La crainte de « l’hiver nucléaire » – une modification en profondeur du climat terrestre suite à un conflit atomique – avait disparu en Europe depuis longtemps 1. En cet automne inauguré en son premier jour par de nouvelles déclarations provocatrices de Vladimir Poutine, quel est exactement l’état du risque nucléaire dans la guerre en Ukraine ?
Le jeu de la dissuasion
Commençons par un rappel : la dissuasion, au sens large du terme, a échoué le 24 février. Les pays occidentaux avaient en effet tenté de décourager Moscou d’attaquer en menaçant la Russie de « sanctions massives ». Ce qui s’est avéré insuffisant. La Russie avait-elle douté de notre résolution ? Pouvait-on faire mieux ? Peut-être. Cet échec rappelle en tout cas que la dissuasion est un exercice difficile dès lors qu’il existe une asymétrie des enjeux : l’Ukraine est — encore — plus importante pour la Russie qu’elle ne l’est pour l’Occident.
Mais la dissuasion nucléaire semble avoir fonctionné. Certes, la Russie a joué la carte de la « sanctuarisation agressive » — expression forgée par l’expert français Jean-Louis Gergorin au début des années 1990. Tout autant, elle n’a franchi aucune véritable ligne rouge occidentale.
Les forces armées russes ne frappent pas les bases situées sur le territoire de l’OTAN et aucun emploi d’armes chimiques n’a été détecté. De son côté, l’OTAN ne s’engage pas directement contre la Russie. Aucune zone d’interdiction de survol n’a été établie. Cette situation n’est pas sans rappeler les crises ouvertes de la Guerre froide – Corée, Vietnam, Proche-Orient… Aussi peut-on dire que la guerre d’Ukraine confirme que la dissuasion nucléaire permet l’engagement tout en limitant les risques d’escalade 2. C’est ce que l’expert américain Glenn Snyder avait appelé dans les années 1960 le « paradoxe de la stabilité-instabilité » : stabilité au niveau central, instabilité au niveau du théâtre.
De fait, on a pu observer, dans le domaine nucléaire, une certaine retenue des deux côtés.
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L’agitation nucléaire russe
Du côté russe, la thèse selon laquelle Moscou serait prompte à « brandir la menace nucléaire » est contestable. On ne peut manquer en effet d’être frappé par le contraste entre la violence guerrière de l’armée russe et la politique de dissuasion – rhétorique, posture, exercices, essais – du Kremlin au cours de la crise. En effet, si les commentateurs russes ont fait assaut de déclarations provocatrices, et fréquemment incendiaires, les responsables politiques se sont contentés, la plupart du temps, de « rappels dissuasifs » consistant à énoncer les dispositions de la doctrine officielle ou l’ampleur des capacités russes.
Vladimir Poutine, dans son intervention du 24 février, signalait : « Peu importe qui tente de se mettre en travers de notre chemin ou, a fortiori, de créer des menaces pour notre pays et notre peuple, ils doivent savoir que la Russie répondra immédiatement, et les conséquences seront telles que vous n’en avez jamais vues dans toute votre histoire. Quelle que soit la façon dont les événements se déroulent, nous sommes prêts. Toutes les décisions nécessaires à cet égard ont été prises. J’espère que mes paroles seront entendues. 3 »
Le porte-parole du Kremlin, interrogé par CNN, confirmait le 22 mars que la Russie n’emploierait l’arme nucléaire qu’en cas de « menace existentielle » sur le pays 4. Quelques jours plus tard, il affirmait que « personne ne pensait à l’emploi – ni même à l’idée d’employer une arme nucléaire » 5. La même semaine, le vice-président du Conseil de sécurité nationale, Dmitri Medvedev, rappelait les quatre seuils des intérêts vitaux russes 6.
