La guerre contre l’existence de l’Ukraine lancée par Vladimir Poutine le 24 février 2022 rend visible et accélère des changements majeurs sur la carte du Monde.

Le pouvoir russe voudrait donner l’impression d’une continuité avec l’État russe sur la longue durée. Il parle le langage d’un État en expansion permanente mais, même si son agression rencontrait un certain succès sur le terrain, ce qui n’est plus désormais l’hypothèse la plus probable, la résistance des Ukrainiens et les sanctions internationales feraient payer pour longtemps un prix très lourd à la société russe. Rien à voir avec la conquête de la Sibérie au XVIIe siècle.

De plus, l’avantage économique de disposer de sources d’énergie et de matières premières fossiles ne peut que s’affaiblir avec l’accélération du mouvement vers une production mondiale de plus en plus décarbonée et circulaire. Le tableau de bord de la « transition écologique » joue aussi son rôle. Le projet de développement durable ne peut être visé qu’à deux conditions  :  d’une part, si l’humanité fait vraiment face à des problèmes qu’elle ne peut régler qu’unie à son échelle  ; d’autre part, si, dans cette perspective, les relations des humains avec la nature donnent lieu à des choix de société réflexifs et à long terme, rendant obsolète la gestion au jour le jour des rentes en matière d’énergie ou de matières premières. Dans ce contexte, le contrôle de nouvelles terres agricoles dans le sud de l’Ukraine serait loin de compenser l’isolement et la fragilisation de la Russie.

Par opposition aux économies de stock, dans les logiques de flux, l’acquisition et l’exploitation par la force de nouveaux territoires n’apporte qu’une rentabilité négative sur la longue durée et (on le sait depuis l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990) leur coût est même devenu immédiatement prohibitif car elles déclenchent une réaction massive et déterminée du reste du Monde. Il y a donc là une irrationalité évidente du point de vue de la guerre classique, d’où l’incrédulité de la plupart des observateurs, y compris des dirigeants ukrainiens eux-mêmes, lorsque, au début 2022, les informations sur une attaque imminente leur sont parvenues.

L’acquisition et l’exploitation par la force de nouveaux territoires n’apporte qu’une rentabilité négative sur la longue durée.

Jacques Lévy

Langage géopolitique, message politique

Il ne faut donc pas se tromper d’époque. Dans cette guerre, le langage est géopolitique, le message est politique.

Ce que souhaite Poutine, c’est montrer que les despotismes à base communautaire (dans le cas russe une combinaison de nationalisme, de radicalisation religieuse et d’hostilité à l’émancipation des personnes) doivent et peuvent l’emporter sur le projet de républiques démocratiques 1 au sein de sociétés d’individus. L’exemplarité du choix de la violence sans limite pour opérer cette démonstration n’échappe à personne. Les destinataires de ce message sont constitués par l’ensemble des citoyens du Monde. C’est d’abord sa propre société que Poutine vise en espérant que la logique de guerre lui permettra de contrôler encore mieux la communication dans le pays et de consolider son pouvoir interne. À long terme, c’est suicidaire, mais à court terme, tant qu’une débâcle militaire ne pousse pas les Russes à lui demander des comptes, c’est un coup qui, dans le regard d’un tyran, peut faire sens.

Le lent mouvement qui conduit de la géopolitique (les rivalités interétatiques) à la politique (les enjeux de légitimité) dans les relations internationales a commencé il y a au moins un siècle avec le projet, contrarié, de Woodrow Wilson d’instaurer en 1918 une paix fondée sur des valeurs plutôt que sur le rapport des forces. La seconde Guerre mondiale a débuté comme une guerre classique de revanche mais s’est terminée en affrontement politique entre conceptions de la société.

Ce fut plus net encore pour la guerre froide, et c’est la situation la plus proche de ce qui se profile aujourd’hui. Cependant, la guerre froide était marquée par des antinomies éthiques  : le camp antitotalitaire voyait sa légitimité gravement entachée par les guerres coloniales, le maccarthysme, la toute-puissance des complexes militaro-industriels, le soutien à tous les dictateurs qui se disaient pro-occidentaux et les coups d’État sanglants à répétition dans les pays qui avaient la mauvaise idée de prétendre définir eux-mêmes leur destin. Pour les États-Unis en Amérique latine, les choses changent graduellement à partir du mandat de Jimmy Carter (1977-1981). La mutation est plus lente dans la relation France-Afrique, confinée un temps dans le registre du discours (par exemple celui de La Baule, en 1990) pour entrer peu à peu dans les faits.

