Militante contre les mutilations génitales féminines, vous en avez vous-même été victime. Pouvez-vous revenir sur votre parcours, sur la construction de votre activisme ? Comment cet événement a-t-il construit votre engagement ?
Ma propre expérience de survivante est à l’origine de mon combat contre les mutilations génitales féminines. 1 En partageant mon témoignage avec les personnes de ma communauté, j’essaie de leur faire prendre conscience de la dangerosité de cette tradition. Je n’ai pas peur de parler de ce que j’ai subie. Je n’ai pas honte. Lorsque j’avais 11 ans, mon amie Sabina a été mariée de force à un homme âgé de 87 ans. Elle a subi une excision qui s’est mal déroulée. Mon amie a fait une hémorragie dont elle n’a pas survécu. Son corps sans vie a ensuite été jeté dans les buissons pour être mangé par les animaux. Le coût de l’enterrement de sa dépouille était trop élevé pour ses parents. Voilà les conséquences terribles des mutilations génitales féminines que promeuvent les chefs tribunaux de Tanzanie.
Quand j’ai eu 13 ans, ma mère m’a demandé si j’étais prête à être excisée. J’ai répondu que je ne le ferais jamais parce que je ne voulais pas mourir comme Sabrina. Elle m’a assurée que je ne mourrai pas car les parents de Sabrina avaient choisi un mauvais coupeur. Je me suis mise à pleurer mais ma mère a insisté, arguant que c’était notre tradition. Elle a commencé à préparer la cérémonie sans écouter mes plaintes. Je suis allée chercher de l’aide auprès de ma tante qui s’était toujours montrée très aimante à mon égard. Je pensais qu’elle pourrait me comprendre. La veille du jour de mon excision, je lui ai rendu visite. Ma tante m’a accueillie en dansant et en souriant me disant qu’il fallait fêter ma cérémonie. Lorsque j’ai vu la réaction de ma tante, je suis rentrée chez moi. Personne ne semblait se soucier de ce que je ressentais. J’ai alors pensé que je pourrais essayer de m’échapper de la maison. Le lendemain matin, j’ai donc pris une de mes robes que j’ai mise dans un sac en plastique et j’ai quitté la maison. Je ne savais pas où aller. Je voulais juste disparaître. Puis, j’ai pensé que si j’avais un problème en chemin, personne ne m’emmènerait à l’hôpital. J’ai aussi commencé à me demander comment je pourrais payer les frais de scolarité par moi-même. J’ai eu peur et je suis finalement rentrée au village parce que je ne voulais pas arrêter mes études.
Le lendemain, la cérémonie a donc débutée. Je suis restée inconsciente pendant près de 5 heures. J’ai fait une hémorragie. Lorsque j’ai repris connaissance, ma mère était en larmes. Je pouvais entendre une femme qui se demandait si mon cerveau fonctionnerait encore correctement. Lorsque je m’en suis sentie capable, j’ai demandé à ma mère : “Tu vois ce qui s’est passé ? Vas-tu faire subir la même chose à mes six petites sœurs ?”. À partir de ce jour, leur conception de l’excision a changé. Ma mère a tenu sa promesse et mes sœurs n’ont pas eu à vivre cette horreur. C’est à ce moment que mon combat contre les violences génitales féminines a commencé. Je me suis dit que je ne voulais voir aucune fille connaître cette souffrance.
Désormais, je travaille en coopération avec beaucoup d’organisations internationales qui sensibilisent les communautés rurales aux dangers des mutilations génitales féminines et des autres formes de violence. Pour pouvoir mettre un terme à cette pratique, il faut aussi pouvoir offrir à ces jeunes filles en danger la possibilité de trouver un refuge où être en sécurité. J’ai donc mis en place des hébergements d’accueil pour les filles qui ne souhaitent pas subir de mutilations génitales. Les jeunes filles doivent savoir qu’il existe un lieu sûr où elles peuvent se rendre.
L’excision est une pratique qui précède généralement un mariage. Après mon excision, mes parents m’ont avoué qu’ils avaient prévu de me marier à mon grand-père. C’est une situation d’autant plus difficile pour les jeunes filles car la pression qu’elles subissent vient des membres de leur famille. Heureusement pour moi, j’aimais l’école. La plupart des filles qui ne manifestent pas directement un intérêt pour les études sont très vite encouragées à se marier. C’est pourquoi, avec mon association, nous avons mis en place des listes de présence à l’école. Les femmes doivent savoir que l’éducation est essentielle. Dans certains villages qui peuvent regrouper jusqu’à 4000 personnes, il arrive parfois qu’aucune fille n’aille au lycée. Nous voulons que les jeunes tanzaniennes deviennent avocates, médecins, institutrices, couturières etc… Nous voulons qu’elles deviennent indépendantes.
