Architextualité

La tour Melbourne devait à l’origine faire partie du plan des Olympiades, mais n’a finalement « jamais vu le jour ». C’était sans compter l’imagination de Doan Bui qui érige en roman ce brillant système archi-textuel. Derrière les 296 fenêtres de la fictive tour et ses 37 étages, combien de vies ? Au-delà de cette formidable galerie de personnages en quête d’identité, le roman illustre de façon prototypique ce que Gérard Genette nomme « transtextualité », c’est-à-dire tout ce qui met le texte « en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes ».

Doan Bui, La Tour, Paris, Grasset, 2022, 352 pages, ISBN 9782246824992, URL https://www.grasset.fr/livres/la-tour-9782246824992

Pour son premier ouvrage de fiction paru chez Grasset en janvier 2022, Doan Bui (également journaliste à L’Obs) a choisi les Olympiades et les 296 fenêtres de la fictive tour Melbourne, intégrée au complexe immobilier, bien réel celui-ci, dont le lecteur découvre l’histoire. Emblème des années 1970 et d’une ville nouvelle réhabilitée dans XIIIe arrondissement au sud de Paris, le quartier des Olympiades file la métaphore olympique chaque tour portant le nom d’une ville hôte des J.O. (Mexico, Londres, Grenoble…) et les rues souterraines de disciplines olympiques (rue du Disque, rue du Javelot…). Le préambule de l’auteur, qui commence comme un plan de cinéma (le livre de Doan Bui paraît d’ailleurs quelques mois après la sortie des Olympiades, dernier film de Jacques Audiard), se propose d’« accélérer la bande », de « zoomer » sur les différentes cases du puzzle pour « recueillir la rumeur des vies mystérieuses qui se déroulent là, derrière les fenêtres, la nuit ». Sur les 37 étages de la tour Melbourne, c’est essentiellement au 5ème que Doan Bui concentre son intrigue.

La famille Truong vit dans l’appartement 511. Alice et Victor Truong sont arrivés en France en 1979 – ils font partie de ceux que l’on a nommés les boat people (bien qu’ils aient débarqué en avion, comme le souligne ironiquement l’auteure) et qui ont fui le Vietnam au moment de la guerre. À leur arrivée en France, ils sont parrainés par la famille Trudaine, par l’intermédiaire de laquelle ils parviennent à être logés dans la Tour Londres puis dans la Tour Melbourne. Tout au long du roman, Doan Bui détourne les clichés liés à l’immigration asiatique (les asiatiques seraient toujours timides, frêles, travailleurs) et installe une ligne de démarcation faible entre la bonté gratuite et la bien-pensance teintée de mauvaise foi et de racisme des familles française, à l’instar des Trudaine. On navigue d’un bout à l’autre du curseur de l’exotisme, du durian au fromage à raclette, de l’hôtel particulier du XVIe arrondissement à Tang Frères et aux instituts de manucure, d’Anne-Maï Truong à Armelle Trudaine, les deux filles nées au même moment, qui portent les mêmes initiales (Anne-Maï les retrouve d’ailleurs dans les vieux vêtements d’Armelle, gracieusement donnés aux Truong par les Trudaine) mais qu’un monde sépare. Grâce à un système romanesque efficace, les deux femmes se recroisent des années plus tard : c’est Armelle Trudaine, fille des bienfaiteurs des Truong, qui, sans la reconnaître, licencie Anne-Maï par Zoom à la sortie du confinement. Au passage, Doan Bui offre une satire hilarante du monde du travail à travers l’entreprise Canina Inc., leader dans le domaine des croquettes pour chien.

Juste à côté d’eux, dans l’appartement 510, vit Clément Pasquier. Après une enfance difficile, la vie dans la tour et le confinement semblent avoir raison de la santé mentale du jeune homme qui passe beaucoup de temps sur des forums de gamers. Un beau jour, il se découvre être la réincarnation du chien de Michel Houellebecq : « Clément avait réalisé qu’une subtile affinité le liait au chien de l’écrivain ». Dans un caustique accès d’enthousiasme puis de jalousie, lorsqu’il croise le célèbre écrivain sur la dalle des Olympiades (par ailleurs son véritable lieu de résidence), il aboie comme un fou et agresse – jusqu’à le tuer, le chien de Houellebecq, qui porte le même prénom que lui. De l’autre côté, l’appartement 512 est occupé par Ileana Antonescu. Roumaine, elle arrive à Paris après la chute du régime de Ceausescu et la mort de sa fille Teodora. Pianiste de formation, élevée dans une famille lettrée et parlant très bien le français, elle n’ose cependant jamais jouer sur le piano qui trône dans le salon de la famille chez qui elle fait le ménage – qui n’est autre qu’Armelle Trudaine, dont elle garde aussi la fille.