L’histoire de la fin du XXe siècle a montré que l’entrée d’anciens pays dominés dans une phase de développement endogène intense peut se faire dans des délais bien plus courts.

Jacques Lévy

Une nouvelle carte du Monde

Dès lors, il serait erroné de parler pour aujourd’hui d’un monde «  post-colonial  » comme d’un prolongement de la partition du globe en empires. Cela fait maintenant soixante-quinze ans que le sous-continent indien s’est séparé du Royaume-Uni et plus de soixante ans que la plupart des anciennes colonies européennes sont indépendantes. L’histoire de la fin du XXe siècle a en outre montré que l’entrée d’anciens pays dominés dans une phase de développement endogène intense peut se faire dans des délais bien plus courts. L’hypothèse d’une interminable dépendance des nouveaux États à leur ancienne condition de colonie, si elle a eu un sens, s’effrite de jour en jour. Chaque société assume de plus en plus ses choix en activant des potentialités internes qui ne sont nulle part insignifiantes. La solidarité, qui se fonde sur l’idée que les bénéficiaires y apportent leur part et partagent avec les autres contributeurs des principes fondateurs d’une société commune, se distingue de plus en plus de la charité. Nous vivons dans un Monde d’acteurs politiques grands ou petits, dont la responsabilité est proportionnelle à leur liberté. On ne peut donc plus justifier le soutien à des régimes corrompus et violents pour honorer une dette morale perpétuelle.

L’autre changement majeur provient de ce que les oppositions fondamentales (despotisme/république démocratique  ; systèmes communautaires/sociétés d’individus) se retrouvent de plus en plus fortement à l’intérieur des vies politiques nationales ou même locales. Dans tout l’Occident, les partis tribunitiens associent communautarismes identitaires, corporatismes défensifs et nationalisme. Quelles viennent de l’extrême droite ou de l’extrême gauche, ils détestent l’Europe, qui est tout leur contraire, et préconisent une politique étrangère fondée sur de (prétendus) intérêts d’État incompatibles entre eux plutôt que sur des valeurs partagées. Rachetant à bas prix les «  franchises  » démonétisées d’anciens partis, ces mouvements assurent une porosité entre les attitudes conservatrices (dominantes dans les partis de gouvernement traditionnels), réactionnaires (lorsque le populisme se transforme en politiques publiques crispées sur le passé) et totalitaires – une dérive presque mécanique face aux antinomies entre leurs programmes et la complexité du monde réel, comme l’illustrent tant le Venezuela de Nicolás Maduro, la Hongrie de Victor Orbán ou les États-Unis de Donald Trump.

Nous vivons dans un Monde d’acteurs politiques grands ou petits, dont la responsabilité est proportionnelle à leur liberté. On ne peut donc plus justifier le soutien à des régimes corrompus et violents pour honorer une dette morale perpétuelle.

Jacques Lévy

Enfin, nous sommes en présence de lignes de clivages multiscalaires, caractérisées par une forte dimension spatiale  : partout où les individus peuvent au moins partiellement agir sur leur mode d’habiter local, celui-ci dit quelque chose des choix de société des individus et entre en résonance avec des orientations politiques exprimés dans leur vie quotidienne mais qui ont aussi une composante mondiale. De fait, partout en Occident, les oppositions entre les gradients d’urbanité se sont invitées de manière spectaculaire sur les cartes électorales. Autrement dit, selon l’endroit où vous vivez au sein même d’un aire urbaine, vous ne prenez pas les mêmes positions sur des enjeux planétaires.

Ces mutations convergent. Il ne s’agit plus de «  choisir son camp  », c’est-à-dire de s’affilier par un code-couleur à un chef de clan prêt-à-tout, mais de définir une orientation politique qui s’applique aux différentes sociétés articulées entre elles, du local au mondial, et dont chaque individu est peu ou prou citoyen.

