Échelles de l'habiter

Une vie de cité par l’image

Un paysage urbain peut-il nous faire connaître le caractère d’une ville ? Comment se modifie l’organisme que forme la cité ? Quelles qu'en soient les causes, son évolution est visible à travers cette longue suite de figurations laissée par les siècles. Cet article est publié dans le cadre d'une série en partenariat avec Le Visiteur.

De ce monde d’images, comment dégager les linéaments de la cité évoluant au cours des âges ? En s’appliquant à considérer dans une image, comme dans un autre document, non pas la présentation telle quelle des choses ou des êtres, mais le fait urbain que peut révéler cette représentation. Ainsi l’abstrait doit sortir du concret. Les cris de Paris sont une note pittoresque de la rue parisienne, mais ils montrent en même temps comment le commerce se répand dans la ville. Tel de ces petits marchands, comme la femmes qui, son panier sur la tête et la main sur la hanche, s’en va criant : « Febve de marès ! » ouvre l’horizon des marais et des cultures maraîchères dont s’encercle Paris, sur la rive droite. 

Une simple pierre sculptée, comme l’autel des nautes, est plus qu’un souvenir archéologique, c’est, pour nous, la révélation à la fois du grand rôle de la Seine parisienne et de la destinée romaine de notre cité. Un paysage urbain est susceptible de nous faire connaître le caractère de la ville. Un donjon qui se dresse, ce n’est point seulement une note particulière du panorama ou un moyen de défense, c’est le signe de la localisation d’un pouvoir seigneurial et même ce peut être, comme pour le donjon du Temple, l’un des traits de physionomie de la cité capitaliste naissante. La destinée de la capitale royale tient dans la délicieuse miniature qui présente à nos yeux charmés le pittoresque assemblage des constructions du Palais ou dans ce dessin par lequel se dévoile à nous l’harmonieuse façade du Louvre des Valois. L’abbaye de Saint-Germain-des Prés, qui, au bord du fleuve illustre où se mire le Louvre de Charles V, dresse dans son enceinte sa haute stature, n’offre pas simplement la représentation ancienne d’un établissement religieux, c’est la cellule organique d’une partie de Paris qui nous apparaît. 

Une simple pierre sculptée, comme l’autel des nautes, est plus qu’un souvenir archéologique, c’est, pour nous, la révélation à la fois du grand rôle de la Seine parisienne et de la destinée romaine de notre cité.

Marcel Poëte

Églises ou établissements religieux doivent évoquer les grands chemins au long desquels se profilent leurs lignes d’art. N’est-ce qu’une procession pure et simple que nous avons sous les yeux, avec un coin de Paris, en cette reproduction d’un ancien vitrail qui nous montre la châsse de sainte Geneviève promenée dans un cortège de dévotion ? Non, c’est, pour nous, avant tout, le reflet, sur la ville, du culte des reliques qui est une des données de son évolution. Ce jeune bourgeois que voici dans un somptueux costume et sur un cheval tout caparaçonné, n’est-ce qu’un figurant, à l’entrée solennelle d’Henri II à Paris ? Non, essentiellement c’est, rendue visible, la richesse marchande de la grande cité royale, à l’époque de la Renaissance. L’Espagnol que voilà au théâtre et dans la rue, au temps de Louis XIII, ne constitue pas uniquement une note amusante du Paris d’alors, il témoigne aussi de l’influence étrangère qui s’exerce sur la ville. Des lignes massives de maisons marquent, aux diverses époques, l’exploitation du besoin d’habitations. Si l’écrivain public fait, en plein XIXe siècle, partie des types parisiens, c’est que l’instruction n’est pas encore devenue générale. La sortie de l’Opéra, un restaurant à la mode ne sont pas que des scènes de vie parisienne pure et simple, c’est, de façon plus précise, la manifestation, dans la ville, de la richesse et du luxe, avec leurs conséquences. 

Il n’est rien de comparable aux images pour montrer la persistance, en plein XIXe siècle, de la note du Moyen Âge sur la physionomie parisienne. Rien ne vaut cette sorte de documents pour suivre, à travers les âges, tel ou tel trait du visage urbain, expression d’un certain état de la ville ou de la nature même de celle-ci. L’évolution de l’organisme que forme la cité est visible à travers cette longue suite de figurations laissée par les siècles. Il n’est que de savoir regarder ces vues diverses. Dans un grand nombre d’entre elles, du reste, le fait urbain se prête directement à l’observation, sans qu’il faille, au préalable, par un effort d’interprétation, le dégager du site ou de la scène représentés ; en d’autres termes, il est le sujet même de la vue ou figure sur celle-ci de façon apparente. C’est, par exemple, la pierre à bâtir dont le mode d’extraction et d’utilisation s’offre à nos yeux, c’est le cours de la Seine différent autrefois de ce qu’il est aujourd’hui, c’est un édifice antique caractéristique exhumé ou dont le squelette est demeuré debout ou encore un dallage de voie romaine retrouvé dans une fouille, tout un cimetière chrétien primitif mis à découvert ou un assemblage de vieilles pierres dans une couche du sol et d’humbles restes du rempart romain auquel Paris a dû son avenir, c’est Notre-Dame avec son cadre d’antan, expression unique de la nature même de la ville, dans le paysage urbain. Il y a la scène et le fond, d’où une double utilisation possible de l’image : la lithographie représentant des soldats à la poursuite d’émeutiers de juin 1848, dans les carrières à plâtre de Montmartre, vaut à la fois pour le site et pour l’événement et tous deux sont des faits urbains mis ici directement sous nos yeux. 