Mais la Tour Melbourne est aussi peuplée d’invisibles, qui font penser à la cousinade juive que le héros cache dans les caves du château de Saint-Germain dans Solal d’Albert Cohen. Dans le box 47, au 2e sous-sol, s’est installé Virgile. Sénégalais, fanatique de Proust (il rêve de faire une thèse sur le point-virgule dans la Recherche du temps perdu), il est contraint d’habiter le sous-sol de la dalle après avoir perdu son visa d’étudiant. Il est décrit comme le «  Maître des histoires » : il donne des conseils en tous genres aux autres habitants du sous-sol et finit par revenir à la surface en exerçant d’abord sur des forums puis en devenant ghostwriter et copywriter grâce à ses talents de rédacteur. C’est sur les bancs de l’université Paris 3 qu’il rencontre Anne-Maï, l’occasion pour Doan Bui de dépeindre avec humour le monde de l’enseignement et des petites guerres internes qui s’y jouent. 

Tous se croisent sur la dalle, dans les couloirs et les ascenseurs de la Tour – au nombre de 6 exactement, un chapitre étant consacré à chacun. Si Anne-Maï ignore que Virgile, son premier amour qui ne lui a plus jamais donné de nouvelles, est installé au 2e sous-sol de la Tour où elle a grandi. Elle fait une rencontre bouleversante en la personne d’Ileana. Clément, lui, essaie d’éviter scrupuleusement ses voisins – mais n’y parvient pas toujours. Alice Truong pourra témoigner de la scène de l’agression sur la dalle, qui vaudra au jeune homme un passage en prison. L’histoire débute avec la construction des Tours dans les années 1970, fait le tour des mois de confinement, évoque aussi la Coupe du monde 1998, sa réplique vingt ans après, la mort de Lady Di… et dresse aussi le portrait politique et social de ces décennies, jusqu’à l’épilogue utopiste qui fait avancer l’intrigue jusqu’en 2045.

Mais au-delà de cette formidable galerie de personnages en quête d’identité, le lecteur sait qu’il est entré dans un objet bien particulier, et cette impression de lecture sera confirmée jusqu’à la toute fin. En effet, le roman illustre de façon prototypique ce que Gérard Genette nomme « transtextualité » (voir Palimpsestes – La littérature au second degré paru en 1982), c’est-à-dire tout ce qui met le texte «  en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes  ». 

Selon Genette, il existe cinq types de relations transtextuelles : la paratextualité (la relation d’un texte avec ce qui l’entoure : titre, sous-titre, préambule…), l’intertextualité (la présence littérale d’un texte dans un autre  : citation, mention), la métatextualité (une relation plus implicite qui place un texte sous le signe d’un autre), l’hypertextualité (la transformation d’un texte antérieur) et l’architextualité (l’écho aux autres discours d’un même genre littéraire, ici le roman). 

De nombreux types de discours, récits, propos, plus ou moins fantaisistes et imaginaires, accueillent le lecteur dès le seuil du roman et ne cessent de le guider en entourant le texte. Du discret sous-titre (La Tour ou un chien à Chinatown) au préambule de l’auteure en passant par l’épigraphe qui place le roman sous le signe de Perec (rappelons au passage que La Vie Mode d’emploi de Perec porte le sous-titre « Romans », et a été publié en 1978 soit un an après l’achèvement de la construction du quartier des Olympiades), ainsi que par les nombreuses notes de bas de page qui jonchent le livre, le paratexte de Genette est bien représenté. 

L’intertexte, lui, est aisé à repérer : Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq est le livre préféré de Clément Pasquier tandis que Victor Truong ne jure que par « Vik To Lou Go » et son poème le plus célèbre, « Demain, dès l’aube… » (ce n’est pas un hasard s’il porte le prénom du plus grand poète français). Lors de sa rencontre avec Anne-Maï, Virgile évoque, quant à lui, le « une femme qui n’était pas son genre » d’Un Amour de Swann. De manière plus implicite, La Carte et le territoire de Michel Houellebecq pourrait être l’emblème du métatexte. 