La carte du Monde d’aujourd’hui est donc différente à la fois de la partition impériale, du brouillage éthique de la guerre froide et des blocs ethnoreligieux tels que les rêvait Samuel Huntington dans les dernières années du XXe siècle. Cette nouvelle géographie présente d’autres substances, d’autres échelles et d’autres métriques. Même lorsque le processus s’actualise en conflit violent, il s’agit d’enjeux politiques, qui se situent tout autant dans la relation entre sociétés qu’à l’intérieur de chacune.

Cette nouvelle géographie présente d’autres substances, d’autres échelles et d’autres métriques. Même lorsque le processus s’actualise en conflit violent, il s’agit d’enjeux politiques, qui se situent tout autant dans la relation entre sociétés qu’à l’intérieur de chacune.

Jacques Lévy

La mondialisation se politise

Notre attention tend à se polariser sur des événements qui se succèdent sans lien apparent, mais, avec un peu de recul historique, le mouvement auquel nous assistons devient plus lisible. Depuis 1945 et plus encore depuis 1989, le développement de toutes espèces d’échanges dans le cadre d’une société civile mondiale en formation aboutit à l’émergence de plus en plus explicite du politique à l’échelle du Monde car les activités mondialisées créent inévitablement des problèmes et des enjeux mondiaux systémiques qui ne peuvent être traités qu’à l’échelle mondiale. La conscience écologique a fortement contribué à nous projeter, nolens volens, dans la septième séquence, politique, de la mondialisation 2. Il n’était pas absurde d’imaginer que ce processus puisse se produire graduellement et déboucher en douceur sur une convergence politique mondiale. C’est ce qu’on a pu penser en observant la Russie des années 1990 ou la Chine des années 2000, tandis que l’Amérique latine se débarrassait de la plupart de ses dictateurs et que des pays asiatiques aussi divers que la Corée du Sud, Taiwan, Singapour, la Malaisie ou l’Indonésie ouvraient des chemins prometteurs. Les dirigeants chinois et russes ont fait le choix inverse, sans doute dicté par la perception qu’ils se faisaient de leur propre équation de pouvoir. Ils ont décidé de jouer le nationalisme et la tyrannie contre toute dynamique de progrès autoorganisée, et ce, au risque de miner l’ouverture de leurs échanges au monde extérieur qui faisait pourtant partie intégrante de leur programme. Le pari du «  ruissellement  » de l’économie sur la politique a été perdu dans ces deux pays. 

Et il y a bien un rapport entre l’état des sociétés et leurs choix de politique internationale. Ce n’est pas par le hasard de la constitution des blocs géopolitiques que des systèmes totalitaires comme ceux de la Corée du Nord ou de l’Iran se trouvent en opposition avec les républiques démocratiques. Ce n’est pas non plus un hasard si, dans les formations sociales hypercommunautaires à faible sociétalité, celles qui ne disposent pas de la capacité de prendre appui sur leur diversité sociale pour faire société, comme la Syrie, l’Afghanistan ou les pays du Sahel, les partisans de la société des individus peinent à se faire entendre. Ce n’est enfin pas un hasard si les orientations internationales chaotiques de l’Inde ou du Pakistan ne sont pas seulement le fait de tel gouvernement ou de telle malédiction historique  : elles traduisent le refus d’une bonne partie de ces sociétés de penser autrement qu’en termes, souvent complotistes, d’un choc intercommunautaire sans fin. Il y a des degrés et des nuances, il y a aussi des cohérences.

Dans ce contexte, il faut s’attendre à ce que le principe de conditionnalité politique du libre-échange s’impose. Janet Yellen, la secrétaire américaine au Trésor, a lancé l’idée d’un «  friend-shoring  » 3 («  délocalisation entre amis  »), autrement dit d’une chaîne de valeur mondialisée mais se situant à l’intérieur d’un espace défini par des valeurs éthico-politiques communes solidement installées. Il est significatif que la ministre ait, dans le même discours, placé ce projet dans une liste qui en comprend cinq autres  : la taxation minimale universelle des entreprises (décidée par 136 États le 8 octobre 2021), la réactivité accrue du FMI face aux crises à venir, une implication beaucoup plus massive des banques dans l’aide au développement, un engagement fort pour la décarbonation de l’économie mondiale et une intégration planétaire de la lutte contre les pandémies, autant de domaines typiques d’une politique publique mondiale.

