En soutien aux femmes iraniennes, douze femmes engagées, lauréates de l’initiative Marianne 2022 travaillent en ce moment sur un texte commun en soutien au mouvement. Au cours de ce processus d’écriture militante collective, nous avons rencontré quatre d’entre elles — Noura Ghazi, Tatsiana Khomich, Anna Shcherbakova et Nuray Simsek — pour comprendre comment les manifestations en Iran résonnent avec leurs propres engagements politiques et dans quelle mesure le combat des femmes iraniennes a pour elles une dimension universelle.
Cet entretien vient prolonger une série de publications du Grand Continent, Femmes en lutte, composé d’un long entretien avec chacune de ces militantes.
Vous travaillez actuellement à une tribune commune à propos des manifestations en Iran, en soutien à Mahsa Amini, jeune femme tuée par la police des mœurs en septembre 2022. Quand et comment avez-vous décidé d’écrire ? Quels ont été vos rôles respectifs dans le processus d’écriture ?
Nuray Simsek
Nous parlions avec Noura et Tatiana et nous demandions ce que nous pouvions faire à propos de la mort de Mahsa Amini. Nous voulions écrire un texte dans lequel l’ensemble des lauréates de l’initiative Marianne pourraient être impliquées. Le résultat est une tribune écrite collectivement, très internationale, qui inclut des points de vue extrêmement différents. Pour certaines, Noura et moi, il s’agit d’un pays voisin ; pour les autres, ce n’est pas le cas, mais la souffrance des Iraniennes est similaire à celle que peuvent connaitre des femmes partout dans le monde — à différents degrés, bien entendu.
Anna Shcherbakova
Mon rôle dans la rédaction de cette tribune était avant tout de préparer la traduction en français car je voulais surtout me joindre aux revendications des collègues qui sont concernées par cette situation plus directement — contribuer sans parler à leur place. Néanmoins, mon intérêt pour ce qui se passait en Ukraine et en Russie cette année ne m’empêchait pas de m’intéresser au mouvement en Iran, car les problèmes auxquelles les femmes font face sont tous liés et il est important de garder l’oeil ouvert sur l’ensemble des luttes et des conflits dans le monde sans que l’un éclipse les autres au profit de la conjoncture du moment.
Quelle a été la perception du mouvement dans son environnement régional, et notamment en Syrie ?
Noura Ghazi
Ce qu’on peut appeler le mouvement des femmes iraniennes a déjà des effets sur le monde entier. Vu depuis la Syrie, l’Iran n’est pas seulement un voisin mais le plus important soutien du régime syrien et la raison de sa survie. A cause de ce soutien de longue date, il était devenu difficile pour la population syrienne de distinguer les Iraniens de leur gouvernement ; de même qu’il était difficile de distinguer les Russes de leur gouvernement. Or les Syriens ont vu que se déroulaient en Iran des événements semblables à ce qui s’était passé en Syrie en 2011, quand des enfants Dara’a, au Sud de la Syrie, avaient été mis en prison et torturés, ce qui avait déclenché des manifestations, d’abord locales à Dara’a, qui s’étaient par la suite étendues à toute la Syrie.
Le déroulement des événements en Iran est très proche. Cela a changé la vision que les Syriens avaient des Iraniens, et créé beaucoup d’empathie vis-à-vis de ce mouvement. Quand nous voyons les Iraniens affronter des chars pour défendre leurs droits, cela nous rappelle exactement ce que nous faisions lors des manifestations anti-régime en Syrie.
À ce propos, beaucoup de personnes comparent le mouvement actuel en Iran et ce qui s’est passé en Syrie, notamment en raison de la militarisation de la répression. A quel point pensez-vous que cette comparaison est valable ? Qu’est ce que la comparaison des deux mouvements dit du futur du mouvement en Iran ?
Nous ne sommes pour l’instant que dans les premiers mois et j’espère que le mouvement iranien ne connaîtra pas le même destin que la révolution syrienne. La différence est que le régime syrien n’utilise pas la religion de manière aussi ostensible que le régime iranien. Au moins les femmes syriennes n’ont pas à porter le voile. Mais sinon, la dimension autoritaire du régime est très semblable. Je dirais que la Syrie est une forme de dictature qui se trouve à mi-chemin entre le modèle turc et le modèle iranien.
Peut-on comparer ce mouvement à d’autres mouvements, dans la région et en dehors ?
