Après la prise de Lyman et le nouveau coup porté aux forces russes, les forces ukrainiennes du Commandement Est continuent leur progression dans la bande de 25-30 km entre les rivières Oskil et Krasna, toutes deux axées nord-sud. Le 2 octobre, la brigade ukrainienne a franchi l’Oskil à Koupiansk et progressé rapidement vers l’est et le sud-est en direction de Svatove. En conjonction avec la poussée venant du sud — et notamment de Lyman — sur les trois axes entre les deux rivières, cette nouvelle percée a obligé les forces russes à se replier de la position de Borova, sur l’Oskil, avant d’être encerclées. Les unités russes tentent de se rétablir le long de la Krasna, en espérant en faire une ligne de défense solide à partir de la chaîne urbaine qui la longe. Il n’est pas évident qu’ils y parviennent, les unités ukrainiennes s’efforçant de progresser plus vite que ne s’organise la défense.
Elles ont déjà pris pied, semble-t-il, dans les petites villes de Chervonopopivka et Pishchane sur l’autoroute P66 qui relie Svatove à Kreminna, à 30 km à l’est de Lyman. La ville de Kreminna (20 000 habitants avant-guerre) est tenue par les forces de la 20e armée russe qui se sont repliées de la poche de Lyman. Malgré l’usure des unités engagées depuis un mois et l’élongation logistique, dont on notera qu’elle se nourrit aussi des nombreuses prises à l’ennemi, les forces ukrainiennes ont forcément intérêt à maintenir une pression par la manœuvre sur les forces russes qui peinent à se rétablir. L’effort ukrainien sera probablement porté sur la prise de Kreminna et surtout de Rubizhne (56 000 habitants), qui avaient déjà fait l’objet de combats intenses de mars à mai.
La prise de Rubizhne ouvrirait la porte à la reconquête de Lysychansk et Severodonetsk, qui pourraient être abordées par le nord et d’autre part à la saisie 60 km au nord-est de la petite ville Starobilsk, nœud de communication de tout le nord de la province de Louhansk. Les forces ukrainiennes seraient alors en plein cœur des provinces annexées par la Russie et dont elle avertissait qu’elles seraient défendues par tous les moyens.
Après des semaines de pression, les forces ukrainiennes du Commandement Sud ont réalisé à leur tour une avancée très importante dans la partie nord de la tête de pont russe de Kherson, le long du fleuve Dniepr. Les Russes ont reconnu la prise de Zolota Balka par les Ukrainiens, comme toujours soi-disant au prix de « pertes terribles » qui en ferait une victoire à la Pyrrhus. Mais les Ukrainiens ont poursuivi plus au sud sur la route T0403 et même atteint Dudchany, ce qui représente la première vraie percée dans cette zone solidement défendue.
Parvenus sur le même parallèle que la petite tête de pont de Davydiv Brid à l’ouest du dispositif, les Ukrainiens ont semble-t-il obligé les forces russes du secteur nord à se replier. Ils menacent désormais le secteur centre, et peut-être même le point de passage sur le Dniepr de Nova Kakhovka. Pour le reste, la zone sud de la tête de pont ne bouge guère, les Ukrainiens pratiquant peut-être la balance des forces d’un point à l’autre du front, ce qui serait rationnel, tandis que la campagne d’artillerie d’interdiction et de harcèlement continue pour isoler les Russes.
En résumé, forts de leur nombre et de leur supériorité tactique, les Ukrainiens avancent un peu partout où ils attaquent, en conservant l’initiative face à un commandement russe dont on ne comprend pas bien le fonctionnement. On se trouve clairement dans un décalage de vitesse de décision, selon la fameuse boucle OODA (Observation-orientation-décision-action) de John Boyd, mais déjà parfaitement décrite par Marc Bloch dans L’étrange défaite.