Les mutilations génitales féminines sont considérées comme un rite de passage traditionnel en Tanzanie. Comment définissez-vous votre identité par rapport à votre culture, en tant que victime de cette même tradition ?
Je me bats contre les mutilations génitales féminines et le mariage forcé. J’essaie aussi d’encourager les femmes à développer leur autonomie financière et à devenir propriétaires. Depuis que nous avons créé notre association, nous avons réussi à protéger 3 000 jeunes femmes qui étaient sur le point de subir des mutilations génitales féminines. Nous travaillons également à la réconciliation au sein des familles, entre les parents et leur fille. À travers le dialogue que nous établissons, nous essayons de faire prendre conscience aux parents de la dangerosité de cette tradition. Ces mutilations sont illégales dans notre pays. Les lois doivent être respectées. Les mutilations génitales féminines constituent une violation des droits des femmes. Le problème est que nous n’avons pas de représentants politiques qui incarnent notre combat à l’échelle nationale.
Certains parents refusent la réconciliation avec leur fille. Notre mission est alors d’aider ces jeunes filles à poursuivre leurs études. En plus de leur apporter un soutien financier, nous leur apprenons à devenir indépendantes. Chaque fois que l’une de nos filles retourne à l’école, nous organisons une cérémonie pour saluer son engagement. Nous l’appelons une “cérémonie alternative de rite de passage”.
Alors qu’il reste difficile de prévenir ces mutilations, comment percevez-vous l’organisation de cette lutte et les dynamiques en son sein ? Que pensez-vous de l’efficacité de cette mobilisation ?
Les organisations internationales nous apportent une aide précieuse dans notre lutte contre les mutilations génitales féminines. Au cours des dernières années, nous avons constaté de grands changements. Auparavant, il était très difficile pour les jeunes filles qui vivaient sous la menace d’une excision de pouvoir quitter leur foyer. Depuis, nous avons mis en place des programmes d’éducation et de sensibilisation aux mutilations génitales dans les villages. Nous pouvons constater que certains parents de la communauté ont changé d’avis. Ils renoncent à ce que leur fille subisse une excision et les encouragent à poursuivre leurs études. Et je peux voir que, grâce à notre travail, certains exciseurs se sont redemptés et se sont joints à nos efforts de lutte contre les mutilations génitales féminines. Nous travaillons désormais en collaboration avec les officiers de police, les agents de l’aide sociale et du développement communautaire des villages.
Par ailleurs, les cas d’excision sont aussi de plus en plus jugés devant les tribunaux. Certains parents ont été condamnés pour avoir excisé leur enfant. Il s’agit toujours d’éveiller les consciences et de donner de la visibilité sur ces affaires. Certains dirigeants politiques tanzaniens commencent à évoquer ce sujet. Tous ces changements sont positifs. Même s’il reste encore beaucoup à faire, nous constatons l’efficacité de notre action.
Nous devons également nous tourner vers les femmes plus âgées de notre communauté. Bien souvent, elles ont grandi avec ce traumatisme sans jamais l’évoquer. Beaucoup d’entre elles se confient à moi et me disent que si elles avaient pu, elles n’auraient pas accepté d’être excisées.
En tant qu’organisation non gouvernementale, nous avons également besoin d’un soutien financier. Nous recevons beaucoup de lettres de femmes qui souhaitent rejoindre notre programme. C’est très frustrant de devoir leur refuser une formation car nous n’avons pas les moyens de les accompagner.
Vous avez créé Safe House puis Hope for Girls and Women Tanzania pour accueillir les jeunes filles ayant échappé ou subi ces mutilations. Comment comprenez-vous la résistance dans son aspect technique ? Quels sont pour vous les outils, les moyens d’expressions de cette lutte qui vous permettent de vous opposer, malgré la difficulté d’éradiquer cette pratique et de la prévenir à temps ?
Nous avons développé un usage d’outils numériques pour lutter contre les mutilations génitales féminines et autres formes de violences. Dans les villages où nous intervenons, nous avons sélectionné des femmes auxquelles nous avons appris à utiliser des téléphones pour signaler les cas de violence auprès de la police. Nous utilisons ces données pour comprendre où les excisions sont encore pratiquées pour que nous puissions concentrer notre action sur ces zones. Certains jours, nous pouvons recevoir jusqu’à trois appels. C’est parfois difficile car nous avons un nombre restreint de véhicules. Lorsque que plusieurs jeunes filles se trouvent en danger dans des zones reculées et difficiles d’accès, nous devons parfois choisir où intervenir en priorité.