Nuray Simsek
En Turquie, en théorie la Constitution est séculière. Dans la réalité, c’est très différent. La pression religieuse n’est pas inscrite dans la loi mais se fait ressentir partout dans la société. Ce n’est pas aussi clair qu’en Iran, mais comparable. Pour donner un exemple, il y a en Turquie un directorat des affaires religieuses, sous l’autorité de la Présidence de la République. La semaine dernière, le directeur de cette institution a fait un discours en disant que célébrer la nouvelle année est un « péché ». Ce n’est pas une loi mais chaque année des boutiques sont attaquées parce qu’elles sont décorées pour la nouvelle année ; des bars sont ciblés parce qu’ils célèbrent la nouvelle année.
En Turquie, les femmes comparent en permanence leur vie avec celle des Iraniennes, car nous avons peur que notre vie ressemble de plus en plus à la leur. Nous disons fréquemment : « attention, nous pourrions nous retrouver dans la situation iranienne ! »
En tant qu’activistes politiques, qu’avez-vous vu dans ce mouvement iranien qui était inattendu, nouveau ? Qu’est-ce qu’il y a d’intéressant pour vous dans ce mouvement, dans son développement, dans ses outils de mobilisation ? En quoi pourrait-il être une source d’inspiration ?
Tatsiana Khomich
Pour moi, ce qui me semble passionnant est qu’il n’y a pas de leader, et qu’il s’agit donc d’un mouvement spontané qui s’est diffusé naturellement en Iran puis partout dans le monde. Cela signifie qu’on ne sait jamais quel événement et quelle situation va conduire à une révolte. La discrimination et la violence à l’encontre des femmes en Iran existe depuis des dizaines années, mais cet événement particulier a été le point de départ du mouvement. Ce mouvement me donne beaucoup d’espoir pour les mobilisations féministes, car il signifie que même les populations qui ont vécu sous un régime autoritaire pendant des dizaines d’années ont malgré tout la capacité à se mobiliser pour demander le respect de leurs droits et le changement du régime.
Anna Shcherbakova
Quand j’avais essayé d’apprendre le persan pendant six mois il y a une dizaine d’années, j’avais rencontré de nombreux Iraniens et avais la sensation qu’il existait un consensus parmi eux : il est nécessaire de respecter certaines règles de l’Etat pour ne pas être inquiété et pouvoir ainsi ne pas en respecter d’autres. Cela me rappelait la fin de la l’ère soviétique – que je connais par témoignages de ma famille ainsi que celles de mon entourage, – où les il fallait trouver un équilibre entre respecter et violer les règles. Or aujourd’hui en Iran, ce consensus en ne semble plus exister !
J’ai donc l’impression de voir en Iran le même processus que celui qui a conduit à la fin de l’URSS : l’équilibre entre le respect de certaines règles et la liberté d’en violer d’autres n’est plus un modèle social fonctionnel. À ce moment, l’ensemble des règles est remis en cause par la population.
Noura Ghazi
Ce qui me semble frappant dans le mouvement iranien est le fait que Mahsa Amini était kurde. Cela a attiré l’attention sur les vexations dont les Kurdes font l’objet dans les quatre principaux pays où ils se trouvent – peut-être que l’Irak est le pays dans lequel ils se trouvent le mieux grâce à l’existence d’un territoire contrôlé par les Kurdes et grâce à la reconnaissance de la langue kurde officiellement en Iran.
Nuray Simsek
Je pense que c’est un tournant pour les luttes féministes, à un moment où le monde dans son ensemble devient de plus en plus conservateur. Ce qui m’a semblé le plus étonnant est que les femmes iraniennes se sont mises dans une position où on ne peut plus les faire taire, car leur voix est diffusée et amplifiée par des personnes partout dans le monde. Les femmes iraniennes sont devenues les incarnations de la lutte féministe mondiale.
Ce mouvement grandit et pourrait avoir un effet boule de neige. Par exemple, le gouvernement turc prépare en ce moment une loi sur le voile, dans laquelle on trouve une description de la famille comme composée d’un homme et d’une femme, des remarques sur l’importance d’être en famille, et sur les bienfaits de l’hidjab. Les femmes turques s’opposent à cette loi en disant qu’elles ne veulent pas se trouver dans la même situation que les Iraniennes. Le combat des Turques est donc directement inspiré par celui des Iraniennes.
Tatsiana Khomich
Chaque combat est un combat contre l’objectification des femmes, et pour l’expression de leur voix. En 2020 en Biélorussie, un mouvement spécifiquement féminin est né en réponse à des violences contre la population. Le 12 août 2020, les femmes sont sorties dans la rue habillées en blanc avec des fleurs. C’était un mouvement extrêmement pacifique contre la dictature. Ce mouvement a changé la dynamique en Biélorussie pendant plusieurs jours, car le régime ne savait comment réagir à ce mouvement exclusivement féminin.
