La décision des pays occidentaux de livrer à l’Ukraine des chars lourds — principalement des Leopard 2 de conception allemande et des M-1 Abrams de conception américaine — a créé des tensions entre les alliés — notamment du fait des réticences initiales de l’Allemagne —, et inquiété certains observateurs. Pierre Lellouche saluait ainsi les hésitations allemandes « afin d’éviter de franchir une étape potentiellement dangereuse dans l’escalade avec la Russie » 1 ; Gérard Araud s’inquiétait que nous soyons « engagés étape après étape dans une escalade incontrôlée » 2, une crainte partagée par Alexis Corbière ou Bruno Retailleau, Michel Onfray annonçant même que nous nous dirigerions vers une troisième guerre mondiale 3.
Le terme « escalade » revient ainsi régulièrement dans le débat public, souvent pour évoquer un souci légitime d’éviter une confrontation directe entre pays occidentaux et Russie, mais sa définition et sa compréhension par les différents locuteurs est variable : il s’agit d’un bon exemple de terme qui semble transparent et intuitif, mais dont l’analyse est plus complexe.
Du fait des enjeux existentiels liés à la révolution nucléaire, la littérature en études stratégiques a, depuis les années 1950, très largement étudié les mécanismes d’escalade entre belligérants, notamment les escalades non-volontaires et non-maîtrisées. Ces travaux contiennent ainsi des observations et des résultats qui aident à penser plus clairement la situation actuelle. Nous ne discuterons pas ici de l’effet potentiel des chars sur les opérations, ou des modèles les plus appropriés pour les besoins et les capacités logistiques ukrainiens, mais tentons de répondre à la question : « est-ce une escalade ? ».
Penser l’escalade pour mieux l’empêcher
On peut définir l’escalade comme « une augmentation de l’intensité ou du périmètre d’un conflit qui franchit des seuils considérés comme significatifs par un ou plusieurs des belligérants » 4 : employer de nouvelles armes au cours d’un conflit ou ouvrir un nouveau théâtre d’opérations sont des formes d’escalade.
On distingue généralement entre escalade verticale et escalade horizontale. L’escalade verticale renvoie à l’augmentation de l’intensité des hostilités dans le cadre d’un conflit dont le périmètre reste identique. Par exemple, dans un conflit conventionnel, le ciblage délibéré par l’un des belligérants de la population civile ou des dirigeants de son ennemi serait certainement perçu comme une escalade. En 1945, la campagne de bombardement stratégique des États-Unis contre le Japon a connu deux moments clairs d’escalade : le bombardement de Tokyo (9-10 mars) et l’utilisation de l’arme atomique à Hiroshima (6 août).
L’escalade horizontale élargit le périmètre du conflit, soit par l’ouverture de nouveaux théâtres, soit par l’inclusion de nouveaux domaines. Par exemple, durant la Guerre Froide, les superpuissances ont régulièrement eu recours à l’escalade horizontale, c’est-à-dire des affrontements par « proxys » interposés, afin d’éviter l’escalade verticale. Au total, ces escalades horizontales ont causé la mort de plus de 14 millions de personnes, la « Guerre » n’étant « Froide » qu’en Europe 5. Durant la guerre du Golfe, l’Irak a tenté d’impliquer Israël dans le conflit en tirant des missiles SCUDs sur le pays, dans l’espoir qu’une intervention israélienne permettrait à Bagdad de rallier les pays arabes à sa cause, ce qui est un exemple d’escalade horizontale ayant échoué.