Depuis 1945 et plus encore depuis 1989, le développement de toutes espèces d’échanges dans le cadre d’une société civile mondiale en formation aboutit à l’émergence de plus en plus explicite du politique à l’échelle du Monde car les activités mondialisées créent inévitablement des problèmes et des enjeux mondiaux systémiques qui ne peuvent être traités qu’à l’échelle mondiale.

Jacques Lévy

Par ailleurs, comme la guerre en Ukraine le montre et l’amplifie, l’intégration du volet militaire des politiques étrangères des républiques démocratiques s’accélère. L’OTAN et ses alliés dans l’Asie-Pacifique créent une configuration de plus en plus compacte et le pôle européen, en ce moment le plus vulnérable, se manifeste pour la première fois avec les décisions inédites de la Commission. Depuis l’invasion de l’Irak par George W. Bush et en 2003 et les conséquences de longue portée qui en ont résulté, chacun sait que la supériorité militaire des États-Unis peut tomber en de mauvaises mains mais qu’elle demeure irremplaçable pour éviter le pire. Une efficacité optimale de cette constellation supposerait une contribution comparable de ses différentes composantes et une correspondance approximative entre lieux de la menace et lieux de la réponse à cette menace. Les Danois l’ont dit par leur vote du 1er juin 2022  : la sécurité des Européens passe par une politique de défense puissante de l’Union européenne.

Zones grises

Pour toutes ces raisons, le paysage tend à s’éclaircir et à s’unifier comme jamais dans l’histoire récente. Il y a bien, dans le Monde des années 2020, une constellation des Lumières qui promeut la société des individus, le développement durable et la république démocratique et, en face, un assemblage, plus hétérogène et plus violent, qui s’y oppose.

La netteté du clivage n’est pas totale, toutefois. Il existe au moins cinq types de zones grises où la réalité résiste à cette simplification en cours.

Hésitations

De nombreuses sociétés manifestent des oscillations contradictoires et peuvent basculer d’un côté ou de l’autre. De fait, la lecture politique du Monde ne se réduit pas à la couleur des gouvernements. Dans les républiques démocratiques, les mouvements tribunitiens peuvent être très puissants parfois majoritaires lorsqu’on les additionne, comme en France depuis plusieurs élections. Ils peuvent gagner des batailles politiques majeures comme avec le Brexit (2016-2020). Ils peuvent accéder au pouvoir comme en Hongrie (2010-), aux États-Unis (2016-2020), en Italie (2018-2019) ou au Brésil (2018-). En Turquie, c’est le basculement total vers le «  côté sombre de la force  » qui se joue depuis la bifurcation nationaliste de Recep Tayyip Erdoğan. Dans tous ces pays, les courants progressistes sont aussi très présents et constituant de puissants contre-pouvoirs. La Pologne des deux dernières décennies offre un bon résumé de ce type de situation  : un gouvernement nationaliste-religieux ancré dans les campagnes qui soutient activement l’Ukraine mais bafoue l’état de droit pour imposer son programme réactionnaire  ; une opposition forte et active, dominante dans toutes les villes d’une certaine importance.

Hors-champs

Certaines situations bloquées ou indécises peuvent rester sans conséquence significative du fait que leur impact sur l’ensemble du système sont faibles. Il s’agit d’États despotiques introvertis, comme le Vietnam ou de régimes dans lesquels l’ambiguïté peut être jugée, de l’extérieur, préférable à une clarification violente, comme au Népal ou en Bolivie. C’est ainsi que l’on pouvait caractériser l’Afghanistan avant 1978. C’est aussi ce qu’on peut dire des sociétés à principe communautaire dont les réservoirs de puissance sont faibles comme la plupart des États d’Afrique de l’Ouest, et dont le risque qu’ils projettent leur mode d’organisation à l’extérieur est peu marqué.