Si nous soutenons des jeunes femmes, elles peuvent devenir des ambassadrices de notre cause dans leur village. Elles défendront leurs intérêts et ceux des plus jeunes. Si nous parvenons à changer la mentalité des filles, la génération future ne sera pas menacée par les mutilations génitales féminines.
Avez-vous des figures ou moments emblématiques qui ont inspiré votre lutte ?
Je suis inspirée par les femmes qui luttent contre les violences sexistes au quotidien. Mes modèles sont les jeunes femmes de ma communauté que j’ai vu s’émanciper et devenir indépendantes. Nous avons donné à certaines jeunes filles des machines à coudre. Elles ont maintenant leur petite boutique où elles génèrent des revenus. Ce sont nos ambassadrices.
Quelles sont, aujourd’hui, vos priorités, pour vous même et pour votre lutte ?
Ma priorité est de continuer à lutter contre les violences génitales féminines. Nous devons protéger les jeunes filles tanzaniennes pour qu’elles n’aient pas à connaître ce type de souffrance. Le gouvernement doit modifier la loi sur le mariage. Actuellement, un homme peut se marier à partir de 18 ans, mais une fille peut être mariée par ses parents dès l’âge de 14 ans.
Nous devons faire appliquer de façon plus rigoureuse la loi sur l’interdiction des mutilations génitales féminines car les chefs traditionnels ne la respectent pas. Ils trouvent un intérêt économique dans la pratique des excisions. Ils peuvent recevoir entre 20 et 40 euros pour chaque mutilation. Lorsque la police essaie d’arrêter les responsables, les chefs locaux les protègent. Ils sont intouchables. Certains politiciens cherchent leur soutien pour être élus. Je pense que le gouvernement doit faire davantage pour aider les victimes à avoir accès aux soins médicaux dont elles ont besoin. Se rendre à l’hôpital est onéreux. Les habitants des villages doivent parfois s’en remettre aux chefs traditionnels pour obtenir des médicaments ce qui entretient un cercle vicieux de dépendance.
Alors que la nouvelle présidente a permis récemment que les femmes enceintes puissent continuer d’aller à l’école, ce qui n’était jusqu’à lors pas possible, comment comprendre les perspectives de développement sur la question des femmes et ses conséquences sur celle des mutilations ? Bien qu’elles soient interdites, peut-on voir plus d’attention du pouvoir sur cette question ?
En tant que militante pour les droits des femmes, je soutiens totalement la décision gouvernementale qui autorise les femmes enceintes à pouvoir poursuivre leurs études. Je m’inquiète néanmoins de savoir si ces femmes ont consenti à leur grossesse. Je pense que nous devons sensibiliser davantage la Tanzanie à l’importance de l’éducation et à la lutte contre les violences sexuelles. De nombreuses femmes subissent un ou plusieurs viols au cours de leur vie. Bien souvent, ce sont des proches qui commettent ces actes. En Tanzanie, lorsque les jeunes filles sont violées, leur agresseur leur dit que si elles parlent, elles seront tuées. Elles ont donc peur de s’exprimer sur les violences qu’elles subissent. L’éducation peut leur permettre d’acquérir une forme d’indépendance. La société tanzanienne est patriarcale. Nous devons changer cela pour que les femmes soient vues et entendues.
Peut-on espérer un changement du discours patriarcal en Tanzanie ?
L’éducation est la principale solution qui permettra aux filles d’atteindre l’indépendance économique. Les parents sont de plus en plus conscients de la nécessité pour leur fille de poursuivre des études. Pour réduire les abandons scolaires, nous devons améliorer les infrastructures de nos écoles. Nous devons nous assurer que chaque école dispose d’un dortoir pour les filles qui habitent trop loin. Certaines tanzaniennes font environ 6 km à pied par jour pour pouvoir étudier.
Nous devons également nous concentrer sur les universités. Une jeune femme que nous avions aidé me disait qu’au début de l’année, elles étaient environ 200 dans sa promotion. À la fin de l’année, elles n’étaient plus que 57. Nous avons aussi besoin d’enseignants qui inspirent les étudiantes à poursuivre leurs rêves en acquérant les savoirs dont elles ont besoin.
Comment envisager l’activisme local ? Quel lien avez-vous avec des partis politiques dans le cadre de vos actions ?
Je pense que le militantisme local est une bonne façon d’agir car les habitants peuvent directement voir notre action. Cela leur donne confiance. Les chefs traditionnels prétendent qu’ils ne nous voient pas. Il est donc essentiel de renforcer notre visibilité. Le gouvernement doit également s’assurer que les chefs traditionnels ne restent pas au-dessus des lois.