L’escalade est un phénomène profondément lié aux perceptions des acteurs : certaines actions seront perçues comme escalatoires par les deux parties, les principaux risques étant posés par une situation dans laquelle une action est vue comme escalatoire par l’un des belligérants, mais pas l’autre. D’une manière générale, la durée d’un conflit entraîne son escalade progressive — la « montée aux extrêmes » clausewitzienne —, les acteurs usant de moyens de plus en plus violents pour briser la volonté politique de leur ennemi. Dans ce cas, l’escalade est volontaire — dans un but instrumental de destruction de la volonté et des capacités adverses —, mais il existe des cas d’escalade involontaire, ou accidentelle. L’escalade involontaire a lieu quand l’un des adversaires accomplit une action qu’il ne pense pas escalatoire, mais qui est vue comme telle par son ennemi : un seuil est franchi sans que le responsable du franchissement n’en ait pris conscience. Un exemple historique est la contre-offensive des troupes des Nations Unies durant la guerre de Corée, qui repoussèrent les troupes communistes dans le nord du pays, provoquant l’entrée en guerre de la Chine. Barry Posen a aussi avancé 6 que les plans de guerre de l’OTAN durant la Guerre Froide — et notamment les frappes prévues contre les sous-marins lanceurs d’engins et les systèmes de défense anti-aérienne de l’URSS — comportaient le risque de créer chez les dirigeants soviétiques la crainte d’être devenus vulnérables à une première frappe incapacitante sur leur arsenal nucléaire — en d’autres termes, les soviétiques auraient pu craindre la perte de leur capacité de seconde frappe, nécessaire à la crédibilité de leur dissuasion nucléaire. Moscou aurait ainsi été placée face à un dilemme « use them or lose them », incitant à une escalade nucléaire non-désirée. Plus récemment, James Acton a montré 7 que la dualité des moyens de commandement et de contrôle (C2) chinois, servant à commander aussi bien les forces conventionnelles que les forces nucléaires, comportait un risque non négligeable d’escalade involontaire en cas de guerre entre les États-Unis et la Chine. Ces moyens de C2 seraient, dans la doctrine américaine, les cibles initiales d’une campagne visant à paralyser le processus de décision de l’armée populaire de libération, mais les dirigeants chinois pourraient la percevoir comme une tentative de démembrement de leur capacité de dissuasion nucléaire. Ils pourraient alors être tentés par une escalade nucléaire, toujours dans la logique « use them or lose them ».
Le phénomène d’escalade doit se penser comme un continuum ou, pour reprendre la célèbre métaphore d’Herman Kahn 8, comme une échelle composée de plusieurs barreaux, chacun des barreaux correspondant à un degré d’intensité du conflit. Dans sa dernière itération, « l’échelle » de Kahn comportait 44 barreaux 9, dont plus de la moitié comportaient un échange nucléaire… Cette représentation du phénomène d’escalade n’est pas sans poser de problèmes, notamment le côté arbitraire de la hiérarchie de violence proposée par Kahn et le risque de voir le phénomène comme graduel (un barreau après l’autre) et donc contrôlable, là où des escalades très brutales (« sautant » plusieurs barreaux) sont théoriquement possibles. Mais elle permet de penser l’escalade de manière non-binaire (violence/non-violence), et surtout permet d’introduire la notion de seuils de violence.
Ces seuils successifs seraient, pour Kahn, liés au niveau de destruction qu’ils engendrent. Toutefois, il existerait des « pare-feux » au phénomène d’escalade, liés non pas au volume de violence causé mais aux moyens déployés. Selon le type de moyens employés, une action est vue comme plus ou moins escalatoire, même si le niveau de destruction est le même. Ainsi, des travaux ont pu montrer que les décideurs jugent qu’à même niveau de destruction théorique, une attaque cyber ne relève pas d’une escalade, alors que ce serait le cas pour une frappe de missile 10. De même, l’emploi d’une arme nucléaire tactique est perçue comme une escalade majeure, même si elle crée autant voire moins de dégâts que des frappes conventionnelles. Le phénomène est aussi observé pour les moyens conventionnels : à degré de destruction équivalent, une frappe de drone ou un sabotage par une unité de forces spéciales est perçu comme moins escalatoire qu’une frappe d’artillerie 11. En d’autres termes, des « pares-feux » existent entre les domaines cyber, conventionnels et nucléaires : les acteurs perçoivent bien ces domaines comme séparés, avec une gradation progressive de l’intensité du conflit en fonction du domaine d’action, et non pas en fonction du volume de destruction. La symbolique des armes employées est également importante dans la perception d’une escalade : certains systèmes d’armes sont clairement perçus comme plus violents, et escalatoires, que d’autres.
