La Coupe du Monde de Football va se dérouler au Qatar du 20 novembre au 18 décembre 20221. Même si en cette période de l’année les températures sont plus clémentes qu’en été, les matchs se joueront dans des stades climatisés, construits spécialement pour l’occasion. Tout cela représente un non-sens écologique dénoncé depuis plusieurs années par de nombreuses ONG qui ne cessent par ailleurs d’alerter sur les conditions de travail inhumaines sur les chantiers, responsables du décès de plusieurs milliers de travailleurs en raison de la chaleur et de l’absence d’un véritable droit du travail. Assombrissant le tableau Amnesty International constate par ailleurs un accroissement des restrictions à la liberté d’expression, ce qu’illustre la décision des autorités qataries d’interdire l’accès des lieux d’hébergement des travailleurs étrangers aux journalistes internationaux.

Pour toutes ces raisons, en France, des voix se font entendre pour dénoncer la tenue de cette Coupe du monde. C’est la cas de l’acteur Vincent Lindon qui a déclaré il y a plusieurs semaines à la radio «  « C’est une histoire répugnante. Aujourd’hui, on se laisse dévorer par l’argent rouge de sang. »2 ou de l’ancien footballeur Eric Cantona qui dans un texte diffusé sur les réseaux sociaux a affirmé qu’il boycottera personnellement les matchs «  …J’ai pris ma décision  ! Je ne regarderai pas  !  ». Certaines grandes villes comme Paris et Nantes ont annoncé qu’elles ne retransmettraient pas les matchs sur écran géant dans l’espace public.

Du côté du monde politique, même si les critiques sont nombreuses, aucun groupe parlementaire ne se prononce véritablement pour le boycott de cette compétition.

Christophe Batardy

Du côté du monde politique, même si les critiques sont nombreuses, aucun groupe parlementaire ne se prononce véritablement pour le boycott de cette compétition. Du côté de la majorité parlementaire le sujet est peu abordé et quand c’est le cas il l’est de manière étonnante. Le député Karl Olive (Renaissance) justifie ainsi les nombreux décès sur les chantiers en rappelant les 300 décès lors de la construction de la Tour Eiffel3. De son côté le Rassemblement National par la voix de Marine Le Pen déclare être favorable à la tenue de l’évènement, du simple fait que le choix a déjà été effectué « …À partir du moment où la décision a été prise le sport doit être découplé de la politique. Aujourd’hui il ne serait pas positif de refuser d’y aller… »4. Le gouvernement de son côté entretient de bonnes relations diplomatiques avec le Qatar qui est un allié stratégique privilégié attesté par l’utilisation par l’armée française de la base américaine Al Udeid sur le sol Qatari. C’est un pays qui pèse sur la scène géopolitique et qui peut se permettre de tout acheter hors de ses frontières, comme le PSG, club phare du football hexagonal. Le gouvernement français n’émet aucune critique officielle concernant les atteintes aux droits de l’homme, et au contraire a même signé il y a plusieurs semaines un accord pour aider à la sécurité de l’évènement via l’envoi de 200 experts et de matériel  : une collaboration en matière de maintien de l’ordre qui a été critiquée à l’Assemblée nationale par la gauche, à l’instar d’Olivier Faure pour le PS, qui a fustigé à cette occasion l’absence de la moindre critique de la part du gouvernement  : « La diplomatie, ce sont aussi des signes que l’on adresse, des rapports de force que l’on crée, des yeux que l’on ne ferme pas quand les droits humains élémentaires sont méprisés. » Le candidat pour la France Insoumise à l’élection présidentielle Jean Luc Mélenchon s’était prononcé il y a plus d’un an5 contre la présence de l’équipe de France considérant qu’il n’est pas possible «  de jouer au foot sur les cadavres  » mais depuis, même si la France Insoumise (FI) critique toujours la tenue de cette coupe du Monde, aucune campagne appelant au boycott n’a été lancée par ce mouvement. Finalement, alors que le début de la compétition est imminent, aucune voix à gauche, ne dit clairement que l’équipe de France ne devrait pas aller au Qatar. Aucune formation politique ne demande au public de ne pas regarder les matchs, ni aux entreprises françaises de se désengager alors que c’est la première fois depuis 1978 que l’éventualité d’un boycott d’une Coupe du Monde est évoquée. Cette année-là, c’est en Argentine qu’elle est organisée alors que la population subit depuis deux ans la dictature d’une junte dirigée par le général Videla. Un rapport du secrétaire d’État américain Cyrus Vance du 20 novembre 1977 fait état de près de 6000 exécutions et de 12 000 à 17 000 disparus6. L’équipe de France de football décroche son billet pour la coupe du monde le 16 novembre 1977 à l’issue de son dernier match grâce à un coup franc de Michel Platini. À partir de ce moment là, l’extrême gauche en France mène une active campagne en faveur du boycott mais elle n’est pas suivie par le Parti Communiste Français (PCF) et le Parti Socialiste (PS), alors les deux principales formations politiques à gauche (45  % de l’électorat). Même si en 2022 le contexte politique français et la géopolitique ne sont bien entendu pas comparables à ce qui prévalait en 1978, il est peut être intéressant d’observer dans quelle mesure les raisons invoquées par la gauche pour ne pas appeler au boycott de coupe du monde au Qatar font écho aux prises de position en 1978.