Le 19 avril, Sergueï Lavrov écartait l’hypothèse de l’emploi de l’arme nucléaire 7. Dans un autre entretien le même jour, il affirmait que la Russie faisait tout pour éviter une guerre nucléaire 8. Le lendemain, à l’occasion du test de missile Sarmat, Poutine signalait que ce missile était destiné à « faire réfléchir à deux fois ceux qui essayent de menacer notre pays avec une rhétorique déchaînée et agressive » 9. Le 29 avril, Vladimir Poutine affirmait : « Laissez-moi le dire une fois encore : quiconque aurait l’intention d’interférer depuis l’extérieur en suscitant une menace stratégique inacceptable pour la Russie doit savoir que nos frappes de rétorsion seraient rapides comme l’éclair. Nous disposons des moyens appropriés, des moyens dont personne d’autre ne dispose. Ce ne sont pas des rodomontades : nous les utiliserons si nécessaire. Et je veux que chacun le sache ; toutes les décisions ont été prises à ce sujet » 10.
Enfin, après un été au cours duquel les références officielles russes aux armes nucléaires s’étaient faites plus discrètes, le 21 septembre, Vladimir Poutine avertissait, dans une allocution solennelle traduite et commentée dans ces colonnes :
« [Washington, Londres et Bruxelles ont] commencé du même coup le chantage nucléaire. Je ne pense pas seulement aux bombardements de la centrale nucléaire de Zaporojie, encouragés par l’Occident, et qui menacent de provoquer une catastrophe atomique, mais aussi aux déclarations de certains hauts représentants des principaux États de l’OTAN sur la faisabilité et la validité de l’usage d’une arme de destruction massive, l’arme nucléaire, contre la Russie.
Je voudrais ici rappeler à tous ceux qui se permettent de telles déclarations que notre pays dispose lui aussi de divers types de ressources militaires, dont certains éléments sont plus avancés que ceux des pays de l’OTAN. En cas de menace de l’intégrité territoriale de notre pays, il va de soi que nous utiliserons tous les moyens à notre disposition pour défendre la Russie et notre peuple. Ce n’est pas du bluff.
Les citoyens russes peuvent en être sûrs : l’intégrité territoriale de notre Patrie, notre indépendance et notre liberté seront préservées, je le dis une fois encore, par tous les moyens dont nous disposons. Ceux qui tentent de nous soumettre au chantage nucléaire doivent être conscients que la rose des vents peut se retourner dans leur direction. » 11
Il faut lire cette déclaration avec attention, car la « menace nucléaire » n’y est pas aussi explicite qu’on a pu le dire. Nous y reviendrons.
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Le langage des responsables russes a pu rappeler celui des responsables indiens et pakistanais au cours des crises qui ont émaillé la relation bilatérale depuis que les deux États se sont dotés d’armes nucléaires. Dans l’ensemble, toutefois, l’on peut dire que la Russie s’est gardée d’apparaître comme ayant « le doigt sur le bouton » et encore plus de mettre en œuvre ce que Richard Nixon avait appelé la « théorie du fou » — cf. alerte américaine de 1969 — consistant à feindre l’irrationalité pour mieux effrayer l’adversaire 12.
Il n’y a eu aucun changement manifeste de la posture des forces nucléaires russes. La décision très médiatisée du 27 février consistait en une simple augmentation de la présence permanente de personnels dans les états-majors des forces stratégiques et non en une « mise en alerte » 13. « Nous n’avons rien vu de nature à nous faire ajuster notre posture nucléaire » avait d’ailleurs déclaré fin mars le conseiller américain à la sécurité nationale Jake Sullivan 14. Deux mois plus tard, les responsables américains renchérissaient en laissant entendre qu’ils n’avaient pas décelé de mouvements d’armes vers l’Ouest ou de relâchement des contrôles sur l’arsenal russe 15. Ces constats permettaient à Joe Biden, dans une tribune publiée par le New York Times, d’affirmer que « nous ne voyons aucune indication permettant de dire que la Russie a l’intention d’employer des armes nucléaires en Ukraine. 16 » De même, aucun « signal nucléaire » particulier — tel qu’un déplacement de forces ou une mise en alerte de moyens, pour convaincre les Occidentaux du sérieux de la menace — n’a pu être détecté après l’allocution de Vladimir Poutine le 21 septembre.