On voit ainsi qu’une escalade est une augmentation de l’intensité ou du périmètre du conflit, qu’elle peut être involontaire — ce qui présente les plus grands risques —, et que la perception d’une escalade par un belligérant est liée à la nature des armements employés et aux différents domaines de conflit. Dès lors, la livraison de chars lourds à l’Ukraine constitue-t-elle une escalade ?
Une escalade en Ukraine ?
En premier lieu, rappelons une évidence. C’est la Russie qui est responsable d’une escalade du conflit avec l’Ukraine, décidant de lancer une invasion le 24 février 2022. De plus, contrairement à ce que certains commentateurs ont pu avancer, la dynamique stratégique du conflit n’a pas changé : l’Ukraine est toujours dans une posture stratégiquement défensive, en étant le pays agressé. Effectivement, d’un point de vue opératif, l’Ukraine a pu repasser à l’offensive à la fin de l’été pour récupérer une partie de ses territoires envahis par la Russie, mais c’est toujours dans le cadre d’une posture stratégiquement défensive : l’Ukraine est toujours en train de se défendre contre une invasion en cours. C’est aussi la raison pour laquelle Kyiv réclame des chars lourds : l’objectif est de créer une brigade blindée qui permettrait de redonner de la mobilité et de la puissance de feu au corps de bataille ukrainien, dans la double perspective de résister à une nouvelle offensive russe à la fin de l’hiver et de permettre une éventuelle nouvelle contre-offensive ukrainienne, en particulier vers Marioupol. La dynamique stratégique du conflit changerait si l’Ukraine en venait à tenter d’envahir des territoires russes, mais nous en sommes très loin. Enfin, les opérations militaires en cours ne font courir aucun risque aux moyens nécessaires à la dissuasion nucléaire russe : les risques d’escalade involontaire sont donc inexistants dans ce domaine. Livrer des chars lourds à l’Ukraine n’est donc pas en soi changer la dynamique stratégique du conflit : c’est continuer à lui donner les moyens de résister à l’agression russe.
Deuxièmement, ces matériels ne constituent pas une rupture qualitative majeure par rapport aux précédentes livraisons d’armes. La Pologne, la Slovaquie ou la République Tchèque ont déjà livré à l’Ukraine au moins 450 chars lourds T-72 de conception soviétique depuis 2022, sans compter les livraisons de pièces d’artillerie, ou de véhicules de combat blindés de différents modèles (Bradleys américains, Marders allemands ou AMX-10 français). Certes, les Leopard II de conception allemande ou les M-1 Abrams de conception américaine sont des modèles plus avancés et plus performants que les T-72, mais il s’agit d’une amélioration incrémentale au sein d’une catégorie de matériels en fait déjà livrés à l’Ukraine depuis 2022. L’envoi de Leopard II ou de Abrams reste cohérent avec l’objectif de permettre à l’Ukraine de disposer de matériels lui permettant de conduire un combat et une manœuvre interarmes. De notre point de vue — et ce point est certainement ouvert au débat —, même la livraison d’avions de combat de type F-16, qui permettraient à Kyiv de conduire une campagne aéroterrestre encore plus performante, ne constitueraient pas non plus une rupture symbolique caractérisant une escalade, puisque ce type de combat aéroterrestre est en fait typique des opérations militaires modernes et entre dans ce qui est « attendu » d’une manœuvre contemporaine. La Russie est dans son rôle lorsqu’elle condamne ces livraisons — comme elle a condamné toutes les livraisons d’armes à l’Ukraine depuis février 2022 — et promet des réponses toutes plus terrifiantes les unes que les autres mais les responsables russes comprennent bien la manœuvre occidentale qui consiste à prudemment donner à l’Ukraine les moyens de résister à l’invasion tout en encadrant strictement l’usage fait des matériels livrés, notamment en décourageant toute action contre le territoire russe.