C’est la première fois depuis 1978 que l’éventualité d’un boycott d’une Coupe du Monde est évoquée.

Christophe Batardy
Affiche COBA Auclair

1978  : l’appel de l’extrême gauche au boycott

En 1966 l’Argentine est désignée comme pays d’accueil pour la Coupe du Monde de football de 1978. Le 24 mars 1976, une junte militaire met fin à la présidence d’Isabel Peron7. Très vite une formidable répression s’abat sur les partis d’opposition. Malgré cela les rencontres qualificatives se déroulent à travers le monde de 1976 à 1978 sans que soit remis en cause le choix réalisé dix ans auparavant.

En France, l’appel au boycott va connaître une certaine audience. C’est l’écrivain Marek Halter qui évoque le premier cette idée en octobre 1977, dans un texte publié par le journal Le Monde8 : « Lançons ensemble un appel à tous les sportifs et à leurs supporters qui doivent se rendre en Argentine : Refusez de cautionner par votre présence le régime aussi longtemps qu’il n’aura pas libéré les prisonniers politiques et arrêté les massacres. » Mais c’est en décembre que ce souhait est relayé via l’appel du CSLPA «  Comité de soutien aux luttes du peuple argentin  » et la création d’un « Comité pour le boycott de l’organisation par l’Argentine de la Coupe du monde de Football » (COBA). Ce comité regroupe d’une part des militants d’extrême gauche – avec le soutien des journaux Rouge (journal de la Ligue communiste), Libération, et le Quotidien du peuple – et d’autre part des militants attachés à la critique radicale du sport autour de la revue Quel Corps. Le COBA lance officiellement sa campagne lors d’une conférence de presse le 12 janvier 1978 à l’Hôtel Moderne. Pour les organisateurs le boycott apparaît comme «  la seule réponse conséquente et responsable »9 parce que la Coupe du Monde est pour la junte un «  instrument de son régime de terreur  » qui a pour objectif de «  restaurer son image internationale ternie » et de «  renforcer sa cohésion interne ». Le COBA dés lors ne cesse d’interpeller l’opinion10. À son initiative sont créés 200 comités locaux qui organisent entre janvier et juin 1978 un millier de réunions publiques partout en France. Pour les organisateurs il n’est en effet pas possible que l’équipe de France puisse jouer à « …800 mètres du pire centre de tortures du paysC’est en effet la distance qui sépare le stade de River Plate, où doivent se dérouler plusieurs matchs de la coupe du Monde , de l’escuela de Mecanica de la Armada siège du sinistre grupo de tareas 3-3 véritable gestapo argentine … »11. Une manifestation est prévue le 23 mai, jour du départ de l’équipe de France pour l’Argentine, mais elle est interdite tout comme celle qui est organisée deux jours plus tard à Marseille. La plus importante manifestation a lieu finalement le 31 mai à Paris, la veille du début de la compétition. Elle réunit 8000 participants. Les numéros 3 et 4 de L’Épique, journal pastiche de l’Équipe, qui portent sur l’Argentine, sont édités à 120 000 exemplaires. La pétition d’appel au boycott déposée par le COBA au Quai d’Orsay récolte 150 000 signatures : parmi les signataires, à la fois des anonymes et des personnalités comme Daniel Bensaid ou Alain Krivine de la LCR, Michel Mousel et Victor Leduc du Parti Socialiste Unifiée (PSU) ou encore Gisèle Halimi, Jean Lacouture, et l’écrivain Louis Aragon alors membre du PCF sans que cette appartenance soit mentionnée.

