V13 : retour vers l’horreur
En dressant le compte-rendu de ce moment judiciaire hors norme, l'auteur décrit avec une grande sensibilité les sentiments nés de ce qui a été prononcé dans les audiences, de ce qui en a été entendu et retenu, mais aussi et surtout, de tout ce qui y a été tu — délibérément caché ou laissé en suspension — dans ces interstices de parole et de silence se noue toute l'humanité de ce récit palpitant.
Emmanuel Carrère fait le récit du procès du 13 novembre.
V13, c’est le surnom donné au procès qui s’est tenu entre septembre 2021 et juin 2022, dédié au jugement des attentats terroristes du 13 novembre 2015. Cette audience de cent-quarante neuf jours est racontée avec brio par Emmanuel Carrère, qui a compilé dans son ouvrage V13 l’ensemble des chroniques qu’il rédigeait chaque semaine pour le magazine L’Obs. La voix particulière de l’auteur narre ce retour quotidien vers l’horreur, ponctué par les récits et les silences des victimes et des accusés. Entre les descriptions des blessures des corps et des cœurs se lit la résilience ou la colère de ceux qui restent et se devinent la vie et la lumière de ceux qui sont partis.
En dressant le compte-rendu de ce moment judiciaire hors norme, l’auteur décrit avec une grande sensibilité les sentiments nés de ce qui a été prononcé dans les audiences, de ce qui en a été entendu et retenu, mais aussi et surtout, de tout ce qui y a été tu — délibérément caché ou laissé en suspension — dans ces interstices de parole et de silence se noue toute l’humanité de ce récit palpitant. Emmanuel Carrère dépeint également les arcanes du monde judiciaire et leur évolution face à la menace djihadiste : en creux, il fait le portrait des membres du commando qui a frappé la France, leur histoire et leur foi, leur radicalisation, les départs en Syrie, l’origine de la volonté de détruire.
Comme dans son ouvrage L’Adversaire consacré à l’Affaire Romand (2000), la force de l’auteur est de partager ses interrogations sur les frontières entre justice et punition et leurs corollaires du bien et du mal. Car V13 est un récit humain, trop humain, qui se concentre sur certaines figures du procès : celle de Nadia Mondeguer, la mère de Lamia, victime des attentats au restaurant la Belle Equipe, celle de Georges Salines, père de Lola, assassinée au Bataclan ou celle, de l’autre côté de la barre, de Salah Abdeslam, dernier survivant du commando terroriste. Et dans l’entremêlement de ces voix singulières, c’est un récit collectif qui se construit, comme une épopée du genre humain, saisi dans toute sa souffrance, sa lumière et ses ombres. En articulant ces témoignages bouleversants à des éléments judiciaires et sociologiques, l’auteur met en récit l’horreur de cette nuit du 13 novembre 2015 — une reconstitution par les mots qui rappelle ceux d’Annie Ernaux : « si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues. » (Le Jeune Homme).
Quelle place peut-il y avoir pour le pardon devant l’absolu de l’horreur ? Peut-on comprendre l’Autre (voire lui tendre la main) quand, auteur de l’impensable, il s’attache à dissoudre tous les ressorts de notre humanité ? Quelle valeur accorder à la parole de son bourreau ? V13 présente les capacités et limites de la justice pour apaiser les blessures et réparer les souffrances. Au fil de cette aventure judiciaire s’écrit aussi une étude de la fonction de juger et de ses évolutions depuis la théorie de la « défense de rupture », popularisée par Jacques Vergès dans les années 1970.
130 morts, 250 blessés, 300 témoins, 20 accusés. V13 semble faire défiler toutes les facettes du genre humain devant le lecteur : les plus lumineuses y côtoient les plus sombres, la propension à la vie et au show must go on flirte avec l’inclinaison pour le mal et l’abjection les plus crus. Sur la couverture du livre, sous le titre, est inscrit « Chronique judiciaire ». Ce n’est toutefois pas une simple chronique que l’auteur propose, mais une véritable expérience, éprouvante et bouleversante, qu’il résume ainsi : « Nous allons nous retrouver jour après jour enfermés dans cette boîte de sapin blanc où s’éprouveront et se diront des expériences extrêmes de mort et de vie, et je pense qu’entre le jour où nous entrerons dans cette boîte et celui où nous en sortirons, quelque chose en nous, acteurs et même témoins, aura bougé, changé. Je ne sais pas quoi, je viens pour l’apprendre. »