Les choses semblent aller trop vite pour les Russes dont on sent la centralisation jusqu’au plus haut niveau — ou au moins le souci de ne pas fâcher celui-ci. Une rumeur insistante prétend que les forces de Lyman n’auraient pas été repliées le 30 septembre pour ne pas gâcher la « fête de l’annexion », ce qui a eu des conséquences graves et souvent mortelles pour de nombreux soldats russes. Mais on ne comprend pas non plus l’obstination à multiplier les attaques contre Bakhmut. Si la prise de cette ville avait un intérêt au mois de juillet en ouvrant un passage vers Kramatorsk, elle n’en a plus aucun désormais, hormis peut-être celui d’offrir une victoire.
En attendant, les Russes concentrent sur cet objectif quelques forces encore combatives qui seraient sans doute plus utiles ailleurs. La tenue à tout prix de la tête de pont de Kherson ne s’explique pas non plus militairement. Alors que les forces russes sont globalement inférieures en nombre et en difficulté dans de nombreux secteurs, le choix de placer un sixième des forces totales (certains évoquent une proportion plus grande encore) — et parmi les meilleures — dans une petite tête de pont susceptible d’être isolée est extrêmement dangereux. La position est paradoxalement solide mais aussi fragile, car elle peut exploser sous la pression. Ce serait un désastre peut-être décisif pour le destin du corps expéditionnaire russe en Ukraine, tout cela pour conserver la ville de Kherson et la possibilité d’attaquer un jour Odessa.
La situation ne pouvait s’améliorer pour les Russes que par une transformation profonde de leur outil militaire. Celle-ci n’est pas venue d’un mouvement général d’en bas à la manière de l’armée française avant la bataille de la Marne d’août à septembre 1914, ou d’en haut par l’énergie d’un général de Lattre arrivant en Indochine. La première possibilité n’est pas dans l’ADN militaire russe, la seconde n’est pas possible dès lors que l’on ne veut pas voir émerger un imperator et rival potentiel. La transformation est donc venue de Vladimir Poutine qui, avec réticence, a décidé de mobiliser les ressources de la nation dans l’effort de guerre, et donc de faire entrer cette guerre dans toute la société.
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Rappelons cette anomalie qui voulait qu’une guerre majeure, de haute intensité pour employer le vocable actuel, c’est-à-dire un conflit essentiel dans ses enjeux — ici la vie ou la mort de nations — et important dans l’ampleur des moyens et de la violence déployés, soit engagée sans même la déclarer et sans procéder à une mobilisation de la nation. La Russie de Vladimir Poutine est devenue comme les empires décrits par Ibn Khaldun. Une population générale pacifiée au sens de démilitarisée et passive sinon pour travailler et fournir des richesses à une asabiyya issue des « structures de forces », les Siloviki, et une armée recrutée dans la Russie périphérique, géographique et sociale.
Ce modèle de société, par ailleurs suffisamment corrompue pour ne pas en assurer le bon fonctionnement, a échoué à vaincre une société ukrainienne tout aussi corrompue, mais qui s’est mobilisée toute entière et a bénéficié de l’aide des démocraties occidentales. L’Ukraine a réussi une levée en masse patriotique là où le pouvoir russe s’y refusait.
Combattre, c’est-à-dire tuer et éventuellement se faire tuer, n’est pas du tout naturel. Pour prendre ces risques, il faut trois ingrédients : de bonnes raisons de le faire, comme la défense de la nation, de la confiance dans sa capacité à pouvoir le faire et enfin le sentiment que cela a une utilité sur le terrain. Malgré les pertes, l’Ukraine a réussi après plusieurs mois de mobilisation, de formation et de victoires, à réunir ces ingrédients chez plusieurs centaines de milliers d’hommes et de femmes. Face à cela, le corps expéditionnaire russe en Ukraine n’a plus beaucoup de chances, limité dans sa simple capacité à remplacer les pertes énormes, à la motivation souvent surtout liée à l’« esprit de corps » de régiments et brigades en décomposition croissante et accumulant désormais plutôt les échecs.