En 1978, une manifestation est prévue le 23 mai, jour du départ de l’équipe de France pour l’Argentine, mais elle est interdite tout comme celle qui est organisée deux jours plus tard à Marseille. La plus importante manifestation a lieu finalement le 31 mai à Paris, la veille du début de la compétition.

Christophe Batardy

Cette campagne a servi de caisse de résonance pour faire parler de la question des droits de l’Homme en Argentine. Libération publie un sondage quelques jours avant le début de la coupe du monde soulignant que 25 % des Français sont hostiles au fait que l’équipe de France aille jouer en Argentine. Le journal considère que cet appel a eu un écho important car c’est la première fois qu’une « campagne de solidarité quitte le terrain de l’idéologie  »12. L’entraîneur de l’équipe de France, Michel Hidalgo, est même l’objet quelques jours avant le départ pour Buenos Aires d’une tentative rocambolesque d’enlèvement par des opposants à la participation de l’équipe de France à la coupe du Monde13. Cet appel au boycott en France en 1978 marque sans doute une rupture idéologique au sein d’une partie de la gauche comme le juge a posteriori François Gèze, alors un des animateurs du COBA14 : «  La culture des droits de l’homme était absente de la culture de la gauche traditionnelle. Pour les gauchistes c’était aussi absent…on a changé notre position. En 1972 avec Alain Joxe quand on avait créé le comité de soutien à la lutte révolutionnaire du peuple chilien c’était une position hyper politique…Quand on crée en 1975 le Comité de soutien à la lutte du peuple argentin on est toujours soutien à la lutte mais déjà plus révolutionnaire. Quand on créé le COBA on va se limiter à un seul slogan : la torture c’est pas bien. Cela nous a amené moi même y compris, à travailler beaucoup plus qu’on l’avait fait à l’époque, au moment de la répression au Chili, avec les militants des droits de l’homme qu’avec les militants politique argentins.. » L’appel au boycott lancée par le COBA en 1978 tente de faire rentrer la question des droits de l’homme dans le champ du politique dans un contexte de guerre froide en refusant tout chantage autre que celui des droits de l’homme comme le souligne Marek Halter15«  Nous avons subi ces dernières années toutes sortes de chantages  : politiques, économiques et idéologiques, du fait de gangsters, de groupuscules, de minorités ou d’ États. Pourquoi ne pas renverser la tendance  : à rebours des chantages qui mettent en danger des vies humaines, lançons à l’occasion de la Coupe du Monde de football en Argentine le chantage pour les droits de l’Homme  ». De son côté les partis de gauche représentés à l’Assemblée nationale ne s’associent pas à la campagne menée par le COBA. 

L’appel au boycott lancée par le COBA en 1978 tente de faire rentrer la question des droits de l’homme dans le champ du politique dans un contexte de guerre froide en refusant tout chantage autre que celui des droits de l’homme.