Un certain nombre d’analystes remarquent que même si le mouvement iranien n’a pas abouti, un certain nombre de règles ne sont plus autant respectées qu’auparavant. C’est pour cela qu’on a pu parler de « révolution du comportement » ou de « révolution dans la subjectivité » des individus. Que pensez-vous de cette analyse et pensez-vous qu’il en existe d’autres exemples ?
Noura Ghazi
Il y a bien entendu des changements qui viennent du bas et qui conduisent à des changements sociaux. Je parlais l’autre jour de la Révolution française. La Révolution a créé et diffusé le concept de démocratie partout dans le monde, si bien qu’on en discute encore aujourd’hui. En Syrie, on voit des changements en dépit de la violence à l’encontre des femmes, comme l’amélioration de leur éducation et la croissance de leur poids sur le marché du travail. Ces évolutions sociales qui viennent du bas sont essentielles.
Anna Shcherbakova
Je dirais que c’est aussi une révolution des sensibilités. En Iran, un meurtre a provoqué des manifestations massives en Iran et partout dans le monde. Cette violence à l’égard des femmes existait déjà, mais le fait qu’elle soit désormais inacceptable et suscite en réaction un mouvement de nature révolutionnaire montre bien l’évolution des mentalités en Iran et dans le monde vis-à-vis des violences faites aux femmes, même dans des sociétés qui pouvaient se penser être plus avancées en question des droits des femmes. C’est une piqure de rappel y compris pour les pays occidentaux ou les féminicides sont loin d’être éliminées.
Vous avez mentionné le soutien international pour les femmes iraniennes. Comment imaginez-vous que ce soutien puisse se transformer en aide ? Du point de vue de votre expérience au sein de mouvements qui ont obtenu un soutien de la part de la communauté internationale, qu’est-ce qui vous semble le plus utile aujourd’hui en soutien aux femmes iraniennes ?
Nuray Simsek
Il n’y a pas un type de soutien unique. Certains peuvent aller manifester leur soutien dans la rue ; d’autres peuvent accueillir des Iraniens réfugiés. Les Iraniens n’ont pas besoin d’argent ou de soutien matériel, mais du soutien des individus. Les Iraniens que je rencontre en Turquie me disent qu’ils n’ont besoin de rien sinon que leur voix soit amplifiée. Ce que veulent les Iraniens et les Iraniennes, c’est aussi une forme de reconnaissance : de leur voix, de leurs revendications.
Pour vous donner un exemple, le 25 novembre dernier il y a eu une manifestation en Turquie à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence contre les femmes, au cours de laquelle 200 personnes ont été arrêtées, dont deux Iraniennes. Tout le monde a été relâché le lendemain, sauf les deux Iraniennes que le pouvoir judiciaire voulait extrader en Iran. Après de nombreuses manifestations et protestations contre cette décision, elles ont finalement été libérées. Ces deux femmes sont aujourd’hui libres !
Tatsiana Khomich
Je suis d’accord pour dire qu’il faut que nous expressions de la solidarité à l’égard des Iraniens et que nous faisions en sorte de maintenir le sujet à l’agenda.
Noura Ghazi
Je voudrais ajouter deux espoirs. J’espère d’abord que les manifestations ne vont pas laisser place à un conflit armé interne. J’espère ensuite que les Iraniens ne seront pas abandonnés par la communauté internationale, comme l’ont été les Syriens.
Anna Shcherbakova
Le plus important est que la communauté internationale et les médias soient à l’écoute et retransmettent fidèlement ce qu’exprime la population iranienne. Il faut être sur la même page qu’eux. Les Iraniens vivant longtemps dans d’autres pays ne sont pas à ignorer non plus, c’est un vecteur de soutien très important qui permet de sortir d’une vision très restreinte du mouvement iranien comme appartenant à un État-nation. Et pour rebondir sur ce que Nuray vient de dire sur les Iraniennes arrêtées lors des manifestations en Turquie : souvent, les expatriés n’ont pas les mêmes capacités d’action politique du fait de leur statut d’étrangers. Cela rejoint pour moi la problématique global des droits des étrangers.
Le point de départ du mouvement est l’opposition au port du voile obligatoire. À partir de cette opposition est née une opposition plus large à la place que la religion a dans la société et dans la politique. Pensez-vous que ce mouvement porte un coup à l’islam politique, en Iran, mais aussi et surtout dans d’autres pays de tradition musulmane ?