Vladimir Poutine a donc essayé de conjurer le sort en soulevant une première boîte de Pandore, l’appel à la nation, tout en menaçant d’en soulever une deuxième, l’emploi du nucléaire. C’est la raison première de cette précipitation à annexer les territoires conquis, un projet de longue date mais qui était envisagé en position de force et non pas sur le reculoir. L’extension de la frontière et de la terre russes est ainsi espérée donner une bonne raison de combattre à tous ceux qui y seront désormais envoyés autoritairement. Accompagné d’une offre de discussion sur le mode « ce qui est à moi est à moi, le reste est négociable », et de menaces terribles, elle est censée aussi donner de bonnes raisons de ne plus combattre pour les Ukrainiens et, surtout, pour les Occidentaux de ne plus aider. Cette annexion n’avait aucune chance d’être reconnue par quiconque, et surtout pas par les Ukrainiens, mais l’essentiel était qu’elle le fut par les Russes et que les sympathisants occidentaux s’en saisissent au nom de la paix et de la peur pour pousser l’Ukraine à accepter la défaite.
Voilà donc comment on espère à son tour renverser la situation avec une « levée en masse » dont on se méfie, et à juste titre au regard de la fuite massive et là encore inédite qu’elle provoque. Qu’importe. Personne n’a osé planifier l’organisation d’une mobilisation dans le dos du Tsar dès lors que celui-ci avait dit qu’elle n’aurait jamais lieu. Voici donc dans le bardak le plus complet des centaines de milliers d’hommes envoyés en vrac dans les centres de triage par les gouverneurs de région pour respecter les chiffres demandés, comme lorsque Staline donnait des quotas de déportés.
Arrivés en centre de tri, on voit ceux qui peuvent réellement servir ou qui n’ont pas les moyens de payer discrètement une exemption. Ceux qui ne peuvent passer au travers vont ensuite découvrir que les dépôts d’équipements sont largement vides, par défaut d’organisation ou manque d’anticipation sauf celle de l’augmentation du compte en banque de certains. On cherche ainsi toujours, parmi d’autres, des centaines de milliers de tenues d’hiver qui ont sans doute été payées, mais jamais fabriquées.
On trouve une autre touche stalinienne dans la loi sur le durcissement des sanctions pour les réfractaires et même désormais pour les prisonniers, qui viennent d’apprendre qu’ils iront en prison russe dès qu’ils seront libérés par les Ukrainiens, qui s’ajoute à un élément plus moderne comme le « stop-loss » qui transforme les CDD des soldats qui s’étaient portés volontaires pour servir un temps en Ukraine en CDI non dénonçables.
Par grand-chose là-dedans hormis le devoir de défendre la « Patrie étendue » qui donne de bonnes raisons de combattre, et encore moins de confiance dans ses capacités, faibles, ses moyens, inexistants, et ses amis, inconnus. Quant aux victoires, elles ne risquent pas de survenir avec des soldats de vrac face à une armée ukrainienne devenue la meilleure d’Europe avec l’aide occidentale (plusieurs exemples récents montrent que ce n’est pas suffisant en soi) et son énergie intérieure. Si les 200 000 mobilisés annoncés par le ministre Choïgou sont envoyés tout de suite et par petits paquets directement dans les unités de combat sur la ligne de front — et les unités ne sont pas assez nombreuses pour être beaucoup ailleurs —, ils ne les renforceront pas, mais au contraire les plomberont. Des bleus fragiles et sans compétences y sont des poids morts, au figuré d’abord avant de l’être vraiment ensuite et beaucoup plus souvent que les autres.
Pas de révolte et de mutinerie à attendre pourtant dans l’immédiat. En Russie, au mieux on se révolte d’abord à genoux en allant voir le Tsar pour qu’il corrige les erreurs des boyards, ou on se réfugie dans une extrême passivité. Il faut vraiment beaucoup de souffrance accumulée pour voir un cuirassé Potemkine, les ouvrières qui ont faim à Pétrograd en février 1917 ou encore les mères qui demandent où sont leurs fils envoyés à la fournaise des guerres horribles d’Afghanistan ou de Tchétchénie. Souvent d’ailleurs, les souffrances seules ne suffisent pas, il faut qu’elles soient aussi accompagnées de désastres. Ces colères ne suscitent par ailleurs que des ébranlements et non des prises directes du pouvoir. Ces secousses finissent par faire remplacer le régime défaillant par un autre, plus libéral comme en février 1917 ou en 1991 ou plus durs comme les bolcheviks prenant le pouvoir en novembre 1917 ou Poutine succédant à Eltsine au tournant de l’an 2000.