Moscou avait certes procédé à la mi-février 2022 à un deuxième exercice Grom — après celui d’octobre 2019 —, manœuvre de grande ampleur impliquant l’ensemble de la triade. Il convient toutefois de rappeler que celui-ci impliquait la « dissuasion stratégique » dans son ensemble — y compris les moyens non-nucléaires —, ce qui n’était pas sans rappeler les exercices américains Global Thunder, auxquels ils semblent avoir emprunté leur nom (« Tonnerre ») 17. L’essai d’un missile Sarmat le 20 avril relevait, semble-t-il, du calendrier normal de validation du missile. Mentionnons également le survol de Moscou, le 4 mai, par un Ilyouchine-80 Maxdome, qui n’avait pas été vu depuis 2010, et, le 5 mai, un exercice impliquant des missiles Iskander à Kaliningrad, sans qu’il soit évident qu’il ait impliqué la capacité nucléaire de ces derniers 18. Toutefois, le nombre et l’ampleur des « signaux nucléaires » envoyés par la Russie sont restés limités.
Comment expliquer ce décalage entre les déclarations incendiaires des médias et la relative sérénité publique des autorités russes — qui pourrait d’ailleurs relever d’une « répartition des rôles », le Kremlin souhaitant apparaître comme « raisonnable » ? D’abord par la cohérence entre la situation qui prévaut sur le théâtre ukrainien et la doctrine nucléaire russe. Les intérêts les plus essentiels de la Russie n’étant pas en jeu, Moscou se serait bornée à dissuader les pays occidentaux de s’impliquer directement dans le conflit 19. On a d’ailleurs pu faire remarquer que le cas d’une « opération spéciale » n’était pas couvert par la doctrine russe 20. Mais aussi, peut-être, par l’héritage et la « mémoire nucléaire » soviétiques. Pour rappel, les dirigeants soviétiques faisaient montre d’une grande prudence dans l’appréhension de la guerre nucléaire. Au point, d’ailleurs, que l’on puisse émettre l’hypothèse, aussi troublante qu’elle puisse paraître, d’une crainte russe d’une attaque « désarmante » occidentale. Il faut relever à cet égard que toutes les forces stratégiques — y compris défensives — étaient concernées par la décision du 27 février.
Le sang-froid occidental
Du côté occidental, le sang-froid a clairement prévalu. Aucune des trois puissances nucléaires de l’Alliance atlantique n’a eu recours à quelque geste provocateur que ce soit, et toutes ont plutôt cherché à refroidir la température. En France, le ministre des Affaires étrangères s’est borné à rappeler que l’OTAN était une « alliance nucléaire » 21. Le message du chef de l’État aux forces armées a évoqué les « postures permanentes » sans évoquer explicitement la dissuasion nucléaire 22. La sortie à la mer d’un troisième sous-marin (SNLE) français – un événement inédit depuis les années 1980 – rapportée par la presse, n’a pas fait davantage l’objet de communication que pour tout autre changement de posture de la Force Océanique Stratégique. De même pour l’exercice « Poker » des Forces Aériennes Stratégiques conduit au mois de mai. Quant au commandement américain des forces stratégiques, il a fait savoir qu’il n’avait recommandé aucun changement de posture 23. Quant aux États-Unis, on sait qu’ils ont reporté un essai de missile intercontinental sol-sol, et n’ont pas communiqué sur un essai de missile hypersonique 24. Mais ils ont procédé à pas moins de quatre tirs d’essais de missiles balistiques Trident-2 D5 à la mi-juin. Tout en poursuivant, à titre de « réassurance » des alliés, les vols de bombardiers B-52 — susceptibles d’emporter des armes nucléaires — au-dessus de l’Europe.