Si l’hypertextualité, elle, est définie par Genette comme « un rapport d’imitation ou de transformation » d’un texte à l’autre, il faut évoquer ici un autre aspect de ce qui fait tout le sel du roman et confirme le talent de Doan Bui : « Aparté technique 1 – La différence entre les chiens et les hommes » ; « BFM TV, édition spéciale – 15 septembre 2020 – Agression terroriste présumée sur Michel Houellebecq » ; un encart publicitaire et un extrait de forum autour des croquettes pour chien « Crocoss », le compte-rendu d’un procès via le propre compte Twitter de @DoanBui, l’extrait d’un groupe Whatsapp intitulé « Famille »…

Concernant les nombreuses notes de bas de page qui gravitent autour du texte de Doan Bui, on ne saurait dire si elles sont de moins en moins sérieuses ou de plus en plus brillantes. La première note évoque le nombre d’escaliers roulants en Europe (selon ThyssenKrupp), le nombre d’entre eux qui sont en panne et parle du syndrome du BES (Broken Elevator Syndrome), selon lequel les utilisateurs d’escalators ont une sorte de vertige lorsqu’ils s’apprêtent à poser le pied sur un escalator qui ne fonctionne en fait pas. Un mal dont souffrent « beaucoup des habitants des Olympiades (à cause des problèmes de maintenance)  », nous dit l’auteure. L’ultime note du roman est une couverture imaginaire de Elle Magazine datée du 1er mars 2040, titrée « Pour l’été, un amour de chien ! ». Certaines notes prennent quasiment une page entière du livre, d’autres détaillent simplement ce qu’il advient de personnages annexes. L’une d’entre elles fait référence à l’auteure :

1. Il s’agit d’une journaliste dénommée Doan Bui qui, notons-le, ne fait pas honneur à la profession puisqu’elle vient d’enfreindre la charte de déontologie de la presse, selon laquelle un professionnel de la presse ne doit pas mentir sur ses fonctions pour obtenir des informations. Encore plus méprisable : sa façon de parler vietnamien pour amadouer cette pauvre Alice Truong qui est tombée dans le panneau. La journaliste se montre d’autant plus mauvaise professionnelle qu’elle va citer Jean Tourneur et ses allégations parfaitement fantaisistes sur le locataire du 510.

Tous ces niveaux de discours produisent un presque-trop-plein d’informations, qui fait écho à celui que nous vivons tous les jours, via la question des fake news et de l’information, premier métier de l’auteure. À quel niveau placer le langage poétique au milieu de celui des forums de jeux vidéo, de sites de rencontres et d’avis d’utilisateurs ? Comment démêler le faux du vrai au sein de discours standardisés et instrumentalisés ? Sans répondre clairement à ces questions, le roman de Doan Bui transforme en matière à roman toutes les news de notre vie réelle, des plus tragiques (les attentats de 2015) aux plus absurdes (l’exposition sur le chien de Houellebecq). Elle montre aussi, à travers le touchant personnage d’Alice, que l’on peut écouter sans contradiction Justin Bieber sous la douche et décrire dans sa langue natale toutes les façons qu’a la pluie de tomber :

À la maison, Alice et Victor ne disent jamais rien, mais en voiture, ils se racontaient, parfois. Entre le premier et le deuxième étage, ils expliquent à Anne-Maï toutes les façons de dire « il pleut » en vietnamien. À partir du mot mua, pluie, il y a mille et une expressions pour exprimer les nuances de pluie. Alice dit «  Mua roi. Il pleut comme si les gouttes formaient une barrière d’eau. » Victor : «  Mua tam ta. Il pleut comme si les gouttes étaient des vers à soie imbibés d’eau comme les couches d’un bébé ». Alice : «  Mua thu. Il pleut comme l’automne ». Victor : « Mua bay. La pluie est tellement fine qu’on dirait qu’elle s’envole. » Alice : «  Mua dam de. La pluie est si forte que tu patauges sous la pluie ». Victor dit : «  Mua may. » Alice lui fait les gros yeux. Mua may, ça veut dire pluie de nuage, c’est une métaphore pour dire « faire l’amour ».

Selon Wikipédia, la tour Melbourne devait à l’origine faire partie du plan des Olympiades, mais n’a finalement « jamais vu le jour ». C’était sans compter l’imagination de Doan Bui qui érige en roman ce brillant système archi-textuel.

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