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On risque donc de voir encore du désastre et des horreurs en Ukraine avant de mettre la main sur la deuxième boîte de Pandore, celle qu’on n’ouvre qu’en dernier recours. Tous les mois, un dirigeant russe rappelle qu’elle existe et un autre rappelle le lendemain que l’on n’y posera la main qu’en cas de menace existentielle pour la Russie. C’est un jeu, dangereux, auquel on jouait pratiquement tous les quatre ou cinq ans durant la guerre froide et que l’on avait oublié depuis 1989 — sauf dans le sous-continent indien. Jamais personne n’a osé y jouer jusqu’au bout. Personne n’a voulu attacher son nom à l’emploi en premier de l’arme nucléaire après que celle-ci soit devenue taboue après sa seule utilisation au Japon.
Jusqu’à présent, la Russie a respecté la règle du jeu : l’arme nucléaire sert à faire peur et on prend soin d’éviter toute agression militaire qui provoquerait une escalade et augmenterait la probabilité d’emploi réciproque. Dans le cadre d’une confrontation, tout le reste est envisageable, y compris le sabotage de gazoducs, mais on ne se combat pas les armes à la main l’un en face de l’autre, au moins à grande échelle.
Deux éléments ont changé cependant depuis le 30 septembre. Le premier est le passage le plus inquiétant du discours surréaliste de Vladimir Poutine le 30 septembre pour rappeler justement l’exemple des frappes atomiques américaines sur le Japon non pas pour souligner que cela marquait une fin avec la création d’un tabou, mais au contraire pour expliquer que cela constituait un précédent qui pouvait justifier tous les autres. C’est un subtil changement de ton par rapport à un discours finalement très orthodoxe. Le second, plus évident et trop sans doute, est le déplacement de la frontière russe, qui permet de déclarer que tout est possible dès lors qu’il s’agît de la Patrie. C’est un peu comme si la France avait envahi la Belgique, annexé la Wallonie sous prétexte qu’on y parle français, et déclaré que l’on n’exclurait pas l’emploi de l’arme nucléaire pour défendre cette nouvelle France.
Ces deux éléments et l’effet de nombre des déclarations diverses, de Medvedev à Kadyrov, rendent l’affaire plus sérieuse sinon plus probable. Il y a encore loin avant que la carte nucléaire soit la seule à jouer. La mobilisation partielle, qui sera sans aucun doute suivie par d’autres, doit être considérée comme un tirage de nouvelles cartes, et il y a encore beaucoup d’espoirs du côté russe d’obtenir l’affaiblissement de l’aide à l’Ukraine par l’Occident décadent. Il y a également de forts doutes sur la crédibilité d’un châtiment terrible en cas de franchissement d’une frontière que l’on ne connaît même pas.
On a fait plus clair comme ligne rouge. On ne voit pas non plus à quel stade de ce qui est un bout du compte un grignotage de la nouvelle mère-patrie on commencera à utiliser une arme nucléaire, peu importe sa puissance puisque ce qui compte est le label « nucléaire ». Les Russes vont-ils accepter de devenir un État paria de toute la communauté internationale, y compris par la Chine parce que Melitopol a été reconquise par les Ukrainiens ? Vont-ils accepter de subir des frappes conventionnelles dévastatrices sur les forces russes, la base de Sébastopol, le pont de Kerch ou autre, parce qu’il est inconcevable d’accepter la banalisation de l’emploi nucléaire ? On ne peut éternellement multiplier les erreurs stratégiques.
En 1983, le général britannique John Hackett décrivait la Troisième Guerre mondiale dans un livre du même nom. Pour sortir de l’impasse dans laquelle se trouvait leur attaque de la République fédérale allemande, les Soviétiques détruisaient la ville de Birmingham avec une frappe nucléaire. Minsk était détruite immédiatement en riposte. La peur de l’apocalypse ébranlait alors suffisamment l’Union soviétique pour provoquer son éclatement et son effondrement. La révolte commençait d’ailleurs en Ukraine.