Christophe Batardy

1978  : un PCF opposé au boycott

L’Argentine des années 1970 présente des particularités difficiles à saisir pour des partis politiques habitués au clivage droite gauche. La classe ouvrière est en effet péroniste, mouvement politique populiste et identitaire incarnée par la figure charismatique du général Juan Domingo Peron (1895-1974). C’est un mouvement de masse alors que le Parti Communiste Argentin (PCA) ne représente que 2 % de l’électorat. Il est discrédité depuis son alliance avec une partie de la droite en 1945. Par ailleurs, en Argentine, la violence politique omniprésente à droite et à gauche avant le coup d’État de 1976 explique que de nombreux argentins croient alors en la nouvelle junte16. Toutes ces raisons expliquent en partie les difficultés rencontrées par les partis de gauche en France à se positionner face aux évènements en Argentine.

Le 26 mars 1976, le PCF dénonce le coup d’État en établissant un parallèle entre la situation au Chili et la situation en l’Argentine, en parlant à propos du dictateur chilien d’un « Pinochet satisfait »17. Mais dès le 29 mars l’analyse du PCF diffère. Le quotidien communiste l’Humanité reprend les positions du Parti Communiste Argentin (PCA) qui considère que le premières déclarations de la junte semblent devoir garantir « …le respect de la fidélité à la démocratie représentative, la revitalisation des institutions constitutionnelles, la ré affirmation du rôle de contrôle de L’État…  », raison pour laquelle le PCA préconise un « …accord national… »18. Le PCA estime que le nouveau gouvernement est un moindre mal en comparaison avec le gouvernement dirigé par Isabel Peron durant lequel le pays était proie à une violence d’extrême droite et d’extrême gauche. L’Humanité du 8 Mars 1977 fait à nouveau état des positions du PCA qui considère toujours que la situation est moins pire qu’au Chili  : « …Nous avons dit en d’autres occasions que l’alternative était entre une démocratie rénovée et un coup d’État à la Pinochet qui, s’il triomphait, plongerait le pays dans l’horreur fasciste. Nous considérons de notre devoir d’alerter, une fois de plus sur le risque couru… ». La thèse du PCA que fait sienne le PCF est que le général Videla est un moindre mal, parce qu’il est enclin au «  …dialogue créateur…  » alors que «  …les éléments les plus réactionnaires …conspiraient en vue d’un nouveau coup d’État  »19. Pour le PCA comme pour le PCF le «  pinochétisme  » n’a pas gagné en Argentine. Cette opinion trouve un certain écho au-delà du PCF. Dans les colonnes du Monde le journaliste Philippe Labreveux juge ainsi que Videla est modéré  : « Le chef de l’État Videla ne manque pas de bonnes intentions. N’est-t-il pas intervenu personnellement pour faire libérer au mois de juin, 25 réfugiés chiliens séquestrés et torturés et pour faire apparaître, le 31 août les anciens parlementaires radicaux Hipolito Soari Irigoyen et Mario Amaya, disparus le 14 août…  »20. Dans le même quotidien Charles Vanhecke partage aussi cette analyse en parlant d’une « Argentine déchirée par des luttes de clans » où le général Videla s’opposerait finalement aux durs du régime21.

Par ailleurs, en Argentine, la violence politique omniprésente à droite et à gauche avant le coup d’État de 1976 explique que de nombreux argentins croient alors en la nouvelle junte.