Troisièmement, même en supposant que la Russie considérerait ces livraisons comme une escalade de la part de l’Ukraine et des pays occidentaux, quelles seraient les possibilités d’escalade de la part de Moscou ?
Commençons par les risques d’escalade horizontale. Moscou pourrait être tenté de déplacer les théâtres du conflit en visant des intérêts occidentaux ailleurs, mais il est difficile d’identifier des cibles possibles d’importance. La Russie conduit déjà 12 — et depuis longtemps 13 — des actions hostiles dans le cyberespace, et les relations économiques sont pratiquement interrompues. L’Union a mis en place un embargo sur le pétrole russe, et se défait plus rapidement que prévu de sa dépendance au gaz, privant ainsi Moscou d’une possibilité de coercition. Il est envisageable que Moscou pourrait vouloir viser des groupes partenaires des États-Unis en Syrie, ou des intérêts français en Afrique mais, outre que l’hostilité de Moscou est déjà manifeste dans cette région, les moyens que la Russie pourrait y consacrer restent limités. Enfin, des actions de subversion et de sabotage sont envisageables sur les territoires des pays occidentaux, mais restent dans le spectre d’activités d’ores et déjà conduites par Moscou 14. On peut envisager des actions de sabotage particulièrement intenses, comme la destruction d’une infrastructure critique ou l’assassinat d’un responsable politico-militaire important, mais il est probable que cette action soit une réponse générale pour le soutien à l’Ukraine de la part des pays occidentaux, et non pas une réponse spécifique à une livraison de chars lourds. Le soutien occidental à l’Ukraine a surpris Moscou, dont la réponse a pour l’instant été limitée, probablement en raison des difficultés liées à l’invasion en cours. Il est probable qu’une réponse ayant pour but de « punir » le soutien occidental ait lieu à un moment, mais celle-ci relèvera plus de la vengeance et de la frustration que de la réaction à un évènement précis. Dans le haut du spectre, une attaque militaire sur des installations de pays membres de l’OTAN reste très hautement improbable, du fait du mécanisme de dissuasion : on voit mal Moscou attaquer le territoire des pays de l’OTAN simplement pour empêcher des livraisons d’armes, les risques étant bien trop élevés. Les possibilités d’escalade horizontale par Moscou sont donc restreintes.
Quelles sont donc les possibilités d’escalade verticale ? Dans le domaine conventionnel, on ne peut pas dire que la Russie ait fait preuve d’une retenue particulière depuis le début des hostilités. Moscou conduit une campagne interarmes impliquant des moyens terrestres, aériens, maritimes et cyber ; laisse ses troupes (voire les encourage à) commettre des massacres dans les territoires occupés — Boutcha — et établir des chambres de torture pour contrôler les populations locales — Izioum — ; vise régulièrement et délibérément des installations civiles — Kharkiv, Kyiv, etc. — et conduit une mobilisation de masse de sa population afin de continuer à alimenter la guerre. Dans les faits, l’intensité du conflit est déjà élevée, et l’on voit mal ce que serait une nouvelle escalade dans ce domaine. Juridiquement, Moscou pourrait choisir de requalifier son « opération militaire spéciale » en « opération contre-terroriste » et de déclarer la loi martiale, ce qui permettrait par exemple de plus facilement mobiliser les réseaux ferrés en donnant la priorité aux besoins militaires, mais le président du comité de la défense de la Douma, Andrei Kartapalov, ainsi que le Kremlin ont déjà indiqué que la livraison de chars lourds n’était pas un motif suffisant pour requalifier l’opération 15. Kartapalov a explicitement déclaré que les livraisons d’armes relevaient de la politique interne de chaque pays, et ne justifiaient aucunement que la Russie déclare la guerre à l’Allemagne ou à d’autres États. Ces déclarations sont cohérentes avec l’argument ci-dessus selon lequel les responsables russes comprennent les limites hautes de l’aide occidentale.