Pis-aller

Dans certains cas, des sociétés communautaires gouvernées de manière tyrannique et dotés de capacités de nuisance significative, comme l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Qatar, l’Égypte ou la Libye, présentent néanmoins une autre face, protectrice vis-à-vis de dangers encore plus grands comme le totalitarisme iranien ou les groupes djihadistes. C’est aussi le cas d’Israël, république démocratique et puissance coloniale. Ce genre de configuration, typique du Proche-Orient, rappelle les dilemmes de la guerre froide. Pour qui veut éviter de perdre ses valeurs en route, la seule solution consiste à limiter au strict nécessaire le champ de validité des accords tactiques qui peuvent être établis avec les gouvernements de ces pays.

Chaos bornés

Dans les régions comme l’Afrique sahélienne et celle des Grands Lacs, le Machrek ou l’Afghanistan, un communautarisme radical articulant efficacement plusieurs allégeances entrave tout processus de développement endogène. Ce sont des situations où l’absence de dynamique interne favorable rend même absurde de soutenir l’opposition (à l’inverse de la Birmanie ou du Soudan). Les aides au développement se retournent contre leurs intentions  : augmentation de la corruption, États transformés en proie pour les entreprises criminelles, apparition de phénomènes de bouc émissaire réunissant toute la société contre l’intrus occidental. Il est plus sage alors de ne pas prétendre faire le bonheur des gens malgré eux et d’assumer l’idée du «  chaos borné  », proposée par Olivier Dollfus dans les années 1990  : en attendant que des mouvements ancrés permettent à ces sociétés de se mettre en mouvement, il s’agit pour les progressistes de se contenter, en espérant des jours meilleurs, d’empêcher que l’obscurantisme qui domine dans le pays puisse s’exporter par la violence. Après des expériences cuisantes, c’est l’attitude qui s’impose en Afghanistan, au Congo (RD) ou au Mali.

La Chine sur le fil

Xi Jinping est certainement tenté de forger un bloc d’alliances avec les États qui partagent sa conception du pouvoir. Cependant, une telle décision serait particulièrement dangereuse pour lui. Le monstrueux passage à l’acte de la Russie en Ukraine n’est pas, au bout du compte, une si bonne nouvelle pour les autocrates chinois. En effet, si l’entrée de la Russie dans le giron économique et géopolitique chinois entraînait le pays dans une spirale d’exclusion des institutions régulatrices mondiales et, plus encore, des marchés exportateurs, la maigre aubaine russe se transformerait en pesant boulet. Autant la Russie peut se maintenir à flots, à court terme, par ses rentes liées à des produits peu transformés, autant la Chine dépend pour sa croissance, garante de la paix sociale intérieure, de son insertion dans le commerce mondial.

Il y a bien, dans le Monde des années 2020, une constellation des Lumières qui promeut la société des individus, le développement durable et la république démocratique et, en face, un assemblage, plus hétérogène et plus violent, qui s’y oppose.

Jacques Lévy

Cependant, malgré ses progrès spectaculaires, elle n’a pas les moyens d’atteindre une hégémonie géopolitique par le chantage à la dépendance, ni pour les produits à faible coûts – car les salaires y sont désormais trop élevés pour tenir la concurrence au reste de l’Asie en développement –, ni pour les hautes technologies, où les pays développés possèdent déjà des alternatives ou peuvent en développer. Un retrait de la Chine du système productif mondial signifierait l’augmentation des prix pour les consommateurs, une réduction de la taille des marchés pour les entreprises transnationales et aurait certainement un coût non négligeable pour beaucoup d’acteurs mais, pour la Chine elle-même, ce serait tout simplement une catastrophe, avec un risque élevé de troubles intérieurs majeurs.

Le projet « géoéconomique » du pouvoir chinois consiste aussi, notamment en Asie orientale et en Afrique un espace économique suffisamment dépendant de ses décisions pour constituer une sorte de bloc qui échapperait, de fait, à tout prise de la part de ses adversaires. C’est ce projet de « Chine-Monde » (un terme proposé par le sinologue Benjamin Taunay) qui se traduit, par exemple, par l’invitation de Xi aux universités chinoises à se déconnecter du système scientifique mondial ou par la tendance des entreprises chinoises présentes dans les bourses occidentales à s’en retirer. Mais cette Chine-là pourrait-elle conserver un avantage compétitif suffisant vis-à-vis de ses périphéries si elle était coupée des autres pays développés ? Rien n’est moins sûr et le cas du « camp soviétique » (1945-1989) montre que la spirale négative peut se manifester rapidement, y compris pour des pays comme la RDA ou la Tchécoslovaquie, qui faisaient avant la guerre du centre européen.