Christophe Batardy

Au lendemain de la qualification de l’équipe de France, Georges Marchais, secrétaire général du PCF, rencontre à leur invitation, l’ensemble des journalistes sportifs. Interrogé sur la question du boycott il concède dans un premier temps qu’aucune discussion a eu lieu au sein des instances dirigeantes de son parti avant de confesser «  .. si la prochaine coupe du monde de football devait se dérouler en Afrique du Sud je dirais non…Mais quand on pose le problème des libertés, de leur mise en cause ainsi que des droits de l’homme dans certains pays, je pense qu’il faut faire très attention car hélas  ! On risquerait, à l’Est comme à l’Ouest de ne pas aller dans beaucoup de pays. Nous, communistes, estimons que ces droits et libertés doivent être défendus partout quand ils sont mis en cause, aussi bien dans un pays socialiste que dans un pays capitaliste. Si l’on suivait cette voie, au lieu d’un rapprochement international des sportifs nous irions vers un écartèlement. C’est pourquoi je défendrai l’idée que la France doit aller en Argentine…  ». 

Suite à l’enlèvement de deux religieuses françaises en décembre 197722, évènement largement médiatisé, le PCF ne met pas en cause la junte mais parle de « …toutes les atteintes aux droits de l’homme d’où qu’elles viennent.. »23. Quelques jours plus tard, pour le soixantième anniversaire du PCA le PCF publie un communiqué qui condamne tout terrorisme «  d’extrême droite ou d’extrême gauche  » et affirme soutenir ceux qui « …refusent l’image d’une Argentine irrémédiablement destinée à un régime d’exploitation brutale et d’oppression sanglante. »24.

Dans l’Humanité25 ceux qui sont favorables au boycott sont fustigés, n’agissant selon le journaliste, que par anticommunisme et pas par «  souci des droits de l’homme ». Jean Claude Grivot26 toujours dans les colonnes du quotidien communiste évoque ainsi « des campagnes anti-sportives…et des grandes manifestations qui se développent dans certains cercles gauchistes comme dans les milieux réactionnaires ». Les archives du PCF à Bobigny ne gardent aucune trace de débat à propos de l’appel au boycott dans l’appareil dirigeant du PCF (Bureau politique ou Secrétariat). Sans véritable débat en interne, l’alignement sur les positions du PCA semble servir de seule boussole pour le PCF. Or comme le souligne Alberto J. Pla27 il est impossible de comprendre les positions des partis communistes latino américains sans les mettre en parallèle avec les différentes phase de la politique soviétique. À l’époque, l’Argentine est le premier partenaire commercial de l’URSS en Amérique Latine. À l’ONU, en Mars et en Août 1977, l’URSS s’oppose au sein de la commission des droits de l’Homme, à une condamnation de l’Argentine et à toute enquête sur son territoire28. En 1980, l’Argentine toujours dirigée par la junte refuse de se joindre à l’embargo sur les ventes de céréales russes demandé par le président des États Unis Jimmy Carter suite à l’invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques un an plus tôt. Par ailleurs, cette Coupe du Monde a lieu deux ans avant les jeux olympiques prévus à Moscou. Le camp des États socialistes mais aussi l’ensemble des partis communistes occidentaux craignent alors que le boycott de la coupe du monde de football pour cause de non respect des droits de l’homme ne serve de prétexte pour un même appel, deux ans plus tard, pour ces Jeux Olympiques devant se tenir pour la première fois dans un pays socialiste . 

Dans la dernière image du film d’Andrés Wodd Mon ami Machuca29 le réalisateur montre la une d’un journal chilien de novembre 1974 qui évoque le refus par l’URSS de venir jouer un match qualificatif pour la Coupe du Monde à Santiago dans un stade ayant servi à parquer les opposants politiques de gauche. Une absence qui coûte alors à l’équipe soviétique son billet pour la Coupe du Monde. Cet événement n’est jamais rappelé dans l’Humanité de novembre 1977 à janvier 1978.

Affiche du Comité de boycott de la coupe du Monde de football en Argentine 1978

1978  : la question du boycott ou l’histoire d’un impensé politique pour le PS

Après le coup d’État de 1976, le PS ne cesse de dénoncer les atteintes aux droits de l’homme et les articles dans l’hebdomadaire socialiste l’Unité30 sont nombreux à évoquer cette question. Claude Estier, le 2 juin 1978 pour l’ouverture de la Coupe du Monde, établit sans équivoque un parallèle avec le coup d’État de Pinochet en 1973 au Chili « Il y a cinq ans, après avoir assassiné la démocratie, c’est au stade de Santiago que Pinochet a installé son premier camp de concentration »31.