Il n’est rien de comparable aux images pour montrer la persistance, en plein XIXe siècle, de la note du Moyen Âge sur la physionomie parisienne.

Marcel Poëte

L’attention doit se porter sur les détails comme sur le sujet même de la vue. Les personnages qui animent celle-ci contribuent à l’impression d’ensemble, ou peuvent procurer, à eux seuls, une notation non négligeable. C’est ainsi que la simple observation des costumes fournit une donnée extrêmement précieuse d’évolution urbaine. Le « vêtement noir que portent les hommes de notre temps — a écrit Alfred de Musset — est un symbole terrible ; pour en venir  fallu que les armures tombassent pièce à pièce et les broderies fleur à fleur ». Or les armures, les broderies et le vêtement noir, en marquant l’évolution qui a conduit la France de la chevalerie à celle de la Révolution, en passant par le régime monarchique issu de la Renaissance, correspondent à trois états différents de la ville.

On sera guidé, dans le choix des pièces, par la persistance avec laquelle certains sujets ont été figurés. Si les cris de Paris se succèdent dans l’imagerie depuis le XVIe siècle jusqu’au temps de la Restauration, c’est que là est l’un des traits expressifs de la physionomie parisienne au long des âges. De même si ces cris finissent avec la Restauration, c’est que la rue, du fait du développement de la circulation, tend à devenir agitée et bruyante, étouffant ainsi l’humble appel des petits métiers. Ce n’est pas sans raison que la galerie marchande du Palais, gravée au XVIIe siècle, l’a été de nouveau au XVIIIe, que le Palais-Royal et les boulevards ont donné matière à maintes figurations depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle : c’étaient là des centres de vie. Pour constater la place que la promenade à la mode occupe à Paris, il n’est que de regarder ces vues des Perelle qui nous montrent l’élégante société des jardins des Tuileries, du Luxembourg, du Palais Royal et des Plantes, ces femmes de qualité, ces couples que d’autres gravures du XVIIe siècle — scènes de moeurs ou figures de modes — représentent sur un banc ou parmi la verdure arrangée des Tuileries, ces lieux publics tels qu’ils sont de nouveau évoqués au XVIIIe siècle, les saisissantes estampes de Debucourt pour le Palais-Royal, celles nombreuses qui ressuscitent devant nous les Tuileries dans leur animation mondaine depuis le temps de Bonaparte jusqu’à celui de Napoléon III, sans parler du Palais-Royal, véritable centre du monde jusque sous le règne de Louis-Philippe. Si la sortie de l’Opéra, dessinée au XVIIIe siècle par Moreau le jeune, l’a été de nouveau au siècle suivant, notamment par Eugène Lami, c’est qu’elle exprime un trait caractéristique de la physionomie de Paris. Pourquoi les gravures de modes se rattachant à cette ville pullulent-elles depuis le commencement du XVIIe siècle ? C’est parce que nous sommes par excellence dans la cité frivole de la mode. Pourquoi la multiplicité des figurations de fêtes, depuis le XVIe siècle ? Parce qu’il s’agit de la capitale royale, centre du luxe. Pourquoi ces vues multipliées de château, aux environs, depuis le Moyen Âge ? Parce que c’est toujours Paris jouant son rôle de capitale. 

Pourquoi la multiplicité des figurations de fêtes, depuis le XVIe siècle ? Parce qu’il s’agit de la capitale royale, centre du luxe. Pourquoi ces vues multipliées de château, aux environs, depuis le Moyen Âge ? Parce que c’est toujours Paris jouant son rôle de capitale. 