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La résistance de la société ukrainienne et le réarmement (au propre et au figuré) de l’Occident face aux tyrannies agressives rend en outre moins probable une aventure militaire chinoise contre Taïwan, dont la perspective avait l’avantage pour Xi de faire du nationalisme une ressource politique solide. La guerre en Ukraine affaiblit donc encore la crédibilité internationale du pouvoir chinois, qui dispose de moins de leviers pour imposer sa ligne au reste du Monde. La taxation socio-écologique aux frontières de l’Union européenne sera aussi un moyen simple pour mettre fin aux avantages douaniers dont la Chine disposait grâce à son statut de pays en développement et de mettre la société chinoise face à ses responsabilités de «  pays normal  ».

On peut donc s’attendre à ce que les relations entre la Chine et le Monde sinuent sur une ligne de crête glissante, mais avec, de plus en plus, en arrière-plan, une critique sans complaisance du despotisme à tendance totalitaire qui frappe Hong Kong, les Ouïghours et l’ensemble de la population chinoise. L’époque où l’économie de court terme faisait oublier la politique à long terme est révolue.

On peut donc s’attendre à ce que les relations entre la Chine et le Monde sinuent sur une ligne de crête glissante.

Jacques Lévy

Une guerre civile mondiale à basse intensité

La clarification majeure qui se fait jour prendra du temps à s’installer dans le paysage mondial et restera imparfaite, mais elle est bien là. Les différents plans de conflictualité observés dans ce texte relèvent d’une guerre civile mondiale à faible intensité, résumée par l’acronyme GCW<1 (low-intensity Global Civil War4. C’est une guerre qui porte sur les valeurs de la vie en société, non sur la conquête de territoires. La plupart du temps, la violence est faible ou contenue et c’est l’échange pacifique, plus ou moins tendu, qui domine. Il existe ainsi depuis 2005 une discussion mondiale sur la notion de «  blasphème  » qui a parfois fait des morts mais qui continue cahin-caha. Ce qui se joue concerne à la fois chaque lieu du Monde et le Monde comme lieu. L’Europe, par la construction même de son projet, devient l’acteur le mieux préparé à jouer les premiers rôles dans cette nouvelle pièce.Au bout du compte, c’est la légitimité, c’est-à-dire la capacité des uns ou des autres à convaincre les citoyens, qui fera la différence. Cette nouvelle géographie change non seulement le contexte mais les enjeux du moment actuel. Ce qui se joue n’est pas seulement la coexistence, mais la co-habitation des humains. Elle définit un horizon commun pour les processus d’intégration planétaire. La mondialisation sera désormais, d’abord, politique.

Sources
  1. République = état de droit + séparation des pouvoirs + libertés civiles. Démocratie = suffrage universel + gouvernement représentatif + possibilité d’alternances.
  2. 1. La création d’un écoumène planétaire par Homo sapiens (–100 000-1000)  ; 2. La constitution d’un espace d’échange mondial non-impérial (–10 000-1450)  ; 3. Le partage du Monde par les empires (1450-1975)  ; 4. Le développement d’un puissant commerce international (1870-1914)  ; 5. La contre-mondialisation des États et son paroxysme totalitaire (1914-1989)  ; 6. La construction d’un espace mondial des échanges et d’une société civile mondiale (1945-). Cf. Jacques Lévy, L’humanité  : un commencement, Odile Jacob, 2021.
  3. Exposé devant l’Atlancic Council, 13 avril 2022, <https://www.atlanticcouncil.org/news/transcripts/transcript-us-treasury-secretary-janet-yellen-on-the-next-steps-for-russia-sanctions-and-friend-shoring-supply-chains/>.
  4. Voir sur ce point Jacques Lévy, Géographie du politique, Odile Jacob, 2022.