C’est Lionel Jospin, secrétaire aux Relations Internationales et Tiers monde qui est en charge de cette question au PS32. Le PS se prononce pendant plusieurs mois pour l’organisation de cette Coupe du Monde dans un autre pays. En décembre 1977 il indique encore qu’il serait encore possible de déplacer le lieu de l’épreuve mais que la solution de repli serait d’utiliser le voyage comme « …caisse de résonance…  »33. Le Parti ne souhaite pas « …s’associer au boycott lancé par le COBA… »34 comme l’indique Yves le Bas, assistant au secrétariat international, dans un courrier adressé à Hubert Dubedout, député et maire de Grenoble. Lionel Jospin35critique néanmoins les positions du communiste Guy Hermier en raison des prises de position de ce dernier dans les colonnes de l’Humanité36 où il qualifiait l’appel au boycott d’acte «  irresponsable  »37 Lionel Jospin précise ainsi que le PS contrairement au PCF n’avait «  ..jamais cédé au mirage de la prétendue tendance libérale  » alors en cours en Argentine. Contrairement au PCF, le PS ne partage pas l’analyse selon laquelle existerait une opposition entre les pinochetistes et les non pinochetistes. François Mitterrand, premier secrétaire en février 1978, précise ce que serait la position d’un gouvernement de gauche qui parviendrait au pouvoir en cas de victoire aux législatives qui doivent se tenir un mois plus tard. «  Les dés sont jetés. Il n’est pas question de priver l’équipe de France de sa qualification. Je ne voudrais pas désavouer mes amis qui ont pris des positions hostiles à la participation, ils ont leurs raisons. Mais personnellement je pense que notre équipe étant préparée à cette compétition qui enthousiasme des millions de jeunes, nous devons accepter l’échéance. Cependant au cas où un gouvernement de gauche serait au pouvoir en juin, il donnerait des instructions très claires à la délégation française afin qu’elle ne se mêle pas, de près ou de loin, à toute réception ou manifestation qui pourrait laisser croire à une quelconque collusion avec le régime argentin. Je ne suis pas sûr que, si la majorité restait au pouvoir, elle exprimerait les mêmes réserves… »38.Par la suite, François Mitterrand n’abordera plus jamais la question de l’Argentine39. En parlant d’«  amis  » favorables au boycott le leader socialiste essaye de démontrer l’existence d’une connivence idéologique avec le COBA (sans le nommer il est vrai), alors qu’aucun dirigeant socialiste ne signe l’appel au boycott. Le 10 mai, à trois semaines du début de l’épreuve, le PS demande à ce que la France ne participe «  pas à une opération politique au service d’un régime terroriste en envoyant sans condition l’équipe nationale à Buenos Aires »40. Dans les archives socialistes on ne trouve pas de traces de débat au sein des comités directeur du PS41. Comme au sein des instances dirigeantes du PCF le sujet n’est pas débattu officiellement. Le 27 mai pour le dernier comité directeur qui précède la Coupe du Monde, les seuls sujets abordés portent sur l’Afrique (rapport de Lionel Jospin) et les radios libres. Il n’y a pas non plus d’évocation de cette question dans Allo PS42le jour du début de la coupe du Monde, et rien à la fin de l’épreuve. La tribune de Pierre Bercis, adjoint au maire socialiste de Parthenay, président du «  Club des Droits Socialistes de l’Homme  » à la veille de la finale revêt donc pour le coup un caractère particulier43. Il dénonce la « …soupe du Monde… » et la peur qu’auraient eu les partis de gauche à opter pour un boycott de la coupe du Monde. Seuls les élus PS au conseil municipal de Vitry tout comme le bureau fédéral du PS du Vaucluse44 se déclarent favorables au boycott de la Coupe du Monde. 