Les échos des débats américains quant à la réponse des États-Unis à un emploi de l’arme nucléaire sur le théâtre – qui serait, à les croire, de nature non-nucléaire – ont pu affecter la crédibilité de la dissuasion américaine 25. On peut se demander en effet si le rappel dissuasif solennel de Joe Biden dans sa tribune du 31 mai était apparu comme suffisamment convaincant aux yeux du Kremlin (« Je veux être très clair : tout emploi d’armes nucléaires dans ce conflit, à quelque échelle que ce soit, serait totalement inacceptable à nos yeux et à ceux du reste du monde et entraînerait des conséquences sévères. » 26).
Plus récemment, ils ont élevé le ton, à l’instar du Président américain avertissant le Kremlin par le truchement de la télévision américaine : « Ne le faites pas. Ne le faites pas. Ne le faites pas. Il y aura des conséquences majeures. Ils deviendront encore plus un paria dans le monde qu’ils ne l’ont jamais été. Et nous déterminerons notre riposte en fonction de l’ampleur de ce qu’ils feront » 27. Surtout, Washington — avec peut-être d’autres capitales — a confirmé le 25 septembre avoir communiqué en privé au Kremlin que tout emploi d’armes nucléaires par la Russie entraînerait des conséquences « catastrophiques » pour la Russie, précisées dans les messages concernés 28. C’est la bonne méthode, même si les responsables américains continuent de faire savoir que la riposte serait « presque certainement » non-nucléaire, une quasi-certitude qui, on l’a dit, peut décrédibiliser la dissuasion nucléaire américaine. Mais qui a aussi l’avantage de ne pas effrayer les populations et, sans doute, de garantir que la riposte serait exécutée 29. En effet, si une menace explicite de riposte nucléaire avait été proférée, Vladimir Poutine pourrait parier sur le fait que l’Occident bluffe et « n’oserait pas »…
Quel risque d’emploi de l’arme nucléaire ?
Le risque d’un emploi de l’arme nucléaire semble donc extrêmement faible, sauf à ce qu’une éventuelle escalade du conflit conduise Moscou à estimer qu’il pourrait y avoir une menace de nature « existentielle » pour la Russie.
Il résulte des textes officiels russes (2010, 2014, 2020) et de la pratique des exercices que le seuil nucléaire russe a été relevé au regard de ce qu’il était dans les années 1990 et 2000. Pour rappel, le texte doctrinal de 2020 envisage quatre seuils possibles :
(i) la détection d’une attaque de missiles contre le territoire russe (lancement sur alerte) ;
(ii) une attaque nucléaire ou conduite avec d’autres armes de destruction massive contre la Russie ou ses alliés ;
(iii) des attaques conduisant à une paralysie du système de commandement et de contrôle russe ;
(iv) une attaque conventionnelle qui menacerait l’existence même de la Russie. 30
Le conflit doit se terminer en des termes « acceptables » pour la Russie — et non plus « favorables » comme dans les documents précédents. Si les exercices russes de grande ampleur voient le recours à de nombreux moyens duaux, aérobies et balistiques — et s’ils sont fréquemment accompagnés, en parallèle, d’exercices des forces stratégiques —, il ne semble pas exister d’exemple récent de simulation manifeste d’emploi d’armes nucléaires sur le théâtre au cours de ces exercices 31.
Si, en apparence, aucune des quatre situations mentionnées ne semble applicable, actuellement, au conflit en cours, il convient néanmoins de noter que « l’existence de la Russie » pourrait avoir une définition assez large du point de vue de Vladimir Poutine, et que, de surcroît, certaines déclarations occidentales ont pu ajouter à la nervosité de Moscou.