Évidemment, la plus grande crainte est celle d’une escalade nucléaire, Moscou décidant d’utiliser une arme nucléaire pour débloquer la situation militaire. Il est clair que Moscou agite, à intervalles réguliers, des menaces nucléaires dans une tentative d’effrayer les pays occidentaux et restreindre leurs options. Selon nous, ce risque est actuellement très faible pour une combinaison de raisons. Tout d’abord, un tel emploi ne correspondrait pas à la doctrine russe, qui limite le feu nucléaire à des menaces vitales contre l’existence de l’État russe. Selon toute probabilité, le contrôle du Donbass n’est pas considéré comme un tel enjeu, une analyse renforcée par le fait que la déclaration de rattachement du Donbass à la Russie ayant fait suite aux référendums fantoches de septembre 2022 n’a pas eu de conséquence militaire. De plus, la communauté nucléaire russe tend généralement à souscrire à l’analyse selon laquelle le nucléaire relève bien d’un domaine particulier, et est donc sensible à la notion de « pare-feu » entre les domaines conventionnels et nucléaires. Enfin, les États-Unis — et probablement d’autres pays — ont explicitement envoyé des signaux à Moscou, menaçant de représailles en cas d’usage de l’arme nucléaire en Ukraine, ce qui contribue certainement au calcul stratégique de Moscou. Au niveau stratégique, le calcul coût-bénéfice semble toujours clairement négatif.
Au plan opérationnel, l’avantage procuré par l’emploi d’une arme nucléaire n’est pas évident, au regard de la situation militaire actuelle. On peut envisager trois possibilités d’emploi. La première possibilité serait une frappe d’intimidation dans une zone non-peuplée — par exemple au-dessus de la Mer Noire. Étant donné la situation militaire, on voit mal comment une telle frappe n’aurait pas un effet galvanisant — et non pas démoralisant — sur les soldats et la population ukrainienne, tout en isolant Moscou diplomatiquement. Moscou serait alors obligé d’escalader vers l’un des deux autres scénarios possibles, ce qui rend cette première option très peu probable : le coût potentiel est bien trop important par rapport au gain hypothétique.
La deuxième possibilité est une frappe contre une ville ukrainienne, afin de délégitimer — voire de décapiter si la cible est Kyiv — les responsables politico-militaires. Un tel emploi offensif de l’arme nucléaire dans un but explicite de conquête territoriale serait une remise en cause complète du fragile équilibre stratégique établi depuis 1945. Les États-Unis et leurs alliés seraient certainement impliqués dans une riposte conventionnelle massive afin de rétablir la dynamique de dissuasion, tandis que l’Inde comme peut-être la Chine se détourneraient de la Russie, craignant les conséquences politiques de leur association avec un pays devenu paria. Là encore, les risques nous semblent en l’état bien trop importants pour Moscou.
La troisième possibilité serait l’emploi d’armes nucléaires comme « contre-force », en visant des objectifs militaires ukrainiens. Toutefois, à ce stade du conflit, il n’y a pas de concentration de forces ukrainiennes suffisantes pour constituer une cible attractive pour une frappe entre 10 et 100 kilotonnes de puissance. La Russie pourrait choisir d’employer des armes nucléaires plus petites — en-dessous de 10 kilotonnes — mais cette approche rencontre deux problèmes. D’abord, le même effet destructeur qu’une « petite » frappe nucléaire peut être atteint avec les moyens conventionnels dont dispose Moscou : pourquoi risquer de briser le tabou nucléaire, et craindre les conséquences politiques associées, si le même résultat militaire peut être atteint avec d’autres moyens ? De plus, pour avoir un effet militaire significatif conduisant à une rupture des positions ukrainiennes, la Russie devrait employer plusieurs dizaines de frappes — et non pas une seule — sur l’ensemble de la ligne de front, mais les conséquences ne sont pas à sous-estimer sur les armées russes elles-mêmes : étant donné la proximité des armées sur le front, les risques de radiation sont élevés pour les soldats russes, sans compter que les retombées nucléaires qui auront lieu en Russie et en Biélorussie peuvent créer des mouvements de panique dans les populations civiles. Dans ces conditions, et sans même prendre en compte l’effet psychologique traumatisant d’être témoin de destructions à si grande échelle, il n’y a aucune garantie que les troupes russes maintiennent leur cohésion. Comme l’écrit William Alberque, « Poutine a deux mauvaises options nucléaires devant lui : soit il utilise plusieurs petites ogives pour obtenir un effet significatif sur le champ de bataille — avec une menace réelle d’intervention et d’escalade —, soit il utilise une arme nucléaire de théâtre plus importante pour obtenir un effet politique — tout en risquant une intervention et une escalade. » 16
Pour toutes ces raisons — coût stratégique élevé et intérêt opérationnel réduit — nous pensons que le risque d’escalade nucléaire est très réduit à ce stade du conflit, et que la livraison de chars lourds ne change pas cette dynamique fondamentale.