Même si la gauche avait remporté les élections législatives en mars 1978 ses dirigeants ne se seraient pas opposés à la participation de l’équipe de France . Ils parviennent au pouvoir en 1981 et marchent sur les traces de leurs prédécesseurs en matière de politique internationale. En effet, si en septembre 1971 François Mitterrand alors tout nouveau premier secrétaire du PS se rend au Chili pour comprendre l’expérience de l’Unité populaire avec Allende, en 1981 après son élection comme Président de la République, il effectue son premier déplacement international en Arabie Saoudite.

Même si la gauche avait remporté les élections législatives en mars 1978, ses dirigeants ne se seraient pas opposés à la participation de l’équipe de France .

Christophe Batardy

Conclusion

À partir du moment où la tenue de cette Coupe du Monde devient une évidence certains envisagent d’utiliser cet évènement comme caisse de résonance. Nombreux sont ceux qui pensent pouvoir néanmoins témoigner en se rendant en Argentine. Le 12 janvier 1978 Jean Bourhis, secrétaire confédéral CFDT, explique dans un courrier adressé au COBA que la CFDT utilisera l’évènement pour exprimer sa solidarité. «  La CFDT et ses organisations profiteront, sous leur responsabilité propre, de cette manifestation sportive pour dénoncer avec plus de rigueur les disparitions, les enlèvements, les tortures, les assassinats et pour affirmer la solidarité de la CFDT et de ses adhérents avec la lutte intérieure et extérieure, de l’opposition syndicale et politique en Argentine pour la liberté, la démocratie, les droits de l’homme.  »45 C’est un argument aussi utilisé, mais sur le tard, par le PCF. Guy Hermier déclare46 ainsi en mai 1978 « …si il y avait eu boycottage et que la Coupe du Monde ait lieu dans un pays de remplacement comme la Hollande par exemple qui parlerait de l’Argentine en France  ?  ». Mais les actions proposées se limitent à des gestes symboliques. Ainsi, pour avoir des nouvelles des 22 français disparus, ce nombre coïncidant avec le nombre de joueurs français qui partirent pour l’Argentine, l’actrice et militante Simone Signoret47 demande à chacun des joueurs d’apprendre «  …le nom d’un Français disparu en Argentine.. » afin de « …demander là-bas ce que ces gens sont devenus… ». Dominique Rocheteau un des joueurs sélectionnés les plus critiques vis à vis du pouvoir argentin concède après coup l’échec des maigres actions menées alors «  on a obtenu quelques informations sur les disparus, mais finalement on a rien pu faire…  »48

Finalement, la Coupe du Monde a lieu en Argentine et aucune équipe nationale ne manque à l’appel. Le 1er juin 1978 le général Videla peut prononcer le discours d’ouverture en tenant ces propos  : «  …C‘est en souhaitant, avec l’aide de Dieu, que tous les pays et tous les hommes du monde jouissent de cette paix, que je déclare ouvert le Mondial de football49 ». 


Finalement, la Coupe du Monde a lieu en Argentine et aucune équipe nationale ne manque à l’appel.

Christophe Batardy

Quatre décennies plus tard, il reste maintenant à attendre la déclaration le 21 novembre de l’émir du Qatar. Il y sera sans doute tout autant question de Dieu et de Paix malgré les atteintes aux droits de l’homme et les tonnes de CO2 envoyées dans l’atmosphère.

Il restera à évaluer si pour la gauche française l’absence d’appel au boycott sonne ou pas à nouveau comme une occasion manquée, à savoir l’incapacité politique à mettre en avant «  un chantage aux droits de l’homme  » comme l’y invitait pourtant Marek Halter il y a déjà quarante quatre ans.