Dans son intervention du 24 février, le président russe semblait ainsi indiquer que la politique occidentale suscitait déjà un risque pour l’existence même de l’État : « Les États-Unis et leurs alliés ont une politique d’endiguement de la Russie, avec des bénéfices géopolitiques manifestes. Pour notre pays, il s’agit par conséquent d’une question de vie ou de mort, qui engage notre avenir historique en tant que nation. Ce n’est pas une exagération ; c’est un fait. C’est une réelle menace non seulement contre nos intérêts mais aussi contre l’existence même de notre État et de sa souveraineté. C’est la ligne rouge dont nous avons parlé à de nombreuses occasions. Ils l’ont franchie. » 32
Trois jours plus tard, Vladimir Poutine reprochait, en outre, aux principaux gouvernements occidentaux, non contents d’infliger des sanctions à la Russie, de « se complaire dans une rhétorique agressive », en foi de quoi il décidait de modifier la posture des forces 33. Cette annonce sans doute délibérément médiatisée s’inscrivait dans un contexte déjà largement nucléarisé, mais n’en a pas moins retenu l’attention du monde entier. Les termes choisis (« régime spécial de combat ») ont donné lieu à de multiples interprétations, mais les explications données ultérieurement par le ministre de la Défense Sergueï Choïgou permettent de privilégier une interprétation plutôt dédramatisante de cette décision. Comme cela avait été fait après le 11 septembre 2001 — défenses anti-aériennes —, il s’agissait d’augmenter significativement le nombre de personnels servant en permanence dans les états-majors de forces stratégiques terrestres et océaniques 34. La confusion qui s’en est suivie à propos d’une éventuelle élévation du degré d’alerte de ces forces semble avoir été causée – délibérément ? – par la tenue d’exercices de ces mêmes forces.
Vladimir Poutine peut néanmoins donner le sentiment d’avoir étendu le champ des intérêts vitaux de la Russie au-delà de la seule menace militaire sur l’existence de l’État. Les interventions de certains responsables européens évoquant, au début de la guerre, la volonté de provoquer un « effondrement total de l’économie russe » ou l’objectif d’une « destruction du pouvoir de Poutine » n’avaient sans doute pas apaisé la paranoïa du Kremlin 35. Toutefois, ses déclarations semblent avoir été d’abord et avant tout conçues pour impressionner, voire effrayer les opinions et nombre des meilleurs experts de la stratégie russe nous invitent à ne pas croire au « bluff nucléaire » du Kremlin 36. Au demeurant, il semble que la procédure d’engagement des forces nucléaires soit partiellement héritée du système soviétique de décision collective : si le président de la Fédération est, seul, habilité à ordonner un tir nucléaire, l’aval du ministre de la Défense et, peut-être, celui du Chef d’état-major des armées semble nécessaire 37.
La Russie n’en a pas moins clairement signalé à plusieurs reprises qu’une attaque même non-nucléaire contre le territoire considéré comme russe pourrait relever de cette catégorie. Dès la conférence de presse qui a suivi la rencontre avec le Président de la République française (7 février), Vladimir Poutine déclarait, à titre dissuasif, que « si l’Ukraine rejoignait l’OTAN et décidait de reprendre la Crimée par la force, les pays européens seraient automatiquement entraînés dans un conflit militaire avec la Russie », « l’une des principales puissances nucléaires mondiales, supérieure à nombre de ces pays en termes de modernité des forces nucléaires », risquant un conflit dans lequel « il n’y aura pas de gagnants » 38. Pour rappel, Vladimir Poutine avait déclaré en 2015 qu’il aurait été prêt, en 2014, à mettre les forces nucléaires russes en état d’alerte si la Crimée avait été menacée 39.
On peut donc supposer que cette logique serait applicable non seulement à la Crimée mais aussi aux territoires qui seront annexés à la suite des référendums annoncés le 21 septembre. En d’autres termes, la notion de « menace existentielle » pour la Russie semble s’appliquer, dans les faits, au scénario d’une attaque directe contre un territoire considéré par Moscou comme étant légalement russe.