Le risque d’escalade existe
Si le terme est correctement conceptualisé, à ce stade, la livraison de chars lourds à l’Ukraine ne constitue pas une escalade. Toutefois, cela ne signifie absolument pas que ce risque est nul, et il convient donc de réfléchir à des situations qui pourraient constituer une escalade, désirée ou non, comportant des risques importants.
On peut imaginer trois principaux scénarios qui conduiraient Moscou à reconsidérer son calcul coût-bénéfice.
Le premier est une situation dans laquelle la Russie craindrait pour son intégrité territoriale, par exemple, si les occidentaux livraient à l’Ukraine des armements introduisant une profonde rupture qualitative, et menaçant le territoire russe dans la profondeur. Typiquement, les missiles ATACMS (Army Tactical Missile Systems) constitueraient de notre point de vue une telle rupture, et les États-Unis ont probablement raison d’en refuser la livraison aux Ukrainiens, malgré les demandes répétées de ceux-ci. Une variante de ce scénario serait une situation dans laquelle les forces ukrainiennes seraient directement capables d’envahir la Russie, qui serait dans ce cas vouée à escalader. La question de ce scénario pourrait se poser pour la Crimée, qui est de facto sous contrôle russe depuis 2014. Une tentative de reprise de la Crimée serait probablement vue par Moscou comme justifiant une escalade et ce point mérite à lui seul une analyse approfondie — la question n’étant de toute façon pas encore à l’ordre du jour.
Le deuxième scénario pourrait survenir si la Russie en venait à se convaincre que l’OTAN participe directement aux opérations militaires. À ce jour, les États-Unis, et d’autres pays, fournissent du renseignement à l’Ukraine, mais ne participent pas à la conception et la conduite des opérations. Si la planification des opérations devenait conjointe, la Russie pourrait considérer que le pays participant à la planification est partie au conflit, et pourrait choisir de riposter sur son territoire. Il faut donc être prudent dans les échanges actuels « militaires/militaires » avec les forces armées ukrainiennes, afin de ne pas susciter chez Moscou une impression d’intervention directe des forces de l’OTAN dans les opérations. La même situation pourrait survenir en cas d’exercice militaire conjoint d’ampleur impliquant des forces ukrainiennes et des forces de l’OTAN, surtout si cet exercice avait lieu sur le territoire ukrainien. La Russie, qui n’aurait pas de moyen de savoir s’il s’agit « seulement » d’un exercice ou de la préparation d’une participation otanienne aux opérations, pourrait choisir d’escalader. La formation des militaires ukrainiens, dans les pays de l’OTAN, aux matériels qui leurs sont livrés n’est probablement pas escalatoire : elle est comprise dans le transfert d’armement. Mais d’autres types de coopération militaire, dans le contexte actuel, comporteraient un risque d’escalade involontaire. Un troisième risque est lié au déploiement de moyens de réassurance de l’OTAN sur le flanc Est de l’Alliance. Si la Russie en venait à se convaincre que le déploiement de troupes est le prélude à une invasion, voire à une frappe de décapitation — si des moyens de frappe à longue portée était déployés —, elle pourrait décider de préempter une attaque en conduisant une action cinétique sur le territoire de l’Alliance. Ce risque est consubstantiel à tout déploiement militaire — c’est ce que l’on appelle le « dilemme de sécurité » : les mesures nécessaires à augmenter la sécurité d’un acteur créent une crainte chez un autre acteur —, mais nous l’estimons comme très faible à ce stade, l’OTAN étant justement très prudente dans le calibrage de ses mesures de réassurance.