Sources
  1. Cet article est une version revue et réactualisée d’une article publié en 2008  : Christophe Batardy «  La coupe du Monde en Argentine et la gauche française  : la question du Boycott  », cahiers d’Histoire immédiate N° 34, 2008.
  2. France Inter, le 29 août 2022.
  3. France Info, 5 août 2022.
  4. France Inter, 20 septembre 2022.
  5. Le 1er avril 2021
  6. Rapport cité par Le Monde, du 25 Mai 1978.
  7. Présidente depuis le décès de son mari Juan Péron le 1er juillet 1974.
  8. Le Monde, 19 octobre 1977 , page 9.
  9.  «  Appel pour le boycott de l’organisation par l’Argentine de la Coupe du Monde de Football  », Le Monde 19 février 1978.
  10. Archives du COBA  : BDIC F°Δ1831
  11. Pétition lancée par le COBA, janvier 1978, publiée dans Le Monde des 19 et 20 février 1978.
  12. Libération, 31 Mai 1978
  13. Le Matin de Paris, 25 Mi 1978, interview des auteurs du rapt
  14. Interview du 4 décembre 2007
  15. Le Monde 4 février 1978, page 5, rubrique Amériques
  16. Richard Gillespi, «  Soldados de Peron Los Montoneraos » , ed Gribaldos, 2éme édition 1998.
  17. L’Humanité, 26 mars 1976.
  18. L’Humanité, 29 mars 1976.
  19. L’Humanité, 8 mars 1977
  20. Le Monde, 7 janvier 1977, page 2.
  21. Le Monde, Avril 1977.
  22. Le Matin de Paris, 14 décembre 1977
  23. L’Humanité, 13 décembre 1977.
  24. L’Humanité , 6 janvier 1978.
  25. L’Humanité, 13 janvier 1978.
  26. L’Humanité, 18 mai 1978.
  27. La politique des partis communistes latino américains, Alberto J. Pla, In matériaux pour l’histoire de notre temps, Regards sur l’Amérique Latine 1945-1990 , Avril Juin 1999, 56 pages.
  28. Le Monde,19 octobre 1977.
  29. «  Mon ami Machuca  » d’Andrés Wood , 2005.
  30. L’Unité  : consultation en ligne de l’ensemble des numéros depuis le n°75 de septembre 1973 (http://www.jean-jaures.org/BDDunite/unitefire.htm)
  31. L’Unité (hebdomadaire du PS) 2 juin 1978, éditorial de Claude Estier.
  32. Fondation Jean Jaurès, 612 RI 16.Dossier boycott coupe du Monde
  33. Le Matin de Paris , 23 décembre 1977.
  34. Ibid 61
  35. Le Matin de Paris, 30 janvier 1978
  36. L’Humanité 12 janvier 1978
  37. Idem
  38.  L’Equipe le 18/02/1978, interview de F Mitterrand devant l’U.S.J.SF.
  39. Conférence de presse le 11/12/1978 club de la presse le 8/01/1978, club de la presse le 16 Mars (fonds François Mitterrand / Fondation Jean Jaurès) , le Monde du 23/02/1978- interview de F Mitterrand
  40. L’Unité 19/25 mai 1978
  41. Comités directeur du 13 janvier, 8 février, 28 avril, et le 27 mai.
  42. ALLO PS, bulletin quotidien d’information du PS (1976-1979) qui reproduit les messages enregistrés et diffusés quotidiennement sur le répondeur du Parti Socialiste. Collection Allo PS / Fondation Jean Jaurès.
  43. Le Monde, 25/26 juin 1978.
  44. N° 9 de Quel corps (Mai 78). Archives du COBA, carton (3), (1),(4). BDIC/ Source : F°1831
  45. Archives COBA : courrier de Jean Bourhis secrétaire confédéral CFDT adressé au COBA le 12 janvier 1978
  46. Le Monde, 20 mai 1978.
  47. Le Matin de Paris, 16 mai 1978
  48. L’Humanité, 14 juin 1978.
  49. Libération, 2 juin 1978.