Pour autant, la déclaration solennelle du 21 septembre a été interprétée un peu trop vite en ce sens. Rappelons d’abord que celle-ci se présentait comme une réponse à de soi-disant « menaces nucléaires » de la part de dirigeants occidentaux, non à l’hypothèse d’une attaque ukrainienne contre les territoires annexés ou destinés à l’être. Rappelons également que la mention de « l’intégrité territoriale » n’est pas nouvelle, puisque cette expression était déjà présente dans le texte doctrinal de 2020 précité, et que l’allocution de Vladimir Poutine n’établissait aucun lien de causalité immédiate entre une atteinte à cette intégrité et le franchissement du seuil nucléaire. Les forces ukrainiennes ont d’ailleurs à plusieurs reprises frappé la Crimée, ainsi que ponctuellement le territoire de la Russie dans ses frontières internationalement reconnues, sans encourir de telles représailles. Rappelons enfin que les États détenteurs d’armes nucléaires n’ont jamais franchi le pas lorsque la périphérie de leur territoire était en cause : rappelons par exemple qu’Israël n’envisagea pas de franchir ce seuil en 1973, tant que seuls des « territoires occupés » étaient envahis. Autrement dit : sauf à ce que l’OTAN s’attaque directement au territoire russe dans ses frontières internationales, on peine à croire à la pertinence du scénario nucléaire.
On a pu suggérer que l’emploi d’armes nucléaires « tactiques » en Ukraine serait une option pour Vladimir Poutine — ce dernier ayant par ailleurs suggéré, à mots couverts, que les effets d’une frappe nucléaire pourraient, du fait de la circulation des vents, se faire sentir jusqu’en Occident. Cette expression quelque peu désuète ne fait pas consensus, et ce qu’elle peut recouvrir fait l’objet de définitions purement arbitraires. Une arme nucléaire reste une arme nucléaire quelle que soit sa portée et son énergie. La seule manière de distinguer rationnellement des armes « tactiques » de celles qui sont habituellement qualifiées de « stratégiques » est de considérer que la première catégorie recouvre les moyens non pris en compte par les traités bilatéraux de maîtrise des armements, parce qu’ils n’ont pas une portée intercontinentale. C’est pourquoi on les appelle aussi « non-stratégiques »… alors même que la majorité des armes russes de cette catégorie sont destinées à des intercepteurs antimissiles protégeant la région de Moscou et non au champ de bataille. Rappelons aussi que leur emploi est gouverné par les mêmes règles et procédures que les armes « stratégiques ». Et que le théâtre ukrainien se prête assez mal à un emploi de ces armes de nature à changer la donne sur le plan militaire : il y a peu de grandes concentrations de blindés, par exemple. La Russie a d’ailleurs — en phase avec l’évolution de sa doctrine décrite plus haut — assez peu réinvesti sur ces armes au cours des deux dernières décennies. Le scénario du pire consisterait sans doute plutôt dans l’explosion symbolique, destinée à effrayer, d’une arme nucléaire, soit en haute altitude, soit en pleine mer. Et ce ne serait pas une surprise, car nombre de moyens de renseignement ont été détournés vers la détection de tout mouvement suspect au sein du complexe nucléaire russe.
Mais Poutine, même acculé, peut-il vraiment aller jusque là ? Si l’on veut bien considérer qu’il est un joueur de poker plutôt que d’échecs, cela reviendrait à « faire tapis ». Car il risquerait alors de tout perdre. A minima, ses soutiens internationaux, y compris celui de la Chine pour laquelle un tel geste serait sans doute inacceptable. A maxima, son pouvoir et peut-être sa vie. Sans compter qu’il n’est pas totalement certain que l’appareil militaire russe appliquerait cette décision, même si nous sommes dans un domaine où tout est fait pour que l’ordre soit exécuté une fois donné…
*
Il importe de conserver, sur la question du risque nucléaire, une certaine modestie dans les pronostics. Les enjeux sont trop élevés pour que quiconque puisse affirmer avec assurance que « jamais la Russie n’emploiera l’arme nucléaire en Ukraine ». Pour autant, il ne sert à rien de dire que « le scénario n’est pas exclu » et il serait tout aussi erroné de tomber dans le piège tendu par Poutine. La gestion de la suite de la crise pourrait exiger des dirigeants occidentaux autant de sang-froid que leurs prédécesseurs en eurent il y a exactement soixante ans, lors de la crise de Cuba.