Marcel Poëte

Mais, étant donnée une image, comment pouvoir s’assurer de son degré d’exactitude ? Par des comparaisons. La méthode comparative est à la base même de la science iconographique. Un édifice, un aspect topographique, un sujet de genre ou de moeurs ont-ils été figurés plusieurs fois — et c’est le cas habituel — il faut rapprocher ces vues les unes des autres dans l’ordre chronologique, les éclairer par ce que l’on peut savoir ou saisir de la manière ou du talent propre à chaque artiste, les confronter enfin avec d’autres documents du temps. Parmi ceux-ci, il en est, du reste, tels les plans cavaliers ou ceux comportant des élévations d’édifices, qui, comme genre, sont très proches des images proprement dites et se prêtent dès lors aisément à des rapprochements avec ces dernières. Les vues d’édifices qui émaillent le plan de Paris dressé par Gomboust, à la date de 1652, permettent de constater qu’Israël Silvestre et Jean Marot ont donné de ces bâtiments une représentation conforme à la réalité. Les dessins ou gravures relatifs aux alentours de notre cité, au temps de Louis XI, sont susceptibles de s’éclairer à la lumière du plan de Jouvin de Rochefort, des environs de 1675. Les relevés d’architectes, que l’on trouve à partir du XVIe siècle, donnent la note de l’exactitude rigoureuse. Il leur manque toutefois la vie, et, avec cet élément, une vue, même très sensiblement moins exacte, peut beaucoup mieux refléter une donnée d’évolution urbaine. Bref, tout ne doit pas se peser à la même balance. Un certain sens naturel interviendra, en dehors des règles générales de critique, pour aider au choix des pièces. 

Il convient de faire état de toute la matière iconographique. Les sculptures, les vestiges anciens livrés par le sol tiennent lieu, pour l’Antiquité, des figurations diverses qui éclaireront les âges suivants. Semblablement, pour le Moyen Âge, les édifices de ce temps restés debout ou représentés dans leur ancien cadre par des dessins ou gravures d’une époque postérieure, des aspects persistants, que des vues ultérieures peuvent fournir, s’ajoutent aux peintures ou aux sculptures d’alors pour donner de la cité la connaissance qu’il faut en avoir. Les miniatures forment une source iconographique à laquelle il y a le plus grand intérêt à puiser. On s’en apercevra en feuilletant l’album qui suit, pour cette période : la ville, dans son existence journalière, s’offre à nous en une suite de ces petites peintures, d’un charmant réalisme, décorant un manuscrit du commencement du XIVe siècle ; c’est une exquise et précise évocation de cette cité et de ses abords que nous procurent Les Très Riches Heures du duc Jean de Berry ; nous sommes dans le Paris du XVe siècle avec l’admirable auteur des miniatures d’un manuscrit des Grandes Chroniques ; une autre miniature dévoile, dans le même temps, à nos yeux charmés tout un coin de cette ville. Certes, il faut, pour un instant, se mettre hors de l’impression artistique, afin d’analyser l’œuvre : tandis que, sur telle de ces vues peintes, le Palais offre au fond sa prestigieuse parure, des hommes et des femmes, au premier plan, se livrent aux travaux champêtres de la fenaison dans une île s’étendant entre la Cité et la rive gauche ; or, si l’île est bien réelle, comme nous le savons par des pièces d’archives et des chroniques, les travaux sont sans doute imaginés, car la délicieuse image est destinée à illustrer, dans le calendrier des Heures, le mois des foins. La difficulté qu’éprouvait le Moyen Âge à se projeter dans le passé fait que, dans le manuscrit du XVe siècle cité plus haut, des scènes du temps de Philippe-Auguste, de Philippe le Bel, de Charles V se présentent, pour le décor et pour les personnages, comme si elles se passaient à l’époque de Charles VII ; elles ne valent que pour cette dernière époque. 

La vue la plus ancienne, pour un point donné, n’est pas forcément celle à choisir ; une autre, postérieure, peut être plus expressive. Une idée peut être rendue, à défaut de figuration s’y rapportant directement, de façon détournée et en même temps suffisante. Les représentations que le XVIe siècle nous a laissées du mouvement protestant à Paris étant fantaisistes, il y a lieu de les négliger et de leur préférer une gravure de Silvestre, du milieu du XVIIe siècle, montrant le temple de Charenton au bout du pont de cette localité, ou une pièce de Perelle, de la fin du même siècle et où cet édifice est également figuré. Telles sont les règles qui ont présidé à l’élaboration du présent album. On voudra bien toutefois tenir compte des contingences matérielles de cette publication. Le mode et le format de reproduction ont obligé à écarter des vues qui logiquement eussent dû trouver place dans ce recueil, de préférence à d’autres pourtant choisies. Mais le tracé de la vie de notre cité à travers les âges n’en a point subi d’atteinte préjudiciable. L’ouvre, d’un caractère nouveau, ainsi offerte au public, comprend, indépendamment d’un choix de pièces accompagnées de légendes appropriées, un exposé de l’évolution de Paris rattaché étroitement à ces pièces, auxquelles du reste je renvoie par leur numéro d’ordre mis entre parenthèses dans le corps de cet exposé. Ce dernier a été compris comme un récit d’ensemble en même temps que comme un moyen propre à montrer la façon dont les images doivent être regardées. Puissent celles-ci, ainsi présentées – s’ajoutant en outre à l‘ouvrage précédemment publié sous le même titre et dont elles forment l’album – procurer la claire vision de “Paris sanz per” évoluant à travers les âges !  

Crédits
Publication originale : « Une vie de cité par l’image », Le Visiteur n° 2, Paris, Société française des architectes et Infolio, 1997.
BHVP : Photographie d'octobre 1914 avec Elie Debidour et Marcel Poëte.
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