Le troisième scénario est lié à la survie du régime lui-même. Depuis une dizaine d’années, certains stratégistes russes annoncent qu’une campagne de « changement de régime » commencerait par des révoltes populaires pilotées par les Occidentaux, et culminerait en des frappes de décapitation contre les autorités politiques. Il s’agit d’une vision complotiste et paranoïaque déconnectée de tout élément empirique, mais elle irrigue néanmoins une partie significative des dirigeants et de l’appareil militaro-sécuritaire. Dans le contexte actuel, des manifestations et des révoltes d’ampleur contre le régime pourraient être interprétées par les autorités comme la preuve de l’implication de l’OTAN directement en Russie, conduisant à une escalade potentielle. Les dirigeants des pays membres de l’OTAN devraient ainsi être prudents et ne pas appeler explicitement à des manifestations — où à un changement de régime —, déclarations qui pourraient être vues par le régime actuel comme des actes hostiles et des signaux envoyés à des agents provocateurs.
À ce stade du conflit, aucun des trois scénarios que nous avons présentés n’est encore probable, mais la prudence exige néanmoins d’y réfléchir rigoureusement afin d’éviter toute escalade non-désirée.
Conclusion
De notre point de vue, la livraison de chars lourds n’est pas un geste escalatoire, étant donné la dynamique actuelle du conflit. Toutefois, le psychodrame qui a accompagné la décision finale de l’Allemagne de livrer des Leopard II est révélateur à plusieurs égards. En premier lieu, il montre une fois de plus que la sécurité européenne se décide à Washington, et que la clef de la Chancellerie se trouve à la Maison-Blanche. Le constat est cruel, mais absolument pas nouveau : l’Europe ne peut pas se défendre elle-même.
Plus profondément, il illustre la diversité d’attitudes vis-à-vis de la Russie et de l’après-guerre. Pour certains — et Olaf Scholz est probablement dans cette catégorie — l’Ukraine ne doit pas perdre, mais ne doit pas « gagner » non plus, le but étant de pouvoir rétablir des relations « normales » avec Moscou après le conflit. Cette attitude nous semble pour le moins naïve, étant donné la radicalisation du pouvoir russe vis-à-vis de l’« Occident collectif » désigné comme ennemi : il ne faut désormais espérer aucune coopération avec le régime actuel, ce qui suppose une nouvelle priorisation de nos intérêts diplomatiques et économiques.
Pour d’autres, l’hostilité à la livraison de chars lourds relève plutôt de la volonté de réduire la dissonance cognitive entre une Russie qu’ils avaient fantasmée comme modèle de société traditionnelle (donc forcément vertueuse et valeureuse), et la réalité du comportement de ses troupes. Comme Laval, qui souhaitait la victoire de l’Allemagne nazie par crainte du communisme, ceux-là souhaitent au fond la victoire de la Russie car ils veulent voir échouer les démocraties libérales. On les trouve aux États-Unis parmi les invités de Tucker Carlson, ou en France sur les plateaux de CNews et d’autres médias de la sphère réactionnaire, appelant à des négociations dès que possible.
La poursuite des opérations va exacerber ces tensions au sein des pays soutiens de l’Ukraine, et entre eux — ce qui est certainement l’un des espoirs du Kremlin. Nul doute que d’autres gestes de soutien à Kyiv seront dénoncés comme « escalatoires ». Il est de la responsabilité des commentateurs de correctement analyser la situation et de choisir leur vocabulaire en conséquence.
Sources
- Pierre Lellouche, « En Ukraine, n’est-il pas temps de s’interroger sur une sortie de cette guerre ? », Le Monde, 20 janvier 2023.
- Sur Twitter.
- Sur Twitter.
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