L’accueil de réfugiés menacés par le terroriste dans la région a-t-il un impact sur le nombre de personnes que votre association prend en charge ?
Oui, bien sûr, car nous accueillons des victimes de différents pays. Nous devons soutenir toutes les survivantes de mutilations génitales féminines. La santé en général doit devenir un sujet prioritaire en Tanzanie. Nous devons établir un contrôle médical régulier chez les enfants pour les vacciner et les sensibiliser aux violences génitales féminines.
Peut-on lier la difficulté d’un développement économique dans le pays au maintien de structures traditionnelles promouvant les excisions ?
Les mutilations génitales féminines étaient autrefois pratiquées gratuitement. Désormais, ceux qui les pratiquent y trouvent un intérêt économique. Les familles doivent payer autour de 40 € avant l’intervention. Une partie de la somme est reversée au chef local. C’est affligeant que l’on puisse imaginer payer pour la souffrance de son enfant.
L’Europe et les États membres de l’Union ont interdit les mutilations génitales féminines, interdiction renforcée par la Convention dite d’Istanbul de 2011 sur la lutte contre les violences faites aux femmes. Comment percevez-vous le rôle européen dans la prévention et le traitement de ces violences ?
Je voudrais saluer l’implication de l’Union européenne dans la lutte contre les violences sexistes et contre les excisions. La France a créé un programme national pour éradiquer les mutilations sexuelles féminines. Pour moi, c’est très intéressant de pouvoir échanger avec mes collègues européennes sur les violences sexuelles. Les mutilations génitales féminines se produisent surtout dans les pays en guerre, c’est donc une question politique. Je veux être capable d’utiliser ce que j’ai appris des autres pays pour donner des conseils à tous les représentants politiques en Tanzanie.
Plus généralement, je pense que nous devrions nous inspirer du principe de transparence qui est une norme dans les pays européens. J’ai pu assister à une séance de vote au Parlement français. Il n’y avait pas de conflit et les gens ne se disputaient pas sur le résultat parce qu’ils savaient que le vote avait été fait de manière transparente. Nous devons implanter cela en Tanzanie car les élections sont toujours un sujet de dispute.
Comment percevez-vous l’action européenne envers les réfugiés victimes de mutilations génitales féminines ?
L’Union européenne a donné la possibilité aux personnes qui subissent des violences de demander l’asile. C’est une très bonne chose car ces personnes ont besoin d’aide. Quand les femmes quittent leur pays, elles perdent tout. C’est donc essentiel que les gouvernements européens répondent à certains de leurs besoins fondamentaux. J’apprécie que l’Union européenne montre son attachement à la préservation des droits de l’homme. C’est pour moi un grand honneur de pouvoir me rendre en Europe. Je me tenais seule dans mon petit village et soudain, j’ai pu rencontrer le président français qui m’a écouté. Je tiens à féliciter le gouvernement français pour son initiative Marianne. Cela m’a ouvert l’esprit et m’a permis de rencontrer de nombreuses femmes talentueuses. J’ai aussi rencontré des organisations qui nous ont dit qu’elles étaient prêtes à nous soutenir. Maintenant, je pense que nous devons étendre notre zone d’intervention à l’ensemble du pays. Nous ne pouvons pas limiter notre action à une ou deux régions de Tanzanie.
Qu’attendez-vous de l’Europe ?
Je souhaite que l’Europe continue à soutenir notre action contre les mutilations génitales féminines. Je ne veux pas avoir à choisir entre deux filles qui sont en danger parce que nous n’avons qu’une seule voiture. Grâce à la reconnaissance de mon engagement, ma communauté m’écoute plus attentivement maintenant.
L’attribution du prix Nobel de la paix au gynécologue Denis Mukwege en 2018, a t-elle contribué à sensibiliser la communauté internationale au violences sexuelles ?
Cela nous aide beaucoup car la question des mutilations génitales féminines est rendue plus visible. L’exposition nous donne plus de poids pour dire aux dirigeants locaux tanzaniens que la pratique des excisions doit cesser.
Sources
- Rhobi Pristianna Samwelly milite depuis plusieurs années contre les mutilations
sexuelles et génitales au sein des communautés en Tanzanie. En 2017, elle fonde Hope for Girls and Women, une association accueillant des jeunes femmes et filles qui ont subi ces mutilations ou qui y ont échappé. Cette année, elle a été lauréate de la toute nouvelle initiative Marianne pour les défenseurs des droits de l’Homme, lancée par le Président de la République en décembre 2021.