
Le deuxième niveau d’une approche pragmatique consiste à se préparer aux cas où les négociations multilatérales sont au point mort. Dans ces cas-là, la communauté internationale devrait alors envisager des accords plurilatéraux (moins de pays voulant faire plus) qui restent ouverts et non discriminatoires. Les accords commerciaux régionaux approfondis conclus dans certaines régions du monde sont un exemple de ces accords plurilatéraux ouverts et non discriminatoires. Ces accords facilitent les discussions et la recherche de solutions sur les mesures transfrontalières, comme les subventions ou les lois sur la concurrence. Ces accords plurilatéraux pourraient servir de bon point de départ avant de passer à un format plus multilatéral lorsque de très nombreux autres membres seront prêts à intervenir.
L’approche pragmatique reconnaît également que certains pays peuvent très bien décider de mettre en place des mesures unilatérales sans consulter personne. Les retombées de ces actions unilatérales pourraient être considérables. Dans ce cas, des « garde-fous » visant à décourager les actions néfastes ou à atténuer leurs effets sur d’autres pays pourraient permettre d’en atténuer les coûts. Ces garde-fous pourraient inclure des normes de conduite convenues en commun. Par exemple, la communauté internationale pourrait décider de préserver des « couloirs de sécurité » pour les organisations humanitaires, comme le Programme alimentaire mondial ou l’Organisation mondiale de la santé, même si certaines mesures sont imposées et entraînent une réduction substantielle du commerce international de denrées alimentaires et de médicaments. Les garde-fous pourraient également inclure des consultations multilatérales dont l’objectif est de permettre aux membres de la communauté internationale de partager des informations sur leurs intentions politiques, d’examiner les retombées que les mesures nationales pourraient avoir sur le reste du monde et de discuter, dans la mesure du possible, des moyens d’y remédier.
Cette approche tient compte du fait que les préférences des nations ne sont pas toujours alignées. Lorsque les préférences des pays sont parfaitement alignées, par exemple en matière de préparation à une pandémie, le format multilatéral reste la meilleure forme d’engagement. Lorsque les préférences ne sont pas encore alignées, des accords plurilatéraux assortis de garanties ouvertes et non discriminatoires peuvent constituer une solution. Et lorsqu’un pays décide d’aller de l’avant et d’adopter des politiques unilatéralement, certains garde-fous pourraient contribuer à préserver, au minimum, la poursuite des échanges de biens et de services, mais aussi les discussions multilatérales.
Quel pourrait être le rôle du FMI dans cette approche à trois piliers ?
Michele Ruta
La façon dont nous envisageons la situation au FMI est très simple. Dans dix ans, nous pourrions avoir un scénario négatif dans lequel le monde aurait continué sur la voie des mesures protectionnistes qui pourraient conduire à une fragmentation géoéconomique. C’est donc le scénario que nous voulons éviter et nous sommes bien conscients que ce que le Fonds peut faire est limité, mais il y a quelques choses qui peuvent être faites et que le Fonds fait déjà. En général, le Fonds effectue une surveillance multilatérale, comme le document sur la fragmentation économique que nous avons produit et il y a plusieurs autres documents en préparation qui traitent de domaines plus spécifiques de la fragmentation. Ces documents sont très importants car ils permettent de mieux faire connaître le coût et les risques pour l’économie mondiale. Deuxièmement, il y a ce que nous appelons la surveillance bilatérale. Il s’agit des conseils politiques que le Fonds donne aux pays. Là encore, nous pouvons pointer du doigt les mesures qui sont susceptibles d’accroître le risque de fragmentation géoéconomique parce qu’elles ont des retombées négatives sur les autres Etats et augmentent le risque d’escalade. Troisièmement, le Fonds peut exploiter son rôle de puissance invitante, de préférence en association avec d’autres organisations internationales. Dans l’article, nous proposons de créer, avec l’OMC, une plateforme multilatérale réunissant les principaux acteurs concernés. Celle-ci aurait pour rôle d’améliorer l’information sur les mesures mises en place, de fournir une analyse des retombées de celles-ci et de discuter des possibles solutions.