Sources
- Ce texte reprend, actualise et prolonge une réflexion engagée dans une note de l’auteur publiée par la Fondation pour la recherche stratégique : Bruno Tertrais, Les armes nucléaires et la guerre en Ukraine : bilan provisoire et conséquences possibles, Note n° 28/2022, 21 juillet 2022 – https://www.frstrategie.org/publications/notes/armes-nucleaires-guerre-ukraine-bilan-provisoire-consequences-possibles-2022
- Jeffrey Lewis & Aaron Stein, « Who is deterring whom ? The place of nuclear weapons in modern war », War on The Rocks, 16 June 2022 – https://warontherocks.com/2022/06/who-is-deterring-whom-the-place-of-nuclear-weapons-in-modern-war/
- Address by the President of the Russian Federation, 24 février 2022 – http://en.kremlin.ru/events/president/ news/67843
- Luke McGee & Claire Calzonetti, « Putin spokesman refuses to rule out use of nuclear weapons if Russia faced an ‘existential threat’ », CNN, 22 mars 2022 – https://edition.cnn.com/2022/03/22/europe/amanpour-peskov-interview-ukraine-intl/index.html
- « Putin’s spokesman Dmitry Peskov on Ukraine and the West : ‘Don’t push us into the corner’ », PBS NewsHour, 28 mars 2022 – https://www.pbs.org/newshour/show/putins-spokesman-dmitry-peskov-on-ukraine-and-the-west-dont-push-us-into-the-corner
- « Russia reasserts right to use nuclear weapons in Ukraine », The Guardian, 26 mars 2022 – https://www.theguardian.com/world/2022/mar/26/russia-reasserts-right-to-use-nuclear-weapons-in-ukraine-putin
- Olena Roshina, « Lavrov denies the possibility of a nuclear strike on Ukraine », Pravda.ua, 19 avril 2022 – https://www.pravda.com.ua/eng/news/2022/04/19/7340635/
- « Russia Is Against Use of Nuclear Weapons in Ukraine », Lavrov Sats, Bloomberg, 19 avril 2022 –
https://www.bloomberg.com/news/articles/2022-04-19/russia-will-not-use-nuclear-weapons-in-ukraine-lavrov-says - AFP, « Sarmat Missile Will Make Russia Foes ‘Think Twice’ – Putin », The Moscow Times, 20 avril 2022 – https://www.themoscowtimes.com/2022/04/20/sarmat-missile-will-make-russia-foes-think-twice-putin-a77427
- Meeting with Council of Lawmakers, 27 avril 2022 – http://en.kremlin.ru/events/president/news/68297
- Guillaume Lancereau, « Poutine dans le texte : le chantage d’un missionnaire armé », le Grand Continent, 21 septembre 2022
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- Joe Gould, « No changes coming to US nuclear posture after Russian threat », Defense News, 1er mars 2022 – https://www.defensenews.com/pentagon/2022/03/01/no-changes-coming-to-us-nuclear-posture-after-russian-threat/
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- Eric S. Edelman & Franklin C. Miller, « Biden Is Trying to Deter Putin from Using Nukes. His Staff Isn’t Helping », The Bulwark, 15 juin 2022 – https://www.thebulwark.com/biden-is-trying-to-deter-putin-from-using-nukes-his-staff-isnt-helping/
- Joseph R. Biden Jr., « What America Will and Will Not Do in Ukraine », The New York Times, 31 mai 2022 – https://www.nytimes.com/2022/05/31/opinion/biden-ukraine-strategy.html
- President Biden warns Vladimir Putin not to use nuclear weapons : ‘Don’t. Don’t. Don’t’, CBS News, 16 septembre 2022 – https://www.cbsnews.com/news/president-joe-biden-vladimir-putin-60-minutes-2022-09-16/