Nuray Simsek
Mon point de vue est que la religion doit être une affaire privée, individuelle. Si un pouvoir tente de définir une société d’après des règles religieuses, cela conduit à une forme d’autoritarisme. Dans le cas iranien, la population n’est pas contre la religion en tant que telle, mais contre les autorités religieuses. En Turquie, il en va de même. Certaines femmes qui manifestent portent le voile, d’autres non ; certaines sont chrétiennes, musulmanes, juives.
En somme, partout nous luttons contre l’autoritarisme ; or l’application politique de l’islam est une forme d’autoritarisme. Les femmes ne peuvent pas être libres dans un système qui définit tous les aspects de leur vie : éducation, relations, occupation de l’espace public. Il est impossible d’avoir une société libre régie par des lois religieuses, de mon point de vue.
Noura Ghazi
Je suis d’accord avec Nuray. Les gens ne sont pas contre la religion, mais contre la justification religieuse des règles. Les lois doivent découler du gouvernement civil ! En Syrie, par exemple, le mariage civil n’existe pas. Cela me rappelle la situation en Europe au Moyen-âge, où la religion était un outil de légitimation du pouvoir et de l’autoritarisme. De même qu’en Europe les lois sont toutes devenues civiles, de même, espérons, que les lois seront civiles aussi au Moyen-Orient mais aussi partout dans le monde.
Il est frappant de voir que ce mouvement, en dépit de son importance, n’a pas abouti à changer la loi ou à renverser le régime. D’après vos différentes expériences, qu’est-ce qui a manqué au mouvement pour qu’il aboutisse ? Par ailleurs, vous travaillez toutes dans des États où des figures autoritaires restent au pouvoir depuis plusieurs décennies, et ont réussi à créer l’impression qu’une alternative politique est impossible. Comment peut-on changer cette impression ?
Les changements arrivent toujours de façon inattendue. Prenons l’exemple de l’Arabie saoudite, qui a énormément changé en quelques années. Il y a quatre ans quand j’y étais allée, je devais porter un hidjab dans la rue, et mon père, qui participait avec moi à la réunion de l’opposition syrienne, devait m’accompagner dans la rue car quand j’étais à l’extérieur avec mon compagnon – ce qui n’est pas autorisé en Arabie saoudite à moins d’être marié, ou accompagné par un homme de sa famille (au premier ou au second degré). A ce moment-là, je n’aurai jamais cru que des changements puissent advenir dans ce pays. Alors que deux ans plus tard, c’était déjà le cas !
Néanmoins, si les changements de mœurs sont possibles, reprendre le pouvoir des mains des autorités politiques en Iran me semble très difficile. Ils se battront jusqu’au bout pour le conserver.
Nuray Simsek
Ces dictateurs ne donnent jamais le pouvoir facilement. Par exemple, après que le parti d’Erdogan a perdu les élections législatives en juin 2015, de nombreuses attaques ont eu lieu en Turquie à différents endroits, causant des centaines de morts. Dans cette atmosphère de violence, le parti d’Erdogan a fini par remporter les élections de novembre 2015. De forts soupçons pèsent sur ces attaques qui se sont toutes déroulées cette année entre deux élections, et qui ont été attribuées à Daesh même si de nombreuses personnes pensent que Erdogan est derrière elles. De même, en 2016, après la prétendue tentative de coup d’état par une communauté religieuse, des milliers de personnes opposées au gouvernement ont été renvoyées sur décision d’Erdogan.
En somme, ces gouvernements autoritaires ont des moyens de pression multiples et très puissants sur la population. En Iran plus de 400 personnes sont mortes dans la rue, et maintenant d’autres sont exécutées régulièrement. Néanmoins, nous devons garder espoir dans leur combat, parce que nous rien d’autre que la résistance et l’espoir.
Anna Shcherbakova
Au fond, votre question revient à se demander ce qui peut permettre de combler une absence d’alternative. En Iran comme dans les autres pays que vous avez mentionné, le mouvement révolutionnaire crée selon moi des liens entre les individus desquels peuvent émerger à terme des réseaux et des figures politiques alternatives. C’est peut-être optimiste, mais ce tissu social, ces solidarités révolutionnaires sont le point de départ de tous les changements politiques.
Nuray Simsek
J’aimerais dire pour conclure que le slogan jin jiyan azadî, en kurde, pour rappeler les origines de Mahsa Zina Amini, résume la lutte des Iraniennes et son importance, pour le monde et pour nous.