- « We have communicated directly, privately, at very high levels, to the Kremlin, that any use of nuclear weapons will be met with catastrophic consequences for Russia, that the United States in our allies will respond decisively. And we have been clear and specific about what that will entail. We have, in public, been equally clear, as a matter of principle, that the United States will respond decisively if Russia uses nuclear weapons ». Tad Axelrod, « US sees signs Russia is ‘struggling’, has warned of catastrophe if Putin uses nuclear weapon : Sullivan », ABC News, 25 septembre 2022 – https://abcnews.go.com/Politics/us-sees-signs-russia-struggling-warned-catastrophe-putin/story?id=90433917 ; « We have communicated directly, privately, to the Russians at very high levels that there will be catastrophic consequences for Russia if they use nuclear weapons in Ukraine. We have been clear with them and emphatic with them that the United States will respond decisively alongside our allies and partners », Transcript : National security adviser Jake Sullivan on “Face the Nation”, 25 septembre 2022 – https://www.cbsnews.com/news/jake-sullivan-face-the-nation-transcript-09-25-2022/
- David E. Sanger et Jim Tankersley, « US Warns Russia of ‘Catastrophic Consequences’ if It Uses Nuclear Weapons », The New York Times, 25 septembre 2022 – https://www.nytimes.com/2022/09/25/us/politics/us-russia-nuclear.html
- Basic Principles of State Policy of the Russian Federation on Nuclear Deterrence, 8 juin 2020 – https://archive.mid.ru/en/web/guest/foreign_policy/international_safety/disarmament/-/asset_publisher/rp0fiUBmANaH/content/id/4152094
- Bruno Tertrais, « L’arsenal nucléaire russe : ne pas s’inquiéter pour de mauvaises raisons », IRSEM, note de recherche n° 55-2018, 4 juin 2018 – https://www.irsem.fr/institut/actualites/note-de-recherche-n-55-2018.html
- Address by the President of the Russian Federation, 24 février 2022 – http://en.kremlin.ru/events/president/ news/67843
- Meeting with Sergei Shoigu and Valery Gerasimov, 27 février 2022 – http://en.kremlin.ru/catalog/keywords/78/ events/67876/print
- « Russian nuclear forces placed on high alert after Putin order – Interfax », Reuters, 1er mars 2022 –
https://www.euronews.com/2022/03/01/us-ukraine-crisis-russia-missiles - Sofiane Aklouf, « Bruno Le Maire : ‘Nous allons provoquer l’effondrement de l’économie russe’ », BFMTV.com, 1er mars 2022 – https://www.bfmtv.com/economie/economie-social/bruno-le-maire-nous-allons-provoquer-l-effondrement-de-l-economie-russe_AN-202203010131.html ; et Reuters, « Putin’s power must be destroyed, German economy minister says », 18 mars 2022 – https://www.reuters.com/world/europe/putins-power-must-be-destroyed-german-econ-minister-says-2022-03-18/
- Olga Oliker, « Putin’s Nuclear Bluff », Foreign Affairs, 11 mars 2022 – https://www.foreignaffairs.com/articles/ ukraine/2022-03-11/putins-nuclear-bluff
- Jeffrey G. Lewis & Bruno Tertrais, « The Finger on the Button : The Authority to Use Nuclear Weapons in Nuclear-Armed States », CNS Occasional Paper n° 45, Middlebury Institute of International Studies at Monterey, février 2019 – https://nonproliferation.org/wp-content/uploads/2019/02/Finger-on-the-Nuclear-Button.pdf
- News conference following Russian-French talks, 7 février 2022 – http://en.kremlin.ru/events/president/news/ 67735
- Laura Smith-Spark, « Russia was ready to put nuclear forces on alert over Crima, Putin says », CNN.com, 16 mars 2015 – https://edition.cnn.com/2015/03/16/europe/russia-putin-crimea-nuclear/index.html